2
LA SÈVE ET LA TAILLE
des invasions barbares à 1328
6.
C'est le temps des barbares, et rien ne peut arrêter leur déferlement.
Ils franchissent le Rhin et les Alpes. Ils débarquent sur les côtes. Ils viennent du fin fond de l'Europe. D'autres barbares derrière eux les poussent en avant. C'est une grande migration de peuples qui s'enfoncent dans la Gaule, la traversent ou bien s'y installent, la défendent contre ceux qui arrivent après eux.
Cette terre hexagonale fécondée depuis des millénaires par les peuples divers qui, tous, y ont laissé leurs traces, leurs morts, donne ainsi naissance à une autre civilisation.
Avec ses cent cités, ses dix-sept provinces, ses deux diocèses, la Gaule gallo-romaine s'efface. Elle est démantelée comme ses monuments qui deviennent des carrières, dont on arrache les blocs de pierre pour bâtir demeures, murs d'enceinte, bientôt châteaux forts et églises.
Et ainsi, tout au long de cinq siècles obscurs – de l'an 400 à l'an mil –, les vestiges de Rome nourrissent et inspirent ce qui naît sur ce territoire qui n'est plus la Gaule, mais la France. Elle porte désormais le nom d'un peuple germanique, installé sur le Rhin inférieur et qui, depuis des décennies, est déjà en contact avec les Gallo-Romains.
Ces Francs sont devenus soldats. Ils commandent des légions. Peu à peu, ils cessent d'être des mercenaires pour devenir les maîtres de ces régions situées au-delà de l'Escaut et du Rhin.
D'autres peuples pénètrent à leur tour cette Gaule dont les villes, le sol fertile – ces grands champs de céréales –, le climat tempéré, les voies romaines, les villae campées au centre de vastes exploitations agricoles, les attirent. Tout est butin dans ce pays où il fait bon vivre.
Les tribus germaniques – Vandales, Suèves, Burgondes, Alamans, Goths, Wisigoths, Alains – se ruent année après année sur l'hexagone, y taillent leur territoire, sont refoulées par d'autres.
Les Wisigoths venus des Balkans sont installés dans le Sud-Ouest ; ils y fondent les royaumes de Toulouse et de Bordeaux, puis sont repoussés dans le nord de l'Espagne.
Les Burgondes dominent la région comprise entre Lyon et Genève.
Les Alamans prennent possession des régions situées de part et d'autre du Rhin supérieur.
Ainsi se dessinent des divisions nouvelles : un nord et un sud de l'hexagone, où une langue « romane » peu à peu se répand, et un Est – sur le Rhin inférieur – où s'enracine un parler germanique : frontières géographiques et linguistiques, sillons creusés profond et que le temps n'effacera pas.
Dans le même temps s'affirme la puissance d'assimilation de ce territoire. L'humus humain y est si épais et si riche, les paysages et le climat y sont si accueillants, qu'il suffit d'être sur ce sol pour y prendre racine, vouloir le défendre contre d'autres peuples venus de Pannonie (Hongrie) ou de plus loin encore.
Ce sont les Huns. Ils chevauchent, pillent. Contre eux s'allient, sous le commandement d'un dernier chef de l'armée romaine (Aetius), Francs, Burgondes, Wisigoths, pour résister aux hordes d'Attila. Celles-ci seront vaincues sur la Marne (entre Châlons et Troyes, sans doute) en 451, à la bataille des champs Catalauniques.
Victoire symbolique en une région qui sera, tout au long de l'histoire, une zone de confrontation.
Victoire lourde de sens : les barbares ligués pour combattre les Huns, les repousser, cessent, par ce simple fait, d'être des barbares. Ils ont choisi de se fixer sur ce sol, de s'allier pour le défendre.
Plus significatif encore : Burgondes et Wisigoths sont chrétiens, même s'ils sont hérétiques, adeptes de l'arianisme, qui récuse la divinité du Christ.
À Paris, cette ville vers laquelle se dirigeait Attila, c'est Geneviève, une aristocrate gallo-romaine, catholique, qui a rassuré la population, prédit la défaite des Huns, incarné cette civilisation nouvelle issue de l'Empire romain, voué au Christ depuis l'empereur Constantin (330).
Restent les Francs qui sont encore païens mais qui, en combattant les Huns, en créant leur royaume entre Rhin et Seine, sont pris par cette terre qui les conquiert autant qu'ils croient la posséder.
Car peu à peu, en deux siècles – des années 300 aux années 500 –, la Gaule romaine s'est, comme l'Empire, mais plus que la plupart des autres provinces, christianisée. Un tournant majeur de l'histoire s'est ainsi accompli. L'empreinte la plus profonde a été creusée dans l'âme des peuples qui vivent et vivront sur ce sol.
Vers l'an 500 – le 25 décembre 496 ? –, le chef franc Clovis reçoit le baptême à Reims. Le païen devient chrétien. Il renonce, comme le lui demande l'évêque Remi, à ses amulettes, il courbe la tête. Et, avec lui, ses guerriers, son peuple, s'agenouillent et reconnaissent la foi dans le Christ. Clovis devient ainsi le premier souverain issu d'un peuple barbare à choisir le catholicisme, à ne pas être l'un de ces chrétiens hérétiques comme sont les Wisigoths et les Burgondes.
Il y gagne l'appui de l'Église.
Or celle-ci détient la mémoire de Rome, la langue et les fastes de l'Empire. Les évêques sont issus depuis deux siècles de l'aristocratie romaine, et quand le dernier empereur, Romulus Augustule, disparaît, en 476, et que sombre ainsi l'empire d'Occident, la Gaule résiste encore dix années. L'Église et ses évêques maintiennent parmi les barbares la foi nouvelle et le souvenir de l'Empire.
Clovis et les Francs s'enracinent ainsi sur une terre où, dès 314, un concile a réuni en Arles douze évêques venus de toutes les cités de Gaule.
Où, à la fin du ive siècle, un ancien soldat romain né en Pannonie, Martin, a créé un premier diocèse et commencé à évangéliser les paysans. Premier évêque élu par les fidèles, « barbare » et non issu de l'aristocratie gallo-romaine, il incarne une foi charitable – il a partagé son manteau avec un pauvre –, simple et populaire.
Les pèlerins accourent pour le rencontrer. Sulpice Sévère, un aristocrate et lettré gallo-romain, écrit sa biographie, dresse la liste de ses miracles. Ce livre se répand dans tout l'Occident, jusqu'en Égypte et en Grèce. La basilique de Tours, où repose Martin, devient le cœur de ce catholicisme qui gagne toute l'ancienne Gaule, laquelle fait figure de foyer chrétien de l'Europe. Des monastères sont fondés : ceux de l'île de Lérins (dans la baie de Cannes) et de Saint-Victor (à Marseille). Arles et Lyon – la ville qui connut les premiers martyrs chrétiens en 177 – sont des villes d'où la foi rayonne.
En se convertissant et en entraînant son peuple dans sa foi, Clovis s'appuie sur cette chrétienté déjà présente, et la renforce.
Lui qui a vaincu les Alamans – à Tolbiac, en 496, et sa conversion constitue peut-être une manière de remerciement à Dieu pour cette victoire – s'ouvre, à la bataille de Vouillé, près de Poitiers, la route de Bordeaux et de Toulouse. Il bat les Wisigoths hérétiques. Il annexe les pays situés entre la Loire et les Pyrénées. Il assemble ainsi – même s'il ne contrôle pas la côte méditerranéenne – un « royaume » dont les contours annoncent ceux de la France. Et il n'est pas jusqu'à la frontière de l'Est, tenue par les Alamans parlant le germanique, qui ne préfigure les limites françaises.
Mais Clovis ne fixe pas de frontières, celles-ci ayant été déjà esquissées par César.
Abandonnant Soissons, il choisit le futur centre national du pouvoir lorsqu'il fait de Paris – ville romaine d'importance moyenne, comparée à Lyon, Arles, Vienne, Trèves – sa capitale.
Déjà, en 502, il a choisi l'emplacement d'un mausolée sur l'une des collines de la rive gauche de la Seine, en face des îles.
Le palais du roi est situé dans la ville que domine ce sanctuaire.
Les choix sont donc clairs et dessinent un trait majeur de l'âme française : les liens tissés entre le roi et l'Église, entre monarchie et catholicisme.
Mais l'évêque Remi l'a rappelé au jeune catéchumène qu'était Clovis : les deux pouvoirs, celui de l'Église et celui du roi, restent séparés.
Si la France devient la « fille aînée de l'Église », le roi, pourtant baptisé et sacré, n'est pas confondu avec un homme d'Église.
Le roi prie. Les prêtres prient pour le roi. Mais celui-ci n'est pas l'égal d'un dieu.
Détentrice de l'héritage de Rome, l'Église ne confond pas pour autant pouvoir politique et pouvoir religieux. Elle refuse d'idolâtrer le roi comme l'était l'empereur.
Cependant, en juillet 511, c'est le souverain Clovis qui convoque à Orléans les évêques de son royaume.
Dans cette ville qui fut la première à se rebeller contre César et dont le nom va résonner tout au long de l'histoire nationale, Clovis définit les relations entre le roi et les évêques, les églises et les monastères.
Le roi des Francs veut que « son » Église échappe à l'influence de Rome et que « ses évêques » lui obéissent.
