Chapitre XIV

La poubelle était légèrement à l’écart des autres, au début de la 115e Rue, presque au coin de Madison Avenue. Une poubelle comme il y en avait tout le long de la rue, en plastique vert, avec un couvercle cachant mal les ordures qui dépassaient. À cette heure tardive, le coin était calme. Quelques voitures et de rares piétons, le visage vide, se hâtant de rentrer chez eux. La 115e Rue était une des plus dangereuses de Harlem, à cause des gangs de drogués perpétuellement à l’affût de quelques dollars.

L’inspecteur du Narcotic Bureau souffla dans l’oreille de Malko :

— Regardez à côté du porche, à droite.

Malko dut écarquiller les yeux pour apercevoir dans la pénombre, à trente mètres d’eux, une vieille Noire tassée sur elle-même, assise sur une sorte de pliant, un journal sur les genoux.

Elle se trouvait à une dizaine de mètres de la poubelle. Un jeune Noir, avec un gros toupet, était assis sur une borne d’incendie, à moins de trois mètres de la poubelle, jouant avec une vieille balle de golf.

L’inspecteur tira Malko en arrière.

— Attention, ils sont très méfiants. On dirait qu’ils ont un sixième sens.

Jeanie, en civil, avec une jupe noire et un chemisier blanc renchérit :

— Ce serait trop bête. Il va sûrement venir comme tous les soirs.

« Il » c’était Julius West, le drogué qui connaissait les planques des Panthères noires, le seul homme qui puisse aider Malko. Mais, pour cela, il fallait d’abord le prendre avec de la drogue pour faire pression sur lui.

Le carrefour était truqué comme un décor de film. L’immeuble où se trouvait Malko était occupé par les agents du Narcotic Bureau depuis une dizaine de jours, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Pour essayer de remonter une filière de pourvoyeurs de drogue. Mais, ce soir, sur la demande de Malko et de Jeanie, les dispositions étaient un peu différentes. Sur Madison Avenue, une vieille Ford en ruine avec une carrosserie noire rouillée et pleine de trous, était prête à intervenir avec les quatre meilleurs détectives du Narcotic Bureau. Il fallait prendre Julius West.

Un peu partout dans le quartier, des détectives, certains noirs, étaient prêts à intercepter un éventuel fuyard. Avec l’ordre absolu de ne tirer qu’à la dernière extrémité. Mort, Julius West ne servait à rien.

— Regardez, fit le détective derrière Malko.

Ils étaient derrière une fenêtre du second étage de l’immeuble occupé par la police, au coin nord-ouest de Madison, avec vue plongeante sur le carrefour.

Un Noir mal habillé s’était arrêté près de la vieille et bavardait avec elle. Il se pencha et posa quelque chose sur ses genoux. Puis, tranquillement, il alla à la poubelle. Il souleva le couvercle, comme s’il cherchait un objet à récupérer. Il eut beau faire vite, Malko le vit prendre un petit paquet marron et refermer vivement le couvercle.

Puis il se dirigea droit vers le Noir assis sur la borne d’incendie. En passant devant lui, il ouvrit les doigts et on put nettement voir leur contenu. Le Noir ne cessa pas de faire rebondir sa balle de golf et l’homme changea de trottoir, et s’éloigna. Le tout n’avait pas duré vingt secondes.

— C’est bien fait, n’est-ce pas ? dit Jeanie. La vieille encaisse l’argent. Quinze dollars pour une dose d’héroïne. L’acheteur va se servir dans la poubelle qui a été « garnie » auparavant. Le jeune est là pour vérifier qu’il ne prend que ce qu’il a payé. Vous pouvez être sûr qu’il a un rasoir dans la poche. La vieille lui crie quelque chose pour la quantité. Ils ont un code.

C’est beaucoup plus sûr que de se retrouver dans les toilettes d’un bar. Si la police survient, personne n’a de drogue sur soi. Ils jureraient qu’un type poursuivi l’a abandonnée dans la poubelle.

C’est sans parade.

Malko était stupéfait d’une telle organisation. La CIA passait par d’étranges détours. Dire qu’en ce moment l’ambassadeur extraordinaire du Pakistan prononçait un discours fleuve à l’Assemblée générale des Nations Unies pour gagner du temps et permettre à Malko d’arrêter un petit trafiquant qui tenait le sort du vote entre ses mains.

