Gail regardait l’East River à travers l’une des grandes baies vitrées du bar des délégués. La lumière passant à travers le tissu léger de sa robe lui donnait l’air d’être nue. Un véritable aimant à diplomates. Mais, cette fois, elle obéissait directement à Al Katz. Malko avait déclaré tout net qu’il ne voulait plus être mêlé à une « contre-attaque ».
Le jour s’était levé sur le 27 septembre, et il restait deux jours avant le vote. La nervosité des hauts fonctionnaires du State Department avait atteint un niveau absolument sans précédent. Ce vote allait être une véritable partie de roulette puisque les jeux menaçaient d’être truqués des deux côtés. Il suffisait d’une voix d’écart.
Malko tournait en rond. Il était retourné au Nirvana, mais, bien entendu, Jada avait totalement disparu. Aucun indice non plus du côté des Nations Unies. Les recherches du docteur Shu-lo n’avaient rien donné. Le meurtrier n’appartenait pas à la délégation chinoise. Lo-ning continuait son métier de guide, venant passer quelques instants avec Malko chaque fois qu’elle le pouvait. Krisantem avait découvert une communauté turque et y passait le plus clair de son temps. Chris Jones, qui n’avait rien à faire non plus, admirait le bar des délégués. Le fait qu’on puisse y boire du J and B à cinquante cents le verre, en faisait à ses yeux un endroit hautement valable. Pour l’instant, il contemplait Gail avec des pensées inavouables.
— Tiens, dit-il soudain, un pédé.
Malko leva la tête. Un Noir était assis juste derrière Gail. Il avait à peine jeté un coup d’oeil torve quand elle était venue près de lui et s’était replongé dans ses pensées. Ce n’était pas un des participants de la « soirée orgiaque » de Malko. D’ailleurs celui-ci ne le connaissait pas.
Affalé dans un fauteuil, il semblait indifférent à tout, en proie à un profond désarroi. Quand il s’aperçut que Malko l’observait, il se leva brusquement, l’air effrayé, et partit vers la cafétéria du fond.
Bizarre. Malko tiqua intérieurement. Bien sûr, cela pouvait être une rage de dents ou un chagrin d’amour. Mais le Noir semblait étrangement nerveux. Il revint de la cafétéria et alla téléphoner d’une des cabines. Malko se leva et demanda à une des standardistes qui il était.
— Son Excellence David Mugali, répondit-elle. Un homme charmant.
Donc un délégué accrédité pour le vote. Il sortit de la cabine au moment où on annonçait la reprise de la séance de l’Assemblée générale. Pour une intervention du Yémen du Sud.
La salle se vida rapidement. Son Excellence Mugali ne semblait pas vouloir aller en séance. Il traîna quelques instants devant le stand à journaux puis s’assit, l’air de plus en plus accablé.
Malko, pris d’une inspiration subite, se pencha vers Chris Jones.
— Voilà du travail pour vous. Je veux que vous suiviez ce respectable gentleman où qu’il aille. Que l’on sache qui il voit, ce qu’il fait. Il a l’air trop triste pour être honnête.
Le gorille n’en revenait pas.
— Si chaque fois qu’un nègre a l’air triste, protesta-t-il, on s’amuse à le suivre, on n’a pas fini. Ses copains ont peut-être bouffé sa famille, là-bas en Afrique.
Décidément, Chris Jones était raciste. Malko lui tendit les clés de la Dodge. La tristesse de l’ambassadeur pouvait n’avoir aucun rapport avec son problème, mais on ne savait jamais. Justement, le Noir se leva et quitta le bar. Réticent mais obéissant, Chris lui emboîta le pas.
La mort de Mme Tso n’avait fait que la manchette du Daily News, toujours à l’affût du sensationnel. Les autres quotidiens n’y avaient pas attaché une importance énorme. Le colonel Tanaka savait qu’il n’avait rien à craindre de la police municipale.
Mais il était mortellement inquiet. L’homme blond pouvait faire échouer toute l’opération. Et il ne le saurait que trop tard. Il était hors de question d’effectuer une seconde tentative sur lui. Pour tromper sa nervosité, le colonel Tanaka siégeait dans une commission s’occupant de la pollution de l’océan Pacifique nord et des répercussions sur les campagnes de pêche. Il n’avait pas de nouvelles de Lester depuis la veille. Les Mad Dogs avaient lancé la phase finale de l’opération. Tout semblait enfin se passer bien. Encore quarante-huit heures à tenir.
