Malko était depuis une heure à l’Hippopotamus et s’ennuyait comme un rat mort. La salle ressemblait à toutes les discothèques du monde et les disques étaient les mêmes que partout ailleurs. De plus, Malko préférait la valse. La vraie, la viennoise, que l’on danse en frac et en robe du soir. Bien que l’Hippopotamus soit en principe un club, il n’avait pas eu de difficultés à entrer, lorsqu’il avait montré sa carte de diplomate.
Les femmes étaient jolies, noires ou blanches, peu de minis, beaucoup de pantalons. Un couple de Noirs dansait d’une façon extraordinairement sexy, ondulant l’un contre l’autre comme s’ils faisaient l’amour debout. Un groupe de minettes de l’East End, retroussées jusqu’au nombril, les contemplait d’un œil bovin. Au bar, dans une autre pièce, au fond, il y avait plusieurs filles, seules ou accompagnées.
Laquelle était Jada ? Si elle se trouvait là.
Malko soupira et but une gorgée de sa vodka. Une horreur qui n’avait rien à voir avec la vodka russe. En renouvelant sa consommation, il prendrait un J and B.
Sa première journée à l’ONU avait été décevante. Si les délégués étaient à vendre, ils ne le montraient pas. Malko avait traîné toute la journée au bar, liant conversation chaque fois que cela lui était possible. Sans encore oser utiliser les créatures attrayantes de l’Agence Jet Set.
Le bar des délégués était aussi haut de plafond qu’une cathédrale, avec d’immenses parois vitrées donnant sur l’East River et, au nord, sur les deux immeubles les plus chers de New York, le long de la 48e Rue. La modeste cafétéria du fond servait le meilleur expresso de New York et des sandwiches défiant la description. Les malheureux délégués n’avaient pour s’asseoir qu’une vingtaine de fauteuils et de canapés, ce qui fait qu’en session, la plupart restaient debout, semblant attendre un problématique métro. Mais, tel qu’il était, le bar des délégués demeurait le centre de la vie sociale onusienne.
Malko avait échappé au bout d’une heure à une interminable dissertation sur les dégâts des sauterelles en Mauritanie pour tomber dans les bras d’un délégué marocain qui lui avait administré un cours d’arabe littéraire. Il avait récupéré en fin de journée un Krisantem abruti de sommeil, pas rasé, qui s’était endormi pratiquement en entrant dans l’appartement. Après avoir quand même posé sur sa table de nuit son vieux parabellum Astra et son lacet. L’appartement était exactement ce qu’avait décrit Al Katz. Avec même du Dom Perignon et du Moët et Chandon dans le réfrigérateur. Malko avait cherché en vain les orifices des caméras, dans la pièce réservée aux orgies. Et pourtant, elles existaient. Il savait que tout était truqué : le téléphone était branché sur un magnétophone et son dispositif permettant de situer immédiatement l’origine de n’importe quel appel. Des micros étaient incrustés dans les murs. Sans compter les caméras.
Malko avait quitté l’appartement sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller Krisantem, vers onze heures. Maintenant, il se demandait comment il allait identifier Jada.
Ses yeux tombèrent sur une grande Noire, aux cheveux hérissés, aux jambes interminables, avec une bouche merveilleusement dessinée, dans un visage dur, presque masculin. Il souhaita que ce soit Jada. Mais il ne pouvait quand même pas interroger toutes les filles présentes.
Soudain, il eut une inspiration. Sur la boîte d’allumettes, il y avait le numéro de téléphone du club. Il se leva et gagna l’entrée, où se trouvaient deux cabines téléphoniques. Il entra dans l’une d’elles, et composa le numéro. Presque aussitôt, une voix d’homme répondit :
— L’Hippopotamus, j’écoute.
— J’ai rendez-vous avec Jada ici, dit Malko, mais je suis en retard. Pourriez-vous l’appeler ?
— Jada ?
L’homme qui lui répondait n’avait pas l’air de connaître. Malko l’entendit demander à la cantonade :
— Tu connais une Jada ?
Une autre voix dit aussitôt :
— Mais oui, c’est la fille qui pose pour EBONY. Tu sais, celle qui a toujours des trucs insensés. Elle est au bar.
— Ne quittez pas dit l’homme.
Par la porte de la cabine, Malko surveillait le couloir. Le téléphone de la discothèque était sur une table dans le couloir, près de l’entrée juste en face du vestiaire. Jada était obligée de passer devant Malko pour aller répondre. En se tordant le cou, il vit une Noire splendide, déshabillée par une mini-robe en argent s’arrêtant en haut des cuisses, avec un visage d’une beauté sculpturale et des yeux à se perdre dedans, passer devant lui.