Du moins, si le raisonnement de Malko était correct. Et s’il parvenait à réaliser son plan de contre-attaque.

Combien de délégués étaient-ils en train de trembler pour un membre de leur famille ? L’opération « terreur » avait été bien menée. Le FBI n’avait pas encore recueilli une seule plainte. Quant à David Mugali, il était retourné chez lui, persuadé de ne pas avoir ouvert la bouche. Malko n’arrivait pas à chasser son angoisse. La vie de plusieurs personnes était entre ses mains, même si personne ne lui en demandait compte. Il était certain que David Mugali n’était pas le seul dans son cas.

Il inspecta le carrefour. Une Noire en guenilles discutait avec la vieille. Le manège se renouvela.

Tous les drogués de Harlem allaient défiler. Pourvu que Julius West se montre. Jeanie ne quittait pas la poubelle des yeux une seconde : elle était la seule à pouvoir le reconnaître.

Elle sourit à Malko et il comprit que le facteur humain avait nettement joué en sa faveur. Jeanie devait en avoir assez des coups de gueule de son amant. Sans uniforme, elle était ravissante, avec un corps bien dessiné, un visage expressif et sensuel. Malko lui rendit son sourire.

— Jeanie, vous devriez être cover-girl ou faire du cinéma, au lieu de croupir dans un commissariat de Harlem.

Elle secoua la tête.

— Ce ne sont pas des métiers pour moi. J’aurais honte. Déjà, quand je mets des jupes trop courtes, je ne me sens pas à l’aise. Je n’aime pas que les hommes sifflent sur mon passage. Alors, me mettre toute nue devant un photographe !

— Vous n’avez pas besoin de vous déshabiller pour inspirer le désir, dit galamment Malko.

Elle se détourna sans rien dire, très gênée ; jamais on ne lui avait fait de compliment aussi direct. Au même moment, le détective poussa Malko du coude.

— Tiens, en voilà encore un.

Malko et Jeanie se penchèrent. La jeune Noire tressaillit.

— C’est lui.

Le Noir qui arrivait traînait la jambe et était d’une maigreur squelettique, presque chauve, le visage creusé et vide. Son allure était différente de celles des autres acheteurs. Il regarda autour de lui, avant de s’approcher de la vieille. Quand son regard se posa sur le building où se trouvait Malko, celui-ci s’écarta de la fenêtre instinctivement. Bien que le Noir ne puisse les voir à cause des rideaux.

Julius West s’arrêta devant la vieille, paraissant discuter avec elle.

— Pourvu qu’il ait de l’argent ! soupira Jeanie, cette vieille peau ne lui fera pas crédit.

Julius avait de l’argent. Il posa une poignée de billets sur le tablier de la vieille et se dirigea vers la poubelle. Il souleva le couvercle, y plongea la main et l’enfouit aussitôt dans sa poche. Il se servit deux fois sous l’œil indifférent du guetteur, puis replaça le couvercle de la poubelle et s’éloigna en traînant la jambe, vers Madison Avenue.

— Lui, c’est différent, expliqua Jeanie à voix basse, comme si Julius West pouvait les entendre. Il est grossiste, aussi ils savent qu’il revient régulièrement et qu’il n’a pas intérêt à les voler. Il prend ce qu’il veut dans la poubelle. Il faut l’attraper maintenant, avant qu’il revende son héroïne.

Le détective dévalait déjà les escaliers branlants. Ils sortirent par la porte de derrière et s’engouffrèrent dans une Ford garée dans le parking. Le détective mit la radio en marche pour se brancher sur une seconde voiture qui se trouvait sur Madison Avenue.

— Attention, avertit Jeanie, il faut le rattraper avant qu’il prenne le métro, après, ce sera plus difficile, il pourra se débarrasser des sachets d’héroïne.

La Ford démarra si brutalement que la jeune femme fut projetée contre Malko, et que les pneus hurlèrent.

Deux virages, et ils se retrouvèrent sur Madison Avenue, passant devant la poubelle. La vieille n’avait pas bougé et jeta un coup d’œil indifférent à la Ford.

