Chapitre V

Le colonel Tanaka trépignait de rage dans sa cabine téléphonique. Heureusement qu’à quatre heures du matin il n’y avait pas beaucoup de passants sur la Sixième Avenue.

— Ne lui faites rien ! glapit-il. Rien ! Si c’est un agent fédéral, c’est le meilleur moyen de déclencher une catastrophe. Vous vous êtes encore conduits comme des enfants.

Lester, à l’autre bout du fil protesta.

— Si on laisse courir, Victor Kurfor se dégonfle. Et c’est lui qui risque d’aller tout raconter aux flics.

Le Japonais se tut, le temps de réfléchir. D’après ce que lui avait dit Lester, l’homme blond ne pouvait rien faire. Par contre le remplaçant de John Sokati présentait beaucoup de danger. Entre deux maux, il faut choisir le moindre…

— S’il y a quelque chose à faire, dit-il précautionneusement, c’est du côté de ce Victor Kurfor. Il faudrait s’y prendre très vite et que ça ait l’air d’un accident. À la rigueur, nous nous passerons du Lesotho.

À l’autre bout du fil, Lester claqua de la langue selon sa détestable habitude, pas d’accord.

— Vous voulez dire qu’on va raccompagner chez lui gentiment ce type.

— Absolument, ordonna le colonel Tanaka. Et pour le reste, faites ce que je vous dis. Vous avez commis une erreur très grave.

Il raccrocha, furieux. Si seulement, il avait eu une douzaine de Japonais ! En sortant de la cabine, il manqua se faire écraser par un taxi en maraude, qui, en plus, l’injuria. Il ne restait plus qu’à regagner l’hôtel et à essayer de dormir. C’était évidemment fâcheux si un second membre de la délégation du Lesotho passait de vie à trépas. Mais, après tout, il y a des séries noires partout. Et le colonel Tanaka n’avait pas le choix. Peu importe que le FBI découvre le complot, après le vote. Jusque-là, il fallait couper férocement toutes les pistes.


* * *

Malko ouvrit les yeux avec l’impression qu’un camion de trente tonnes s’était arrêté sur sa tête. Le visage attentif de Krisantem était penché sur lui, assez flou. Il ferma les yeux et les rouvrit : les traits du Turc étaient un peu plus nets. Malko était dans sa chambre, étendu tout habillé sur son lit. Dès qu’il voulut redresser la tête, il fut pris d’une migraine horrible. Il fit signe à Krisantem de l’aider, et, aidé du Turc, alla vomir dans le lavabo, malade comme un chien. Peu à peu, le souvenir de la soirée lui revint. Il se revit, s’effondrant en arrachant la robe de l’inconnue.

Cela s’arrêtait là. Comment était-il vivant ? Il eut envie de le demander à Krisantem, mais celui-ci était dans la cuisine, en train de préparer du café.

Malko se traîna jusqu’au téléphone et appela Al Katz. Celui-ci était d’une humeur de chien.

— Où étiez-vous ? J’ai attendu des nouvelles toute la journée.

— Toute la journée ! fit Malko, horrifié. Mais quelle heure est-il ?

Il crut que l’écouteur allait lui sauter des mains.

— On ne vous paie pas pour faire la bringue, remarqua caustiquement Al Katz. Il est sept heures du soir. Sept heures.

Malko réalisa d’un coup que si la police l’avait sauvé, l’Américain le saurait. Quelque chose d’autre l’avait sauvé. Une chose incompréhensible. Pourquoi Jada et ses amis s’étaient-ils donné tellement de mal pour le tuer, pour le relâcher ensuite ? Il se demanda si toute la soirée n’avait pas été un énorme bluff. Mais pourquoi ? Rapidement, il raconta à Al Katz ce qui s’était passé. Lui demanda d’identifier Victor Kurfor et Jada. Tout ce qu’il savait d’elle, c’est qu’elle possédait une Cadillac rouge décapotable.

Il raccrocha au moment où Krisantem, merveilleusement stylé pour un ancien tueur à gages, entrait avec le café. Il dit avec un bon sourire :

— Ah ! je suis content de voir que Son Altesse va mieux. Son Altesse n’était pas brillante cette nuit, quand ses amis l’ont ramenée.

— Mes amis ?

Krisantem rit.

— La jolie dame noire et ses deux amis. Ils vous portaient… C’est moi qui leur ai ouvert.