Elle portait des bottes blanches assorties à sa robe et seule sa coiffure choquait : ses cheveux étaient hérissés à la mode « afro », le dernier cri pour les Noirs in. Cela faisait un énorme casque noir et hirsute qui n’arrivait pas à l’enlaidir. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle ne passait pas inaperçue. Elle passa le long de la cabine, hautaine comme une princesse. En la voyant de dos, Malko eut un choc supplémentaire. Jamais il n’avait vu une cambrure pareille. On aurait pu poser un plateau sur ses reins.
— Allô ?
C’était une voix basse et froide, pas très féminine.
— Je voudrais parler à Jada, dit Malko.
— C’est moi. Qui êtes-vous ?
Il essaya de prendre sa voix la plus chaude pour dire :
— Un ami de John Sokati. Je n’étais pas à New York ces jours-ci et j’ai su qu’il avait eu un accident, enfin qu’il était mort. Je suis terriblement peiné pour lui.
— Moi aussi, dit Jada d’une voix totalement indifférente.
— Nous nous étions donné rendez-vous au club, continua Malko, jouant à fond l’ami gaffeur, je me demande si je ne vais pas quand même venir pour dire bonjour.
— Passez, si vous voulez, fit Jada. Je suis là jusqu’à une heure.
Elle raccrocha avant que Malko puisse même remercier. Il la vit repasser, une expression d’indifférence totale sur le visage. Elle avançait avec une souplesse de fauve et une élégance innée. Feu John Sokati avait bon goût : Jada avait de quoi réconcilier les pires ségrégationnistes avec la race noire.
Malko sortit de la cabine dès qu’il fut certain qu’elle avait regagné le bar. Il reprit sa place et commanda un J and B pour se donner le temps de réfléchir. La réaction de Jada ne voulait strictement rien dire. Il fallait la pousser dans ses derniers retranchements. Si elle se laissait faire.
Il y avait de plus en plus de gens, qui presque tous se connaissaient. La plupart des filles étaient jolies et bien habillées. Mais Malko n’avait d’yeux que pour le bar. Le fait que Jada soit Noire était un tout petit indice. Ceux qui étaient morts dans l’explosion de la 11e Rue étaient Noirs aussi. Il laissa s’écouler une vingtaine de minutes puis posa quinze dollars sur la table et s’en alla. Personne ne fit attention à lui. Il reprit son manteau et sortit. L’air était tiède et il se dirigea vers Park Avenue. Cela lui fit du bien de marcher le tour du bloc.
Lorsqu’il revint à l’Hippopotamus, il y avait encore plus de monde. Une majorité de Noirs habillés de couleurs criardes, parlant haut, dansant partout, même dans l’entrée.
Il alla droit au bar.
Jada était toujours là, sur un tabouret, en grande conversation avec un Noir en costume bleu qui détonait par sa sobriété. Ses interminables jambes étaient presque entièrement découvertes par la mini-robe argent. Malko s’approcha et se gratta la gorge discrètement. Il n’y avait aucun tabouret vacant près de Jada.
— Bonsoir, Jada, dit-il doucement.
Elle s’arrêta de parler et tourna vers lui deux yeux immenses et très sombres.
— Qui êtes-vous ?
— Je vous ai téléphoné tout à l’heure.
— Ah !
Il n’y avait pas le moindre enthousiasme dans sa voix. Elle contemplait Malko comme s’il avait appartenu à une autre planète. Il essaya de donner à ses yeux dorés une expression aussi envoûtante que possible, sans beaucoup de succès.
— Je suis content que vous soyez là, dit-il. C’est terrible ce qui est arrivé à ce pauvre John.
Une lueur d’intérêt passa dans les yeux de la Noire. Elle alluma une cigarette et tendit le paquet à Malko. Des Sherman’s, très sucrées. Sa voix était basse, un peu rauque, posée. Malko s’inclina galamment.
— Je suis le prince Malko Linge, de la délégation autrichienne. Pour vous servir.
Jada sourit vaguement, pas impressionnée, et présenta le Noir qui se trouvait près d’elle.
— Monsieur Victor Kufor.
Malko serra une main noire et fine. Le Noir se poussa pour qu’il puisse rester debout entre les deux. Il sentait le parfum de la jeune Noire et son épaule nue frottait contre l’alpaga de son costume.