— Il se dirige vers la 117e Rue, grésilla le haut-parleur de la voiture.

— Dépêchons-nous, dit Jeanie, le métro est à la 118e.

La Ford fit un bond en avant. Le détective qui conduisait avait l’habitude des poursuites et un moteur de trois cent soixante-quinze chevaux…

— Le voilà, annonça Jeanie.

Julius West marchait tranquillement au bord du trottoir. Il ne se retourna même pas en entendant le bruit du moteur. Lorsqu’il le fit, c’était trop tard. Le détective avait jailli de la Ford. Malko aperçut le visage paniqué de Julius West. En dépit de sa boiterie, il démarra comme un coureur de cent mètres, agitant les bras à travers l’avenue comme un moulin à vent.

— Stop, cria le détective, ou je tire.

Julius West courut encore plus vite, hurlant des imprécations. Plusieurs Noirs sortirent sur le pas de leur porte. À Harlem, des Blancs en train de poursuivre un Noir, cela risquait toujours de déboucher sur une émeute.

L’inspecteur et Malko couraient toujours comme des fous. Finalement quatre autres flics jaillirent d’une seconde voiture et firent le barrage. Julius West hésita une seconde et ce fut sa perte. Le détective plongea comme un avant de rugby et le plaqua aux jambes. Il eut beau se débattre, les quatre autres et Malko arrivaient derrière. En un clin d’œil, ce fut réglé.

À peine était-il dans la voiture que les deux détectives lui arrachèrent ses vêtements avec une brutalité inouïe. Pantalon, veste, chemise, même ses sous-vêtements. Julius West hurlait, se débattait, tandis que les deux policiers déployaient le flegme d’un majordome britannique débarrassant son maître de son manteau. En un clin d’œil, le Noir fut nu comme un ver. Malko vit apparaître des morceaux de chair noire avant que Julius ne soit enroulé dans une vieille couverture. La vieille Ford fit un superbe U turn sur Lennox et repartit vers le sud, après que le conducteur eut enclenché sa sirène. Il était temps : un colosse noir avait jailli de sa boutique, un hachoir à la main, et menaçait les autres policiers en hurlant des imprécations. Déjà plusieurs autres Noirs s’agglutinaient autour de lui.

— Pourquoi l’avez-vous déshabillé ? demanda Malko, secoué par les cahots.

Les rues de New York étaient de pis en pis.

Un des détectives rit. Il était pratiquement assis sur le Noir.

— Comme ça, il ne risque pas d’avaler sa saloperie ou de la planquer quelque part avant d’arriver chez nous…

Julius étouffait sous sa couverture. Le détective dégagea un peu sa tête et lui braqua un 38 snub-nose sous le nez.

— Si tu fais le con, ça va partir tout seul, fils…

— Je veux un avocat, c’est une arrestation illégale, glapit le Noir, les yeux exorbités, bavant, essayant de mordre. Rendez-moi mes vêtements.

— C’est ça, tout à l’heure, si tu es bien sage. Tu veux pas un mouchoir pour te moucher, par hasard ?

Il le frappa légèrement avec la crosse du 38 sur le sommet du crâne. Julius se tint tranquille. Même à l’intérieur de la voiture, le bruit de la sirène était assourdissant. Jusqu’à ce qu’ils arrivent à Old Slip Street, ils ne purent plus se parler. Malko regardait la tête ébouriffée derrière lui. Julius West avait un pouvoir incroyable entre ses mains, quelque chose dont il n’aurait jamais rêvé dans ses rêves les plus fous. Mais encore fallait-il qu’il acceptât de s’en servir.

On le débarqua brutalement de la Ford, toujours enveloppé dans la couverture. Il la releva sur des mollets maigres pour pouvoir marcher et escalader l’escalier crasseux.

Le quartier général du Narcotic Bureau pour Manhattan ne payait pas de mine. Un vieux building de quatre étages, tout près du South East End Express, à la hauteur du 9e Pier, presque à la pointe de Manhattan. Une trentaine de détectives y travaillaient jour et nuit.

On les conduisit directement dans le bureau du capitaine, un Irlandais qui ressemblait à un baril de bière surmonté d’une trogne d’ivrogne. En voyant Jeanie, Julius cracha par terre et murmura quelque chose entre ses dents, puis la fixa avec une haine incroyable. Malko en eut froid dans le dos pour elle.

