Chapitre XX

Le colonel Minoru Tanaka était figé en un garde-à-vous impeccable devant son supérieur hiérarchique aux Nations Unies, Hideo Kagami, représentant permanent adjoint. Le visage rond du diplomate était sévère et son regard froid considérait le colonel avec un certain mépris, derrière ses lunettes à montures rondes d’acier.

Humblement, le colonel Tanaka inclinait la tête à chacune des remarques pertinentes du diplomate. Il se sentait couvert de honte. Pour la première fois de sa longue carrière – aussi bien dans l’aviation que dans les services secrets – il avait failli à son devoir. Il avait beau se dire que la faute en revenait à ses alliés d’occasion, c’était quand même lui le responsable.

Le diplomate termina sa diatribe :

— Il importe, conclut-il, puisque le FBI a pu remonter jusqu’à vous, que rien ne puisse vous relier au gouvernement ou même aux services auxquels vous appartenez. Que jamais le FBI ne puisse réunir les preuves permettant d’ouvrir une action judiciaire. Soit par votre témoignage, soit par celui d’autrui. C’est bien compris ?

Le colonel Tanaka avait parfaitement compris. Mais c’est une des choses dont il se souciait le moins. Un militaire est fait pour mourir d’une façon ou d’une autre, et il se souciait peu d’endurer les sarcasmes de ses collègues de retour à Tokyo. Puisqu’il avait raté, il lui restait à faire une sortie honorable. Il se cassa presque en deux.

— Puis-je prendre congé, monsieur l’ambassadeur. Je puis vous assurer que vos instructions seront exécutées immédiatement.

— Je n’en attendais pas moins de vous, répliqua le diplomate.

Brusquement, il fit le tour de son bureau et serra chaleureusement la main du colonel Tanaka. Un soupçon d’émotion embuait ses lunettes.

— Colonel Tanaka, dit-il à voix basse, comme si les murs étaient pleins de micros. Je sais que vous avez fait de votre mieux pour servir votre pays. Au nom de l’empereur, je vous en remercie. Nous prendrons soin de ce qui vous est cher.

Un faible sourire éclaira le visage du colonel Tanaka. Ce satisfecit était tout ce qu’il souhaitait. Il avait la conscience tranquille. On ne le citerait pas comme exemple d’échec aux générations futures. Sans mot dire, il fit demi-tour et sortit du bureau. En attendant l’ascenseur, il commença à réfléchir à ce qu’il allait faire. Malheureusement, il avait très peu de temps.

Cet ultime rendez-vous était déjà un miracle. Après avoir quitté Lo-ning, il avait automatiquement contacté le chef de la délégation japonaise pour le mettre au courant.

Le FBI avait déjà alerté la délégation japonaise quand le colonel Tanaka avait pu entrer en contact avec Hideo Kagami. Ce dernier lui avait donné rendez-vous dans le bureau d’une grosse firme d’importation japonaise qui abritait les Services spéciaux de Tokyo.

En sortant, il héla un taxi et donna une adresse dans Greenwich Village. C’était imprudent de revenir à son hôtel, du moment que le FBI l’avait identifié. Mentalement il essaya de se rappeler ce qui pouvait se trouver dans sa chambre d’hôtel de compromettant.

Rien, à part le pistolet. Et ce dernier ne mènerait pas très loin. Il avait un faux numéro de série et il était impossible d’en retrouver la trace.

Le petit carnet noir sur lequel Tanaka avait noté ses dépenses était dans sa poche. Dès qu’il en aurait fini avec ses alliés, il le détruirait en le brûlant. Ensuite, il ne resterait plus que lui, colonel Tanaka. La dernière pièce à conviction du complot. Il n’avait pas encore choisi sa façon de mourir et se réservait un moment de méditation si les circonstances lui en donnaient l’occasion. Au pire, il lui suffisait de mordre un des boutons de la manche gauche de sa veste pour tomber mort instantanément.

Mais le poison lui déplaisait et il souhaitait trouver un moyen plus compatible avec son état. Les samouraïs ne s’empoisonnaient pas, et le colonel Tanaka était fortement imprégné de tradition.

