Chapitre VII

Le cimetière de voitures de la 207e Rue ouest est probablement le coin le plus sinistre de Harlem. Il est, en plus, adossé à un immense parc pour les voitures du métro IRT, éclairé vaguement par des projecteurs jaunâtres. Même les Noirs hésitent à se promener la nuit dans cette partie de Harlem. La 207e Rue se trouve tout en haut de Manhattan, au nord de la bande de terre délimitée à l’ouest par l’Hudson et à l’est par La Harlem River. Le Park qui la termine – Inwood Hill Park – bat certainement le record mondial d’agressions au mètre carré.

Malko écarquilla les yeux, cherchant à pénétrer l’obscurité du cimetière de voitures. Il lui avait semblé que quelque chose avait bougé. Il était en avance d’un quart d’heure. Arrêté juste à l’endroit désigné par Jada. Une tôle tomba avec fracas et il sursauta. Sa Dodge était en pleine lumière d’un réverbère. Une cible parfaite.

Deux silhouettes surgirent soudain à trois mètres de son capot. Un Noir et une fille. Ils se séparèrent aussitôt. La Noire passa devant la Dodge, le visage baissé. Malko la vit glisser un billet dans son sac. Elle n’avait pas plus de douze ans. Le cimetière de voitures servait de terrain d’ébats pour les jeunes prostituées à un dollar la passe.

Le pouls de Malko revint à la normale. Il jeta un coup d’œil dans le rétroviseur. Derrière lui la 207e Rue tournait avant de rejoindre Broadway. C’est probablement par là que Jada arriverait. Un voyant vert s’alluma sur son tableau de bord. Il se pencha légèrement sur son volant et dit à voix basse :

— Ce n’était rien. Deux amoureux.

Il fallait bien mettre un peu de poésie dans cette attente sinistre et déprimante. Le voyant vert s’éteignit.

En apparence cette Dodge était une voiture banale. Sans même une antenne de radio. Il fallait s’approcher de très près pour distinguer deux fils métalliques courant dans la masse du pare-brise. Comme des dégivreurs. C’était une puissante antenne pour l’émetteur-récepteur dont la Dodge était équipée. Le micro était dissimulé dans le volant, invisible. Le son venait, très bas, de sous le tableau de bord.

Le moteur d’origine avait été remplacé par un 420 chevaux qui permettait à la Dodge de dépasser deux cents. Les pneus étaient bien entendu à l’épreuve des balles, ainsi que le pare-brise. Testé pour le 11,43, à vingt mètres. Le coffre avait également la particularité de s’ouvrir de l’intérieur. Ce qui n’empêchait pas Elko Krisantem, étendu dedans depuis une heure, de trouver le temps extrêmement long. Il en avait profité pour oindre d’ail toutes les balles de son chargeur. Vieille manie…

Ce soir, Malko était certainement l’homme le mieux protégé de New York. Le numéro de sa voiture avait été communiqué à toutes les voitures de patrouilles, jusqu’au Long Island. Rien que dans Harlem, vingt voitures de FBI attendaient. Le problème était le même que pour un kidnapping. Arrêter Jada ne servait à rien. Il fallait qu’elle mène Malko à quelqu’un d’autre. Et il y avait des risques. Parce que dans Harlem, la nuit, il était hors de question de suivre ouvertement une voiture.

Le FBI avait trouvé la parade. Malko avait dans la poche un paquet de cigarettes truqué. Un émetteur puissant dans un rayon de deux miles. Parmi les voitures du FBI, il y avait cinq voitures gonio. En principe on ne devait pas perdre le contact… L’astuce suprême était que cet appareil n’avait qu’une antenne incorporée et émettait du fond de la poche de Malko. Il suffisait de pousser le bouton de mise en route.

Même Mlle Lo-ning était de la fête. À bord d’une Volkswagen, elle croisait dans les parages de la 207e Rue, jouant les putains motorisées. Avec dans son sac un container de gaz Mace assez important pour gazer la moitié de Harlem.