— Vous connaissiez bien John ? demanda Jada.
Malko hocha la tête douloureusement.
— C’était un très bon ami. Sa mort m’a frappé terriblement. Il m’avait beaucoup parlé de vous et j’avais hâte de vous voir. C’est pour cela que je me suis permis, ce soir…
— C’est gentil, dit-elle d’une voix contrainte. Mais comment m’avez-vous reconnue ?
— Le portier, expliqua Malko. Il m’a dit que vous étiez la plus jolie femme de cette pièce.
Nouveau sourire contraint. Malko ne se sentait pas Casanova pour un sou. Généralement ses cheveux blonds et ses yeux dorés avaient plus de succès avec les peaux sombres. À moins que Jada ne soit tout simplement une call-girl de luxe se méfiant des étrangers. Même quand elle souriait, ses yeux restaient froids et indifférents. Malko se jeta à l’eau pour une nouvelle expérience.
— Voulez-vous danser, demanda-t-il, si ce gentleman le permet ?
Le gentleman inclina la tête et Jada glissa de son tabouret. Avec une grâce royale, elle précéda Malko dans la discothèque. La musique changea, un disque de James Brown. Une lueur passa dans les yeux de Jada et elle se détendit imperceptiblement.
Elle se laissa enlacer par Malko et posa une main sur son épaule. Ses mains étaient aussi fascinantes que le reste de son corps. Moins brunes que son visage, très longues, soignées, avec des ongles peints couleur argent et une bague à chaque doigt. Pourtant, Malko ne savait pas par quel bout la prendre, et n’arrivait pas à la situer.
Une call-girl ?
Une cover-girl snob aimant fréquenter les diplomates ?
Une militante d’un mouvement noir ?
Il ne fallait pas oublier qu’elle avait un lien avec un homme qui avait sauté quinze jours plus tôt.
Il avait l’impression d’étreindre une liane. Elle était merveilleusement souple. Par instants son bassin et sa poitrine moulée par le jersey de soie effleuraient Malko, de façon beaucoup plus excitante que si elle s’était collée contre lui.
Il posa une main sur sa hanche et rapprocha son corps du sien. Pour voir. Elle ne résista pas, mais son visage demeura fermé, sans un sourire. Pourtant, son ventre était contre le sien, souple et chaud. Sa chair était dure comme du granit. Un parfum léger émanait d’elle, pas du tout l’odeur des Noirs. Malko éprouva très vite un violent désir, mais elle ne sembla pas s’en apercevoir.
Les Beatles remplacèrent James Brown et Jada se détacha de lui, commença à se déhancher, comme si son corps n’avait pas comporté d’os. Avec une grâce infinie et lointaine, il suivait, tant bien que mal, mais elle ne s’occupait absolument pas de lui.
Ils n’échangèrent pas un mot de toute la danse. Ce fut de nouveau un slow et Malko chercha son regard.
— Vous semblez vous ennuyer, dit-il.
Jada répliqua d’une voix égale :
— C’est la première fois que je danse avec un Blanc, de cette façon.
Ce n’était ni un défi, ni une insulte. Simplement une constatation. Malko se força à sourire.
— Vous n’aimez pas les Blancs ?
Les yeux noirs demeurèrent impénétrables, mais la voix de Jada prit une résonance métallique :
— Croyez-vous qu’on puisse aimer les Blancs lorsqu’on est Noir et qu’on vit dans ce pays ? Avez-vous été déjà à Harlem voir les bébés mangés par les rats, les gosses de huit ans qui se prostituent, les…
Elle se mordit les lèvres et se tut.
— Vous nous haïssez, n’est-ce pas ?
— Je connais des Blancs, dit-elle. Ils pensent tous à la même chose : faire l’amour avec moi. Ce sont des pigs.
Malko eut envie de lui dire que ce n’était pas tellement une question de race. Il essaya de la choquer pour la faire sortir de sa réserve :
— Avez-vous déjà fait l’amour avec un Blanc ?
Elle se raidit et laissa tomber :
— Vous posez des questions trop personnelles. Je n’aime pas cela…
Malko se le tint pour dit. Ils continuèrent à danser. Avec l’impression de perdre son temps. Soudain, elle lui demanda :
— Pourquoi êtes-vous venu me voir ce soir ?
Il y avait une brusque intensité dans sa voix. Comme si elle attendait une réponse à une question intérieure.
— John m’avait dit que vous étiez très belle.
Elle hocha la tête.