Malko n’y comprenait plus rien. Ainsi, c’était Jada qui l’avait ramené, après avoir voulu le tuer.

— À quoi ressemblaient les deux hommes ?

— Votre Altesse me pardonnera, dit Krisantem, mais ils avaient de très sales têtes.

Et il s’y connaissait, Krisantem.


* * *

Victor Kurfor pénétra avec un petit serrement de cœur dans l’immeuble où Jada lui avait donné rendez-vous. C’était au quinzième étage d’un immeuble imposant et vieillot de la 93e Rue ouest. Depuis 1939, le hall était orné du même tapis oriental usé jusqu’à la corde. Le plancher de marbre était sale et fendillé. La moitié des ampoules étaient grillées. Seul, le portier était en bon état. En uniforme bleu, avec un 45 à la ceinture. Quinze mille drogués vivaient entre la 76e et la 96e Rue ouest. Prêts à tout pour mettre la main sur dix dollars.

Le diplomate faillit faire demi-tour. Mais, en dehors de l’argent, il y avait l’attrait de la belle Noire. Depuis qu’il était à New York il n’avait eu que deux Blanches stupides et assez laides. Les Noires américaines le traitaient avec mépris. Sauf Jada. Depuis la soirée de la veille, il avait peur. Il espérait obtenir ce qu’il désirait avant d’avoir à lui dire qu’il laissait tomber.

Il sonna après être sorti de l’ascenseur, et la porte s’ouvrit tout de suite. Jada était éblouissante, moulée dans un pantalon de lastex doré et une blouse sans soutien-gorge. Elle s’était arrosée de Miss Dior comme si sa vie en avait dépendu.

Les narines de Victor Kurfor palpitèrent, et il en resta muet. Gentiment Jada l’attira à l’intérieur.

— Je suis contente que vous soyez venu.

Sa voix était chaude et caressante, avec des inflexions si sexuelles que le diplomate oublia toutes ses bonnes résolutions.

Deux verres étaient préparés sur une table basse. Un électrophone jouait un disque de Dionne Warwick. L’Africain loucha sur la poitrine de Jada. Celle-ci s’assit sur le canapé, à côté de lui, et lui tendit un J and B.

Le diplomate le but d’un trait. La douce chaleur descendit dans son gosier et il eut l’impression que son hôtesse le contemplait avec encore plus de laisser-aller. Hardiment, il posa une main sur la cuisse moulée de lastex. Les battements de son cœur firent trembler sa chemise. La chair était souple et ferme, chaude. Jada se laissa aller en arrière, ce qui fit saillir ses seins.

— Je vous plais ?

Avec un soupçon d’ironie, elle regardait le diplomate tendu vers elle de toutes ses cellules.

— Vous êtes merveilleusement belle, dit-il sincèrement.

Elle se pencha sur lui, effleurant son cou de ses lèvres.

— Vous aussi.

À ce stade, Victor Kurfor oublia toute subtilité diplomatique. Les yeux pratiquement hors de la tête, il fit ce qu’il avait envie de faire depuis qu’il était entré dans la pièce. Ses deux mains disparurent sous la blouse et il emprisonna les deux seins de la Noire avec un grognement de bien-être. Il s’attendait à une protestation, à un geste de recul, mais Jada se laissa aller en arrière, comme pour l’aider.

Il glissa sur elle, pressant furieusement son ventre contre le sien, lui faisant sentir son désir. Il pétrissait sa poitrine comme si c’était une galette de manioc.

Encouragé par le silence de Jada, il releva le pull et enfouit son visage entre les deux seins, léchant les mamelons tour à tour. Cette fois, Jada gémit pour de bon. Elle adorait cette caresse. La tête renversée en arrière, elle se laissa faire, guidant la langue du Noir par de petites exclamations, les jambes automatiquement ouvertes. Si Victor Kurfor l’avait prise à ce moment, beaucoup de choses auraient été changées.

Le diplomate se souvint de la cambrure extraordinaire de Jada et en fut encore plus excité. Il murmurait des mots sans suite en swahili, des obscénités particulièrement étudiées réservées aux sorciers.

Et cherchait à retourner Jada. Sa brutalité déplut à la jeune Noire et son excitation tomba d’un coup. Mais elle laissa Victor empoigner son sexe à pleines mains, à travers le lastex. Le diplomate se retenait à grand-peine, sa respiration était saccadée, son ventre le brûlait. Il avait l’impression que son sexe allait éclater.