Malko sursauta. Une voiture venait de stopper derrière la sienne. Il ne l’avait même pas vue arriver. Cela commençait bien. Il regarda dans le rétroviseur. C’était la Cadillac rouge de Jada.

— La voilà, fit-il dans le micro du volant.

Puis il attendit. Jada fit deux appels de phares, mais ne sortit pas. Malko dut se résoudre à abandonner son fort ambulant. C’était à prévoir. Il descendit lentement, mit en route l’émetteur volant et s’approcha de la Cadillac. Jada semblait seule. La glace électrique se baissa silencieusement.

— Qu’est-ce que vous attendez ?

La voix de Jada était nerveuse et dure. Malko se pencha vers elle. Ses cheveux étaient coiffés normalement, avec de courtes boucles. Elle avait dû dépenser une fortune pour les faire décrêper, car ils étaient aussi soyeux que ceux d’une Blanche. Elle portait la robe orange très moulante que Malko lui connaissait déjà.

— Où allons nous ? demanda-t-il.

— Montez, fit-elle. Sinon, je repars.

À regret, Malko fit le tour de la voiture et ouvrit la portière. Dès qu’il fut assis, Jada démarra, tourna à droite dans la Huitième Avenue, puis à gauche, dans la 204e Rue. Pendant plusieurs minutes, ils restèrent silencieux. Le quartier était sinistre, bordé d’entrepôts fermés, de terrains vagues, de maisons en ruine, de pavillons minables, avec des voitures abandonnées, disséquées jusqu’à la carcasse.

La Noire conduisait lentement. Elle mit la radio, puis se tourna vers Malko.

— Vous êtes armé ?

Ce n’était pas dans son personnage d’être armé. Il secoua la tête et dit, d’une voix quand même un peu étranglée :

— Pourquoi ? Je devrais l’être ?

Jada sifflota et le regarda en coin. Sa robe orange était relevée sur ses longues jambes et, quand elle freinait, Malko apercevait son slip clair. Sans qu’elle paraisse s’en soucier.

— Vous avez l’argent ? demanda Malko. Où allons-nous ?

— Vous allez l’avoir, dit Jada. Nous avons rendez-vous dans vingt minutes. En attendant, nous nous promenons.

— Où ?

— Vous verrez bien.

Elle n’avait plus rien de la fille sensuelle qui se serrait contre lui à l’Hippopotamus. Sa haine était presque palpable. Subitement, Malko réalisa que sa chemise était collée à son torse par la sueur. Qu’est-ce que devaient donner les battements de son cœur…

Cette ballade dans Harlem était plutôt déprimante. Il se demanda ce que faisait Krisantem. Le Turc avait l’adresse de Jada, récupérée par le Red Squad et c’est tout. Malko essaya de se rassurer en pensant aux dizaines de policiers répartis dans Harlem pour veiller sur lui. Au pire, on retrouverait vite son corps.

Ils longèrent un immense cimetière, tournèrent, retournèrent, descendant toujours plus bas dans Harlem. De temps en temps, Jada ralentissait. Deux fois, elle s’arrêta sous le prétexte d’allumer une cigarette. Si une voiture les avait suivis, elle s’en serait fatalement aperçue. Malko guigna Jada du coin de l’œil. Elle semblait parfaitement détendue. Il espéra que les zizis électroniques du FBI fonctionneraient mieux qu’Apollo XIII.

En tout cas la Noire n’avait pas d’arme sur elle. Et ils étaient seuls dans la Cadillac. La circulation était assez fluide mais ils croisaient pas mal de voitures. Par contre, il n’y avait presque plus de maisons. Rien que des entrepôts et de longs murs noirs. Pas un piéton.

Un jet qui décollait de Newark, dans le New Jersey, passa très bas dans un rugissement qui couvrit la radio. Malko aperçut dans le rétroviseur les phares d’une voiture qui allait les doubler.

Le véhicule arriva à leur hauteur et ralentit. Il aperçut deux visages noirs le regardant sans aménité. Un Blanc avec une Noire dans Harlem, c’était l’appel au meurtre.