— Il y a des centaines de jolies filles à New York.
Le disque s’arrêta et elle se détacha de lui.
— Je vais être obligée de retourner au bar. Pourquoi ne prenez-vous pas une table ? Nous viendrons vous rejoindre.
Il eut soudain l’impression bizarre que, bien qu’elle ne s’intéressât pas à lui, elle ne tenait pas à ce qu’il parte.
— Avec joie, dit-il. Je commande le champagne et je vous attends.
— Pas de champagne pour moi, fit-elle. Du Pepsi. Je ne bois pas d’alcool.
Victor Kufor semblait avoir attrapé la danse de Saint-Guy quand Jada regagna son tabouret. Il se trémoussait sur le sien comme si on l’avait assis de force sur des charbons ardents.
— Où est-il ? demanda-t-il d’une voix à la fois aiguë et contenue. Où est-il ? Vous l’avez laissé partir ?
Jada alluma une cigarette calmement, souffla la fumée et dit doucement :
— Calmez-vous. Il n’est pas parti et ne partira pas.
Un mauvais sourire retroussa ses lèvres.
— Je crois que je lui plais…
Son compagnon la regardait sans comprendre. Il posa sa main sur le bras de Jada et demanda d’une voix étranglée :
— Qui est-ce ?
Elle haussa légèrement les épaules.
— Il vous l’a dit, un ami de John.
Il y avait un rien d’ironie dans sa voix.
— Vous savez bien qu’il ment, fit Victor Kufor, indigné. J’étais le meilleur ami de John, et je n’ai jamais vu ce type, jamais entendu parler de lui. Et je suis sûr que John ne lui a jamais parlé de vous.
— Je sais, fit sombrement Jada.
Elle jouait avec son verre, les yeux dans le vague. Elle non plus n’aimait pas l’intrusion de cet homme blond qui avait menti. Bien sûr, il y avait une toute petite chance pour que ce ne soit rien d’autre qu’un coureur de jupons noirs. Mais c’était vraiment une chance infinitésimale. Parce que Jada n’avait jamais rencontré John Sokati.
Il avait son téléphone à titre de simple contact. Il n’y avait que deux possibilités. Ou c’était un flic, ou il avait entendu parier de la combine et cherchait à en tirer profit, d’une façon ou d’une autre. Dans les deux cas, il représentait un danger. « Un très grand danger », pensa Jada. En un sens c’était une chance qu’il se soit présenté ce soir-là. Dans d’autres circonstances, elle aurait pu avoir un doute.
Victor Kufor roula des yeux terrorisés et souffla :
— Il m’a vu. Il sait mon nom. Vous n’auriez pas dû. Personne ne devait savoir que je vous voyais après ce qui s’est passé. Je vais m’en aller. Je ne peux rien faire. Tant pis.
Elle le calma, un peu méprisante.
— Je risque autant que vous. Ne l’oubliez pas. Ne craignez rien. Il n’aura pas le temps de nuire.
Il la regarda sans comprendre, puis ses traits s’affaissèrent un peu et il vira au gris, façon pour les Noirs de pâlir.
— Vous voulez dire…
— Vous préférez prendra des risques ? demanda froidement Jada.
Depuis la danse, sa décision était prise. Le Noir secoua la tête d’une façon comique.
— Non, non, bien sûr, mais je ne voudrais pas être mêlé. Ma position, vous comprenez…
— Pour l’instant, j’ai besoin de vous, dit Jada d’une voix coupante. Ce n’est sûrement pas un imbécile et vous ne tenez pas à ce qu’il disparaisse maintenant, n’est-ce pas ?
Victor Kufor ne répondit pas. Il mourait d’envie de prendre ses jambes à son cou. Seule sa dignité de conseiller auprès des Nations Unies pour la République du Lesotho l’en empêchait. D’autant que, depuis la mort de son supérieur et ami John Sokati, il était le chef de la mission auprès de l’ONU. Avec droit de vote. Il n’y avait pas le choix. Le Lesotho ne comptait que deux membres dans sa mission.
Maintenant, il se maudissait de s’être laissé entraîner dans ce qui paraissait être une juteuse combine et se révélait un jeu mortel. Mais c’était trop tard.
— Voici ce que nous allons faire, expliqua Jada.
Elle se pencha à l’oreille du Noir, de façon que personne n’entende. Involontairement sa poitrine s’appuya sur sa main. Mais il était trop bouleversé pour en éprouver un plaisir quelconque. C’était pourtant Jada, autant que l’appât du gain, qui l’avait poussé sur le chemin glissant de la concussion.