Jusqu’à la dernière seconde, le colonel Tanaka vivrait dans l’angoisse. Pourtant, le mélange de sauvagerie et de sang-froid requis pour mener à bien une partie de son plan le ravissait. Il méritait de réussir.
Avec une certaine nostalgie, il pensa que c’était sa dernière chance de passer à la retraite comme général, ce qui changerait considérablement ses dernières années de vie. Bien qu’il n’ait pas de goûts de luxe. Courageusement, il essaya de suivre l’intervention du représentant de la Corée du Sud.
Le téléphone sonna chez Malko un peu avant dix heures. C’était Chris Jones.
— Votre négro est en train de pleurer comme une Madeleine dans une cafétéria de la Seconde Avenue, annonça-t-il. Est-ce que je lui donne mon mouchoir ? En plus, il est rond comme une bille. Il marche au bourbon, depuis que je le suis.
Malko hésita. Après tout, ce n’était peut-être qu’un chagrin d’amour. Mais autant aller au fond des choses.
— J’arrive, dit-il. S’il veut partir, retenez-le sous un prétexte quelconque.
Il raccrocha et sauta dans un costume. Ce nègre triste ne lui disait rien qui vaille.
L’ambassadeur n’avait pas bougé quand Malko débarqua dans la cafétéria. La tête entre ses mains, il pleurait, sans retenue dans un box. Très gêné, Chris Jones essayait de regarder ailleurs.
— Laissez-moi faire, dit Malko.
Il vint s’asseoir tranquillement en face du Noir. Celui-ci leva la tête, surpris. Malko lui adressa son plus gracieux sourire.
— Quelque chose ne va pas, Excellence ?
Le diplomate sursauta en entendant son titre. Il renifla, tentant de retrouver un peu de dignité.
— Laissez-moi, voulez-vous, dit-il d’une voix éteinte. Je ne vous connais pas.
Il fit mine de se lever. Malko le retint.
— Moi, je vous connais, Excellence. Et je crois que vous avez de sérieux ennuis qui ont un rapport avec le vote d’après-demain.
Il avait lancé un ballon d’essai un peu en l’air. Le Noir frissonna de tous ses muscles, comme un cheval fiévreux. Cette fois, il se leva et jeta un œil noir à Malko.
— Qui êtes-vous ? Laissez-moi tranquille.
— Je crois que je peux vous aider, dit Malko. Si vous consentez à me dire la vérité.
Le Noir devint soudainement furieux. Il brandit sous le nez de Malko un passeport diplomatique et se mit à hurler :
— Laissez-moi. Je suis diplomate. Je vais appeler la police.
Aussitôt, un énorme barman jaillit de son comptoir, roulant des biceps. Juste à temps pour être intercepté par Chris Jones qui lui fit presque manger sa carte du « Secret Service ». Penaud, il regagna le bar.
Malko essayait de calmer le diplomate noir en lui parlant à voix basse.
— Je ne vous veux aucun mal, affirma-t-il. Au contraire.
— Laissez-moi, glapit le diplomate, complètement hystérique. Je ne veux parler à personne. Je n’ai pas d’ennuis.
En même temps, il se débattait. Sournoisement, Chris Jones le poussa vers la sortie. Inutile de provoquer un esclandre. Une fois sur le trottoir, le gorille le fit entrer dans la Dodge. Malko s’assit aussitôt à côté de lui. La voiture démarra aussitôt.
— Où allons-nous ? demanda Chris.
— Chez moi.
Le Noir se mit soudain à se débattre alors qu’il s’était laissé passivement entraîner dans la voiture, comme en état second.
— Où m’emmenez-vous ? cria-t-il. Je veux partir. C’est un kidnapping.
— Ne vous énervez pas, dit Malko. Nous appartenons au Service secret et je vous emmène chez moi où je vais appeler un médecin. Vous êtes très énervé. Il vous faut un calmant.
Le Noir se laissa aller en arrière sur la banquette, murmurant des mots sans suite. Son haleine empestait l’alcool. Mais il n’y avait pas que cela. Sa peau avait la couleur plombée des Noirs lorsqu’ils ont très peur, et de grosses gouttes de sueur coulaient sur son visage. Par moments, il claquait des dents.