— On arrive bientôt ? demanda Malko.

— Bientôt, fit Jada, énigmatique.


* * *

John Webster avait la garde du chantier de Colonial Concrète jusqu’à sept heures du matin. Un boulot peinard. Il n’y avait rien à voler, que d’énormes bétonneuses. Heureusement, car le dépôt se trouvait sur la 145e Rue, en plein Harlem. Tout ce qui pouvait se voler disparaissait. John gardait relevé en permanence le chien de son 38 police, et avait assez de cartouches pour soutenir un siège. En plus, il s’enfermait dans sa guérite.

Soudain, on frappa un coup léger à la vitre. Il se leva, la main sur la crosse. Qui pouvait venir à dix heures du soir ? Avec sa torche il éclaira l’extérieur et reconnut Chuck, l’un des chauffeurs des bétonneuses. Un Noir d’une trentaine d’années. John pensa tout de suite qu’il avait oublié quelque chose dans sa bétonneuse.

John Webster tira le verrou et ouvrit. Chuck pénétra aussitôt, sourit au gardien. Avant que celui-ci soit revenu de sa surprise, deux autres Noirs se glissèrent dans le baraquement. Des inconnus pour John. Celui-ci fronça les sourcils. Pourtant, il n’avait que cinq dollars sur lui. On ne tue pas un homme pour cinq dollars. Bien qu’avec ces dingues de camés… Il examina attentivement les deux inconnus. Il semblaient calmes et froids, bien habillés même.

— C’est une drôle d’heure pour venir me voir, remarqua-t-il d’un ton faussement enjoué. Et avec des copains encore. T’as paumé quelque chose ?

Chuck secoua la tête.

— Non, non.

— Ben alors, qu’est-ce que tu viens foutre ?

John Webster cachait sa peur comme il le pouvait. Chuck se balança d’un pied sur l’autre, mal à l’aise.

— Je vais prendre le camion pour un moment.

— Quoi ?

John Webster crut avoir mal entendu. Qu’est-ce qu’on pouvait faire avec une bétonneuse en pleine nuit ? Cela sentait le coup fourré. Ils allaient vendre les pneus, le moteur, et tout ce qui s’ensuit.

Il recula, pour avoir les trois Noirs dans son champ de tir. Mais son vieux cœur battait la chamade.

— Hé ! c’est une blague ?

Chuck secoua la tête.

— Non, je prends le camion.

Soudain, John vit le pistolet dans la main d’un des Noirs. Un colt 45 braqué sur lui, le chien relevé. Il n’avait même pas le temps de tirer son arme. Une coulée glacée lui noua l’estomac.

— Chuck. fit-il d’une voix étranglée.

Il ne pouvait détacher les yeux du trou noir. Le Noir était impassible, et John sentit que sa vessie allait lui jouer un tour. Il se laissa tomber sur une chaise.

— Je prends le camion pour une heure et je le ramène, parole, man, dit Chuck. Et on n’y fauche rien. On va juste se balader.

John Webster ne comprenait plus. Qu’est-ce que c’était que cette histoire de camion pour aller se balader ? Ce n’est pas avec une bétonneuse de trente tonnes qu’ils allaient draguer des gonzesses.

Chuck sortit, laissant John en tête à tête avec les deux Noirs. Il entendit le moteur de la bétonneuse gronder. Les vitesses crièrent, le lourd véhicule s’ébranla et tourna pour venir stopper devant la guérite de John Webster. Chuck se pencha du haut de sa cabine. Le second Noir ouvrit la porte et le rejoignit.

— À tout à l’heure, John, cria Chuck.

Le Noir au pistolet sourit, sans méchanceté.

— Je reste avec toi, man. Pour que tu n’aies pas de mauvaises idées. Quand Chuck reviendra, on s’en ira tous.

John Webster comprenait de moins en moins. Ça apprendrait la boîte à engager des nègres. Intérieurement il jura : Dirty niggers[5] !

— Tu veux une cigarette ? fit le Noir au pistolet.


