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L'ÉTRANGE DÉFAITE


1939-1944


60.

Pour l'âme de la France, 1939 est la première des années noires.

Le lâche soulagement qui avait saisi le pays à l'annonce de la signature des accords de Munich, la joie indécente qu'avaient manifestée les cinq cent mille Français massés de l'aéroport du Bourget à l'Arc de triomphe pour accueillir le président du Conseil Édouard Daladier, ne sont plus que souvenirs.

La guerre est là, fermant l'horizon.


Des dizaines de milliers de réfugiés espagnols franchissent la frontière française pour fuir les troupes franquistes qui, le 26 janvier 1939, viennent d'entrer dans Barcelone.

On ouvre des camps pour accueillir ces réfugiés qui incarnent la débâcle d'une République qui s'était donné un gouvernement de Frente popular.

Quelques semaines plus tard, le 15 mars, les troupes allemandes entrent dans Prague : violation cynique par Hitler des accords de Munich, et mort de la Tchécoslovaquie.

Quelques semaines encore, et Mussolini signe avec le Führer un pacte d'acier. Les deux dictateurs se sont associés pour conclure avec le Japon un pacte anti-Komintern, se constituant en adversaires de l'Internationale communiste dirigée par Moscou.

La France doit-elle dès lors conclure une alliance avec l'URSS contre l'Allemagne nazie ?


La question qui avait taraudé les élites politiques françaises revient en force. Elle provoque les mêmes clivages.

La droite rejette toujours l'idée d'un pacte franco-soviétique. Elle affirme qu'on doit poursuivre la politique d'apaisement, voire de rapprochement avec ces forces rénovatrices mais aussi conservatrices que sont le fascisme, le nazisme, le franquisme.

Bientôt – le 2 mars 1939 –, le maréchal Philippe Pétain sera nommé ambassadeur de France en Espagne auprès de Franco.

Mais, dans le même temps, quelques voix fortes s'élèvent à droite pour affirmer que parmi les périls qui menacent la France, « s'il y a le communisme, il y a d'abord l'Allemagne » (Henri de Kérillis).

L'industriel français Wendel est encore plus clair : « Il y a actuellement un danger bolchevique intérieur et un danger allemand extérieur, dit-il. Pour moi, le second est plus grand que le premier, et je désapprouve nettement ceux qui règlent leur attitude sur la conception inverse. »


En ces premiers mois de 1939, l'âme de la France est ainsi hésitante et toujours aussi divisée.

Mais on sent, de la classe politique au peuple, comme un frémissement de patriotisme, une volonté de réaction contre les dictateurs pour qui les traités ne sont que « chiffons de papier ».

On est révolté par les revendications des fascistes, qui, à Rome, prétendent que Nice, la Corse, la Tunisie et la Savoie doivent revenir à l'Italie.

À Bastia, à Nice, à Marseille, à Tunis, on manifeste contre ces prétentions qui donnent la mesure de l'arrogance du fascisme et de l'affaiblissement de la France.

Daladier, l'homme de Munich, prend la pose héroïque et patriotique : « La France, sûre de sa force, est en mesure de faire face à toutes les attaques, à tous les périls », déclare-t-il le 3 janvier 1939.


On se rassure.

Un million de Parisiens acclament le défilé des troupes françaises et anglaises, le 14 juillet 1939. Douze escadrilles de bombardement survolent Paris, Lyon et Marseille.

On se persuade – les observateurs du monde entier en sont convaincus – que l'armée, l'aviation et la marine françaises constituent encore la force militaire la plus puissante du monde.

Et il y a la ligne Maginot qui interdit toute invasion !

Car aucun Français ne veut la guerre, et l'on espère que la force française suffira à dissuader Hitler de la commencer. Les Allemands doivent se rappeler que la France les a vaincus en 1918.

Ainsi, chaque Français continue de penser que le conflit peut être évité.


Au gouvernement, Paul Reynaud, libéral, indépendant, qui joue aux côtés de Daladier un rôle de plus en plus important, prend des mesures « patriotiques ».

Les crédits militaires, que le Front populaire avait déjà très largement augmentés, le sont à nouveau.

L'ambassadeur allemand Otto Abetz, qui anime ouvertement un réseau proallemand dans les milieux intellectuels et artistiques, est expulsé (29 juillet 1939).

À Londres comme à Paris, des déclarations nombreuses réaffirment que les deux nations démocratiques n'accepteront pas que Hitler, sous prétexte de reprendre Dantzig, entre en Pologne.

« Nous répondrons à la force par la force ! »

Et à la question posée dans un sondage : « Pensez-vous que si l'Allemagne tente de s'emparer de Dantzig, nous devions l'en empêcher, au besoin par la force », 76 % des Français consultés répondent oui, contre 17 % de non.


Ce n'est ni l'union sacrée ni l'enthousiasme patriotique, plutôt une sorte de résignation devant les nécessités. Une acceptation qui pourrait devenir de plus en plus résolue si les élites se rassemblaient pour exprimer l'obligation nationale d'affronter le nazisme et le fascisme, de se battre et de vaincre parce qu'il n'y a pas d'autre issue.

Mais on entend toujours, parmi les élites, le refus de « mourir pour Dantzig ». Et c'est un ancien socialiste, Marcel Déat, qui le répète.

Le pacifisme reste puissant, toujours aussi aveugle à la menace nazie.

Il est influent dans les syndicats de l'enseignement proches des socialistes et au sein même de la SFIO.

Naturellement, le refus de la guerre antinazie est par ailleurs le ressort des milieux attirés par le nazisme, le fascisme ou le franquisme. L'écrivain Robert Brasillach, l'hebdomadaire Je suis partout, représentent ce courant.


À l'opposé, les communistes apparaissent comme les plus résolus à l'affrontement avec le « fascisme ».

Thorez, leur leader, propose un « Front des Français ».

Le PCF se félicite que des négociations se soient ouvertes, à Moscou, entre Français et Soviétiques. Ces derniers réclament le libre passage de leurs troupes à travers la Pologne pour s'avancer au contact des Allemands. Les Polonais s'y refusent. Ils savent depuis des siècles ce qu'il faut penser de l'« amitié » russe.

Seuls quelques observateurs avertis, comme Boris Souvarine, ancien communiste devenu farouchement antistalinien, n'écartent pas l'éventualité d'un accord germano-soviétique, sorte de figure inversée des accords de Munich, par lequel les deux partenaires, oubliant leurs oppositions idéologiques radicales, associeraient leurs intérêts géopolitiques : les mains libres pour Hitler à l'Est, assorties d'un nouveau partage de la Pologne entre Russes et Allemands, et, à l'Ouest, guerre ouverte contre la France et l'Angleterre.