Ainsi s'annonce la singularité des rapports entre la France et Rome. Clovis est déjà un « gallican ».
La Gaule romaine et chrétienne a donc assimilé les barbares francs. Dans toute l'Europe occidentale, à ce titre, ce royaume franc catholique constitue une exception en ce début du vie siècle.
Près d'un millénaire et demi plus tard – en 1965 –, de Gaulle, devenu président de la République, confiait : « Pour moi, l'histoire de France commence avec Clovis, choisi comme roi de France par la tribu des Francs qui donnèrent leur nom à la France... Mon pays est un pays chrétien, et je commence à compter l'histoire de France à partir d'un roi chrétien qui porte le nom de Franc. »
Écho lointain de la conversion d'un chef barbare qui lança sa hache à deux tranchants pour déterminer le lieu où s'élèveraient, sur la colline parisienne, son mausolée et celui de sainte Geneviève.
7.
En ce début du vie siècle, dans le royaume franc dont Paris est la capitale, le peuple prie.
Il s'agenouille devant les reliques de sainte Geneviève et le tombeau de Clovis.
Il communie à Tours devant le mausolée de saint Martin. Il participe à la messe dans ces églises qui s'élèvent ici et là, en des lieux où depuis toujours on célébrait le culte des dieux païens, qu'un seul Seigneur désormais remplace.
Parmi ce peuple des croyants, cette cohue de pèlerins qui donnent à leurs fils le nom de Martin, on ne sait plus distinguer ceux qui sont d'origine germanique de ceux issus de ces villes et de ces villages gallo-romains.
L'Église est un immense baptistère qui rassemble et unit, préside à la naissance de cet enfant encore vagissant et fragile : le peuple français.
Il est présenté sur les fonts baptismaux par la tradition romaine dont le catholicisme est l'héritier et dont l'Église conserve la richesse. C'est en latin qu'on prie.
Mais il a aussi un parrain germanique, homme libre portant les armes, se plaçant au service d'une aristocratie franque qui fusionne elle aussi avec l'aristocratie gallo-romaine. Et c'est la religion, la foi, le baptême, qui rendent possible et sanctifient cette union.
Il y a d'un côté la loi germanique – la loi salique – qui fixe les amendes à payer pour chaque délit commis et précise les conditions des successions, dont la femme peut-être exclue. De l'autre, il y a les commandements catholiques qui imposent eux aussi le respect de règles, de principes.
Le royaume franc fait ainsi le lien – incarne la rencontre et l'union – entre le monde germanique et l'héritage antique. Et la conversion de Clovis, l'église vouée à sainte Geneviève, le mausolée au cœur de Paris, affirment ce rôle décisif de la terre « française » entre les deux versants majeurs de la civilisation européenne telle qu'elle commence à apparaître.
Mais les reliques d'une sainte et le tombeau d'un roi, les prières d'un peuple, ne suffisent pas à maintenir l'unité du royaume franc.
À la mort de Clovis, le partage entre ses fils crée quatre royaumes avec à leur tête un Rex Francorum. Ils ont chacun une ville emblème pour capitale : Paris avec Childebert, Reims avec Thierry, Orléans avec Clodomir, Soissons avec Clotaire.
Une logique d'affrontement, exprimant le désir de réunir ce qui vient d'être partagé, se met inéluctablement en branle. En 561, après un demi-siècle de luttes, Clotaire aura reconstitué l'unité du royaume.
Mais, autour du royaume franc, au sud et au nord, d'autres royaumes se sont constitués : la Septimanie (la région de Montpellier) wisigothe, la Provence des Ostrogoths, le royaume burgonde.
En même temps, l'aller et retour entre fragmentation et réunification se prolonge, trace de nouvelles frontières, et surgissent de nouveaux chefs : Mérovée, Dagobert. L'Austrasie (entre Rhin, Meuse, Escaut : la Lorraine, la Champagne, l'Alsace avec Metz) côtoie la Neustrie (Paris et Soissons). Et, s'associant à l'un ou à l'autre au fil des rivalités et des guerres qui les opposent, subsistent le royaume de Bourgogne et celui d'Aquitaine.
En 632, le roi Dagobert fait à son profit l'unité des différentes royautés.
Ces conflits, ces retrouvailles, ces séparations, révèlent la tendance forte et contradictoire à l'émiettement de la terre hexagonale, qu'elle soit celtique, gauloise, romaine ou franque.
Durant ces siècles, c'est un incessant va-et-vient entre éclatement et cohésion, les forces qui séparent et celles qui soudent.
Mais, face à cet avenir à chaque fois incertain, le pouvoir royal, malgré l'appui que lui porte l'Église, s'affaiblit. L'aristocratie, les comtes, les maires du palais, s'en emparent.
Dès le viie siècle, la famille de Pépin de Landen, maire du palais d'Austrasie au temps de Dagobert (qui règne de 629 à 639), s'impose.
Au début du viiie siècle, l'un de ses descendants, Pépin de Herstal (il meurt en 714), devient le chef de fait de toute la monarchie franque.
C'en est fini des descendants de l'aïeul de Clovis, Mérovée, les Mérovingiens.
8.
Pour que le royaume franc recouvre l'unité et donc la force qu'il avait acquise en sa prime jeunesse, au temps de Clovis, à l'orée du vie siècle, il ne suffit pas qu'une dynastie succède à une autre et que les descendants de Pépin de Herstal écartent définitivement les Mérovingiens.
Il faut que chacun des nouveaux maîtres du pouvoir fasse la preuve de sa capacité à maintenir la cohésion de son royaume et à le défendre. S'il y réussit, alors il bénéficiera de l'appui de l'Église et du peuple des croyants.
On enfouira le souvenir des Mérovingiens dans le mépris et la réprobation, et l'âme du peuple se convaincra qu'il y a pour ce royaume – peut-être parce que les hommes et les femmes qui l'habitent, qui en labourent et en sèment le sol, sont chrétiens – une attention particulière de la Providence qui l'arrache aux abîmes pour le faire renaître.
C'est ce sentiment que les croyants éprouvent et que l'Église et ses évêques confortent quand Charles Martel – fils bâtard de Pépin de Herstal – repousse, le 17 octobre 732, sur la voie romaine reliant Poitiers à Tours – la ville de saint Martin –, les Arabes et les Berbères musulmans qui, depuis près d'une décennie, avaient commencé, à partir de l'Espagne, à lancer des razzias sur les villes de Septimanie et d'Aquitaine, s'emparant et pillant Nîmes et Carcassonne, mettant le siège devant Toulouse, saccageant Autun et Sens, Lyon, Mâcon, Beaune, toute la Bourgogne, lançant des raids dans le Rouergue, l'Aveyron, menaçant Avignon.
La victoire de Charles Martel en 732 est donc loin d'être un épisode secondaire.
Le royaume franc ne sera pas conquis, islamisé par ces guerriers qui, rassemblés à Pampelune, ont répondu à l'appel à la guerre sainte lancé par le gouverneur d'Al-Andalus, nom donné à l'Espagne occupée.
Mais, pour être un coup d'arrêt, cette victoire ne met pas fin à la menace.
La poussée musulmane conduit le duc de Provence – Mauronte – à traiter avec l'adversaire afin de partager avec les Sarrasins la domination de la vallée du Rhône. Le duc de Provence ouvre aux musulmans les portes de Saint-Remy, d'Arles et surtout d'Avignon.
On mesure là cette tentation de la séparation, de la trahison, du choix de l'« étranger », fût-il un infidèle, pour échapper à la tutelle du pouvoir central.
Périsse le royaume pourvu que je règne en maître sur ma province ! Tous les moyens sont alors bons pour y parvenir.
Mais, en 734, à la tête de l'armée franque, Charles Martel vient mettre le siège sous les murs d'Avignon, bientôt conquise, et les Arabes sont passés au fil de l'épée avec leurs alliés. La ville est pillée et incendiée.
Bientôt, après quarante années de lutte, la présence musulmane, à l'exception de quelques lieux sur la côte méditerranéenne, est chassée de la terre franque.
Et Charles Martel est inhumé en 741, à Saint-Denis, parmi les rois.
Il reste dans le légendaire français comme celui qui a préservé la terre chrétienne – et « nationale ».
Il est le vrai fondateur de la dynastie carolingienne.
Après le règne de son fils Pépin le Bref (751 à 768), c'est le fils aîné de ce dernier, Charlemagne, qui va régner, de 768 à 814.
Une autre histoire alors commence.
D'abord se confirme le rôle majeur que joue cette terre franque dans la civilisation chrétienne.
Les armées de Charles Martel ont refoulé les infidèles. Charlemagne et son frère Carloman ont été sacrés à Saint-Denis par le pape Étienne II.
Le premier est empereur en 800.
Ainsi, la tradition romaine donne sa forme à la nouvelle « race » royale issue du monde germanique. Le fils de Charlemagne, Louis le Pieux, sera lui aussi sacré. La royauté est désormais de droit divin.
L'empereur est entouré de conseillers issus de l'Église : Alcuin et Éginhard.
Ce sont eux, les lettrés, qui renouent avec la tradition antique des études et assurent ainsi la perpétuation du savoir. Les évêques sont les relais du pouvoir impérial.
Le royaume franc est certes étendu vers l'est, et Aix-la-Chapelle en devient la capitale au lieu de Paris, mais c'est tout l'ancien territoire hexagonal, la Gaule gallo-romaine, qui bénéficie de cet ordre impérial et de l'action des missi dominici.