Jada acheva ses explications et glissa de son tabouret.
— Je vais téléphoner, dit-elle. Ensuite, nous irons le rejoindre.
Autant proposer à Victor Kufor un aller simple pour l’enfer.
— Nous voilà, fit la voix chaude de Jada.
Un verre à la main, elle venait de surgir près de la table de Malko, le visage éclairé d’un sourire radieux, sublimement belle, escortée du Noir du bar. Malko se leva et installa ses invités. Il était temps. Presque tous les glaçons avaient fondu dans le seau protégeant la bouteille de Dom Pérignon. Il la fit ouvrir et leva son verre.
— À notre amitié.
Jada leva joyeusement son verre. Victor Kufor, un peu moins joyeusement.
La Noire avait radicalement changé d’attitude. Ses yeux pétillaient, elle s’assit très près de Malko, se pencha plusieurs fois sur lui pour prendre des allumettes, l’effleurant de sa poitrine à peine couverte. Chaque fois qu’il la regardait, il rencontrait des yeux chauds, amicaux. C’est elle qui lui demanda de la faire danser. Un slow.
Elle s’appuya contre lui avec abandon.
— Excusez-moi, j’ai été très désagréable tout à l’heure, dit-elle. Mais j’avais un problème d’affaires important à régler avec ce monsieur, qui me tracassait. Maintenant, nous pouvons nous amuser.
Lorsqu’il posa ses lèvres sur son cou, elle ne se déroba pas. Au contraire, son mont de Vénus sembla un peu plus agressif. Malko pesta intérieurement : il était tombé sur une call-girl de luxe. Pas étonnant que l’autre fasse la tête. Elle était en train de traiter deux clients à la fois. Il perdait son temps. C’est lui qui insista pour revenir à la table. Le Noir offrit à Jada de danser mais elle refusa assez sèchement. Sous la table, sa cuisse s’était rapprochée de celle de Malko. Celui-ci fut un instant tenté de s’offrir ce bel animal aux frais de la CIA. Puis sa conscience professionnelle reprit le dessus.
— Je crois que je vais aller me coucher, annonça-t-il. J’ai déjà assez dérangé votre soirée.
Jada se récria, posant sa longue main chaude sur la cuisse de Malko. Ses yeux étaient presque implorants.
— Jamais de la vie. Je vous emmène dans une autre boîte. Beaucoup plus drôle qu’ici. Le Nirvana. J’ai envie de danser. Et Victor aussi. N’est-ce pas Victor ?
Victor avait envie de tout sauf de danser. Par exemple de se trouver à une petite vingtaine de milliers de milles de l’Hippopotamus.
— Bien sûr, fit-il mollement.
Jada se levait déjà, tirant Malko par la main. Il se laissa faire, pensant qu’elle devait être encore plus cher qu’il ne l’avait pensé. C’était la grande classe. Il se serait presque senti irrésistible. S’il n’y avait pas eu de temps en temps une petite lueur métallique dans les beaux yeux noirs.
Après tout, pourquoi ne pas connaître le Nirvana ?
Brusquement, Malko se sentit en danger. Une sensation indéfinissable et angoissante comme lorsqu’on sort d’un cauchemar. Tout allait trop bien. Jada était trop attentionnée, Victor Kufor, trop inquiet, trop nerveux. Elle avait trop insisté pour qu’il vienne au Nirvana. Maintenant, d’étranges détails lui revenaient. Lorsqu’ils étaient arrivés, on les avait conduits directement à une table, comme s’ils avaient été attendus. Jada semblait connaître tout le monde.
Le Nirvana était bien différent de l’Hippopotamus. Pas de minettes décolletées escortées d’étudiants dorés. Mais beaucoup de Noirs, un peu trop élégants, trop polis, accompagnés de belles filles. Peu de Blancs. Le bar à l’entrée, très sombre, était rempli d’hommes seuls, la plupart noirs. Il n’y avait pratiquement que des Noirs dansant sur la piste surélevée, éclairée par des stroboscopes. Le vacarme était terrifiant. Malko avait dû hurler pour commander. Il ignorait évidemment que le FBI savait depuis longtemps que la boîte appartenait à la mafia… Il tenta de se raisonner. Le Nirvana n’était pas un coupe-gorge. Les danseurs se démenaient sur la scène toujours avec le même entrain, des groupes allaient et venaient, de la salle de billard au fond, à la discothèque et au bar.