D’un œil distrait, il regardait New York défiler le long des vitres du taxi. Ils suivaient Broadway, en plein Garment district, avec tous les chariots de fourrures et de vêtements, les énormes camions et les cafétérias minables bourrées de pauvres employés. Pas le New York scintillant des touristes, mais une fourmilière qui ressemblait un peu à Tokyo.

Le colonel éprouva un bref et violent pincement au cœur. Il aurait donné cher pour une ultime partie de pachinko. Mais il n’y avait pas de pachinko à New York, et le FBI était à ses trousses.

Les Américains avaient été extrêmement polis en demandant si un certain colonel Tanaka faisait bien partie de la délégation japonaise. Oh ! il ne s’agissait que d’une question de pure forme, car on lui avait sûrement volé sa voiture. Il était évidemment impossible qu’un membre éminent de la délégation japonaise soit mêlé à cette sordide histoire.

Depuis la guerre du Vietnam, les fonctionnaires américains avaient fait de grands progrès dans l’art de sauver la face.

Le taxi stoppa devant une maison de Bleeker Street. Des hippies étaient assis presque sur chaque marche, fumant ou discutant. Tanaka monta les quelques marches et traversa la cour. Au fond, il y avait une sorte de hangar. Il poussa la porte. C’était plein de caisses et de vieux meubles.

Un Noir se dressa tout de suite en face de lui. Costaud, avec des lunettes noires.

— Je viens voir Lester, dit Tanaka.

Personne, en dehors des Mad Dogs ne connaissait le prénom de Lester. Le Noir alla au fond du hangar et poussa une caisse. Tanaka était resté un peu en arrière. Sans bruit il ramassa une barre de fer, arriva derrière le noir et l’abattit de toutes ses forces sur sa nuque.

Le Noir tomba en avant sans un cri, dans une éclaboussure de sang.

Le colonel Tanaka déplaça la caisse. Sous la caisse, il y avait une trappe.

Il la souleva et s’engagea dans une échelle de fer. Il atterrit dans un sous-sol plein de caisses. L’arsenal des Mad Dogs pour Manhattan. Environ deux cents fusils, des mitraillettes de différents modèles, des fusils automatiques achetés à des déserteurs, des milliers de cartouches de tout calibre. Une fois Lester avait montré sa fortune à Tanaka. Il y avait même une mitrailleuse japonaise Nambu, arrivée là Dieu sait comment.

Tanaka bougea sans bruit une lourde caisse contenant des fusils encore dans leur emballage et souleva le couvercle de celle qui se trouvait dessous, espérant que sa mémoire ne le trompait pas.

La mitraillette tchécoslovaque et les chargeurs étaient bien là. Il prit l’arme, engagea un chargeur et en glissa trois autres dans sa ceinture. Il espérait que Lester serait là avec Jack à pouvoir éventuellement témoigner contre lui. Jamais Tanaka n’avait eu de contact direct avec d’autres membres des Mad Dogs, ils étaient les seuls.

Le bruit de la culasse qu’il arma se répercuta sur les murs de brique. En face de lui, la porte restait obstinément fermée. Il se demanda brusquement si Lester n’était pas dehors.

L’arme serrée contre son bras droit, il ouvrit la porte. Un couloir d’une dizaine de mètres desservait plusieurs pièces. À l’autre bout, une sortie remontait sur la Septième Avenue. C’était vraiment la planque idéale.

— Qui est là ? cria une voix.

Tanaka reconnut Lester. Il appela à son tour, calmement :

— C’est moi, Tanaka.

Puis il poussa la porte et entra.

Lester n’était pas seul. Il était en train de jouer aux cartes avec deux autres Noirs. Jada était allongée sur le lit, en train de lire. Plusieurs bouteilles de bière vides étaient posées par terre. Un colt automatique se trouvait sur le lit où Lester avait l’habitude de dormir. En voyant Tanaka, l’un des joueurs plongea brutalement vers l’arme, éparpillant les cartes parterre. Tanaka bougea à peine, mais la mitraillette cracha une courte rafale. Le Noir sauta comme s’il avait une crise d’épilepsie puis retomba dans une mare de sang. Plusieurs des balles lui avaient déchiqueté le torse. Il mourut avant de toucher le sol.