Une « administration » se met en place. Les hommes doivent prêter serment de fidélité à la personne de l'empereur.
Avec Charlemagne s'incarne ce lien particulier qui unira l'ouest et l'est de la civilisation franque.
Il y a un peuple français et un peuple germanique, mais, au-delà de leurs parlers, de leurs antagonismes, s'exprime cette lointaine origine commune, cette union carolingienne. Charlemagne est inhumé en 814 dans la chapelle palatine, à Aix.
Cet empire de traditions romaine et franque est fort. Il peut surmonter les défaites face aux Basques alliés des musulmans – à Roncevaux en 778 –, consolider la frontière sud en Aquitaine contre les incursions musulmanes, envoyer aussi une ambassade au calife de Bagdad, Haroun al-Rachid (802), recevoir l'ambassadeur du calife en 807, obtenir pour les Francs le droit de garder les Lieux saints.
À ce moment se noue pour des siècles le lien singulier et contradictoire qui unit le monde musulman et ce peuple franc. Il résiste, refoule l'avancée musulmane, mais, dans le même temps, il obtient du calife cette reconnaissance symbolique qu'est la concession de la garde des Lieux saints.
C'est aussi cette présence en Palestine qui vaudra à la royauté « franque » son rôle majeur dans les croisades.
Bien des aspects fondamentaux de l'âme française, du légendaire dans lequel elle puise, naissent ainsi au cours de cette période carolingienne qui peu à peu se dégrade.
Dès le viiie siècle, il lui faut faire face aux incursions normandes sur toutes les côtes de l'ancienne Gaule.
À la mort de Louis le Pieux, en 840, l'empire se divise. Du serment de Strasbourg et du traité de Verdun (842-843) – en langues romane et germanique – naissent trois États dont les frontières vont rejouer sans fin durant plus de onze siècles !
L'un des fils, Louis, obtient tout ce qui se trouve au-delà du Rhin et en outre, sur la rive occidentale du fleuve, Mayence, Worms et Spire. Le royaume de Lothaire – le deuxième fils – comprend le territoire situé entre Rhin et Escaut jusqu'à la Meuse, et sa frontière occidentale longe le cours de la Saône et du Rhône jusqu'à la mer. Tout le reste revient à Charles le Chauve.
Empire partagé, royaumes affaiblis.
Comment résister à ces envahisseurs normands qui remontent la Seine jusqu'à Paris, massacrent les évêques de Chartres, de Bourges, de Beauvais, de Noyon, longent les côtes jusqu'au delta du Rhône, pillent Arles, Nîmes, Valence ?
Les paysans s'arment ou fuient, échappant ainsi souvent à la condition d'esclaves, et c'est en hommes libres qu'ils s'établissement sur d'autres terres.
Pendant que ces incursions normandes atteignent le cœur des royaumes francs, leurs rois s'entre-déchirent dans l'espoir de reconstituer à leur profit l'unité impériale perdue.
Quête vaine, épuisement d'une dynastie dans des guerres fratricides, qui tente en vain de réunir ce qu'on peut commencer d'appeler la France et l'Allemagne.
C'est l'Église qui va choisir de soutenir une nouvelle dynastie.
L'Église est d'autant plus puissante que les ordres monastiques se sont développés – l'abbaye bénédictine de Cluny est fondée en 920.
L'Église réussit au xe siècle à imposer le respect d'une « trêve » puis d'une « paix de Dieu ». Elle entend rétablir l'ordre public en protégeant les églises, les clercs désarmés, les marchands et le bétail, sous peine d'excommunication par les évêques. Des « assemblées de paix » se tiennent à l'initiative et sous l'autorité de ceux-ci. Le poids de l'Église devient ainsi déterminant.
Quand l'archevêque de Reims, Adalbéron, choisit de soutenir Hugues Capet – héritier de Hugues le Grand –, duc des Francs, contre le dernier des Carolingiens, la balance penche en faveur de ce nouveau souverain.
Hugues Capet renonce à la Lotharingie, qui restera sous l'influence allemande. Il choisit de régner sur la partie occidentale de l'ancien empire de Charlemagne, cette Francia qui devient alors la France.
Ainsi commence, avec le règne d'Hugues Capet (987-996), la dynastie capétienne.
Elle est déjà l'héritière d'une longue histoire qui a façonné un territoire et son âme.
9.
C'est le temps des rois de France, et c'est aussi l'an mil.
Le sacre confère aux souverains capétiens le pouvoir de faire des miracles.
Rois thaumaturges, ils sont les représentants du Christ sur la terre, les vicaires de Dieu en notre monde.
Rois-prêtres, ils ont accès au surnaturel.
Le sacre a fait d'eux des « oints du Seigneur ». Ils font sacrer leur héritier, l'aîné de leurs fils. Attenter à leur pouvoir, les menacer, les agresser, est naturellement un acte sacrilège qui se paie de la vie.
Ils sont rois de droit divin, participent à la liturgie et deviennent ainsi des hommes au-dessus des autres hommes.
Ils protègent les hommes d'Église, tous les lieux de culte : les premières cathédrales qui surgissent à Orléans, Chartres, Nevers, Auxerre, ainsi que les monastères. Et ils condamnent au bûcher les hérétiques.
Ce roi qui, le jour de son sacre, guérit en touchant les écrouelles, qui accomplit des miracles, répète les gestes de Jésus.
Il lave les pieds des pauvres assemblés autour de lui durant la semaine sainte. Il distribue du pain, des légumes, un denier. Et il peut même, tel le Christ, rendre la vue à un aveugle.
Ainsi, l'âme française s'imprègne du respect qu'elle doit à ces monarques au pouvoir surnaturel.
Elle est d'autant plus marquée par ce caractère de représentant du Christ que la peur est au cœur de ce xie siècle durant lequel se succèdent Robert II le Pieux (996-1031), Henri Ier (1031-1060) et Philippe Ier (1060-1108).
Les chroniqueurs, les prédicateurs, les devins, annoncent la fin des temps.
Car qui pourrait réfuter, en cette millième année depuis la Passion du Seigneur, la prophétie de l'Apocalypse : « Mille ans écoulés, Satan sera relâché de sa prison et s'en viendra séduire les nations des quatre coins de la terre. »
Cette certitude fait de chaque événement un signe.
L'éclipse donne au soleil la couleur du saphir. Les hommes, se regardant les uns les autres, se voient pâles comme des morts. Les choses semblent toutes baignées d'une vapeur couleur safran. Une stupeur et une épouvante jamais vues s'emparent alors du cœur des hommes.
Comment ne se tourneraient-ils pas vers ce roi de la Francia, comment ne s'agenouilleraient-ils pas devant lui ? Ne tient-il pas son pouvoir de Dieu, et ne représente-t-il pas le Christ ici-bas ?
Ainsi s'amorce le mouvement qui pousse vers le souverain les habitants du royaume que tenaillent la peur, la misère, la famine, l'insécurité, la terreur devant l'apocalypse.
On saisit à l'origine ce lien particulier – religieux – qui va, siècle après siècle, unir les sujets du royaume de France à l'« oint du Seigneur ».
Le roi n'a de comptes à rendre qu'à Dieu, mais sa mission est de protéger ceux qui sont rassemblés autour de lui. S'il rompt ce lien avec Dieu – et avec l'Église, qui, elle aussi, représente Dieu en ce bas monde –, alors les régicides se lèvent pour le punir d'avoir failli à sa fonction.
Mais le meurtre du roi blesse le peuple. Il faut qu'un autre souverain renoue le lien avec le « surnaturel ».
« Le roi est mort, vive le roi ! »
Et quand la monarchie est rejetée par les représentants de toute la nation (ainsi, en 1793, avec le verdict condamnant à mort Louis XVI), un vide se crée, qu'il faut combler : Empire et Restauration d'abord, puis exaltation de la République protectrice.
L'État hérite de la divinité du roi.
Mais la force du roi de France est d'abord religieuse, intimement liée à sa personne. Et si fort est son caractère surnaturel, si personnel le lien entre lui et Dieu, entre lui et le peuple, que l'excommunication – dont Robert et Philippe sont un temps frappés pour avoir rompu des liens conjugaux – ne parvient pas à effacer l'aura surhumaine que le sacre leur a attribuée.
En outre, le royaume de France est devenu, après le temps des incertitudes, un territoire aux frontières plus précises, au centre bien identifié. C'est bien au cœur de la France que le roi réside.
Quand ses chevauchées ne le conduisent pas d'un bout à l'autre du royaume – il doit se montrer à son peuple, à ses vassaux –, il demeure à Orléans, à Étampes, à Chartres, dans cette Beauce couverte de blés, à Paris. Les grands fleuves – la Loire, la Seine, la Marne, l'Oise, la Meuse – sont les nervures de ce territoire dont Paris devient la ville la plus active.
Le roi est ainsi à même de protéger les reliques de saint Martin à Tours, celles de sainte Geneviève, le tombeau de Clovis à Paris et celui de Dagobert à Saint-Denis.
Il est sacré à Reims, où, avant d'être le pape de l'an mil, l'évêque Gerbert d'Aurillac crée des écoles. Non loin se trouvent Troyes et ses foires, où les marchands venus d'Italie et du Nord se rencontrent. Là, le rabbin Rashi (Salomon Ben Isaac, 1040-1105) rédige ses commentaires sur la Bible et le Talmud, que les moines savants consultent, méditent et contestent.