Ni Berlin ni Moscou n'excluent la guerre entre eux, mais chacun pense que le temps gagné permettra de renforcer sa propre position.


L'aveuglement français face à cette éventualité d'un accord germano-russe participe aussi de la crise nationale.

Les idéologies paralysent la réflexion et repoussent la notion d'intérêt national loin derrière les préoccupations partisanes.

La nation, sa défense et ses intérêts ne sont ni le mobile des choix politiques ni le cœur de l'analyse politique.

C'est là un fait majeur.


Ainsi, pour les communistes, il faut d'abord défendre la politique soviétique, dont ils sont l'un des outils.

Ils en épousent tous les méandres, et, de cette manière, estiment sauvegarder les intérêts de la classe ouvrière française, autrement dit de la France elle-même.

L'idéologie communiste empêche la « compréhension » de ce que sont les intérêts de la nation, qui ne sauraient se réduire à ceux d'une classe, fût-elle ouvrière, encore moins à ceux d'une autre nation, se prétendrait-elle communiste.


Pour les pacifistes, le patriotisme n'est qu'un mot destiné à masquer le nationalisme qui est à l'origine de la guerre. Les nations ne sont que des archaïsmes, des structures d'oppression. Ce ne sont pas leurs intérêts qu'il faut défendre, mais ceux de l'humanité...

Ces pacifistes – qui influencent les socialistes – ne pensent plus en termes de nation.

Les radicaux-socialistes et les socialistes sont des politiciens enfermés dans les jeux du parlementarisme, incapables le plus souvent de prendre une décision et de l'imposer, fluctuant donc entre le désir de paix à tout prix – le « lâche soulagement » – et les rodomontades patriotiques – celles d'un Daladier – intervenant trop tard et qui ne sont pas suivies d'actes d'autorité.


Les modérés, les conservateurs, se souviennent de la « Grande Peur » qu'ils ont éprouvée à nouveau au moment du Front populaire.

Ils craignent les désordres. La guerre antifasciste pourrait permettre aux communistes de prendre le pouvoir, créant une sorte de Commune victorieuse grâce à la guerre.

Ils sont sensibles aux arguments des minorités favorables à une entente avec le fascisme, le franquisme et même le nazisme.

Le succès en Europe de ces régimes d'ordre les fascine. Ils estiment que le moment est peut-être venu, pour les « modérés », de prendre leur revanche sur les partisans d'une République « sociale » qui, à leurs yeux, ont dominé depuis 1880 et sûrement depuis 1924.

Ce courant est influencé par Charles Maurras, qui identifie les intérêts de la nation à ceux des partisans de la « royauté ».


Ainsi, aucune des forces politiques ne place au cœur de son projet et de son action la défense bec et ongles de la nation.

Chacune d'elles est dominée par une idéologie ou par la défense de la « clientèle » qui assure électoralement sa survie.

De ce fait, les « instruments » d'une grande politique extérieure – la diplomatie et l'armée – ne sont ni orientées ni dirigées par la main ferme du pouvoir politique.


Seules quelques personnalités indépendantes d'esprit accordent priorité aux intérêts de la nation et sont capables de prendre des décisions au vu des nécessités nationales sans se soumettre à des présupposés idéologiques.

Mais ces individualités sont peu nombreuses et ne peuvent imposer leurs vues et leurs décisions aux forces politiques ou aux grands corps.

Un Paul Reynaud, par exemple, a soutenu les idées novatrices du colonel de Gaulle – création de divisions blindées – sans réussir à imposer assez tôt leur constitution.

De Gaulle (1890-1970) est évidemment l'un de ces patriotes lucides qui n'ont pas encore le pouvoir de décision ni même celui de l'influence.

Dès 1937, il peut écrire : « Notre haut commandement en est encore aux conceptions de 1919, voire de 1914. Il croit à l'inviolabilité de la ligne Maginot, d'ailleurs incomplète (elle ne couvre pas le massif des Ardennes, réputé infranchissable). [...] Seule la mobilité d'une puissante armée blindée pourrait nous préserver d'une cruelle épreuve. Notre territoire sera sans doute une fois de plus envahi ; quelques jours peuvent suffire pour atteindre Paris. »

De Gaulle anticipe aussi les évolutions de la situation internationale lorsqu'il identifie la menace nazie et le risque d'un accord germano-russe que n'empêchera pas le heurt des idéologies, car, estime-t-il, la géopolitique commande à l'idéologie.


Ils ne sont qu'une poignée, ceux qui ont envisagé cette hypothèse, relevé les signes avant-coureurs du double jeu de Staline.

Le maître de l'URSS négocie avec les Français et les Anglais, d'une part, et, de l'autre, avec les Allemands.

Il écarte le ministre des Affaires étrangères juif, Litvinov, et le remplace par Molotov dès le mois de mai 1939.

Des réfugiés antinazis sont livrés par les Russes aux Allemands.

Le 23 août 1939, la nouvelle de la signature d'un pacte de non-agression germano-soviétique plonge les milieux politiques dans la stupeur, le désarroi, la colère.

Malgré de nombreuses défections, les communistes français vont justifier la position soviétique. Se plaçant ainsi en dehors de la communauté nationale, ils vont subir la répression policière.

Car le pacte signifie évidemment le déclenchement de la guerre.


Le 1er septembre 1939, les troupes allemandes entrent en Pologne – Russes et Allemands se sont « partagé » le pays. L'Angleterre d'abord, puis la France, le 3 septembre, déclarent la guerre à l'Allemagne.


On n'avait pas voulu se battre pour les Sudètes.

On va mourir pour Dantzig.

L'opinion française perd tous ses repères. Les communistes sont désormais hostiles à la « guerre impérialiste » !

La guerre s'impose comme une fatalité.

On la subit sans enthousiasme.

Le frémissement patriotique qui avait saisi l'âme de la France pendant les six premiers mois de 1939 est retombé.

Restent le devoir, l'acceptation morose, l'obligation de faire cette guerre dont on ne comprend pas les enjeux parce qu'à aucun moment les élites politiques n'ont évoqué clairement les intérêts français ni n'ont agi avec détermination.

