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L'EFFORT ET L'ESPOIR GAULLIENS


1958-1969


67.

Durant plus de dix ans, de juin 1958 à avril 1969, la France a choisi de Gaulle.

Au cours de cette décennie, le peuple, consulté à plusieurs reprises par voie de référendum, à l'occasion d'élections législatives ou dans le cadre d'une élection présidentielle au suffrage universel (1965), s'est clairement exprimé.

Jamais, au cours des précédentes Républiques – notamment la IIIe et la IVe –, le pouvoir politique n'a été autant légitimé par le suffrage universel direct. Jamais donc le « pays légal » n'a autant coïncidé avec le « pays réel ».

Si bien que cette pratique politique – usage du référendum, élection du président de la République au suffrage universel direct après la modification constitutionnelle de 1962 – a créé une profonde rupture avec la IVe République, qui avait prorogé toutes les dérives et les impuissances de la IIIe.


La Ve République est bien un régime radicalement nouveau, né de la réflexion du général de Gaulle amorcée avant 1940.

C'est un régime rigoureusement démocratique, même si les conditions de son instauration, on l'a vu, sont exceptionnelles.

Ceux qui, comme Mitterand, ont ressassé que ce régime était celui du « coup d'État permanent » et que de Gaulle n'était qu'une sorte de Franco, un dictateur, ont été – quel qu'ait été l'écho de leurs propos dans certains milieux, notamment la presse et le monde des politiciens – démentis par les faits, le résultat des scrutins venant souvent contredire les éclats de voix et de plume des commentateurs, voire l'ampleur des manifestations de rue.


Lorsque, en avril 1969, de Gaulle propose par voie de référendum une réforme portant sur l'organisation des pouvoirs régionaux, il avertit solennellement le pays :

« Votre réponse va engager le destin de la France, parce que si je suis désavoué par une majorité d'entre vous..., ma tâche actuelle de chef de l'État deviendra évidemment impossible et je cesserai aussitôt d'exercer mes fonctions. »

Ce que les opposants du général de Gaulle qualifient de stratégie du « Moi ou le chaos » n'est que la volonté de placer le débat en toute clarté, à son plus haut niveau de responsabilités.

Battu par 53,18 % des voix au référendum du 27 avril 1969, de Gaulle quitte immédiatement ses fonctions.


Cette leçon de morale politique est l'un des legs de ces dix années gaulliennes.

Elle exprime une conception vertueuse de la politique, tranchant sur celles des politiciens opportunistes qui ont peuplé les palais gouvernementaux avant et après de Gaulle.

Elle reste inscrite dans l'âme de la France. De Gaulle lui doit beaucoup de son aura, de son autorité et du respect qu'il inspire encore.

Pour cela, il est l'une des références majeures de l'histoire nationale.


On en oublie même que sa présidence a d'abord été tout entière dominée par la tragédie algérienne, qui ne trouve sa fin, dans la douleur, l'amertume, la colère, parfois la honte, le remords et le sang, qu'en 1962.

De Gaulle ne peut déployer son projet pour la France qu'après avoir arraché le pays au guêpier algérien. Mais il a consacré à cette tâche plus de quatre années, et il ne lui en reste que cinq – de 1963 à 1968 – pour ouvrir et conduire des chantiers vitaux pour la nation, avant les manifestations de mai 1968.

Ces dernières le conduisent à s'assurer en 1969 que le « pays réel » lui accorde toujours sa confiance.

Au vu de la réponse, il se retire.


D'ailleurs, dès 1958, et tout au long des étapes qui marquent sa politique algérienne, de Gaulle a procédé, de même, à des « vérifications » électorales par consultation des députés ou le plus souvent par référendum.

Il fait ainsi légitimer – par le peuple directement, indirectement par les élus – les initiatives qu'il prend.

En septembre 1959, les députés approuvent sa politique d'autodétermination par 441 voix contre 23.