* * *

— Nous arrivons, annonça Jada.

Le feu était au rouge, et Malko commençait à en avoir par-dessus la tête de Harlem. À croire que la noire se moquait de lui.

Le feu passa au vert. Jada démarra lentement. Malko vit venir une voiture de sa gauche, à travers le profil de Jada.

Il pensa qu’elle allait stopper au rouge. Mais, franchissant le feu, délibérément, elle fonça droit sur la Cadillac. Jada donna un coup de volant à droite, écrasa l’accélérateur, il y eut pourtant un choc sourd sur la portière arrière. L’autre voiture les avait heurtés, les déportant au milieu du carrefour.

« Il ne manquait plus que cela », pensa Malko.

Heureusement, le choc n’avait pas été trop fort. Jada poussa un petit cri et coupa le contact.

— Ne vous énervez pas, dit Jada. Ils doivent être stoned[6]. Ce n’est rien.

Calmement, elle déverrouilla les portières en appuyant sur son contacteur.

Malko ouvrit et descendit. Sans son extraordinaire mémoire, il ne se serait douté de rien jusqu’à la dernière seconde. Mais, en un éclair il reconnut les deux Noirs qui l’avaient dévisagé, en le doublant, un quart d’heure plus tôt. Deux autres étaient encore à l’intérieur du véhicule qui avait provoqué l’accident, une vieille Buick grise. L’un des Noirs sourit comme pour s’excuser.

— Mister, j’ai pas vu la lumière…

Sans répondre, Malko replongea dans la Cadillac.

Un objet dur s’enfonça dans sa poitrine. La voix de Jada l’arrêta :

— Sors de cette tire, pig.

Il leva la tête. La Noire braquait sur lui un petit 25 à barillet qu’elle avait dû dissimuler sous le siège. Assez pour lui faire voler le foie en éclats.

— Qu’est-ce qui vous prend ? demanda-t-il.

Elle lui intima, de nouveau, violemment :

— Descends, ou je te flingue.

Un des Noirs attrapa Malko par l’épaule et le tira dehors. Lui avait un énorme colt militaire automatique qu’il braqua sur le ventre de Malko.

— Ne fais pas le con.

Malko pensa qu’ils voulaient éviter de tirer, sinon ils l’auraient tué depuis longtemps. Bien qu’il n’y ait que des entrepôts dans la rue, un coup de feu s’entendait de loin. Mais il n’eut pas le temps de réfléchir longtemps. L’autre Noir s’était approché par-derrière. Il l’aperçut trop tard, au moment où il brandissait un objet noir au-dessus de sa tête. Il lui sembla que son crâne se fendait en deux. Il tituba, se raccrocha au Noir qui tenait le pistolet et la dernière chose qu’il vit fut son visage maigre et satisfait.


* * *

— Bravo, petite sœur, fit Lester, presque amoureusement. Chuck est là.

Il siffla entre ses doigts et, aussitôt, un moteur de camion démarra dans la rue sombre.

Jada cambra la poitrine. Elle se savait désirable et, même dans l’action, cela ne lui déplaisait pas d’exciter Lester.

— Qu’est-ce que je fais, maintenant ?

— Tu te tires chez toi.

La Noire fit le tour de la Cadillac et jura. L’aile arrière droite était enfoncée.

— Tu m’avais dit que tu ne me toucherais pas, protesta-t-elle. J’en ai pour cent cinquante dollars !

— T’en fais pas, dit Lester. Je t’en paierai une neuve.

Comme il passait devant elle, il lui caressa les fesses avec un sourire silencieux. Elle se dégagea d’une torsion de reins et remonta dans la Cadillac.

En prenant de la vitesse, Jada vit, dans le rétroviseur, Lester et Hughes traîner le corps de Malko jusqu’au trottoir.

Elle était fière d’appartenir aux Mad Dogs. Ce soir, elle allait faire l’amour avec un jeune Noir de dix-huit ans, fou amoureux d’elle, qui l’avait presque violée la dernière fois qu’ils avaient dansé ensemble. Même au Small Paradise, le célèbre dancing de Lennox Avenue, cela s’était remarqué.