Les élites ont oublié la France, prétendant ainsi suivre les Français qui, au contraire, attendaient qu'on leur parle de la nation et des raisons qu'il y avait, vingt ans après la fin d'une guerre, de se battre à nouveau et de mourir pour elle.


61.

En onze mois, de septembre 1939 à juillet 1940, la France, entrée dans la guerre résignée, mais qui s'imaginait puissante, a été terrassée, humiliée, mutilée, occupée après avoir succombé à une « étrange défaite », la plus grave de son histoire.


Car ce n'est pas seulement la crise nationale qui couvait depuis les années 30 qui est responsable de cet effondrement.

Si des millions de Français se sont jetés sur les routes de l'exode, si Paris n'a pas été défendu, si deux millions de soldats se sont rendus à l'ennemi, si la IIIe République s'est immolée dans un théâtre de Vichy, et si seulement 80 parlementaires ont refusé de confier les pleins pouvoirs à Pétain, alors que 589 d'entre eux votaient pour le nouveau chef de l'État, c'est que la gangrène rongeait la nation depuis bien avant les années 30.

C'était comme si, en 1940, la débâcle rouvrait les plaies de 1815, de 1870, qu'on avait crues cicatrisées et qui étaient encore purulentes.

Pis : c'était comme si, à l'origine et à l'occasion de l'« étrange défaite », toutes les maladies, les noirceurs de l'âme de la France s'étaient emparées du corps de la nation, comme s'il fallait faire payer au peuple français aussi bien l'édit de Nantes, la tolérance envers les hérétiques, que la décapitation de Louis XVI et de Marie-Antoinette, la loi de séparation de l'Église et de l'État, la réhabilitation de Dreyfus et le Front populaire !

Le désastre de 1940 fut un temps de revanche et de repentance, le châtiment enfin infligé à un peuple trop rétif.

Il fallait le faire rentrer dans le rang, lui extirper de la mémoire Henri IV et Voltaire, les communards et Blum, et même ce dernier venu, ce grand rebelle, de Gaulle, ce colonel promu général de brigade à titre temporaire en juin 1940 et qui, depuis Londres, clamait que « la flamme de la Résistance française ne doit pas s'éteindre et ne s'éteindra pas ».

Il osait dénoncer le nouvel État français, refuser une « France livrée, une France pillée, une France asservie ».

Le 3 août 1940, on le condamnait à mort par contumace pour trahison et désertion à l'étranger en temps de guerre.


Et Philippe Pétain, beau vieillard patelin de quatre-vingt-quatre ans, derrière lequel se cachaient les ligueurs de 1934, les politiciens ambitieux vaincus en 1936, dont Pierre Laval, tous les tenants de la politique d'apaisement, invitait au retour à la terre, parce que la « terre ne ment pas ».

Il morigénait le peuple, l'invitait à un « redressement intellectuel et moral », à une « révolution nationale » – comme en avaient connu l'Italie, l'Allemagne, l'Espagne. Mais celle-ci serait une contre-révolution française : il fallait oublier la devise républicaine, « Liberté, Égalité, Fraternité », et la remplacer par le nouveau triptyque de l'État français : Travail, Famille, Patrie.


L'ordre moral, celui des années 1870, s'avance avec ce maréchal qui avait dix-sept ans au temps du maréchal de Mac-Mahon et du duc de Broglie.

« Depuis la victoire [de 1918], dit Pétain, l'esprit de jouissance l'a emporté sur l'esprit de sacrifice. On a revendiqué plus qu'on n'a servi. On a voulu épargner l'effort. On rencontre aujourd'hui le malheur. »


Le malheur s'est avancé à petits pas sournois.

« Drôle de guerre » entre septembre et mai 1940.

On ne tente rien, ou presque – une offensive en direction de la Sarre, vite interrompue – pour secourir les Polonais broyés dès le début du mois d'octobre.

Et Hitler, le 6 de ce mois, lance un appel à la paix qui trouble et rassure.

Peut-être n'est-ce là qu'un simulacre de guerre ?

Les Allemands ont obtenu ce qu'ils voulaient ; pourquoi pas une paix honorable ?

Ce qu'il reste de communistes prêche pour elle, contre la guerre conduite par la France impérialiste. Ils ne dénoncent plus l'Allemagne. On les emprisonne, ces martyrs de la paix, et leur secrétaire général, Thorez, a déserté et gagné Moscou !

D'une certaine manière, et bien qu'ils ne soient qu'une minorité, leur propagande renoue avec le vieux fonds pacifiste, antimilitariste, qui travaille une partie du peuple français.


On s'arrange donc de cette « drôle de guerre » sans grande bataille offensive, ponctuée seulement d'« activités de patrouille ». Les élites cherchent tant bien que mal à sortir d'un conflit qu'elles n'ont pas voulu.

Quand les Soviétiques agressent – en novembre – la Finlande, on s'enflamme pour l'héroïsme de ce petit pays dont la résistance est aussi soutenue par... l'Allemagne. On rêve à un renversement d'alliance, à attaquer l'URSS par le sud, à prendre Bakou.

L'idée d'une paix avec Hitler fait son chemin et prolonge la politique d'apaisement de 1938.

Comment, dans ces conditions, le peuple et les troupes seraient-ils préparés à une « vraie » guerre ?

Qui lit, parmi les 80 personnalités auxquelles il l'adresse, le mémorandum du général de Gaulle intitulé L'Avènement de la force mécanique, dans lequel il écrit : « Cette guerre est perdue, il faut donc en préparer une autre avec la machine » ?


On se réveille en plein cauchemar le 10 mai 1940.

La pointe de l'offensive allemande est dans les Ardennes, réputées infranchissables, et Pétain avait approuvé qu'on ne prolongeât pas la ligne Maginot dans ce massif forestier : la Meuse et lui ne constituaient-ils pas des obstacles naturels bien suffisants ?

Symboliquement, c'est autour de Sedan, comme en 1870, que se joue le sort de la guerre.

Les troupes françaises entrées en Belgique sont tournées.

Il suffit d'une bataille de cinq jours pour que le front soit rompu. À Dunkerque, trois cent mille hommes sont encerclés et évacués par la flotte britannique qui sauve d'abord ses propres soldats.

En six semaines, l'armée française n'existe plus.

Le 14 juin, les Allemands entrent dans Paris.

L'exode de millions de Français – mitraillés – encombre toutes les routes.

Un pays s'effondre.