En face de lui, Victor Kufor jouait avec son verre plein d’un air ennuyé. Malko examina les tables voisines. Beaucoup de Noirs. Dont trois, sans cavalière, vêtus de façon voyante, le visage fermé, juste derrière lui. Des têtes de boxeurs ou de videurs professionnels. Deux dissimulaient leurs yeux derrière des lunettes noires.
Idiot !
Il se secoua moralement et leva les yeux sur Jada. Il rencontra deux yeux immenses, sans expression. Mais la bouche souriait. Plusieurs Noires étaient coiffées comme elle. Devant le regard insistant de Malko, le sourire s’accentua.
— On danse ?
— Dans une minute, dit Malko. Je reviens.
Il se leva et se dirigea vers les toilettes, au fond, derrière la salle de billard.
En face des toilettes, il y avait deux cabines téléphoniques. Malko introduisit une dime[1] dans la première et porta le récepteur à son oreille.
Rien.
Il recommença. Pas de tonalité. Après avoir récupéré sa dime, il essaya l’autre cabine. Pas de tonalité non plus. Les deux étaient en dérangement. Incident assez rare à New York. Son angoisse augmenta.
Étrange, quand même. Il allait demander au bar où se trouvait un téléphone. Il se sentirait plus tranquille lorsqu’il aurait averti Al Katz de la découverte de Jada. En sortant de la cabine, il se heurta à quelqu’un et leva la tête. Un Noir était appuyé contre lui. Gigantesque avec une petite tête disproportionnée. Une chemise rose et une cravate vert électrique. King-Kong dans ses meilleurs jours. Il devait se gratter sous les genoux sans se baisser, vu la longueur de ses bras.
— Pardon me, mister, grimaça-t-il.
Mais Malko sentit son épaule puissante le pousser vers la porte des toilettes. Déséquilibré, il s’y appuya et elle céda sous son poids. En un éclair, Malko vit les deux autres Noirs de la table voisine. L’un eut un claquement de langue en le voyant. Sa main jaillit de sa poche avec un rasoir.
King-Kong cherchait toujours à le faire entrer. L’odeur aigre du désinfectant sauta à la gorge de Malko. Désespérément, il s’arc-bouta contre le mur et pivota, glissant sous le bras du géant. La porte des toilettes se referma. King-Kong recula vers le couloir menant à la salle, bloquant toute sortie, les bras écartés. Avec un sale sourire.
Malko était dans un cul-de-sac. Et les deux autres allaient venir à la rescousse. Une seule porte restait à sa portée : les toilettes des femmes. Il s’y engouffra.
La blonde platinée et plutôt tapée, affairée à réparer son maquillage saboté par la lubricité de son partenaire, s’en barbouilla le nez de rouge à lèvres en apercevant Malko dans la glace.
— Out, glapit-elle d’une voix perçante. Vous vous êtes trompé.
Malko, non seulement ne se confondit pas en excuses, mais s’approcha d’elle.
Lâchant son rouge, elle se retourna d’un bloc.
— Out ! répéta-t-elle, ou j’appelle la police !
À New York, un homme qui pénètre dans des Ladies Rooms ne peut être qu’un horrible sadique.
Sa voix avait la puissance d’une sirène de brume adulte. Malko lui adressa son sourire le plus enjôleur, et la saisit par le bras.
— Pardonnez mon erreur, mais ce sera une joie de vous raccompagner.
Il la saisit par le bras et l’arracha fermement à sa place. La suffocation remplaça la panique, et la rendit presque muette. Elle n’eut que le temps de rafler son sac.
— Joe va vous réduire en purée, protesta-t-elle mollement.
Malko ne devait jamais savoir qui était Joe. Une indicible et pénible surprise, se peignit sur le visage de King-Kong en le voyant réapparaître au bras de la blonde. Malko se servit de celle-ci comme d’un boutoir, la poussant vers le grand Noir. Subjugué, il s’écarta. La blonde ne fit même pas attention à lui. À peine l’obstacle franchi, Malko lâcha le bras protecteur et fila vers la salle.
Provisoirement, il était sauvé.
Il faillit foncer vers la sortie, mais se retint. On risquait de l’attendre dehors. C’est encore dans la discothèque, au milieu des gens, qu’il était le plus en sécurité.
Jada était seule à la table. Et n’exprima aucune surprise en le voyant revenir. Belle candidate pour les Oscars de l’hypocrisie, catégorie femelle.
— Vous avez été bien long, je commençais à m’ennuyer, dit-elle. Notre ami est rentré se coucher.