« Le sort des Algériens, dit-il, appartient aux Algériens non point comme le leur imposerait le couteau et la mitraillette, mais suivant la volonté qu'ils exprimeront par le suffrage universel. »

Ce qui suscite une émeute à Alger chez les partisans de l'Algérie française : cette « journée des barricades » (24 janvier 1960) provoque la mort de 14 gendarmes auxquels les parachutistes n'ont pas apporté le soutien prévu.

Ainsi se dessine un péril qu'aucune République française n'a jamais réellement affronté : celui d'un coup d'État militaire, bien plus grave que la tentative personnelle d'un général cherchant l'appui de l'armée.


Quand, le 14 novembre 1960, de Gaulle déclare : « L'Algérie algérienne existera un jour », il fait approuver ce « saut » vers l'indépendance algérienne par voie de référendum.

Il obtient un « oui franc et massif » : 75,26 % des voix.

Mais une Organisation armée secrète (OAS) s'est créée, qui va multiplier les attentats, les assassinats.

Pis : un « putsch des généraux » s'empare du pouvoir à Alger (21 avril 1961). Il vise à renverser le régime.

Cette rébellion, fait unique dans l'histoire des républiques, souligne la profondeur de la crise, le traumatisme qui secoue l'âme de la France.

La nation mesure qu'elle vit un tournant de son histoire, la fin, dans la souffrance, d'une époque impériale – quel sort pour les Français d'Algérie, ce territoire si profondément inséré dans la République, celui dont tous les gouvernements ont assuré qu'il était la France, unie « de Dunkerque à Tamanrasset » ?


De Gaulle condamne le « pouvoir insurrectionnel établi en Algérie par un pronunciamiento militaire ». Il stigmatise ce « quarteron de généraux » en retraite (Salan, Challe, Jouhaud, Zeller) qu'inspirent des « officiers fanatiques ».

Cette tentative, en rupture avec toutes les traditions nationales, va échouer, le pouvoir légitime de De Gaulle recevant l'appui de l'ensemble des soldats du contingent et d'une majorité d'officiers.

Dès lors, en dépit des attentats perpétrés par l'OAS, des manifestations de la population algéroise (la troupe tire sur les pieds-noirs, rue de l'Isly et dans certains quartiers d'Alger, faisant plus de cinquante morts), un accord de cessez-le-feu est conclu à Évian le 18 mars 1962.

Il est approuvé par près de 90 % des Français consultés par référendum le 19 avril.


Fin de la guerre commencée il y a plus de sept années, le 1er novembre 1954.

Mais, pour des centaines de milliers de personnes, ce cessez-le-feu, cette reconnaissance de l'unité du peuple algérien, de sa souveraineté sur le Sahara – dont de Gaulle avait espéré conserver la maîtrise –, est la dernière et la plus douloureuse station d'un calvaire.

Européens d'Oran enlevés, assassinés.

Musulmans tués par des commandos de l'OAS qui veulent créer le chaos.

Dizaines de milliers de « supplétifs » de l'armée française – les harkis – abandonnés, donc livrés aux tueurs, aux tortionnaires.

Horreur partout.

Désespoir des pieds-noirs qui n'ont le choix qu'« entre la valise et le cercueil ».

Seule une minorité de quelques milliers d'Européens restera en Algérie, malgré les menaces et les assassinats perpétrés par les tueurs du FLN en réponse à ceux de l'OAS.


L'été 1962 est ainsi une période sinistre dont les Français de métropole n'ont pas une conscience aiguë.

C'est l'un des traits de l'histoire nationale que de vouloir « oublier » la crise et les drames que l'on vient de vivre.

On est heureux du retour des soldats du contingent, même si près de 30 000 sont morts ou ont disparu.

Qui se soucie des 100 000 harkis assassinés ou des centaines de milliers de victimes algériennes (500 000 ?) ?

On veut aussi oublier les dizaines d'Algériens tués à Paris le 17 octobre 1961 alors qu'ils manifestaient pacifiquement.

On oublie les 8 morts du métro Charonne qui protestaient contre l'OAS.


On veut refouler cette période tragique.

Un nouveau Premier ministre, Georges Pompidou, a été nommé dès le 14 avril 1962 en remplacement de Michel Debré.