Lester et l’autre Noir se levèrent, défigurés par la peur. Jada laissa tomber son livre, hurla, se recroquevillant sur le lit. Tanaka tourna vers eux le canon de l’arme.

— Ne bougez pas, fit-il calmement.

Lester retrouva un peu de son sang-froid. Il passa nerveusement la langue sur ses lèvres.

— Bon sang ! vous êtes dingue, ou quoi ? Qu’est-ce qui vous prend ?

Il toussa à cause de la cordite. Tanaka en profita pour l’interrompre :

— Votre dernière opération n’a pas réussi non plus, dit-il d’un ton égal. À l’heure actuelle, vos hommes sont arrêtés par le FBI et je suis recherché moi-même. Nous avons dépensé beaucoup d’argent pour rien.

— Hé ! fit Lester, ils ne vous ont pas suivi ?

Le colonel Tanaka eut un geste qui signifiait que cela n’avait plus beaucoup d’importance. Lester se méprit.

— Vous voulez vous planquer avec nous ? proposa-t-il. Ensuite on vous fera sortir du pays par le Canada. C’est facile. Il y a des centaines de mille de frontières pas surveillés dans le North Dakota. En attendant vous resterez ici…

Le regard de Lester ne quittait pas la mitraillette. Il savait que le chargeur contenait encore assez de cartouches pour le couper en deux. Sur le lit, Jada semblait paralysée. Sa lourde poitrine se soulevait irrégulièrement, comme si elle avait eu du mal à respirer.

Ses yeux allaient de Tanaka à Lester, suivant la conversation.

Il ne comprenait pas ce que voulait le Japonais. Soudain, son visage s’éclaira.

— Vous voudriez rentrer dans votre fric ? Mais vous savez qu’on avait payé ces fumiers d’avance. Le reste on à acheté des armes et on a bouffé.

Tanaka hocha la tête.

— Je vous remercie de votre hospitalité, mais je n’ai pas l’intention d’en profiter, dit-il poliment. Quant à l’argent, je pense effectivement qu’on ne peut pas le retrouver. Mais je suppose que cela fait partie des risques du métier.

Lester sourit, soulagé.

— O.K., vous êtes fichtrement raisonnable. Maintenant, posez cette mitraillette. Il pourrait arriver un autre accident.

Il essayait de ne pas regarder le cadavre de Ronson, son copain. Il ne savait pas très bien que penser de ce jap qui semblait avoir viré dingue tout à coup. Qu’est-ce que foutait le type à la porte ?

Tanaka ne lâcha pas la mitraillette et ne bougea pas d’une semelle. Il serra même la crosse plus fermement. Il cherchait dans son esprit s’il n’avait rien oublié.

— Je vais m’en aller maintenant, dit-il tranquillement. Je regrette que tout n’ait pas marché comme nous le souhaitions.

Lester vit son doigt appuyer sur la détente. Il hurla :

— Hé ! vous êtes fou. Vous n’allez pas… Je ne vous ai pas vendu, j’ai été correct, moi.

Le colonel Tanaka hocha tristement la tête. Il y avait des choses difficiles à expliquer à un garçon fruste comme Lester. La fatigue le prenait. Il avait hâte d’en avoir fini.

— Vous avez été correct, concéda-t-il, mais j’ai des devoirs envers mon pays.

Jada poussa un petit cri.

Une lueur passa soudain dans l’oeil de Lester. Ce type était fou. Il fallait lui trouver un hobby : il se pencha et ramassa une grosse boîte métallique par terre, la tendant à Tanaka.

— Regardez, il y a de quoi nous venger là-dedans. On me l’a apporté hier. Vous savez ce que c’est ?