Le 16 juin, Paul Reynaud, qui a succédé en mars comme président du Conseil à Daladier – et qui a nommé de Gaulle, le 5 juin, sous-secrétaire d'État à la Guerre –, démissionne, remplacé par Philippe Pétain. Le général Weygand, généralissime, a accrédité la rumeur selon laquelle une Commune communiste aurait pris le pouvoir à Paris. La révolution menace. Il faut donc arrêter la guerre.

Le 17 juin, sans avoir négocié aucune condition de reddition et d'armistice, Pétain, s'adresse au pays :

« C'est le cœur serré que je vous dis aujourd'hui qu'il faut cesser le combat. Je me suis adressé cette nuit à l'adversaire pour lui demander s'il est prêt à rechercher avec nous, entre soldats, après la lutte, dans l'honneur, les moyens de mettre un terme aux hostilités. »


Des centaines de milliers de soldats se battaient encore.

Cent trente mille étaient déjà tombés dans cette guerre où les actes d'héroïsme se sont multipliés dès lors que les officiers menaient leurs troupes à la bataille.

Mais le discours de Pétain paralyse les combattants. Pourquoi mourir puisque l'homme de Verdun appelle à déposer les armes alors que l'armistice n'est même pas signé ?

De Gaulle, qui a déjà jugé que la prise du pouvoir par Pétain « est le pronunciamiento de la panique », s'insurge contre cette trahison.

La France dispose d'un empire colonial, lance-t-il. La France a perdu une bataille, mais n'a pas perdu la guerre.

Le 18 juin, il parle de Londres : « Le dernier mot est-il dit ? L'espérance doit-elle disparaître ? La défaite est-elle définitive ? Non ! La France n'est pas seule... Cette guerre est une guerre mondiale... Quoi qu'il arrive, la flamme de la Résistance française ne doit pas s'éteindre et ne s'éteindra pas. »


Voix isolée, qui n'est pas entendue dans un pays vaincu, envahi, livré.

Certes ici et là on refuse la reddition. On veut gagner l'Angleterre. On accomplit les premiers gestes de résistance – ce mot que de Gaulle vient de « réinventer ».

À Chartres, le préfet Jean Moulin tente de se suicider pour ne pas signer un texte infamant pour les troupes coloniales.

Mais la France, dans sa masse, est accablée, anéantie.


À Bordeaux, où le gouvernement s'est replié, on arrête Georges Mandel, l'ancien collaborateur de Clemenceau, républicain intransigeant, patriote déterminé.

On le relâchera, mais le temps de la revanche des anti-républicains commence.

C'est le triomphe, par la défaite et l'invasion, d'une partie des élites, celles qui, dans la République, s'étaient senties émigrées, ou bien dont les ambitions n'avaient pu être satisfaites.

Quant au peuple, il pleure déjà ses soldats morts – et les prisonniers.

Il est à la fois désemparé et soulagé.

Comment ne pas avoir confiance en Pétain, le vainqueur de Verdun ?

À Vichy, le 10 juillet 1940, le Maréchal devient chef de l'État.

Il annonce une Révolution nationale.

Dans quelques mois, on fera chanter dans les écoles, en lieu et place de La Marseillaise bannie :

Maréchal, nous voilà

Devant toi le sauveur de la France

Nous saurons, nous tes gars

Redonner l'espérance

La patrie renaîtra

Maréchal, Maréchal, nous voilà !


62.

1940 : pour la France, c'est le malheur de la défaite et de l'occupation, le règne des restrictions et des vilenies, des lâchetés, même si brûlent quelques brandons d'héroïsme que rien ne semble pouvoir éteindre.

Mais ce sont bien les temps du malheur.


Pétain répète le mot comme un vieux maître bougon qui sait la vérité et veut en persuader le peuple.

Il fustige : le malheur est le fruit de l'indiscipline et de l'esprit de jouissance, mâchonne-t-il. Et tout cela, qui remonte à la Révolution française, doit être déraciné.

Plus de Marseillaise, donc, mais Maréchal nous voilà.

Plus de 14 Juillet, mais célébration de Jeanne d'Arc et institution de la fête des Mères.

Plus de bonnet phrygien, mais la francisque, devenue emblème du régime. Il ne faut plus laisser les illusions, les perversions, corrompre les jeunes qu'on rassemble dans les « Chantiers de jeunesse ».

Quant aux anciens de 14-18, dont Pétain est le glorieux symbole, ils doivent se réunir dans la Légion française des combattants. On les voit, la francisque à la boutonnière, acclamer Pétain à chacun de ses voyages officiels.

Il est le « Chef aimé ». Il suit la messe aux côtés des évêques. Il se promène dans les jardins de l'hôtel du Parc, à Vichy, devenu capitale de l'État français.

On le vénère. On le croit quand il dit, de sa voix chevrotante, pour consoler et rassurer :

« Je fais à la France le don de ma personne pour atténuer son malheur. »


Mais l'armistice a attaché la France à la roue d'une vraie capitulation. Et l'occupant, « correct » et « souriant » aux premiers mois d'occupation, pille, démembre, tente d'avilir le pays.

La nation est partagée en deux par une ligne de démarcation : zone occupée, zone libre.

Il y aura même un ambassadeur de France – du gouvernement de Vichy – à Paris !

L'Alsace et la Lorraine sont allemandes, gouvernées par un Gauleiter. Les jeunes gens vont être enrôlés dans la Wehrmacht.

Le Nord et le Pas-de-Calais sont rattachés au commandement allemand de Bruxelles, et une zone interdite s'étend de la Manche à la frontière suisse.


L'Allemand puise dans les caisses : chaque jour, la France lui paie une indemnité suffisante pour nourrir dix millions d'hommes. Il achète avec cet argent les récoltes, les usines, les tableaux.

Les Français qui avaient espéré le retour rapide à l'avant-guerre, le rapatriement des prisonniers, le départ des occupants, s'enfoncent dans l'amertume et le désespoir. Le rationnement, la misère, le froid et l'humiliation ne prédisposent pas à l'héroïsme.


En zone occupée, la présence allemande – armée, police, Gestapo – rappelle à chaque pas la défaite.

En zone libre, on s'illusionne, on arbore le drapeau tricolore le jour de la fête de Jeanne d'Arc. Une « armée de l'armistice » cache ses armes, préparant la revanche, et à Vichy même les officiers du Service de renseignements arrêtent des espions allemands.


La défaite et l'occupation, ce sont aussi ces ambiguïtés, ce double jeu, ces excuses à la lâcheté, aux malversations, au « marché noir », à toute cette érosion des valeurs morales et républicaines.