Krisantem eut un haut-le-corps en voyant le Noir empestant l’alcool, le regard flou, soutenu par Malko et Chris Jones.
Ils le déposèrent dans un fauteuil, où il s’enfonça avec un hoquet. Malko alla dans la chambre et appela le docteur Shu-lo. Par chance, il était chez lui.
— Venez immédiatement, dit-il. J’ai peut-être trouvé une piste.
Ensuite, il avertit Al Katz. L’Américain n’était pas chaud, chaud, chaud…
— J’espère que vous êtes sûr de vous, avertit-il. Il est protégé par l’immunité diplomatique. S’il va se plaindre, cela fera un grabuge horrible.
Le docteur Shu-lo arriva dix minutes plus tard. Avec l’aide de Krisantem, il ôta sa veste, retroussa sa manche gauche et fit une piqûre au diplomate. Celui-ci se laissa faire et sembla s’assoupir, bouche ouverte, les yeux clos.
— Il dort ?
— Il en a pour un quart d’heure. Je lui ai administré un calmant léger.
Le corps du Noir s’affaissa imperceptiblement dans le fauteuil. Shu-lo souleva une de ses paupières. Aucune réaction. Aidé de Krisantem, il transporta le délégué sur le divan. Chris Jones commença à lui faire les poches avec beaucoup de soin. Il n’y avait rien d’extraordinaire : portefeuille, passeport, argent, monnaie, un mouchoir plié en boule.
Automatiquement, Chris déplia le mouchoir et le secoua. Quelque chose tomba à terre. Un petit sachet de plastique. Le gorille le ramassa, l’examina et poussa un cri étranglé.
— Regardez !
Malko et le docteur s’approchèrent. À l’intérieur du sachet de plastique, il y avait une boule sanguinolente. Le docteur Shu-lo ouvrit le sachet, prit l’objet entre deux doigts, le flaira et regarda Malko :
— C’est le lobe d’une oreille, annonça-t-il aussi paisiblement que si cela avait été un morceau de chewing-gum.
— Quoi !
— Le lobe de l’oreille d’une personne de race noire, précisa le docteur Shu-lo après examen. Détaché au couteau ou au bistouri.
— Sacré bordel de Dieu ! fit Chris, qui avait peu de religion.
L’ambassadeur avait bien ses deux oreilles. Ils regardèrent l’homme endormi avec horreur. Chris surtout. Il voyait déjà une histoire d’anthropophage. Malko dit :
— J’ai l’impression que ce macabre débris est directement lié à nos ennuis. Il faut réveiller cet homme et le faire parler.
Le docteur Shu-lo était déjà en train de chercher des amphétamines dans sa trousse. Deux minutes plus tard, le Noir ouvrit les yeux.
— J’ai soif, murmura-t-il.
Krisantem lui fit boire un verre d’eau. Aussitôt, Malko mit sous le nez du diplomate le sachet en plastique.
— Qu’est-ce que c’est, Excellence ?
L’ambassadeur sauta littéralement hors de son fauteuil. Les mots se bousculaient sur ses lèvres, il gémissait, il criait, sauta sur Malko, tentant de lui arracher le macabre débris. Chris Jones dut le maîtriser. Enfin, un peu calmé, il s’assit, roulant des yeux furibonds.
— Appelez la police, glapit-il. Je me plaindrai au secrétaire général ! C’est une honte. Je suis chef de mission diplomatique.
— Calmez-vous, dit Malko, nous ne voulons que votre bien. Nous pouvons vous aider. Mais dites-nous à qui appartient ce morceau d’oreille ?
Le Noir vira au gris. Il se mit à trembler. Son regard implora Malko.
— Je vous en prie, je ne vous dirai rien. Laissez-moi m’en aller. Je ne dirai rien.
Il secoua la tête, ferma les yeux, en proie à un cauchemar intérieur. Malko le contempla, perplexe. Il avait mis le doigt sur la clé du problème. Mais il ne pouvait quand même pas arracher les ongles d’un ambassadeur plénipotentiaire – même noir – pour le faire parler… Et l’usage du pentothal était tout aussi délicat. Il voyait déjà les titres : « La CIA drogue un diplomate ! »
Le docteur Shu-lo dit tout doucement :
— Je crois que je peux le faire parler. Sans aucune drogue. Cela ne laissera aucune trace. Narco-analyse. Les problèmes du sujet remontent à la surface et il se libère.