* * *

La bétonneuse stoppa à l’entrée du carrefour. Chuck descendit aider ses deux copains. Malko gémit. Le coup n’avait pas été assez fort pour l’assommer complètement, mais il était absolument sans force.

Le Noir au pistolet remonta dans leur vieille Buick et la gara le long du trottoir, moteur en route. Le choc n’avait endommagé que la calandre. Puis il ressortit, surveillant le carrefour. C’était le seul moment dangereux de l’opération. Les deux Noirs avaient déjà presque entièrement ligoté Malko avec de la corde à rideaux. Ils le retournèrent brutalement pour fixer autour de sa tête un long ruban adhésif noir qui le bâillonnerait complètement. Dans le mouvement, un paquet de cigarettes tomba de sa poche. D’un coup de pied précis, un des Noirs l’envoya dans le caniveau.

Malko ressemblait à une momie sinistre avec la large bande noire lui cachant le visage.

À grand-peine, Chuck et son copain hissèrent son corps jusqu’à l’orifice par lequel on versait le ciment. Son pantalon s’accrocha et se déchira. Enfin, ils parvinrent à enfourner la tête. Les épaules passèrent plus difficilement. Puis le corps disparut en entier. L’engin était vide. Chuck en serait quitte pour arriver un peu plus tôt au chantier afin d’être le premier à charger le ciment à malaxer. Malko disparaîtrait dans la pâte grisâtre et mourrait étouffé. Ensuite la bétonneuse partait directement au chantier sur l’Hudson. Une des piles du wharf serait un peu moins solide que les autres, et voilà tout… C’était un des trucs favoris de la mafia, depuis des années.

Chuck ferma le couvercle de métal et sauta à terre. Même si des flics l’interceptaient en lui demandant ce qu’il faisait avec une bétonneuse à onze heures du soir, ils n’allaient quand même pas regarder dedans ni l’emmener en fourrière… Déjà, la Buick s’éloignait. Il grimpa dans sa cabine et démarra.


* * *

Au fond d’une camionnette de la Con Edison, l’opérateur du FBI repoussa ses écouteurs et appela la centrale.

— Il y a du nouveau. Il s’est arrêté. Depuis dix bonnes minutes. Nous tentons de le localiser.

Aussitôt, il reprit le contact avec les voitures gonio qui tournaient dans Harlem. L’émission continuait, régulière et immobile.

Au bout de cinq minutes, les gonios eurent localisé l’émetteur : au coin de la 138e Rue ouest et de la Neuvième Avenue. Un quartier presque uniquement composé de chantiers et d’entrepôts. Le coin idéal pour un guet-apens. Une des voitures du FBI se trouvait à moins d’un demi-mille. Al Katz, du fond de sa Ford arrêtée au coin de Central Park, ordonna :

— Envoyez donc une voiture par là. Qu’elle fasse vite. Voir s’il y a quelque chose de suspect. Rappelez-moi.

Il attendit, nerveux, tapotant sur son accoudoir. Trois minutes plus tard le haut-parleur de la radio annonça :

— Le carrefour est vide. L’émission continue pourtant. Qu’est-ce qu’on fait ?

Al Katz jura longuement. Quelque chose s’était détraqué.

— Contrôlez systématiquement tous les véhicules dans la zone A, ordonna-t-il. Et toutes celles qui sortent de Harlem. Ouvrez les coffres.

Il espérait que les dizaines d’agents du FBI allaient trouver quelque chose. Mais la nuit promettait d’être longue.


* * *

John Webster sursauta en entendant le bruit de la bétonneuse, envahi par un immense soulagement. Il en était presque heureux, malgré le pistolet du Noir, assis en face de lui.

— Ils arrivent, les voilà, fit-il.

Le Noir opina gravement.

— On avait dit que ça durerait pas longtemps.