Une autre séquence politique commence. On veut pouvoir entrer dans le monde de la consommation – télévision, réfrigérateur, machine à laver, voiture – qui rythme le nouveau mode de vie. Les « colonies » appartiennent au passé. La guerre d'Algérie est perçue comme une incongruité, un archaïsme à oublier. On détourne la tête pour ne pas voir les « rapatriés ». Quant aux soldats rentrés d'Algérie, ils se taisent et étouffent leurs souvenirs, leurs remords, rêvant à leur tour d'acheter une voiture, Dauphine ou Deux-Chevaux.


Dans ce contexte, l'attentat perpétré contre de Gaulle au Petit-Clamart, le 22 août 1962, par le colonel Bastien-Thiry – arrêté en septembre, condamné à mort, exécuté après le rejet de sa grâce – révolte, tout comme avaient scandalisé les attentats de l'OAS commis à Paris contre certaines personnalités – et qui avaient blessé de leurs voisins : ainsi une enfant aveuglée lors de l'attentat contre Malraux.

De Gaulle, sorti indemne de la fusillade du Petit-Clamart qui crible de balles sa voiture, va tirer parti de l'événement.

Il décide de soumettre à référendum une révision de la Constitution. Le président de la République sera désormais élu au suffrage universel direct. Toute la classe politique – hormis les gaullistes – s'élève contre ce projet censé conforter le « pouvoir personnel » et qu'on identifie à une procédure plébiscitaire.

Pour de Gaulle, c'est la clé de voûte des institutions républicaines : « L'accord direct entre le peuple et celui qui a la charge de le conduire est devenu, dans les temps modernes, essentiel à la République. »

La presse se déchaîne, à la suite des hommes politiques, faisant campagne contre de Gaulle. Le président du Sénat, Gaston Monnerville, parle de forfaiture. Une motion de censure est votée à l'Assemblée.

Mais 61,75 % des votants répondent oui lors du référendum du 28 octobre 1962. Et, aux élections législatives du 25 novembre, le parti gaulliste frôle la majorité absolue. De Gaulle a remporté une double victoire sur les partis.


La Ve République prend ainsi sa forme définitive.

De Gaulle, en stratège, s'est appuyé sur la tragédie algérienne pour retrouver le pouvoir et lui donner une Constitution conforme à ses vues.

Ayant tranché le nœud gordien algérien, il peut enfin déployer ses projets pour la France.

La nation le suivra-t-elle alors qu'elle aspire à la consommation ?

« Nous vivons, dit de Gaulle, évoquant cette année 1962, un précipité d'histoire. »

De fait, la France est devenue autre.


68.

De 1963 à 1968, la France se déploie.

C'est comme si la sève nationale, détournée ou contenue et accumulée depuis plus d'une décennie, jaillissait, maintenant que le verrou « algérien » a sauté, et irriguait le corps entier du pays.

Et de Gaulle, dans tous les domaines, pousse la nation en avant puisque, pour lui, « la France ne peut être la France sans la grandeur ».


Rien, dans la Constitution de la Ve République, ne peut, après 1962, l'entraver. Il bénéficie d'un domaine réservé, la politique étrangère, et n'est pas responsable devant le Parlement, où il dispose d'ailleurs d'une majorité disciplinée.

Les alliés de l'UNR (le parti gaulliste) que sont les héritiers des familles modérée et démocrate-chrétienne – le « centre » et, à partir de 1966-1967, les Républicains indépendants de Valéry Giscard d'Estaing – ne deviendront des partenaires critiques (« Oui... mais ») qu'au moment où le soutien populaire au Général s'effritera.

Car de Gaulle, qui dispose de la liberté d'agir d'un monarque, est un républicain intransigeant qui, s'il conteste le jeu des partis politiques et exige des députés qu'ils approuvent sa politique, n'avance que s'il est assuré de l'approbation populaire.

On l'a vu à chaque étape du règlement de la tragédie algérienne.

On le vérifie après 1963 : non seulement il accepte et suscite le verdict électoral, mais il multiplie les rencontres avec le peuple.

Le Verbe et le Corps du monarque républicain deviennent ainsi des éléments importants du fonctionnement politique.