À tâtons, il chercha la fermeture éclair du pantalon de lastex. Jada murmura :

— Pourquoi ne pas aller dans la chambre ?… Nous serons mieux.

En marchant, elle déboutonna sa blouse et se retourna vers lui, la poitrine nue, face au lit. Une nouvelle fois, il plongea sur elle, la mordant, la léchant furieusement.

Ça, c’était sa prime.

Mais cette fois, elle garda la tête froide, défaisant elle-même sa fermeture éclair et faisant glisser son pantalon sur ses jambes, par petites secousses.

Nue, elle s’étira et s’éloigna de Victor Kurfor pour qu’il puisse se déshabiller à son tour. Il arracha ses vêtements comme s’ils brûlaient. Jada passa doucement la main sur son sexe et il crut défaillir. Elle roula sur elle-même, puis s’arrêta, couchée sur le ventre.

Devant la cambrure extraordinaire de ses reins, l’ambassadeur nouvellement promu se sentit redevenir sauvage. Il s’agenouilla contre Jada, sépara brutalement les longues cuisses, grogna et s’affala sur elle, soufflant dans son dos, murmurant des obscénités en swahili.

Il la força, la saisissant à pleines hanches, s’enfonçant en elle d’un coup. Elle était chaude et profonde, et commença à bouger dès qu’il fut en elle, se cambrant encore davantage. Mais Victor Kurfor ignorait que c’était seulement pour hâter la conclusion. Elle savait qu’aucun homme ne résistait à l’attrait de ses reins. Et il fallait que Victor Kurfor perde la tête.

Il défaillit presque immédiatement, et se laissa aller sur le dos de Jada. Elle attendit une minute, puis glissa de sous lui. Le diplomate était à la fois merveilleusement bien et insatisfait. Cela avait été trop rapide.

Jada croisa le regard de son partenaire. « Il veut me tuer » pensa-t-elle instantanément. Et c’était vrai. En cette seconde, Victor, au comble de l’excitation sexuelle, pensait à forcer Jada, à l’étrangler tandis qu’il se répandrait en elle. Cette croupe fabuleuse l’avait rendu fou.

C’était drôle. La situation l’excitait. Peut-être que cette fois elle allait y prendre un certain plaisir. S’il ne la tuait pas avant.

Très chatte, elle l’attira sur elle, bougeant très doucement. Elle le laissa bien s’installer, sentit son désir renaître, l’embrassa de toute sa langue, les bras étendus en croix. Il fallait qu’il s’habitue à cette position. Pendant quelques minutes, ils flirtèrent. Victor recommença à lui lécher la poitrine. Son bassin vint de lui même à la rencontre de l’homme et elle l’aida à s’enfoncer en elle. Aussitôt, il commença à remuer furieusement, haletant comme un soufflet de forge, les yeux clos, la bouche entrouverte.

Les yeux ouverts, elle le surveilla.

Tout doucement, sa main droite glissa vers le bord du lit et commença à chercher ce qu’elle avait caché.


* * *

Le téléphone sonna à huit heures moins vingt dans l’appartement de Malko. Krisantem décrocha, répondit, et, couvrant le récepteur de sa main, annonça :

— C’est un monsieur très énervé qui veut parler à Son Altesse. Je ne comprends pas très bien ce qu’il veut.

Malko, qui venait d’avaler un gallon de café, alla jusqu’au téléphone.

Le monsieur excité était Al Katz.

— Votre négro, dit-il immédiatement, appartient à la délégation du Lesotho. En fait, il en est même le dernier survivant, puisqu’ils n’étaient que deux. Et il a le droit de vote.

Malko jura en autrichien. Un très vilain mot. Beaucoup de choses s’éclairaient. Voilà pourquoi la belle Jada avait tellement voulu l’éliminer. Involontairement, il avait mis la main dans la fourmilière.

— Où est-il ? demanda-t-il immédiatement.

— Je n’en sais fichtre rien, fit l’Américain. En tout cas, ni à son bureau, ni à l’ONU, ni chez lui.

— Et Jada ?

— Pas grand-chose. C’est une cover-girl. Côté adresse on n’a rien de précis depuis des mois. La Red Squadron du FBI est en train de retourner Harlem.