La France trouve ainsi son assise. Elle est le grand royaume de l'Ouest, et c'est la Meuse qui lui sert de frontière avec l'Empire teutonique.
Les deux souverains – le roi Robert II le Pieux et l'empereur Henri – se rencontrent au bord de ce fleuve en 1023, à Ivois.
L'empereur est reçu sur la rive « française », le roi, sur la rive « germanique ». On s'embrasse. On célèbre la messe. On échange des cadeaux.
« Ils resserrent ainsi les liens de leur fraternité, et chacun regagne ses terres. »
Les deux identités se renforcent mutuellement.
À la périphérie du royaume de France s'affirment des entités régionales : duché de Bourgogne, duché d'Aquitaine, marquisats de Toulouse, de Provence, duché de Lorraine, duché de Normandie d'où le duc Guillaume appareillera avec une flotte et 7 000 combattants pour se lancer à la conquête de l'Angleterre (1066, bataille d'Hastings).
Dès ce xie siècle, le royaume de France apparaît donc bien comme la clé de voûte d'une civilisation européenne qui, désormais, ne connaît plus ces grandes ruées « barbares » qui l'ont transformée au fil des siècles. Les peuples se sont enracinés.
Il y a certes encore des incursions scandinaves, ou, au sud, des razzias musulmanes (Narbonne est attaquée par les Sarrasins en 1020), mais l'heure est à l'éclosion d'une société féodale qui va structurer l'âme française.
Le roi de France est le suzerain de vassaux qui disposent à leur tour d'hommes liges.
Des châteaux, le plus souvent en bois, surgissent. « Un blanc manteau d'églises neuves » couvre le royaume. Des divisions sociales nouvelles se font jour : « Les uns prient, les autres combattent, les autres travaillent », écrit en 1030 Adalbéron, évêque de Laon.
Dans le royaume où l'espace inoccupé apparaît immense, les « pauvres » – paysans, manants – sont unis par la misère et le travail, la famine et l'absence de droits.
L'égalité entre eux s'établit, la distinction ancienne qui séparait l'esclave de l'homme libre disparaît peu à peu : c'est le « peuple ».
Au-dessus, le deuxième ordre est celui des hommes de guerre, les chevaliers, dont la monture et les armes constituent les biens les plus précieux.
Ils servent le seigneur féodal, qui les adoube.
Enfin il y a le premier ordre, celui des hommes d'Église. Certains d'entre eux choisissent de vivre retirés dans les monastères (La Chartreuse est créé en 1084) et suivent des règles strictes.
La prière et l'étude sont leur quotidien. Apparaît ainsi une génération intellectuelle séparée du peuple et des hommes de guerre, mais inculquant à ces deux ordres le sens de leur vie et régnant par là sur les âmes.
Ce sont les « hommes d'Église » qui veulent établir la « paix de Dieu », empêcher que les hommes de guerre ne se combattent. Ce sont eux qui organisent les grands pèlerinages : à Rome pour prier sur le tombeau de saint Pierre, à Compostelle pour rendre grâce à saint Jacques, à Jérusalem pour retrouver les pas du Christ.
Mais, en 1009, le Saint-Sépulcre aurait été profané par les hommes du calife du Caire. Et c'est une souffrance pour la chrétienté, en ce millième anniversaire de la Passion du Seigneur. Une preuve décisive de la présence et de l'action de Satan. Pour le combattre et le vaincre, il faut que les chrétiens cessent de s'entretuer, « car c'est répandre sans aucun doute le sang du Christ ».
On peut expulser les juifs, brûler les hérétiques, mais la trêve et la paix de Dieu doivent s'imposer aux chevaliers chrétiens ainsi qu'aux pauvres enfants de Dieu. Il ne doit y avoir de guerre que sainte.
Ainsi, peu à peu, l'âme française se constitue, acquiert une identité forte.
Il faut, dans le royaume, autour du roi et de ses vassaux, que règne la paix. Que la violence soit dirigée exclusivement contre les ennemis de Dieu.
En 1095, à Clermont, le moine clunisien Eudes de Châtillon, devenu le pape Urbain II, préside un concile de paix pour toute la chrétienté.
Les hommes de guerre, les princes et les chevaliers doivent veiller à la faire respecter. Et à protéger les chrétiens qui désirent se rendre à Jérusalem, au Saint-Sépulcre profané par les infidèles.
Il faut « délivrer » Jérusalem.
Le légat du pape, Adhémar de Monteil, évêque du Puy, va diriger cette « croisade » dont le projet s'impose peu à peu. Ainsi va se déverser sur la terre du Christ le trop-plein de chevaliers et d'hommes de guerre qui commencent à troubler la paix de Dieu en terre chrétienne.
Un religieux, Pierre l'Ermite, va prêcher les pauvres, les laïques qui ne sont pas gens de guerre, pour qu'ils se joignent au comte de Flandre, au duc de Normandie, au duc de Basse-Lotharingie, Godefroi de Bouillon, qui partent avec leurs chevaliers.
La croisade est l'affaire de toute la chrétienté. Ainsi, parmi les princes, chevauche Hugues de Vermandois, frère de Philippe Ier, roi de France.
L'âme française et son royaume sont inséparables, dès le xie siècle, des destinées de l'ensemble de la chrétienté.
10.
L'an mil et les inquiétudes du xie siècle s'éloignent. Quand ce siècle s'achève, qui se souvient encore des prophéties de l'Apocalypse ?
Durant les règnes de Louis VI (1108-1137) et de son fils Louis VII (1137-1180), le royaume de France s'épanouit.
Le xiie siècle est, pour la France, comme une adolescence vigoureuse, quand s'affermissent les traits du visage et ceux du caractère, annonçant la personnalité et l'âme de l'âge adulte.
L'essor de Paris, qui devient capitale de fait, symbolise ce développement d'un royaume dont le nombre des habitants s'accroît.
Ils défrichent. Les clairières, les cultures, s'étendent au détriment des forêts.
Ils se déplacent le long des routes des grands pèlerinages. La moitié des chevaliers du royaume partent en croisade en Terre sainte (Jérusalem a été conquise en 1099) ou en Espagne. Les marchands vont d'une foire à l'autre. Celles de Champagne (Troyes, Bar-sur-Aube) et de Brie sont fréquentées par des Italiens, des Flamands, des Catalans.
Même si ces centres d'échanges et ces voies commerciales sont situés aux marges orientales du royaume de France, celui-ci ne reste pas à l'écart, car Paris est devenue la ville unique qui attire marchands, visiteurs, « étudiants » de tout le royaume et du reste de l'Europe.
« Elle est assise au sein d'un vallon délicieux, au centre d'une couronne de côteaux qu'enrichissent à l'envi Cérès et Bacchus, écrit Gui de Bazoches. La Seine, ce fleuve superbe qui vient de l'Orient, y coule à pleins bords et entoure de ses deux bras une île qui est la tête, le cœur, la moelle de la ville entière. Deux faubourgs s'étendent à droite et à gauche, dont le moins grand ferait encore l'envie de bien des cités. Chacun de ces faubourgs communique avec l'île par deux ponts de pierre. Le Grand Pont, tourné au nord [...], est le théâtre d'une activité bouillonnante, d'innombrables bateaux l'entourent, remplis de marchandises et de richesses. Le Petit Pont appartient aux dialecticiens qui s'y promènent en discutant. Dans l'île, à côté du palais des Rois qui domine toute la ville, on voit le palais de la Philosophie où l'étude règne seule en souveraine, citadelle de lumière et d'immortalité. »
Entouré de forêts giboyeuses – pour le plaisir des rois et des chevaliers –, Paris acquiert ainsi une prépondérance absolue sur tout le royaume.
La ville de sainte Geneviève et de Clovis, voisine de l'abbaye de Saint-Denis, où l'abbé Suger fait construire une basilique imposante, verra bientôt se dresser le chœur de la cathédrale Notre-Dame (1163), puis sa nef (1180). Les « écoles » s'y multiplient.
Le maître Pierre Abélard s'installe sur la rive gauche, sur la montagne Sainte-Geneviève, donnant ainsi naissance à un « Quartier latin » qui est l'un des visages de la ville. Il est le premier « professeur », celui qui veut concilier foi et raison : « N'emploie jamais la contrainte pour amener ton prochain à la croyance qui est la tienne, dit-il. C'est par ses lumières seules que l'esprit humain doit se déterminer. En vain essaieras-tu d'obtenir violemment une adhésion mensongère ; la foi ne vient pas de la force mais de la raison. »
Un débat s'engage : contre Paris, contre la raison, pour la « Sainte Ignorance », la mystique, la prière, la contemplation.
Bernard de Clairvaux – saint Bernard, fondateur de l'abbaye de Clairvaux, âme de l'ordre cistercien qui sème dans tout le royaume et en Europe les « filles » de l'abbaye mère, et qui « fait » les papes –, exhorte professeurs et étudiants : « Fuyez du milieu de Babylone, fuyez et sauvez vos âmes ! » Il faut s'enfermer dans la solitude des monastères : « Vivre dans la grâce pour le présent, et attendre avec confiance l'avenir. » « Tu trouveras plus dans les forêts que dans les livres. Les bois et les pierres t'apprendront plus que n'importe quel maître. »
Cette « dispute » – c'est saint Bernard qui l'emportera ; Abélard, condamné, sera contraint de se retirer dans une dépendance de l'abbaye de Cluny – fait de Paris le centre intellectuel non seulement du royaume de France, mais de l'ensemble de l'Europe chrétienne. Dès ce xiie siècle, Paris est bien cette cité de lumière et d'immortalité qu'elle demeurera au fil du temps.