Victor Kufor ne voulait pas assister au massacre. La piste s’était vidée. Il n’y avait plus que quatre ou cinq couples. Le calme de Jada ne rassura pas Malko. L’épisode des toilettes devait s’inscrire dans un ensemble. Pour une raison qu’il ignorait, elle avait décidé de le supprimer cette nuit. Il y avait cent dollars à parier contre une dime qu’on l’attendait dehors.
— Je voudrais téléphoner, dit-il. Les cabines sont en dérangement.
— Demandez au bar, fit-elle tranquillement.
Trop tranquillement. Malko alla jusqu’au bar et appela le barman. Un gros Noir joufflu. Ce dernier secoua la tête, avec un air de profonde affliction.
— Désolé, sir, notre téléphone est en dérangement. Mais il y a une cabine à deux cents yards, au coin de la Troisième Avenue.
Avec quelques rasoirs en prime. Malko remercia et retourna à la table. Il lui sembla que Jada avait une imperceptible ironie dans le regard.
— Venez danser, proposa-t-elle.
Déjà, elle le prenait par la main, le tirant jusqu’à la piste. Malko se laissa faire. Au moins ils étaient en pleine lumière…
Pendant plusieurs minutes, il profita du spectacle de Jada mimant l’amour à vingt centimètres de lui. Le tissu de sa robe était si léger qu’on devinait le renflement de son mont de Vénus à chacun de ses mouvements. Malko se trémoussait mécaniquement, cherchant un moyen de sortir du Nirvana.
Vivant.
Sans transition, le monkey dance fit place à un slow et l’éclairage baissa presque totalement, remplacé par de la lumière noire. Spontanément Jada vint se coller contre Malko, lui passant les deux bras autour du cou. Une pieuvre parfumée.
Elle ondulait sur place, très souple. Sa bouche effleura le visage de Malko et il eut la sensation d’une chose chaude et douce, comme une fleur tropicale. Une plante carnivore.
Il eut envie de lui demander pourquoi elle voulait le tuer. Maintenant, il était certain qu’elle était mêlée à la mort de John Sokati. Et probablement au trafic d’influence. Mais elle ne répondrait sûrement pas. Il fallait survivre jusqu’au matin. On n’y voyait pratiquement plus rien sur la piste. Soudain, un désagréable vent coulis balaya la colonne vertébrale de Malko. Il en oublia de danser et Jada se décolla de lui.
L’énorme Noir microcéphale dansait à côté d’eux. Avec une fille très maigre, dans un ensemble blanc phosphorescent. Malko essaya d’entraîner Jada à l’autre bout de la piste, mais elle semblait soudain soudée au plancher. Il ne pouvait quand même pas la prendre à bras-le-corps. Ce sont des choses qu’un gentleman ne fait pas.
Même en danger de mort.
Il la fit néanmoins pivoter pour se trouver le dos au mur. Jamais un slow langoureux ne lui avait paru aussi long. Pourtant Jada faisait tout ce qui était en son pouvoir pour le pousser à l’attentat à la pudeur, et seuls les hurlements de son instinct de conservation l’empêchaient de se laisser aller.
— Si on s’asseyait ? proposa-t-il.
Jada se serra un peu plus.
— Je suis si bien ! Tout à l’heure.
Dalila dans ses meilleurs jours. Ils étaient maintenant entourés de trois couples noirs qui ne bougeaient guère plus qu’eux… Malko réalisa soudain qu’on pouvait parfaitement le tuer en pleine piste de danse. Il sentait le gigantesque dos du grand Noir s’appuyer contre lui. Massif et inquiétant. Il faillit hurler pour ameuter la salle. Mais il était trois heures du matin, et il ne devait plus rester que des complices.
Soudain, le noir grogna et le bouscula. Malko ne broncha pas. Jada, secouée par l’onde de choc, leva sur lui de grands yeux innocents.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Malko n’eut pas le temps de répondre. Le Noir, lâchant sa compagne, l’attrapa par l’épaule et le jeta contre le mur. Il devait peser cent livres de plus que lui.
— Son of a bitch[2], gronda-t-il. Tu as fini de me bousculer !
Il plongea la main dans sa poche et en sortit un rasoir qu’il ouvrit avec un claquement sec. De quoi couper une baleine en deux. La lame à l’horizontale, il avança sur Malko, ses deux copains faisant écran avec leurs cavalières et Jada, le coupant des spectateurs éventuels.