Le malheur corrompt le pays.

Et la silhouette chenue d'un Pétain en uniforme couvre toutes les compromissions, les délations, les vilenies.


On livre à la Gestapo les antinazis qui s'étaient réfugiés en France.

On promulgue, à partir d'octobre 1940, des lois antisémites, sans même que les Allemands l'aient demandé. Et la persécution commence à ronger la société française, avec son cortège de dénonciations, d'égoïsmes, de lâchetés.

Les 16 et 17 juillet 1942, grande rafle des Juifs à Paris : la tache infamante, sur l'uniforme de l'État français, a la forme d'une étoile jaune.

80 000 de ceux qui ont été raflés, avec le concours de la police française, disparaîtront, déportés, dans les camps d'extermination.

L'ogre nazi est insatiable. Il exige, pour faire fonctionner ses usines de guerre, un Service du travail obligatoire (STO) en Allemagne qui s'applique à tous les jeunes Français.


L'âme de la France est souillée par cette complicité et cette collaboration avec l'occupant, fruits de la lâcheté, de l'ambition – le vainqueur détient le pouvoir, il favorise, il paie, il ferme les yeux sur les malversations –, mais aussi d'un accord idéologique.

Car toutes ces motivations se mêlent.

On est un jeune homme qui, en 1935, manifeste contre les sanctions de la SDN frappant l'Italie fasciste qui a agressé l'Éthiopie.

On a des sympathies pour la Cagoule. On a baigné dans la tradition antisémite illustrée par les œuvres de Drumont, qui ont imprégné les droites françaises.

On aurait été antidreyfusard si l'on avait vécu pendant l'Affaire.

On est aussi patriote, défenseur de cette France-là, « antirévolutionnaire », antisémite.

On fait son devoir en 1939. On est prisonnier, on s'évade comme un bon patriote. On retrouve ses amis cagoulards à Vichy. On y exerce des fonctions officielles. On ne prête pas attention aux lois antisémites. C'est le prolongement naturel de la Révolution nationale.

On est décoré de la francisque par Pétain. Et on a pour ami le secrétaire général de la police, Bousquet, qui organise les rafles antisémites de Paris et fera déporter la petite-fille d'Alfred Dreyfus.

On est resté un beau jeune homme aux mains pures, et quand, en 1943, le vent aura tourné, poussant l'Allemagne vers la défaite, on s'engagera contre elle dans la Résistance.

On pourrait s'appeler François Mitterrand, futur président socialiste de la République.


Jamais d'ailleurs on n'a été pronazi ni même pro-allemand. On a été partisan d'une certaine France, celle du maréchal Pétain, de la Révolution nationale, qui voit bientôt naître un Service d'ordre légionnaire, noyau de la future Milice, force de police, de répression et de maintien de l'ordre aux uniformes noirs, imitation malingre de la milice fasciste, des SA et des SS nazis.

On n'a pas été choqué quand, le 24 octobre 1940, à Montoire, Pétain a serré la main de Hitler et déclaré : « J'entre aujourd'hui dans la voie de la collaboration. »


On écoute d'autant plus cette voix qui prêche pour une « Europe nouvelle » continentale – Drieu la Rochelle le faisait dès les années 30 – que les événements ont ravivé le vieux fonds d'anglophobie d'une partie des élites françaises.

Il y a eu l'évacuation du réduit de Dunkerque, où les Anglais ont d'abord embarqué les leurs.

Il y a eu surtout, le 3 juillet 1940, l'attaque de la flotte française en rade de Mers el-Kébir par une escadre anglaise : 1 300 marins français tués, l'indignation de toute la France contre cette agression vécue comme une trahison, alors qu'elle n'était pour les Anglais qu'une mesure de précaution contre un pays qui, contrairement à ses engagements, venait de signer un armistice séparé. Et qu'allait devenir cette flotte ? Un butin pour les Allemands ?

Mais le ressentiment français est grand. Et les cadres de la marine (l'amiral Darlan) sont farouchement antianglais.


Le ressentiment vichyste est alimenté chaque jour par la présence à Londres du général de Gaulle, la reconnaissance par Churchill de la représentativité de cette « France libre » qui s'adresse par la radio au peuple français – « Ici Londres, des Français parlent aux Français » –, l'incitant à la résistance.


Il y a en effet des Français qui résistent et qui veulent exprimer et incarner les vertus propres à l'âme de la France.

Car le patriotisme d'une vieille nation survit au naufrage de la défaite. Il est si profondément ancré dans le cœur des citoyens qu'il est présent jusque chez ceux qui « collaborent » ou s'enrôlent dans la Milice ou dans la légion des volontaires français pour défendre – sous l'uniforme allemand – l'Europe contre le bolchevisme.

C'est un patriotisme « dévoyé », criminel, mais même chez un Joseph Darnand – chef de la Milice, héros des guerres de 14-18 et de 39-40 –, il est perceptible.

Et on peut en créditer, sans que cela leur tienne lieu de justification ou d'excuse, bien des serviteurs de l'État français qui côtoient cependant à Vichy des aigrefins, des cyniques, des ambitieux sordides, des politiciens aigris et ratés, voire des fanatiques, journalistes, écrivains, que la passion antisémite obsède.

Mais la pierre de touche du patriotisme véritable et rigoureux, c'est le refus de l'occupation du sol de la nation et l'engagement dans la lutte pour lui rendre indépendance et souveraineté.

Ce patriotisme-là, il ne se calcule pas, il est instinctif.

L'ennemi occupe la France, il faut l'en chasser. C'est nécessaire. Donc il faut engager le combat.

Dès juin 1940, de jeunes officiers (Messmer), des fonctionnaires (Jean Moulin), des anonymes, des chrétiens (Edmond Michelet), des philosophes (Cavaillès) refusent de cesser le combat, rejettent l'armistice. Ils gagnent Londres, puisque là-bas on continue la lutte.

Ils éditent des tracts, des journaux clandestins qui appellent à la résistance, et certains effectuent pour les Anglais des missions de renseignement.


Ainsi, la défaite fait coexister plusieurs France durant les deux premières années (1940-novembre 1942) de l'Occupation.

Il y a les départements qui échappent à toute autorité française : annexés à l'Allemagne, ou rattachés à la Belgique, ou constituant une zone interdite.

Il y a la zone occupée, de la frontière des Pyrénées à Chambéry en passant par Moulins.

Il y a la « zone libre », l'État français, dont la capitale est Vichy.