Mais, en fait, c'est tout le royaume de France qui devient le lieu où s'élaborent les idées, les controverses, les tendances, les formes qui vont ensuite se répandre d'un bout à l'autre de l'Europe chrétienne.
La France est un creuset. Elle concentre, elle transmute, elle invente, elle diffuse, elle rayonne.
Les abbayes cisterciennes essaiment à partir de Cîteaux et de Clairvaux dans toute l'Europe.
« Regardez les arbres de la forêt, dit saint Bernard. Notre ordre cistercien est comme le plus puissant d'entre eux. Il y a le tronc, c'est notre abbaye de Cîteaux, et quatre branches maîtresses, les premières filles : Morimond, La Ferté, Pontigny, Clairvaux. Chacune d'elles, dont Clairvaux la plus puissante, a donné à son tour naissance à d'autres. L'ordre est comme un arbre qui se ramifie ; de chaque branche surgit un nouveau rameau et toutes montent, verticales, vers le ciel. »
C'est saint Bernard qui, au concile de Troyes, en 1129, rédige les règles des Templiers, ces chevaliers chargés de la défense des pèlerins en Terre sainte.
Ils sont des moines-soldats qui ne craignent ni de pécher en tuant des ennemis, ni de se trouver en danger d'être tués eux-mêmes. C'est pour le Christ, en effet, qu'ils donnent la mort ou qu'ils la reçoivent ; ils ne commettent ainsi aucun crime et méritent une gloire surabondante. S'ils tuent, c'est pour le Christ ; s'ils meurent, le Christ est en eux.
C'est saint Bernard encore qui, en Aquitaine, tente d'empêcher que se développe l'hérésie cathare qui voit des chrétiens rechercher la « perfection », entrer en contact direct – sans l'intermédiaire de l'Église – avec le Christ. Ils conçoivent la vie comme une lutte implacable entre le Bien et le Mal. Eux veulent être des « Parfaits ».
Ainsi, c'est sur la terre du royaume de France que naissent aussi bien les orientations majeures de l'Église que les hérésies.
Et c'est encore saint Bernard qui prêche la croisade à Vézelay en 1146 : « « Dieu le veut, et son souverain pontife sur cette terre nous le commande : emparons-nous pour toujours du Saint-Sépulcre ! »
Le pape Eugène III a été moine cistercien, et le roi Louis VII rejoint les croisés, laissant la régence du royaume à l'abbé de Saint-Denis, Suger.
Le royaume de France est bien le lieu d'où partent, en ce xiie siècle, les impulsions qui orientent le destin de la chrétienté.
Le royaume a été le berceau de l'art cistercien aux fortes colonnes, aux voûtes puissantes, à l'austérité de la pierre nue, et chaque abbaye en Europe se modèle sur celles de Sénanque ou du Thoronet.
Et, de même, c'est en Ile-de-France, à Sens (1140), à Chartres (1145-1155), à Senlis (1155), à Noyon (1151), à Laon (1155-1160), à Paris (1163-1180), que les cathédrales « gothiques », avec leur croisées d'ogives, leurs vitraux, leurs nefs inondées de lumière, lancent leurs flèches verticales vers le ciel.
Le xiie siècle voit ainsi l'âme française être l'une des sources prééminentes de l'Europe.
C'est l'abbé de Cluny, Pierre le Vénérable, qui réunit autour de lui des chrétiens espagnols qui ont vécu sous la domination musulmane. En ces temps de croisade, il veut entreprendre la traduction du Coran.
« Qu'on donne, écrit-il, à l'erreur mahométane le nom honteux d'hérésie ou celui, infâme, de paganisme. Il faut agir contre elle, c'est-à-dire écrire. »
Il ajoute : « Pour que la fidélité de la traduction soit entière et qu'aucune erreur ne vienne fausser la plénitude de notre compréhension, aux traducteurs chrétiens j'en ai adjoint un, sarrasin. »
Le royaume de France est ainsi à l'avant-garde : c'est sur son sol que la raison et la connaissance sont au travail et que l'âme française se nourrit de cette ouverture aux autres, afin de comprendre ce « qui a permis à ce poison mortel d'infester plus de la moitié du globe ».
Au xiie siècle, le royaume de France est celui du mouvement, du débat intellectuel, du changement. Ce climat modifie les habitudes, les comportements.
La femme, oubliée du monde féodal du xie siècle, est redécouverte en même temps que se répand le culte de Notre Dame, de sainte Madeleine.
C'est dans le sud de la France, en Guyenne, en Gascogne, qu'on commence à la chanter, à dresser pour elle les autels de l'amour courtois qu'exaltent les troubadours.
La reine Aliénor d'Aquitaine, un temps épouse de Louis VII (de 1137 à 1152), encourage cette évolution, en même temps que son remariage avec Henri Plantagenêt – qui est à la tête d'un domaine angevin et roi d'Angleterre – représente une menace pour le royaume de France.
Sur ses flancs ouest et sud, la présence « anglaise » obscurcit l'avenir.
Mais Louis VII, tout en proclamant la « paix du roi » pour dix ans dans tout le royaume (1155), ne cède rien aux Plantagenêts.
C'est que s'est lentement affirmé un « amour de la France » comme germe du patriotisme, comme l'un des traits majeurs de l'âme du royaume.
À la fin du xie siècle, un clerc d'Avranches a composé la première chanson de geste, 4 002 vers dans une langue qui se dégage du latin à la façon dont se brise la coquille d'un œuf.
En vers de dix pieds, le clerc raconte l'histoire du neveu de Charlemagne qui commandait l'arrière-garde de l'empereur et qui tombe, le 15 août 778, dans une embuscade tendue par les Basques – alliés des Sarrasins – à Roncevaux.
Cette Chanson de Roland évoque le chevalier blessé qui se soucie de ne pas laisser son glaive entre des mains ennemies.
Puisse jamais ne t'avoir un homme capable de couardise
Dieu, ne permettez pas que la France ait cette honte !
Et le poète d'ajouter :
Il vaut mieux mourir
À honneur qu'à honte vivre...
..................................................
Que jamais de France ne sorte
La gloire qui s'y est arrêtée.
Et le « comte Roland, étendu sous un pin, la face tournée vers l'Espagne, sent que la mort l'envahit : de la tête elle gagne le cœur... Il se met à se resouvenir de bien des choses, de toutes les terres qu'il a conquises, de la douce France »...
Le royaume de France n'est plus seulement le domaine personnel des Capétiens.
Il est la « douce France », qui appartient à tous ceux, chevaliers, clercs, poètes, manants, qui la peuplent et qui l'aiment.
Tous font vivre et se partagent l'âme de cette « douce France ».
11.
Le roi Philippe Auguste, qui hérite à la mort de son père Louis VII de la « douce France », et qui va régner d'un siècle à l'autre (1180-1223), quarante-trois ans, ne veut plus se nommer « roi des Francs », comme c'était encore l'usage pour les premiers Capétiens.
Il est le « roi de France ».
Et ce changement de titulature dit son ambition, la conscience qu'il a de n'être plus seulement le suzerain de grands vassaux, le maître d'un domaine royal, mais celui de tout un peuple qui commence à faire « nation ».
Le chanoine de Saint-Martin de Tours qui brosse son portrait écrit : « Beau et bien bâti, chauve, d'un visage respirant la joie de vivre, le teint rubicond, il aimait le vin et la bonne chère, et il était porté sur les femmes. Généreux envers ses amis, il convoitait les biens des adversaires et il était très expert dans l'art de l'intrigue... Il réprimait la malignité des Grands du royaume et provoquait leurs discordes, mais il ne mit jamais à mort nul qui fût en prison. Recourant au conseil des humbles, il n'éprouvait de haine pour personne, sinon un court moment, et il se montra le dompteur des superbes, le défenseur de l'Église et le nourrisseur des pauvres. »
Sur le socle construit par ses prédécesseurs, il bâtit un État. Et tout au long de son règne prolongé par celui de son fils Louis VIII (1223-1226), avec l'aide de ses baillis, de ses prévôts, de ses sénéchaux, il agglomère autour du domaine royal de nouveaux territoires. Il domine les grands vassaux de la Flandre, de la Champagne, de la Bourgogne. Au mitan du xiiie siècle, le royaume aura atteint la Manche, l'Atlantique et la Méditerranée.
C'est la France, et le pape Innocent III reconnaît qu'aucune autre autorité temporelle en ce monde n'est supérieure à celle de son roi.
Ainsi, en ces cinquante années qui terminent le xiie siècle et commencent le xiiie, la France s'est-elle imposée comme la grande puissance continentale.
Elle est riche d'hommes, chevaliers, marchands, paysans. Elle a les fleuves et les routes pour le transport des marchandises qui vont et viennent du sud au nord. Le roi lève les impôts, et, quand il le juge bon, il pressure, menace, expulse, rouvre ses portes aux juifs, manieurs et prêteurs d'argent. C'est le commandeur de l'ordre du Temple, Aimard, qui gère la trésorerie du roi. Les Templiers, présents en Terre sainte et dans toute l'Europe, assurent les transferts de fonds. On tient des comptes précis. On dispose d'archives. Une administration se met ainsi en place à Paris.