Déjà, en présence du capitaine, on fouillait les vêtements de Julius West. Cela ne fut pas long, il y avait six paquets de papier brun. Le capitaine en ouvrit un, et une poudre blanche apparut. Il la flaira avec dégoût.

— Tu vas peut-être nous dire que c’est du sucre en poudre ?

Julius ne répondit pas, baissa la tête. Le capitaine haussa les épaules et avertit le Noir :

— Cette fois-ci, tu es bon pour le pénitencier. On te reverra dans une dizaine d’années. Si tu ne crèves pas avant.

— Je veux un avocat, dit haineusement Julius West. J’ai droit à un avocat.

— Un avocat, mon cul, dit le capitaine, si tu continues tu as droit à une trempe et c’est tout. Vu ? Allez, emmenez-le.

Deux énormes flics en uniforme traînèrent le Noir hors de la pièce, tandis qu’il continuait à réclamer un avocat sur tous les tons. Quand il eut disparu, le capitaine regarda Malko d’un air soucieux.

— Tout cela n’est pas très régulier, parce qu’il a vraiment droit à un avocat. Et le jour où il en aura un, cela va me retomber sur le dos.

Malko le rassura.

— Capitaine, s’il vous faut un mot signé du président des USA pour être tranquille, vous l’aurez. Mais vous devez nous laisser faire ce que nous voulons avec lui. Nous aurons peut-être même à l’enlever d’ici.

Horrible. Le gros capitaine haussa les épaules avec indifférence.

— Moi, si je suis couvert, vous pouvez le foutre dans un tonneau de ciment, et le balancer dans l’Hudson, je m’en fous.

Malko se tourna vers Jeanie.

— Ne perdons pas de temps, dit-il.

Un des policiers les conduisit jusqu’à la cellule du jeune Noir. Il était assis, la tête dans ses mains, et ne bougea pas quand Malko et la jeune Noire entrèrent. Le policier resta de l’autre côté des barreaux, un 38 à la main, prêt à tirer.

— Faites attention, il est dangereux, avertit-il.

— Julius, fit Jeanie, il faut que je te parle.

Julius West leva la tête et dit d’une voix atone :

— Crève salope. Si jamais je te revois hors d’ici, je te sortirai le con du corps et je le ferai bouffer aux chiens. Et ça risque encore de les empoisonner. Fous le camp.

Jeanie fit comme si elle n’avait pas entendu.

— Julius, répéta-t-elle, si tu passes devant le juge, tu vas prendre cinq ans. Tu le sais bien. Ce coup-ci, ils t’ont pris en flagrant délit. Tu connais le juge Riley, il voudrait tous vous voir morts. J’ai un marché à te proposer : si tu nous aides, tu sors d’ici tranquillement et on oubliera même que l’on t’a vu ce soir.

— Ça doit être une belle saloperie, ricana Julius West. Parce que, quand ils te tiennent, ils ne te lâchent pas comme ça. Cause toujours, ça fait passer le temps. Tu m’en voudras pas si je crache…

Jeanie fit signe à Malko. Il prit la parole à son tour.

— Julius dit-il, j’ai besoin de quelqu’un qui connaisse les planques des Panthères noires. C’est une histoire de kidnapping. Des femmes et des enfants sont en danger de mort. Je sais que tu les connais, que tu les ravitailles. Personne ne saura jamais que tu nous a aidés… Mais je dois les trouver avant ce soir.

Julius West leva la tête, une expression d’intense surprise sur le visage. Puis, brusquement, il éclata d’un rire hystérique, se tapant les cuisses avec les mains. Un peu plus il allait se rouler par terre.

— Oh ! man, fit-il, c’est trop drôle ! Mais, pauvre con, si je faisais ça, je serais mort en sortant d’ici et tous les flics de Harlem ne pourraient pas me protéger. Ils me couperaient en morceaux, ils m’étriperaient. Oh ! man, ce que c’est drôle. Il est marrant ton copain, dit-il à Jeanie. T’as rien d’autre pour moi ?