— Le traitement que vous avez fait subir à Jada ? demanda Malko.
— Oui.
— Bon, emmenez-le. Je vous rejoins. Il faut que je prévienne Al Katz.
Aidé de Chris Jones, le Chinois emmena le diplomate, après lui avoir remis sa veste. Aux trois quarts inconscient, il se laissa faire.
Le docteur Shu-lo téléphona une heure et demie plus tard à Malko.
— Vous avez raison, dit-il. Des gens ont enlevé sa femme hier. Deux heures plus tard, il a reçu un morceau de son oreille avec encore la boucle d’oreille pour qu’il n’y ait aucun doute sur l’identification.
» On lui a simplement ordonné de voter pour la Chine rouge, bien entendu, sans prévenir son gouvernement ni la police. En le prévenant que la moindre intervention signifierait la mort de sa femme immédiatement. Il ignore qui a perpétré le kidnapping, ni si d’autres chefs de mission sont dans le même cas que lui… On lui a promis que sa femme lui serait renvoyée saine et sauve après le vote, mais que s’il parlait, même plus tard, lui et sa famille seraient exécutés.
» La mutilation avait juste pour but de lui faire prendre les menaces au sérieux.
Malko en resta muet d’horreur. Il avait entre les mains la vie d’une ou plusieurs personnes, et, maintenant, le moindre faux pas pouvait provoquer une catastrophe.
— Se souviendra-t-il de ce qu’il a dit, lorsqu’il va se réveiller ? demanda-t-il.
— Non.
— Alors, ne lui dites rien. Simplement que vous lui avez administré un calmant parce qu’il était très énervé. Qu’il a eu une syncope. Faites-le raccompagner chez lui comme si de rien n’était. Je vais essayer de trouver une parade. Bien entendu, ne dites rien à personne, puisque nous ignorons contre qui nous luttons.
Malko raccrocha et appela aussitôt Al Katz, bien qu’il soit plus de minuit.
L’Américain faillit se trouver mal en apprenant ce qui se passait. Bien sûr, avec ces nouveaux éléments, on pouvait officiellement demander le report du vote. Mais cela risquait de coûter la vie à un ou aux otages… Depuis l’assassinat du diplomate allemand au Guatemala, les gouvernements étaient particulièrement sensibilisés au problème. Et quelle perte de face pour les États-Unis ! On reconnaissait que le FBI n’était pas capable d’assurer la sécurité des diplomates. Comme une vulgaire république-banane.
— J’ai une idée pour retrouver ces otages, dit Malko. Il faut que le Bureau of Narcotics de Manhattan collabore totalement avec moi. Prévenez qui de droit. Qu’on m’appelle aussitôt que possible.
— Pourquoi le Bureau of Narcotics ?
— Ce serait trop long à vous expliquer, dit Malko. Mais il nous reste deux jours pour retrouver ces gens, alors dépêchez-vous.
Al Katz n’insista pas. Il n’allait pas passer une bonne nuit. Malko était sûr que, si la tête du complot se trouvait aux Nations Unies, les exécutants étaient des Noirs. Même pour les kidnappings. C’est de ce côté-là qu’il fallait chercher.
Malko composa un second numéro et attendit. Quand il décrocha, une voix d’homme furieuse demanda quel était le porc qui osait le déranger en pleine nuit. Malko expliqua suavement que ce n’était pas à lui mais à sa femme qu’il désirait parler.
Il crut que son interlocuteur allait raccrocher. Il lui hurla une bordée d’injures. Soudain, il y eut un bruit confus et une voix de femme demanda :
— Qui est à l’appareil ?
— C’est moi, Jeanie, dit Malko. Nous nous sommes vus ce matin. J’ai besoin de vous.
— Vous voulez me voir maintenant ?
— Oui.
Après un court silence, la jeune Noire fit :
— O.K. Je serai en bas dans vingt minutes.
Malko remit sa veste et prévint Krisantem qu’il rentrerait tard. Il sortit et monta dans la Dodge, absorbé dans ses pensées. Combien y avait-il de « zombies » à l’Assemblée générale ? Sans compter ceux qui avaient accepté un chèque.