C'est la plus grande ville d'Occident (50 000 habitants). Philippe Auguste la protège par une enceinte fortifiée. Deux grandes voies pavées – Saint-Martin et Saint-Denis – la parcourent sur la rive droite de la Seine. La rue Saint-Jacques, reprenant le tracé de la voie romaine, gravit sur la rive gauche la montage Sainte-Geneviève. La ville s'étend. Les vignes reculent. L'Université conquiert des privilèges (1215), un statut qui, entre le pape et le roi, lui assurent son indépendance.
Paris révèle la puissance du roi. Dans la tour du Louvre, on enferme les trésors et les prisonniers. Dans le donjon du Temple, on entasse les coffres emplis d'argent. Qui douterait que le souverain qui dispose d'une telle capitale ne soit le plus grand ? Il peut acheter des alliés, corrompre des adversaires, garder sur pied une armée de deux à trois mille hommes, noyau autour duquel s'agrègent, en cas de besoin, des mercenaires, des routiers, des soudards, des « cotteraux » qui ne sont plus des chevaliers, mais des hommes d'armes aguerris, sergents et arbalétriers montés, fantassins.
Ainsi se constitue un pouvoir d'État disposant d'une administration, avec ses hommes et ses rouages, d'une « diplomatie », d'une force militaire capable de briser les résistances que peut rencontrer le roi de France dans ses désirs de conquête.
Le pape lui-même est contraint de composer avec ce souverain.
Quand il prononce en 1198 l'interdit du royaume pour punir Philippe Auguste d'avoir voulu répudier son épouse, cette sanction, qui prive tout un peuple des sacrements, est de peu d'effet. Le pape doit négocier, lever l'interdit (1200).
La puissance capétienne peut ainsi se déployer, et le royaume de France, se dilater jusqu'aux rives des mers qui bordent l'Hexagone.
C'est une longue entreprise où les alliances, les guerres, les trêves, les mariages, s'entremêlent.
L'avancée capétienne se fait en direction de la Flandre, au nord.
Elle vise le Languedoc et le comté de Toulouse au sud, là où, malgré les prêches des Cisterciens et des Dominicains – ordre créé en 1215 –, l'hérésie cathare s'est enracinée.
À l'ouest (de la Normandie à la Guyenne, de la Seine à la Loire et à la Garonne), le roi de France se heurte au roi d'Angleterre Henri II Plantagenêt et à ses fils Richard et Jean.
À l'est, il lui faut se mesurer à l'empire germanique d'Otton IV.
C'est encore et toujours la situation géopolitique de la France qui suscite les convoitises de l'Angleterre et de l'Allemagne, parce qu'elle est un môle qui peut empêcher la domination ou de l'Anglais ou du Germain.
L'âme de la France se forge dans ces confrontations qui, pacifiques ou guerrières, naissent de la situation géographique et des intérêts contradictoires qu'elle génère. Dans ces quatre directions – nord, ouest, est, sud –, en un demi-siècle, le roi de France l'emporte.
L'Artois, le Valois, le Vermandois, l'Amiénois, sont acquis par le mariage avec Isabelle de Hainaut, qui descend en ligne directe des Carolingiens.
Et le Capétien peut ainsi se présenter en héritier de l'empereur Charlemagne.
À l'ouest, il faut briser la puissance anglo-angevine et aquitaine, lutter contre Richard Cœur de Lion et Jean sans Terre. La mort de Richard en 1199 facilite la tâche. Mais la guerre – avec des intervalles de paix – dure près de vingt ans. Combats difficiles, impitoyables. Ce ne sont plus seulement des chevaliers qui s'affrontent dans une guerre « réglée », mais des « routiers », des « soudards », des « cottereaux », des mercenaires qui égorgent les prisonniers. Les forts construits par les Anglo-Aquitains sont conquis (ainsi, en 1204, Château-Gaillard, censé protéger Rouen).
Jean sans Terre et ses troupes sont mis en fuite à La Roche-aux-Moines, le 2 juillet 1214.
La Normandie, l'Anjou et la Touraine passent aux mains du roi de France.
Année et mois de victoire ! Au nord, vingt-cinq jours plus tard, le dimanche 27 juillet 1214, à Bouvines, les troupes de Philippe Auguste écrasent celles d'une coalition regroupant l'empereur Otton IV, Jean sans Terre et de grands féodaux.
Ce dimanche de Bouvines est le jour de l'irruption éclatante de la nation. Les chroniqueurs exaltent les « fils de France » « à la bouillante valeur » qui « n'hésitent jamais à braver toute sorte de dangers ».
En face d'eux, il y a « ces fils d'Angleterre que les plaisirs de la débauche et les dons de Bacchus attachent avec plus de charmes que les présents de Mars ». Il y a surtout les « Teutons ».
D'un côté, des combattants « issus de parents français » (« Vous, enfants de la Gaule, vous combattez toujours à cheval ! »), de l'autre, les Germains sont des fantassins redoutables mais sans noblesse de cœur !
L'âme française se trempe à Bouvines en s'opposant, en construisant un mythe, en célébrant une victoire qui n'est plus seulement celle du roi, mais celle de tout un peuple : « Dans tout le royaume, on n'entend partout qu'un applaudissement ; toute condition, toute fortune, toute profession, tout sexe, tout âge chantent les mêmes rythmes d'allégresse... Les innombrables danses des gens du peuple, les chants suaves des clercs, les sanctuaires parés au-dedans comme au-dehors, les rues, les maisons, les routes, dans tous les villages et dans toutes les villes, tendues de courtines et d'étoles de soie, tapissées de fleurs, d'herbe et de feuillage vert... Ceci se passa sur la route jusqu'à ce qu'on fût arrivé à Paris. Les bourgeois parisiens et par-dessus tout la multitude des étudiants, le clergé et le peuple allaient au-devant du roi, chantant des hymnes et des cantiques... Durant toute la nuit, les cierges ne cessent de briller dans les mains de tout le monde, chassant les ténèbres, de telle sorte que la nuit, se trouvant subitement transformée en jour et resplendissant de tant d'éclats et de lumières, dit aux étoiles et à la lune : Je ne vous dois rien ! Tant le seul amour du roi portait les peuples à se livrer aux transports de leur joie dans tous les villages... »
L'âme de la France naît de cette représentation d'un peuple uni autour de son souverain, de cette fusion de tous et de cette ville capitale, Paris, qui l'exprime.
Ce mouvement magnifié – rêvé pour une bonne part – renforce le pouvoir royal.
Le roi soutient les seigneurs et les moines cisterciens qui ont conduit la croisade contre les terres et les villes opulentes du Languedoc, ces populations converties à l'hérésie cathare.
Simon de Montfort et l'abbé de Cîteaux, Amalric, organisent la conquête, massacrent et pillent (sac de Béziers en 1209).
Le roi d'Aragon, venu au secours de Raymond VI de Toulouse, son vassal, est battu à Muret (1213). Louis, le fils de Philippe Auguste, cueille ces territoires et massacre à son tour (Marmande, 1218).
Roi en 1223, il apportera au royaume de France le Poitou et la Saintonge, La Rochelle et Avignon.
Le royaume de France atteint désormais la Méditerranée.
Le Nord a conquis les peuples du Sud.
En 1244, l'hérésie cathare brûle avec Montségur.
L'âme de la France se nourrit aussi de la cruelle violence de l'État.
Le peuple de France – et d'abord celui du Sud – ne l'oubliera pas.
12.
L'enfant de douze ans qui, en 1226, devient le roi Louis IX, sait que son royaume de France est, avec ses 13 millions d'habitants, le plus peuplé, le plus puissant, le plus riche, le plus influent de la chrétienté.
Il a vu son grand-père Philippe Auguste et son père Louis VIII gouverner, repousser et vaincre les Anglais et les Impériaux.
Il est entouré de leurs conseillers, de leurs évêques, de leurs chapelains, et sa mère Blanche de Castille exerce la régence avec autorité.
L'État, avec ses agents, sa monnaie, ses prévôts – le plus important est celui de Paris, qui siège au Châtelet –, a déjà sa vie propre, même quand le roi est un enfant ou bien quand, plus tard, en 1249, Louis IX partira en croisade, sera fait prisonnier et restera hors de France pendant près de cinq années.
Louis dira à ses proches, conseillers, laïques et clercs : « Gardez-vous de croire que le salut de l'Église et de l'État réside en ma personne. Vous êtes vous-mêmes l'État et l'Église ! »
Humilité d'un souverain qui veut être l'incarnation du roi chrétien idéal et qui, promulguant une Grande Ordonnance (1254), déclare :
« Du devoir de la royale puissance nous voulons moult de cœur la paix et le repos de nos sujets... et avons grande indignation encontre ceux qui injures leur font et qui ont envie de leur paix et leur tranquillité. »
Au fur et à mesure que son règne se déroule – il durera quarante-quatre ans, de 1226 à 1270, faisant de ce xiiie siècle le siècle de Saint Louis, puisque Louis IX est canonisé en 1297 par le pape Boniface VIII –, sa grande et maigre silhouette semble s'affiner encore dans une austérité mystique, comme s'il voulait mieux exprimer l'essence de la monarchie française, chrétienne en son principe fondateur.