Il fixa Malko, soudain haineux, et ajouta :

— En plus, les Panthères, je les aime. Ce sont les seuls assez gonflés pour descendre des saloperies de flics comme celui qui est dehors. Tu penses pas que je vais travailler contre eux. Maintenant foutez le camp et laissez-moi dormir. Si j’ai pas un avocat demain matin, je vais faire un tel ramdam qu’on m’entendra jusqu’à la Maison-Blanche.

Jeanie fit signe à Malko de ne pas insister. Ils sortirent tous les deux de la cellule. Jeanie se pencha vers le flic de garde.

— On va prendre un hamburger en face. Prévenez-vous quand ça commencera à aller vraiment mal. Et surtout n’appelez pas le toubib. C’est O.K. avec le capitaine.

Elle expliqua à Malko :

— Je connais Julius West. C’est un camé lui aussi. Dans une heure, il va commencer à sentir le manque. La première dose qu’il a achetée était pour lui. Quand il est dans cet état il ferait n’importe quoi pour qu’on lui donne de la drogue. Mais il peut en mourir s’il n’en a pas. C’est un risque à courir. Même comme cela, je ne sais pas s’il acceptera de parler. Les Panthères leur font peur à tous. Le mois dernier, elles ont découpé à la hache un indic qui avait parlé d’eux. Les chevilles ; les genoux, les cuisses, les bras, la tête. Ils ont mis les morceaux dans un sac et déposé le sac chez la femme du gars.

— Espérons, dit Malko.


* * *

On entendait les hurlements depuis le bout du couloir. À vous glacer le sang. Même les autres prisonniers se bouchaient les oreilles. Malko frissonna d’horreur. Le policier qui les reçut était grisâtre.

— J’espère que vous allez le calmer, dit-il. Sinon je vais le flinguer d’ici la fin de la nuit. Je ne suis pas payé pour garder les fous.

Julius hurlait d’une façon ininterrompue, comme un animal qu’on égorge. Jeanie était pâle elle aussi. Elle remarqua :

— Cela a été plus vite que je ne pensais. Il doit être camé à mort maintenant. Pauvre type. Penser qu’il est venu du Tennessee pour vivre à Harlem, pour être heureux.

Ils arrivèrent devant la cellule. Julius était recroquevillé par terre, en boule, secoué de spasmes, hurlant, vomissant, crachant. Quand il entendit du bruit, il se leva brusquement et vint s’accrocher aux barreaux.

Malgré lui, Malko eut un geste de recul. Le Noir bavait comme un chien enragé, les mains agrippées aux barreaux, les yeux fous. Lorsqu’il vit Jeanie, il éructa des injures, puis supplia :

— Jeanie, va me chercher un docteur, vite, je vais crever. Oh ! j’ai mal, j’ai mal partout.

— Tu as réfléchi à ce que je t’ai demandé ?

Julius lui cracha une obscénité.

— Va me chercher un docteur, je te dis. Je vais crever. J’ai besoin d’un shot.

Jeanie ne bougea pas, contemplant la loque humaine. Par endroits la peau de Julius était transparente et on voyait ses veines. Il avait mal partout, comme si des tenailles lui arrachaient des lambeaux de chair. Son cerveau bouillait. Son bras droit piqueté de marques d’aiguilles s’était remis à suppurer. Il partait en morceaux. Plus cela irait, et plus les douleurs augmenteraient. Selon sa résistance, soit le cœur lâcherait, soit il souffrirait encore des heures avant de tomber dans une sorte de coma. Julius savait cela.

— J’irai chercher un docteur si tu nous aides, dit Jeanie. Je te donnerai même ta dose. Je t’ai dit que c’était vraiment important.

Le Noir la regarda comme s’il ne comprenait pas. Puis il eut un long sanglot désespéré et se laissa glisser le long des barreaux sans répondre. Il resta une seconde prostré, puis, se redressant brusquement, se remit à glapir d’une façon si horrible que le garde apparut. Jeanie était verte. Elle crispa sa main dans celle de Malko.

— Il risque de mourir, dit-elle.

Malko maudit la CIA et son métier. Il faisait faire une chose horrible à cette pauvre fille et en plus elle risquait sa vie. Ce n’était pas lui qui restait à Harlem… Julius continuait à hurler, à gémir, à supplier. Réclamant un médecin ou son avocat dans ses moments de lucidité.