Et puis il y a la France libre de Charles de Gaulle, qui, à partir de juillet 1942, s'intitulera France combattante. Elle a commencé à rassembler autour d'elle la France de la Résistance intérieure.

De nombreux mouvements clandestins se sont en effet constitués : Combat, Libération, Franc-Tireur, Défense de la France.

À compter du 22 juin 1941, jour de l'attaque allemande contre l'URSS, les communistes se lancent enfin à leur tour dans la Résistance et en deviennent l'une des principales composantes, engageant leurs militants dans l'action armée – attentats, attaques de militaires allemands, etc.

Le STO, à partir de l'année 1943, provoquera la création de maquis, l'apparition d'une autre France, celle des réfractaires.


Mais les divisions idéologiques, les divergences portant sur les modes d'action, les rivalités personnelles ou de groupe, caractérisent aussi bien cette Résistance que la France libre, les zones occupées ou l'État de Vichy.

La défaite a encore aggravé la fragmentation politique, les oppositions, comme si la France était plus que jamais incapable de se rassembler, comme si la division, cette maladie endémique de l'histoire nationale, était devenue plus aiguë que jamais, symptôme de la gravité du traumatisme subi par la nation.


À Londres, de Gaulle ne regroupe durant les premiers mois que quelques milliers d'hommes. Et il y a déjà, au sein de la France libre, des « antigaullistes ».

Lorsqu'il tente la reconquête des colonies d'Afrique noire, les Français vichystes de Dakar font échouer l'entreprise (septembre-octobre 1940). Elle réussit en Afrique-Équatoriale avec Leclerc de Hauteclocque. Peu à peu se constituent des Forces françaises libres, qui compteront, en 1942, près de soixante-dix mille hommes.

Mais la « guerre civile » menace toujours : en Syrie, en 1941, les troupes fidèles à Vichy affrontent les « gaullistes ».


À Vichy, autour du Maréchal – dont l'esprit, dit-on, n'est éveillé, et la lucidité, réelle, qu'une heure par jour ! –, les querelles et les ambitions s'ajoutent aux choix politiques différents.

Pierre Laval, président du Conseil, est renvoyé par Pétain en décembre 1940, puis son retour est imposé (en avril 1942) par les Allemands, qui, en fait, sont les maîtres. Peut-être pour s'assurer encore mieux de leur soutien, Laval déclare : « Je souhaite la victoire de l'Allemagne. »


À Paris, Marcel Déat et Jacques Doriot dirigent, l'un le Rassemblement national populaire, l'autre, le Parti populaire français.

Ils incarnent une collaboration idéologique qui critique la « modération » de Vichy et souhaite une « fascisation du régime ».

Une partie de la pègre, contrôlée par les Allemands, s'est mise au service des nazis pour traquer les résistants, les torturer, dénoncer et spolier les Juifs. Elle bénéficie d'une totale impunité, associant vol, trafic, marché noir, pillage et répression.

La collaboration a ce visage d'assassins.


Mais la Résistance est elle aussi divisée sur les modalités d'action comme sur les projets politiques.

L'entrée des communistes et leur volonté de « tuer » l'ennemi sans se soucier des exécutions d'otages sont critiquées par certains mouvements de résistance, et même par le général de Gaulle.

On s'oppose aussi sur les rapports entre la Résistance intérieure et la France libre. De Gaulle n'aurait-il pas les ambitions d'un « dictateur » ?

D'autres sont hostiles à la représentation des partis politiques au sein de la Résistance, puisque ces partis sont estimés responsables de la défaite par nombre de résistants, alors même que Vichy a fait arrêter, afin de les juger, Blum, Daladier et Reynaud. Mais le procès, amorcé à Riom, tourne à la confusion de Vichy et sera donc interrompu.

On s'interroge même sur les relations qu'il convient d'avoir avec Vichy et avec l'armée de l'armistice. Certains résistants nouent là des liens ambigus, sensibles qu'ils sont à l'idéologie de l'État français.

Ainsi, les cadres de Vichy formés dans l'école d'Uriage sont à la fois des partisans de la Révolution nationale et des patriotes antiallemands.

C'est en fait la question du futur régime de la nation, une fois qu'elle aura été libérée, qui est déjà posée.

On craint une prise de pouvoir par les communistes, ou le retour aux jeux politiciens de la IIIe République, ou le pouvoir personnel de De Gaulle ; on espère une « rénovation » des institutions, des avancées démocratiques et sociales prenant parfois la forme d'une authentique révolution.


Mais ces oppositions, ces conflits, cette guerre civile larvée, ne concernent en fait qu'une minorité de Français.

Le peuple survit et souffre, « s'arrange » avec les cartes de rationnement, le « marché noir », les restrictions de toute sorte.

Il continue de penser – surtout en zone libre – que Pétain le protège du pire.

L'entrée en guerre de l'URSS (22 juin 1941), puis des États-Unis (7 décembre 1941), la résistance anglaise, l'échec allemand devant Moscou (décembre 1941), le confirment dans l'idée que le IIIe Reich ne peut gagner la guerre.

Qu'un jour, donc, la France sera libérée.

On commence à souffrir à partir de 1942 des bombardements anglais et américains (qui deviendront presque quotidiens en 1944). Ils provoquent des milliers de victimes, mais on est favorable aux Alliés. On attend leur « débarquement ». On écoute la radio anglaise et de Gaulle.

On imagine même qu'entre la France libre et la France de Vichy il y aurait un partage des tâches : Pétain protège, de Gaulle combat.


La figure de De Gaulle conquiert ainsi, au fil de ces mois, une dimension héroïque et presque mythologique.

Les exploits des Forces françaises libres – Bir Hakeim, en mai 1942 – sont connus. On ignore en revanche les conflits qui opposent les Américains à de Gaulle.

On désire l'unité de la nation.

Et de Gaulle comprend que, s'il veut s'imposer aux Anglo-Américains, il lui faut rassembler autour de lui toute la Résistance intérieure, unir les Forces françaises libres et les résistants.

La tâche qu'il confie à Jean Moulin est donc décisive : il s'agit d'unifier la Résistance et de lui faire reconnaître l'autorité de De Gaulle. Ce qui assurera, face aux Alliés, la représentativité et la prééminence du Général, adoubé par toutes les forces françaises combattantes, qu'elles soient à l'intérieur ou à l'extérieur de la France.


Mais, à la fin de 1942, si l'Allemagne engagée dans la bataille de Stalingrad a potentiellement perdu la guerre, rien n'est joué pour la France.