« Le Roi, dit Joinville, son conseiller et biographe, se maintint si dévotement que jamais plus il ne porta ni vair ni petit-gris, ni écarlate, ni étriers ou éperons dorés. Ses vêtements étaient de camelin ou de drap bleu-noir. Les fourrures de ses couvertures et de ses robes étaient de peaux de daims ou de pattes de lièvres. Il était si sobre qu'il ne choisissait jamais sa nourriture. »
Ainsi, dans l'âme française, le souverain, déjà placé au-dessus des hommes par le sacre, devient-il aussi l'homme qui doit – au-delà de la politique qu'il mène – incarner la piété, le souci de la justice et de la paix pour ses sujets.
Il n'est pas seulement respecté, vénéré ou craint. Il est aimé pour ses vertus. Il est « saint » avant même d'être canonisé.
Et quand, en 1228, le jeune roi de quatorze ans, pour éviter d'être enlevé par des grands qui veulent ainsi prendre barre sur lui, se réfugie, rentrant d'Orléans, derrière l'enceinte fortifiée de Montlhéry, les milices communales de Paris et d'Ile-de-France, les chevaliers du domaine royal, le délivrent, et le peuple en cortège lui souhaite longue vie en le reconduisant dans sa capitale, Paris.
La vie exemplaire de Louis IX, l'amour de son peuple, le rayonnement de Paris, la puissance de l'État, tout concourt alors à faire du royaume de France et de son roi les acteurs majeurs de la chrétienté.
C'est dans cette source rayonnante du xiiie siècle que s'épanouit l'âme de la France en sa singularité.
Il y a en effet une exception française qui s'affirme au xiiie siècle.
La vigueur et l'attrait de l'université parisienne – qui compte 5 000 étudiants, et Thomas d'Aquin est l'un d'eux –, de celles de Montpellier, de Toulouse, d'Orléans, d'Angers, font de la France le centre intellectuel de la chrétienté. Chaque « nation » d'Europe fonde son collège sur la montagne Sainte-Geneviève. En 1257, le chapelain de Louis IX, Robert de Sorbon, crée un collège destiné aux clercs séculiers, boursiers. Ces étudiants veulent voir confirmer leur autonomie universitaire. Ils cessent de suivre leurs cours (1299) et obtiennent qu'un droit de grève leur soit reconnu. Le pape garantit ces droits.
Dans le royaume de France, joyau de la chrétienté, le nombre de cardinaux passe de deux à huit. Mesure de l'influence de la France, le pape Urbain IV, élu en 1261, est un Champenois, et en 1265 c'est un Provençal, conseiller de Louis IX, qui devient pape sous le nom de Clément IV.
Cependant, le souverain de France – le roi aux fleurs de lis, emblème peut-être lié au culte marial – ne s'interdit pas de résister aux pressions de la papauté.
Une fusion intime s'opère néanmoins entre l'Église et la monarchie française.
L'abbaye du Mont-Saint-Michel, le monastère de Royaumont, l'abbaye de Maubuisson et la Sainte-Chapelle – qui contient les reliques de la Passion, un morceau de la vraie croix et la couronne du Christ – témoignent de la volonté du roi – il suscite les initiatives, finance les travaux – d'élever des chefs-d'œuvre à la gloire du Christ.
Les dernières flèches des cathédrales se dressent, et le sourire de Reims, et le Bon Dieu d'Amiens, expriment dans la pierre la foi de toute une société que magnifie la piété du roi.
Celui-ci part pour la Terre sainte. Son long emprisonnement en Orient (de 1249 à 1254) exalte sa foi. Après sa libération, lors de son débarquement à Hyères, il s'entretient avec un moine cordelier qui lui dit : « Or prenne garde le roi, puisqu'il va en France, à faire si bien justice à son peuple qu'il en conserve l'amour de Dieu et que Dieu ne lui ôte pas, pour la vie, le royaume de France. »
On saisit le lien – au xiiie siècle, c'est une spécificité française – entre la foi exigeante et les mesures que le monarque met en œuvre. Il se veut Rex Pacificus, signant des traités avec le roi d'Aragon Jean Ier ou le roi d'Angleterre Henri III. Il n'utilise pas la puissance du royaume pour imposer par la guerre ses solutions.
De même, ses Grandes Ordonnances veillent à ce que les pouvoirs s'exercent avec équité. Le chêne de Vincennes, au pied duquel le roi rend la justice, en est le symbole.
Il vise à une politique « vertueuse ».
Il dit dans l'ordonnance de 1254 : « Que tous nos baillis, vicomtes, prévôts, maires et tous autres, en quelque affaire que ce soit, fassent serment qu'ils feront droit à chacun sans exception de personne, aussi bien aux pauvres qu'aux riches et à l'étranger qu'à l'homme du pays ; et ils garderont les us et coutumes qui sont bons et éprouvés, [sinon] qu'ils en soient punis en leurs biens et en leurs personnes si le méfait le requiert. »
Oui, exception française, au xiiie siècle, que cette moralisation de l'action politique !
Cette volonté est fondée sur la foi, sur le refus du péché et sur la crainte du blasphème qui habitent Louis IX.
« Vous devez savoir qu'il n'y a pas de lèpre aussi laide que d'être en péché mortel, dit-il. Je vous prie de préférer que toutes les infortunes arrivent à votre corps, lèpre ou toute autre maladie, plutôt que le péché mortel advienne à votre âme. »
Mais alors, il faut poursuivre ceux qui sont en état de péché.
D'abord les hérétiques (massacre des cathares à Montségur), et le royaume de France sera terre d'Inquisition.
On enterre vivant. On brûle (en mai 1239, dix-huit hérétiques sont voués aux flammes au Mont-Aimé, en Champagne). En 1242, dans un grand autodafé, on brûle vingt charretées de livres talmudiques.
Il faut que « tous les juifs vivent du labeur de leurs mains ou des autres besognes qui ne comportent pas d'usure ». En 1269, on exige qu'ils portent sur leurs vêtements un signe permettant de les reconnaître. On les dénonce parce qu'ils « font circuler sous le nom de Talmud des livres emplis de blasphèmes et d'injures contre le Christ, la Vierge, les chrétiens et Dieu même ».
Certes, Lombards, Cahorsins, chrétiens qui se livrent à l'usure, sont condamnés eux-mêmes au bannissement. Mais l'antijudaïsme chrétien de Louis IX est un fait. Et il pénètre l'âme française avec d'autant plus de virulence que le roi et son royaume sont l'expression la plus achevée – et les modèles – de la chrétienté.
Louis IX est déjà le Roi Très-Chrétien quand, en 1270, il embarque une seconde fois à Aigues-Mortes – port qu'il a fait construire – pour la Terre sainte.
Il s'arrêtera à Tunis et y mourra le 25 août 1270 après avoir vu s'éteindre son fils cadet. Et c'est son aîné, Philippe III le Hardi, qui lui succédera.
Cette mort en croisé fait de lui une figure sacrée de la chrétienté, l'image pieuse de ce royaume qui a vu aussi l'épanouissement de l'art gothique, la gloire de l'université de Paris, le prestige de la langue française illustrée par un Jean de Meung – deuxième partie du Roman de la Rose – et les œuvres de Rutebeuf – Renart le Bestourné.
Quelques années avant de se croiser (en 1267), Louis IX avait voulu procéder à la réorganisation de la basilique de Saint-Denis afin qu'on pût lire dans l'agencement des tombeaux l'histoire de la dynastie du royaume de France.
Ce nouvel ordonnancement, cette réécriture de l'histoire, plaçant dans la partie sud de la nef les Mérovingiens et les Carolingiens, au nord les Capétiens, et, entre ces deux rangées, Philippe Auguste et Louis VIII, qui appartenaient aux deux lignées – ils descendaient à la fois, affirmaient les généalogistes, de Charlemagne et d'Hugues Capet –, étaient une manière d'incarner la glorieuse continuité de la royauté française.
Ces gisants conduisent à Louis IX, dont la sainteté exprime l'essence de ce royaume.
L'âme de la France en reçoit la grâce.
Louis est saint.
« Mais, dit son chroniqueur Joinville, on n'en fit pas assez quand on ne le mit pas au nombre des martyrs pour les grandes peines qu'il souffrit au pèlerinage de la Croix, et aussi parce qu'il suivit Notre Seigneur dans le haut fait de la Croix. Car si Dieu mourut sur la Croix, il fit de même, car il était croisé quand il mourut à Tunis. »
Le roi de France n'est pas seulement saint, mais martyr.
Comment certains n'imagineraient-ils pas, après un tel apogée, que la France est promise à un destin exceptionnel, qu'elle est une nation sainte ?
« J'ai d'instinct l'impression que la Providence l'a créée pour des succès achevés ou des malheurs exemplaires », écrira de Gaulle.
13.
Saint Louis, le roi martyr, le Roi Christ, aura régné quarante-quatre années. À eux tous, ses cinq successeurs – les derniers Capétiens en ligne directe – n'auront, de 1270 à 1328, gouverné le royaume de France que durant cinquante-huit ans.
Mais c'est comme si peu importaient désormais la durée de chaque règne, et même la personnalité de chacun des souverains. Il y a pourtant bien des différences entre le fils de Saint Louis, Philippe III le Hardi – qui règne quinze ans : 1270-1285 –, son petit-fils Philippe IV le Bel (1285-1314 : vingt-neuf ans de règne), et les fils de ce dernier, Louis X le Hutin (1314-1316), Philippe V le Long (1316-1322) et Charles IV le Bel (1322-1328), auquel succédera Philippe de Valois.