La boîte ressemblait à une boîte de conserve d’un kilo qui aurait eu un couvercle en plastique transparent. On apercevait une matière granulée mauve, un peu comme des bonbons. Il n’y avait aucune inscription sur la boîte. Lester cracha :

— Vous avez entendu parler du cyclon B ? Le truc qui servait dans les camps de concentration de vos copains allemands pendant la guerre pour liquider les juifs. Ce truc-là, c’est pareil. Du chlore. Dès que vous le mettez à l’air, ça se combine pour donner un gaz mortel. Tout le monde y passe en cinq minutes. Vous toussez, vous devenez tout bleu et vous crevez la gueule ouverte, en pissant le sang par le nez et la bouche.

Lester était tellement excité par sa description qu’il en avait oublié la mitraillette. Soudain, sa voix baissa et il ajouta sur le ton de la confidence :

— Supposez qu’on balance ça dans les conduits de ventilation de l’ONU. Tous ces foutus Pigs vont crever et il n’y aura pas de vote.

Une lueur d’intérêt passa dans les yeux de Tanaka, vite éteinte. Il savait que Lester était prêt à n’importe quoi pour sauver sa peau, qu’à la première occasion il lui fausserait compagnie ou tout simplement le tuerait.

— C’est très intéressant, dit-il.

Et il appuya sur la détente.

Le choc des balles renvoya Lester contre le mur. L’une d’elles le frappa en pleine gorge et un jet de sang jaillit, éclaboussant la table et les cartes. Déjà, le colonel Tanaka tirait une courte rafale sur le second Noir monté sur le lit en un futile espoir pour échapper aux balles. Touché aux reins et dans le dos, il poussa un jappement affreux avant de rouler par terre. Une des balles atteignit Jada en plein front. Elle resta assise sur le lit, le visage figé en une expression de surprise, le sang coulant le long de son nez, les yeux ouverts.

Le colonel Tanaka n’eut même pas à remettre un chargeur dans son arme, Lester était déjà mort et l’autre n’en valait guère mieux. Soigneusement, le Japonais posa la mitraillette sur la table et examina la boîte de Cyclon B avec curiosité. Cela semblait totalement inoffensif.

Soudain, il se dit que l’idée de Lester n’était pas si mauvaise. À condition de l’exécuter lui-même. C’était la touche parfaite pour qu’on le prenne pour un fou et qu’on ne songe nullement à un complot préparé par un gouvernement. Les gouvernements n’empoisonnent pas l’ONU.

Il regarda sa montre. La séance durait encore deux bonnes heures. Une seconde, la pensée de la délégation japonaise l’effleura, mais il se dit avec une grande logique qu’ils seraient heureux de participer à la sauvegarde de leur pays, même à leur corps défendant. Et cela serait une assurance supplémentaire. Personne n’irait penser qu’ils étaient compromis.

Un peu ragaillardi, le colonel Tanaka prit la boîte, qu’il enroula dans un morceau de papier, et sortit sans un regard pour les trois cadavres. Il en avait vu tellement en 1945. Cela commençait à sentir très mauvais. Avec la mort, les sphincters s’étaient relâchés et les Noirs gisaient dans leurs excréments. Dans l’armurerie, il s’arrêta et choisit un colt automatique tout neuf, fabriqué au Brésil. Il bourra ses poches de chargeurs et remonta l’échelle.

Une Buick blanche était garée dans la cour. Tanaka savait que Lester l’utilisait parfois. Il pencha la tête à l’intérieur et vit que les clés étaient sur le tableau de bord. C’était plus sûr qu’un taxi, si la police avait déjà diffusé son signalement. Il monta et mit en marche.

Il irait directement au garage de l’ONU. Il savait que le centre de l’air conditionné se trouvait au même niveau.

Il conduisit avec soin dans la petite rue encombrée de hippies et de touristes, puis tourna dans la Sixième Avenue. Il était à une trentaine de blocs de l’ONU. Au croisement il s’arrêta pour laisser passer une petite vieille chargée de paniers.

Sur le siège de la voiture, la boîte de Cyclon B avait l’air de sortir d’un supermarché, innocente et brillante. Tanaka avait glissé le colt sous sa banquette. Il accéléra et parvint à attraper plusieurs feux.

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