La grosse bétonneuse ralentit pour passer la grille du chantier. De sa cabine, Chuck fit joyeusement bonjour à John. Celui-ci lui rendit son salut. Il se leva et courut jusqu’au véhicule en train de se garer. Son geôlier le laissa faire. Il en fit le tour deux fois. Tout était là, même la boîte à outils, la roue de secours. Chuck sauta à terre.

— Alors, t’es rassuré ? Je t’ai pas raconté de salades ?

John se frottait le menton, perplexe.

— Pourquoi que t’as pris cet engin en pleine nuit ? T’en as pas assez dans la journée ?

Chuck prit un air mystérieux :

Look, man. Je vais te dire la vérité. Hier, j’ai rencontré une fille. Tu sais une des crazy petites putes blanches. Elle voulait bien faire connaissance avec ma grosse bête noire, mais elle tenait à se faire sauter dans mon engin… Alors, j’allais quand même pas la baiser sur le Washington Bridge, à trois heures de l’après-midi.

— Tu me racontes pas des blagues ? fit John mollement.

L’histoire de la fille, John n’y croyait pas une seconde. On ne vient pas chercher une bétonneuse pistolet au poing pour sauter une fille. Mais il avait besoin de se rassurer à tout prix.

Chuck cracha par terre.

— Sûr. Même que c’était une sacrée femelle. Elle m’a griffé partout. Allez maintenant, je vais me coucher, salut.

Au moment de franchir la grille, il se retourna, vaguement menaçant, escorté de son ange gardien noir.

— Tu vas pas aller baver…

— Tu sais bien que je suis pas comme ça, fit John Webster.

Les deux Noirs sortirent du chantier, et le gardien entendit une voiture démarrer. Avant tout, il alla soulager sa vessie. La peur l’avait complètement détraqué. Puis, un peu soulagé, prit sa torche électrique et alla rôder autour de la bétonneuse empruntée.

Il se glissa dessous, monta dans la cabine, renifla les sièges défoncés, luisants de crasse et de sueur, sans rien trouver de suspect.

Après avoir regagné sa guérite il alluma une cigarette et réfléchit. Il n’avait plus qu’à se taire, puisque la bétonneuse était intacte et en place. S’il avouait qu’il l’avait laissée partir on le virerait immédiatement. Sans compter Chuck, l’autre Noir était un tueur. Ça se voyait. John se versa une tasse de café, prit un magazine vaguement porno et chercha à oublier l’incident.


* * *

Le contact du métal froid contre sa tête fit reprendre conscience à Malko. Il sentit les vibrations et réalisa qu’il était dans un véhicule en marche. Mais, bâillonné et ligoté, il lui était impossible de se rendre compte de l’endroit où il se trouvait. Il essaya de se mettre debout et son visage plongea dans le reste de ciment liquide demeurant au fond de la cuve. Il faillit s’étouffer, et l’odeur fade du ciment lui donna envie de vomir. Il se redressa de justesse, son cœur battant la chamade, et resta à genoux. La panique le prit. Où était-il ?

Le véhicule ralentit et stoppa. Il entendit vaguement des voix, un claquement de portière.

En se frottant contre les parois, il tenta de décoller son bâillon mais ne parvint qu’à s’écorcher les joues contre le métal rugueux. Ses mains étaient liées derrière son dos et ses chevilles entièrement entravées. Il parvint à se mettre debout et se heurta à une bosse qui lui fit mal à la joue. À tâtons, il chercha à délimiter les contours de sa prison. Il avait beau écarquiller les yeux, l’obscurité était totale.

Avec ses mains liées, il ne pouvait pas faire grand-chose. Il essaya d’appeler, mais seul un faible grognement franchit ses lèvres. Il tenta de cogner son front contre les parois, mais ne réussit qu’à se meurtrir : le métal était trop épais pour être ébranlé ou transmettre une vibration.

Debout dans le noir, il pensa de toutes ses forces à Alexandra et à tous ceux qui étaient censés le protéger. En se frottant contre les parois, il découvrit qu’il avait perdu sa radio. Découragé, il s’assit dans le noir.

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