Ce que Saint Louis a légué, c'est l'idée que la royauté française est au-dessus de tout.
« Dans toute la chrétienté, le roi de France n'a jamais d'égal », dit un chroniqueur italien.
La couronne royale transcende toutes les circonstances, toutes les personnalités. La canonisation de Louis IX a exalté le sacre qui déjà plaçait le souverain au-dessus des simples mortels.
Les rois de France sont de la lignée d'un saint.
« Grand déshonneur à ceux de son lignage qui voudront mal faire, dit Joinville, car on les montrera du doigt et on dira que le Saint Roi dont ils sont issus eût répugné à faire une telle méchanceté. »
En fait, le grand manteau bleu à fleurs de lis d'or de Saint Louis les protège.
Ils font de son corps, qu'ils fractionnent, des reliques.
En présence de Philippe le Bel, les ossements de Saint Louis sont placés en 1298 dans une châsse d'or derrière l'autel de l'abbaye de Saint-Denis. En 1306, Philippe le Bel obtiendra que la tête du Saint Roi soit transférée à la Sainte-Chapelle. Mais on laissera le menton, la mâchoire et les dents aux moines de Saint-Denis.
Puis on fragmentera le squelette pour offrir des reliques à tel ou tel souverain, à tel ou tel homme d'Église.
Une phalange du doigt de Saint Louis sera ainsi envoyée à un roi de Norvège...
Le roi de France bénéficie de l'immunité que lui confère son ascendance sainte. Mais il tire aussi son pouvoir de lui-même :
« Que veut le roi si veut la loi », disent les conseillers, les légistes qui forment autour de lui un groupe de plus en plus nombreux.
Ils sont membres des Chambres – la plus importante est la Chambre des comptes (1320) –, des Conseils.
Ils sont rassemblés dans le palais de l'île de la Cité, que Philippe le Bel agrandit et fortifie d'épais et hauts remparts.
Il fait édifier une immense salle à deux nefs enrichies par les statues des rois de France et qui est destinée aux avocats et à leurs clients.
Les services de juridiction criminelle sont installés dans les grosses tours. L'ensemble du « personnel » royal, de leurs familles et de leur domesticité représente près de 5 000 personnes, l'équivalent de la population d'une ville du royaume.
Personne – ni grands féodaux, ni étudiants ou professeurs, ni marchands ou moine prêcheurs – ne peut échapper à l'attraction de Paris, qui est la plus grande ville de la chrétienté avec – peut-être ? – 61 098 feux ou foyers fiscaux, soit plus de 200 000 personnes.
L'État centralisé, organisé, apprend à compter.
En 1328, une enquête sur l'état des feux les évalue pour tout le royaume à 2 469 987 répartis entre 23 671 paroisses, soit plus de 13 millions d'habitants.
Ainsi s'affirme l'un des traits constitutifs de l'histoire nationale : le pouvoir est centralisé à Paris.
Il enserre tout le territoire dans une « administration » dirigée de la capitale, du palais royal, où sont concentrés tous les rouages.
Le centre est le roi.
« Le roi est empereur en son royaume. » « Le roi ne tient son royaume que de son épée et de lui. » « Le roi ne tient de personne, sauf de Dieu et de lui. » Telle est la thèse des « conseillers », qui sont souvent des « gradués en droit » issus des universités de Toulouse, de Montpellier, d'Orléans et naturellement de celle de Paris.
Ces légistes sont avocats ou procureurs de la Couronne. Quelques-uns d'entre eux accéderont au Conseil du roi ou à la Chambre des comptes.
Ils annoncent une « haute administration ».
Les légistes les plus proches du roi (pour Philippe le Bel, Pierre Flotte, Guillaume de Nogaret, Enguerrand de Marigny) concentrent sur eux les accusations, les haines et le mépris dont on ne peut pas même concevoir d'accabler le roi.
Trahi êtes chacun le pense
Par vos chevaliers de cuisine...
écrit-on au souverain.
Et les barons, les féodaux qui subissent l'autorité royale s'indignent de la place tenue par ces
Petites gens parvenus
Qui sont à la cour maîtres devenus
Qui cousent, règnent et taillent
Toutes les bonnes coutumes défaillent
Justice désormais
À la cour on ne nous rend jamais
Serfs vilains avocassiers
Sont devenus empereurs.
Ces légistes, « boucs émissaires » jalousés, paient de leur vie leur pouvoir qu'une succession royale remet en cause.
En 1278, le chambellan de Saint Louis, Pierre de la Brice, est accusé et pendu au gibet de Montfaucon comme un détrousseur ou un crocheteur. Enguerrand de Marigny connaîtra le même sort en 1315.
Car l'État royal qui concentre, centralise le pouvoir, et dont le souverain n'a pas la même exigeante vertu, la même humilité que Saint Louis, peut se montrer une machine impitoyable.
Les cinq derniers rois capétiens ont d'abord poursuivi la politique d'élargissement de leur royaume.
Agenais, Poitou, Languedoc, Guyenne, Bourgogne – et la ville de Lyon – entrent dans le domaine royal.
Mais le Comtat Venaissin, avec Avignon, est « donné » au pape en vertu d'une promesse de Saint Louis.
Et au nord-est, en Flandre, le roi de France et ses chevaliers aux « éperons dorés » sont battus à Courtrai en 1302 par les fantassins des milices des villes drapières. La Flandre industrieuse, « bourgeoise » et « marchande », résiste ainsi à l'attraction capétienne.
La France trouve là une résistance qui ne cédera pas au cours du temps. C'est un autre « monde ».
Et pourtant la « machine royale » est puissante.
Elle fait reculer le pape Boniface VIII qui voulait que tous les chrétiens, y compris le roi de France, relèvent de sa justice (1296).
En convoquant à Notre-Dame en 1302 une assemblée de plus de mille délégués – clercs et laïques –, Philippe le Bel en appelle à la fidélité monarchique qui commence à prendre les couleurs du sentiment national. Et il ne craint pas d'envoyer Guillaume de Nogaret, son légiste, tenter de s'emparer, à Agnani, de Boniface VIII, qui mourra des suites de cet « attentat » (1303).
Pour défendre ou accroître leur pouvoir, faire respecter leur souveraineté, briser les résistances, obtenir les moyens qui leur sont nécessaires, l'État, le roi, ses légistes, sont prêts à toutes les violences.
On voit s'affirmer-là une raison d'État qui marque l'âme de la France et la structure.
Capable de faire plier la papauté, elle n'hésite pas à réprimer les émeutes, les insurrections populaires (à Provins, en 1280, lorsqu'on veut prolonger la durée du travail d'une heure sans augmentation), voire à manipuler la monnaie (1295) ou à créer de nouveaux impôts (la maltôte en 1290).
On confisque les biens des juifs (1306). Pour les condamner au bûcher et les spolier, on profite des rumeurs qui les accusent d'empoisonner les puits et de se liguer avec les lépreux, à l'instigation des musulmans, aux fins d'assassiner des chrétiens.
L'État étend son empire, se ramifie. Il a besoin de ressources. Il diminue la teneur en métal fin des monnaies, lève de nouveaux impôts. Et si on dresse en 1328 un état des feux, preuve de l'efficacité administrative de l'État, c'est d'abord pour des raisons fiscales.
L'argent et le pouvoir vont de concert.
De même, quand, à partir de 1307, Philippe le Bel s'attaque à l'ordre du Temple, c'est à la fois parce que cette organisation internationale échappe à son pouvoir, et peut même s'imposer à lui, et parce qu'elle est une puissance financière.
L'ordre est supprimé en 1312.
Par la torture et au cours d'un procès, il faut obtenir les aveux des maîtres de l'ordre. Mais Jacques de Molay et Geoffroy de Charnay, devant la foule rassemblée face à Notre-Dame, proclament leur innocence et la sainteté de l'ordre. Ils seront cependant livrés aux flammes le 18 mars 1314.
Procès politique organisé par un État pour qui la justice n'est qu'un instrument parmi d'autres servant à contrôler la « totalité » des activités du royaume.
La famille royale elle-même n'est pas préservée de cette violence. D'autant que – une punition, une malédiction, murmurent certains – aucun des trois fils de Philippe le Bel n'a d'héritier mâle.
Il faut donc se montrer impitoyable avec tous ceux qui, par leur comportement, peuvent mettre en cause la légitimité de la lignée royale.
Les accusées – donc les coupables – vont être les belles-filles de Philippe le Bel : elles ont commis le péché d'adultère ou en ont été témoins. Elles sont enfermées à Château-Gaillard. Leurs amants – deux jeunes chevaliers – sont châtrés et torturés à mort (1314).
Exemplarité archaïque du châtiment, violence de cet État qui mêle modernité et barbarie, religiosité et cynisme.
Le roi vénère les reliques de Saint Louis et n'a de comptes à rendre qu'à Dieu.
Vicaire du Christ, il est à l'abri de toute critique.
Son « absolutisme » croît parce que l'État qui se construit est plus efficace, donc plus redoutable.
Au moment où, en 1328, un Valois succède aux Capétiens, l'âme de la France, la tradition nationale, conjuguent dès ces xiiie et xive siècles la cruauté et la sainteté, tendances contradictoires et complémentaires.