Réussira-t-elle à recouvrer sa souveraineté et son indépendance, donc sa puissance, sa place en Europe et dans le monde ?

Tel a été, dès juillet 1940, le projet de De Gaulle, qui s'est fixé pour objectif de faire asseoir la France « à la table des vainqueurs ».

Mais les États-Unis de Roosevelt ne le souhaitent pas.

De Gaulle est pour eux un personnage incontrôlable, parce que trop indépendant. Or, selon leurs plans, la France cesse d'être une grande puissance. Ils envisagent même de la démembrer et de lui arracher son empire colonial.

Ils n'ont pas même prévenu de Gaulle de leur débarquement en Afrique du Nord française, le 8 novembre 1942.

Ils veulent l'éliminer de l'avenir politique français.

Une nouvelle partie décisive vient de s'engager pour de Gaulle, et donc pour la France.


63.

En ce début du mois de novembre 1942, alors que les barges de débarquement américaines s'approchent des côtes de l'Algérie et du Maroc, le sort de la France est sur le fil du rasoir.

Quel sera son régime alors que la victoire des Alliés sur l'Allemagne est annoncée, même si personne ne peut encore savoir quand elle interviendra ?

Cette incertitude planant sur l'avenir de la nation ne sera pas levée avant le mois d'août 1944, quand Paris prendra les armes, dressera ses barricades, retrouvant le fil de l'histoire, associant les élans et les formes révolutionnaires à l'insurrection nationale.

Mais, jusque-là, tout demeure possible.

La donne internationale change.

Les États-Unis ont pris le pas sur le Royaume-Uni, Roosevelt, sur Churchill.

« De Gaulle est peut-être un honnête homme, écrira le 8 mai 1943 le président des États-Unis au Premier ministre britannique, mais il est en proie au complexe messianique... Je ne sais qu'en faire. Peut-être voudriez-vous le nommer gouverneur de Madagascar ? »


En fait, c'est aux rapports de forces en Europe que pensent Roosevelt et Churchill, et, au fur et à mesure que la menace nazie s'affaiblit – bientôt, on le sait, elle disparaîtra –, au danger croissant que représente l'URSS.

La confrontation avec le communisme a été cachée sous la grande alliance contre l'Allemagne. Mieux valait s'allier avec Staline que se soumettre à Hitler. Mais l'opposition entre les démocraties et l'Union soviétique refait surface et commence même à envahir les esprits à la fin de 1942.


Dans cette perspective, peut-on faire confiance à de Gaulle ?

L'URSS a été parmi les premiers États à reconnaître la France libre.

De plus, le Parti communiste français et ses Francs-tireurs et partisans (FTP), ou encore la Main-d'œuvre immigrée (MOI), auteur des attentats les plus spectaculaires, jouent un rôle majeur dans la Résistance intérieure que de Gaulle entend rassembler autour de lui.

L'ancien préfet Jean Moulin, qu'il a chargé de cette tâche, est soupçonné par certains d'être un agent communiste.

Plus fondamentalement, il y a la tradition française d'alliance avec la Russie comme moyen d'accroître le poids de la France en Europe. Or cela n'apparaît souhaitable ni aux Américains ni aux Anglais.

Dès lors, ce qui s'esquisse en novembre 1942 – puis tout au long de l'année 1943 –, c'est une politique qui favoriserait le passage du gouvernement de Vichy de la collaboration avec l'Allemagne à l'acceptation du tutorat américain.

La continuité de l'État serait ainsi assurée, écartant les risques de troubles, de prise du pouvoir par les communistes et/ou de Gaulle.

Cette politique se met en place à l'occasion du débarquement américain en Afrique du Nord.


L'amiral Darlan – qui, en 1941, a ouvert aux Allemands les aéroports de Syrie, et qui est le numéro un du gouvernement après le renvoi de Laval – se trouve à Alger.

Les Américains le reconnaissent comme président, chef du Comité impérial français : mutation réussie d'un « collaborateur » de haut rang en rallié aux Américains.

« Ce qui se passe en Afrique du Nord du fait de Roosevelt est une ignominie, dira de Gaulle. L'effet sur la Résistance en France est désastreux. »

Les Américains poussent aussi le général Giraud à jouer les premiers rôles – en tant que rival de De Gaulle. Giraud s'est évadé d'Allemagne, c'est à la fois un adepte de la Révolution nationale, un fervent de Pétain et un anti-allemand.

Mais cet « arrangement », qui évite toute rupture politique entre l'occupation et la libération, et ferait de Vichy le gouvernement de la transition, la France changeant simplement de « maîtres », va échouer.

D'abord parce que les hommes de Vichy ne sont pas à la hauteur de ce dessein.

Au lieu de rejoindre Alger – il en aurait eu l'intention –, Pétain reste à Vichy alors même que la zone libre est occupée par les troupes allemandes le 11 novembre 1942.

L'armée de l'armistice n'ébauche pas même un simulacre de résistance.

La flotte – joyau de Vichy – se saborde à Toulon le 27 novembre. Cet acte est le symbole de l'impuissance de Vichy.

Darlan est assassiné le 24 décembre par un jeune monarchiste lié à certains gaullistes, Fernand Bonnier de La Chapelle. Et Giraud, soldat valeureux mais piètre politique, ne peut rivaliser avec de Gaulle, en dépit du soutien américain.


En fait, c'est l'âme de la France qui s'est rebellée contre cette tentative de la soumettre à une nouvelle sujétion.

Le patriotisme, la volonté de voir la nation recouvrer son indépendance et sa souveraineté, de retrouver sa fierté par le combat libérateur, le sentiment que l'histoire de la France lui dicte une conduite à la hauteur de son passé, qu'il faut effacer cette « étrange défaite », ce 1940 qui est un écho de 1815 et de 1870 – Pétain en Bazaine, et non plus le « chef vénéré » –, ont peu à peu gagné l'ensemble du pays.

Cela ne se traduit pas par un soulèvement général.

La Résistance représente à peine plus de 2 % de la population.

Mais ces FFI, ces FTPF, ces réfractaires, ces maquisards, ces « terroristes », ne sont pas seulement de plus en plus nombreux – le risque du travail obligatoire en Allemagne pousse les jeunes vers la clandestinité dans les villages, les maquis : leurs actions sont approuvées.

Les Allemands (la Gestapo) et les miliciens mènent des opérations de répression efficaces, mais, même s'ils remportent des succès – en juin 1943, arrestation à Calluire des chefs de la Résistance, dont Jean Moulin –, ils ne peuvent étouffer ce mouvement qui vient des profondeurs du pays.