Le pied de Malko se détendit. On lui avait quand même appris quelque chose à l’école de Fort Worth. La pointe de l’escarpin atteignit le Noir en plein dans ses parties les plus sensibles. Malko crut que les yeux allaient lui jaillir des orbites. Avec un rugissement de douleur il se plia en avant, et lâcha son rasoir. La lame se planta avec un bruit sourd dans le plancher de bois. Malko fonça en avant, écartant, brutalement un des deux Noirs, et se retrouva en bordure de la piste. Un peu secoué, quand même.
Il allait foncer vers la sortie, quand il aperçut deux Noirs aux cheveux hérissés, appuyés de chaque côté de la porte du bar. En le voyant, ils échangèrent un regard et sortirent les mains de leurs poches.
Malko regagna la table et se versa un grand verre de J and B. Ce qui n’apaisa pas sa soif, mais lui remonta le moral. Très digne, Jada l’y rejoignit quelques secondes plus tard. Malko vit deux Noirs relever celui qu’il avait frappé et l’aider à marcher. La Noire s’assit près de lui et posa sa longue main sur la sienne.
— Je suis désolée pour cet incident. Je leur ai dit ce que je pensais. Ce sont des voyous. Vous n’avez pas de mal au moins…
Malko secoua la tête : elle était diabolique. Il ne lui restait plus qu’à ameuter la discothèque.
Soudain, un personnage huileux et noir comme une olive se matérialisa près de lui, cassé en deux, baignant dans l’humilité la plus abjecte. L’air tellement d’un mafioso italien qu’il en était comique. De sa diction confuse, Malko déduisit qu’il était absolument désolé pour l’incident, étant le patron du Nirvana, et que jamais l’agresseur de Malko ne remettrait les pieds chez lui.
Une serveuse en collant noir apparut aussitôt portant trois verres qu’elle déposa sur la table. Des daiquiris géants offerts par le patron. Celui-ci prit son verre, Jada le sien et Malko, assoiffé, se jeta sur le liquide frais, légèrement alcoolisé.
— Je vous remercie, dit-il. Néanmoins, je désirerais appeler la police… Cet homme a voulu me tuer avec un couteau.
Au mot de police, l’Italien faillit se signer. Ses jérémiades redoublèrent, mais Malko tint bon. Volontairement, il commençait à parler très haut. Le patron de la boîte le coupa :
— Bien, bien, je vais envoyer quelqu’un. Notre téléphone est en panne. Mais je vous en prie, pas de scandale.
Il en bégayait. Après avoir trempé les lèvres dans son verre, il s’éclipsa. Malko jubilait intérieurement. Jamais il ne serait si content de voir l’uniforme bleu des policiers… L’émotion avait asséché son gosier. Il acheva d’un trait le daiquiri du patron. Jada le contemplait, pensive.
— Pour un diplomate, vous vous battez bien, remarqua-t-elle. Cet homme était un véritable géant.
Il lui sembla que sa poitrine se soulevait plus vite. Sous la table sa cuisse nue était appuyée contre celle de Malko.
Elle se mit à lui parler sans arrêt, de choses et d’autres, avec une voix douce et enjôleuse. Malko était fasciné par sa grande bouche aux lèvres parfaites. Soudain, elle lui apparut un peu floue. Il cligna des yeux, les rouvrit et aperçut le visage de la Noire dans un brouillard. Une sueur glaciale dégoulina sur son front. Le vacarme de l’orchestre ne lui parvenait plus que faiblement.
Soudain, il pensa au daiquiri qu’on lui avait apporté.
On l’avait drogué.
Il voulut se lever, dut se tenir à la table. La voix de Jada lui parvint faiblement, inquiète :
— Vous ne vous sentez pas bien ?
Il ne se sentait plus du tout. Il voulut parler, mais ses cordes vocales n’obéirent pas. On l’avait bien eu. Et en plein New York.
Au prix d’un effort surhumain, il fit deux pas et se heurta à une femme dont il ne distingua pas le visage. Il entendit Jada crier :
— Attention !
La femme à qui il s’accrochait le repoussa. Brusquement, il vomit sur elle, saisit le haut de sa robe, tirant de toutes ses forces en tombant.
Le glapissement couvrit le bruit du tissu se déchirant, comme l’inconnue apparaissait en slip et soutien-gorge bleu. Depuis Pearl Harbor, on n’avait pas entendu une sirène aussi puissante. Malko perdit connaissance en se disant que si elle n’appelait pas la police, c’était à désespérer de tout.