— Ils feraient bien d’aller vite, dit sombrement Malko, parce que, si vous voulez mon avis, notre ami Victor n’est pas l’affaire en or pour une compagnie d’assurances…

» Je dirais même qu’il est en danger de mort. Faites n’importe quoi pour le retrouver.

Il raccrocha, plutôt de mauvaise humeur. À quoi bon avoir pris le contact pour le reperdre aussitôt.


* * *

La main gauche de Jada massait doucement la nuque de Victor, ses ongles s’enfonçaient dans son cuir chevelu. Elle gémissait, s’arquait sous lui. Elle sentit son souffle s’accélérer. La main qui tenait Jada aux reins remonta et vint se glisser autour de son cou, le pouce posé sur une carotide.

« Ça y est », pensa la Noire.

Victor Kurfor lui faisait l’amour de plus en plus vite, le visage enfoui dans son épaule.

Tout doucement, la main de Jada sortit du matelas, tenant le poinçon. C’était le moment délicat. Les ongles de sa main gauche avaient parfaitement repéré l’endroit où il devait s’enfoncer.

Le diplomate leva la tête en sentant la piqûre et rencontra son regard froid. Il sut tout de suite ce qu’il en était.

Sa main droite remonta à son tour et commença à serrer le cou de Jada, mais, en même temps, le bas de son corps continuait une vie indépendante. Lorsque Jada enfonça le poinçon d’un coup, il sentit une légère douleur, puis un immense éblouissement, comme s’il avait contemplé le soleil en face. Mais ce n’était que la mort.

Il se raidit, serra autant qu’il put et mourut au moment où il jouissait. Jada se mordit les lèvres, balayée d’un trouble inhabituel.

D’un coup sec, elle retira le poinçon, le jeta par terre et se dégagea du corps en train d’agoniser. Victor poussa encore quelques gémissements puis resta étendu sur le ventre, les mains crispées sur le drap. Jada reprit son souffle et dut s’avouer que c’était la peur de la mort qui avait déclenché cet orgasme. Pensivement, elle contempla le corps de l’homme qu’elle venait de tuer. Quelques secondes plus tôt, c’était un être vivant, plein de désir, vibrant. Maintenant ce n’était plus qu’un tas de viande qui allait commencer à sentir. Avec des yeux morts comme les poissons du supermarché.

Puis, agenouillée sur le lit, elle examina la nuque du mort. Seule, une minuscule goutte de sang perlait. Elle la tamponna doucement avec la serviette. Le poinçon aigu avait perforé le cervelet, et la mort avait été instantanée. Il faudrait une autopsie particulièrement soignée pour en trouver la cause.

C’était une vieille recette de la Louisiane. À l’origine pour accommoder les canards, les tuant sans hémorragie. La recette avait été étendue aux Blancs. Pas mal d’attaques d’apoplexie avaient été mises sur le compte de la petite aiguille qui tuait sans douleur. On n’irait probablement pas autopsier Victor Kurfor. On n’ouvrait pas les diplomates.

Sinon pour les manger, au Lesotho.

Jada alla dans la salle de bains, puis se rhabilla. Elle téléphona à Lester, qui attendait trois blocs plus loin, dans une cafétéria.

— C’est fait. Tout va bien.

— J’arrive, fit le Noir, soulagé.

Cinq minutes plus tard, il était là. Il alla droit au lit et retourna le cadavre de Victor Kurfor.

— Il en avait quand même une belle, remarqua-t-il rêveusement. Tu as bien dû t’amuser…

Ce fut toute l’oraison funèbre de Victor Kurfor, fugitivement ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire.

Jada ne répondit pas. Elle savait que Lester avait toujours eu envie de coucher avec elle.

— Débarrasse-m’en, dit-elle froidement.

Lester se frotta les mains, tout guilleret.

— Notre copain tout jaune va être content, cette fois. On a fait du bon boulot.

— J’ai, rectifia Jada. Où vas-tu le laisser ?

— Sur un banc, dans Central Park. On croira qu’il a eu une attaque.

Jada le regarda avec inquiétude.

— C’est dangereux, non ?

Il haussa les épaules.

— Pas plus que ça. C’est un Noir, lui aussi. Les Blancs s’en foutent. J’ai donné cinq balles au portier pour qu’il la ferme. En lui disant que j’avais un copain camé à déménager.

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