Ce désir de voir renaître la France est si fort que, le 27 mai 1943, les représentants des différents mouvements et partis politiques créent – grâce à la ténacité de Jean Moulin, l'« unificateur » – le Conseil national de la Résistance.

Le CNR élabore un programme politique, économique et social qui le situe dans le droit fil de la République sociale et du Front populaire, par opposition aux principes de la Révolution nationale.

Le CNR reconnaît l'autorité du général de Gaulle, chef de la France combattante.


Dès lors, de Gaulle ne peut que l'emporter face à Giraud.

Il deviendra le président du Comité français de Libération nationale, créé le 3 juin 1943. Une Assemblée consultative provisoire est mise en place le 17 septembre 1943.

« C'est le début de la résurrection des institutions représentatives françaises », dit de Gaulle.

Une armée est reconstituée. Elle libérera la Corse en septembre 1943 – après la capitulation italienne du 8 septembre. Cent trente mille soldats (Algériens, Marocains, Européens d'Algérie) combattront en Italie. L'armée française comptera bientôt 500 000 hommes.


Pétain, Laval et leur gouvernement, dans une France entièrement occupée, ne sont plus que des ombres avec lesquelles jouent les Allemands.

Lorsqu'il tente de justifier sa politique, Laval déclare le 13 décembre 1942 : « C'est une guerre de religion que celle-ci. La victoire de l'Allemagne empêchera notre civilisation de sombrer dans le communisme. La victoire des Américains serait le triomphe des Juifs et du communisme. Quant à moi, j'ai choisi... Je renverserai impitoyablement tout ce qui, sur ma route, m'empêchera de sauver la France. »

Mais sa parole – sans doute sincère – ne peut être entendue. Elle se heurte à la réalité d'une occupation qui devient impitoyable.

Le 26 décembre, vingt-cinq Français sont exécutés à Rennes pour avoir fait sauter le siège de la Légion des volontaires français contre le bolchevisme et le bureau de recrutement de travailleurs français pour l'Allemagne.

Qui peut croire au patriotisme de Laval ?

De Gaulle, au contraire, incarne la France qui a soif de renouveau, d'une République sociale, mais aussi l'ordre, le sens de l'État, le patriotisme qui rassemble toutes les tendances françaises.

Il est le symbole de l'union sacrée.


Cette réussite est due à la conjugaison d'un homme d'État exceptionnel, comme la nation en suscite quand elle est au fond de l'abîme, et du soutien des plus courageux des Français, sachant dépasser leurs divisions et leurs querelles gauloises.

Lui, de Gaulle, a foi en la France, porte un projet pour elle, fait preuve d'une volonté et d'une lucidité hors pair. Il est l'égal des plus grands dont les noms jalonnent l'histoire nationale. Eux, pour le temps du combat salvateur, le soutiennent. Et parce qu'ils sont ensemble, le chef charismatique et les citoyens dévoués à la patrie, rien ne peut leur résister.


Cependant, les Américains s'obstinent.

De Gaulle, chef légitime du Gouvernement provisoire de la République, n'est pas averti de la date et du jour du débarquement en France.

Des dispositions sont prises par les Alliés pour traiter la France en pays « occupé », administré par les autorités militaires. Sa monnaie est déjà imprimée par les Alliés.

La France « libérée » ne pourra recouvrer ni son indépendance ni sa souveraineté.

De Gaulle n'est autorisé à prendre pied en France que huit jours après le débarquement du 6 juin 1944.


Mais la France alors se soulève, payant cher le prix de cet élan (le Vercors, les Glières, tant d'autres combats et tant d'autres villes où sont exécutés des otages : pendus de Tulle, population massacrée d'Oradour-sur-Glane, etc.).

De Gaulle, le 6 juin, a lancé : « C'est la bataille de France, c'est la bataille de la France », et, replaçant ce moment dans la trajectoire nationale, il ajoute : « Derrière le nuage si lourd de notre sang et de nos larmes, voici que reparaît le soleil de notre grandeur ! »


Paris s'insurge le 19 août 1944.

Acte symbolique majeur : « Paris outragé, Paris martyrisé, mais Paris libéré, libéré par lui-même avec le concours des armées de la France. »

La population a dressé des barricades – tradition des journées révolutionnaires.

Les combats sont sévères (3 000 tués, 7 000 blessés). Les chars de la 2e division blindée du général Leclerc – de Gaulle a dû arracher au commandement allié l'autorisation d'avancer vers Paris – et la démoralisation allemande permettent, le 25 août, d'obtenir la reddition de l'occupant.

Forces françaises de l'intérieur et Forces françaises libres sont donc associées dans cette « insurrection » victorieuse.


Les millions de Parisiens rassemblés le 26 août de l'Arc de triomphe à Notre-Dame, qui acclament de Gaulle, expriment l'âme de la France, lavée de la souillure de la défaite et des compromissions comme si elle voulait faire oublier ses lâchetés, sa passivité, son attentisme.

Ainsi le passé héroïque de Paris et de la nation est-il ressuscité par ces journées de combats.

« L'histoire ramassée dans ces pierres et dans ces places, dit de Gaulle, on dirait qu'elle nous sourit. »

Un témoin ajoute que de Gaulle, ce jour-là, semblait « sorti de la tapisserie de Bayeux ».


Quatre années noires, commencées en mai 1940, s'achèvent en ce mois d'août 1944.

Elles ont condensé dans toutes leurs oppositions, et même leurs haines, les tendances contradictoires de l'histoire de la France. Chaque Français, engagé dans les combats de ces années-là, les a vécus comme la continuation d'autres affrontements enfouis dans le tréfonds de la nation.

La Révolution nationale aura été une tentative, à l'occasion de la défaite, de revenir sur les choix que la nation avait faits avec Voltaire, puis la Révolution française. Il s'agissait de retrouver la « tradition » en l'adaptant aux circonstances du xxe siècle, en s'inspirant de Salazar, le dictateur portugais, de Franco et de Mussolini plus que de Hitler.

Mais c'était nier le cours majeur de l'histoire nationale, la spécificité de la France.

Et aussi la singularité de De Gaulle, homme de tradition, mais ouverte, celle-ci, et unifiant toute la nation, ne la divisant pas.

C'est parce que ce choix et ce projet correspondent à l'âme de la France qu'ils s'imposent en août 1944.

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