— Attendons encore un peu, demanda Malko.

Il s’éloigna avec Jeanie. Julius n’était pas encore mûr. Il fallait encore une heure. Ils redescendirent à la petite cafétéria. Mais, cette fois, commandèrent deux J and B, sans se consulter, sans eau.

Le garde vint les chercher, affolé, un quart d’heure plus tard.

— Venez vite, il va crever.

Ils remontèrent à toute vitesse.

Effectivement, Julius râlait, étendu sur le bat-flanc. Jeanie secoua la tête sombrement.

— Il risque un accident cardiaque.

— Que peut-on faire ? demanda Malko.

— Lui donner de l’héroïne. Son organisme est complètement pourri.

Julius ne criait plus. Il ouvrit des yeux glauques et reconnut Jeanie. Celle-ci détourna la tête. Malko ne savait plus où se mettre. Cet homme allait mourir à cause de lui. Il ouvrit la bouche pour dire à Jeanie de lui donner ce qu’il réclamait pour ne plus le voir comme cela.

— Tu me jures que tu ne diras rien ? demanda Julius d’une voix mourante à Jeanie.

— Juré.

— Qu’est-ce que tu veux savoir ?

Elle le lui expliqua. Il secoua la tête. Essaya de parler. Elle dut lui tenir la tête.

— Il n’y a qu’un seul endroit où ils peuvent les avoir mis, dit-il. Leur quartier général pour Harlem nord. Mais je suis obligé de vous y conduire, dit-il. Sinon, ils ne vous ouvriront pas.

— On te protégera, assura Jeanie. Ils ne te verront pas.

Julius eut une grimace de souffrance.

— Ça ne fait rien, j’ai trop mal. Faites-moi vite une piqûre. On ira ensuite.

Jeanie sortit de la cellule et revint immédiatement avec un des paquets confisqués, une seringue, de l’eau. Elle fit dissoudre elle-même la poudre blanche.

— Vite, vite, je crève, souffla Julius West.

Il lui arracha lui-même la seringue dès qu’elle l’eut remplie, et enfonça l’aiguille dans sa cuisse gauche. Il s’injecta le liquide tellement vite qu’il poussa un cri de douleur. Malko et Jeanie détournèrent la tête.

Puis, il arracha la seringue et l’aiguille et s’allongea sur le dos, les yeux fermés.

Peu à peu, son souffle redevint plus régulier. Il resta immobile trois ou quatre minutes, puis rouvrit les yeux. Les couleurs revenaient et il avait repris une expression rusée. Il se redressa, regarda Malko d’un air méfiant.

— Où sont mes fringues ? demanda-t-il. Je veux mes fringues.

Jeanie donna un ordre au gardien et on alla les lui chercher. Julius s’habilla rapidement. Le changement était incroyable. Maintenant ses yeux étaient pleins de ruse, de méchanceté. Il geignit en enfilant son pantalon, puis fixa Jeanie.

— Tu es une rude salope, dit-il. T’as voulu me faire crever.

Jeanie haussa les épaules sans répondre. Escortés du garde, ils se rendirent dans le bureau du capitaine. Avant d’entrer, Jeanie dit d’une voix dure :

— Ne t’amuse pas à nous promener. Parce que tu n’auras ta seconde dose que quand tout aura bien marché.

La conférence ne dura pas longtemps. Vingt minutes plus tard, Malko, Jeanie, Julius West et deux détectives s’entassaient dans la Ford. On avait passé les menottes au Noir. Quatre autres voitures du Narcotic Bureau suivaient à distance respectueuse, reliées par radio.

— Où allons-nous ? demanda Jeanie, alors qu’ils roulaient sur l’East River Drive.

— Monte jusqu’à la 125e. C’est après le Triboro Bridge. Et tu as intérêt à te planquer, sinon ils vont faire sauter ta jolie tête de pute.

Un des détectives lui donna un grand coup de coude qui lui coupa le souffle.

— Sois poli avec les dames, ordure.

Lentement, le petit convoi remontait l’East Drive. Al Katz avait été réveillé et restait lui aussi en liaison constante avec le quartier général du FBI à New York. Les quatre voitures transportaient un arsenal complet, y compris un bazooka, des gaz et des gilets pare-balles.

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