Les conférences de presse – télévisées, radiodiffusées –, les voyages nombreux dans tous les départements, ce Corps et ce Verbe présents, les contacts lors des « bains de foule », participent de cette recherche d'une communication directe avec le peuple, presque d'une communion.


L'élection présidentielle au suffrage universel direct est une sorte de sacre démocratique et laïque du président.

La première a lieu les 5 et 19 décembre 1965.

Décisive, elle l'est d'abord par le nouveau paysage politique qu'elle met en place.

Aux côtés du candidat du centre, Jean Lecanuet, la gauche présente François Mitterrand, qui a obtenu le soutien des communistes.

Venu de la droite, celui-ci – contrairement à une partie de la gauche, et notamment Pierre Mendès France – a compris que l'élection présidentielle conduisait à la bipolarisation. Il a donc eu le courage politique de commettre la transgression majeure : s'allier aux communistes.

Grâce à la présence de Lecanuet – 15,57 % des voix – qui draine les voix du centre hostile à de Gaulle, considéré comme un nationaliste antieuropéen, Mitterrand réussit, avec 32 % des voix, à mettre de Gaulle en ballottage.


La signification de ce premier tour est claire : les partis politiques et, derrière eux, un nombre important de Français ne jugent plus nécessaire, puisque la crise algérienne est dénouée, la présence au pouvoir de De Gaulle.

Les politiciens ont hâte de retrouver une pratique constitutionnelle qui leur permette de se livrer à leurs jeux, censés exprimer la démocratie parlementaire.

Et le « peuple », plutôt que d'entendre évoquer la grandeur de la France, souhaiterait que sa vie quotidienne soit améliorée par une hausse des salaires.

Une longue grève des mineurs – mars 1963 – a montré la profondeur des insatisfactions ouvrières.


C'est que la France change vite, et cette mutation crée des inquiétudes, des déracinements.

Des villes nouvelles sortent de terre. Les premiers hypermarchés ouvrent. Un collège nouveau est inauguré chaque jour. Télévision, radio (Europe n° 1), nouvelles émissions, nouvelles mœurs, nouveaux « news magazines », modifient les manières de penser des couches populaires, mais aussi des nouveaux salariés du « tertiaire », employés et cadres urbanisés.

Ceux qui sont nés pendant la guerre ou lors du baby-boom des années 1946-1950 n'ont pas pour repères la Résistance ou la collaboration, de Gaulle ou Pétain. Quand on les interroge, ils répondent : « Hitler ? Connais pas. »

Les plus jeunes – les adolescents d'une quinzaine d'années en 1963 – sont encore plus « décalés » par rapport à ce que représentent de Gaulle et le gaullisme, ou même la classe politique issue le plus souvent de la Résistance et de la guerre.

Mitterrand était à Vichy, puis dans la Résistance, Giscard d'Estaing a fait la campagne d'Allemagne en 1945, Chaban-Delmas a participé à la libération de Paris comme jeune général délégué de De Gaulle, Messmer a été un héroïque officier de la France libre.


Les jeunes gens qui écoutent l'émission « Salut les copains » sur Europe n° 1, acclament Johnny Hallyday et se retrouvent à plus de cent cinquante mille, place de la Nation, le 22 juin 1963, sont le visage d'une nouvelle France qui se sent séparée de la France officielle.

La guerre d'Algérie qui vient à peine de s'achever lui est aussi étrangère que la Seconde Guerre mondiale. Elle ne cherche pas à les connaître.

Si peu de films ou de livres évoquent la guerre d'Algérie, c'est parce que ce nouveau public s'intéresse davantage à la mode « yé-yé » qu'à l'histoire récente.

Quant aux cadres un peu plus âgés, soucieux de carrière et de gestion, ils lisent L'Expansion – qui vient d'être lancé par Jean-Louis Servan-Schreiber, frère de Jean-Jacques, créateur de L'Express.

Qui, dans ces nouvelles générations, peut vibrer aux discours de Malraux – inamovible ministre des Affaires culturelles –, qui, en 1964 lors du transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon – comme s'il avait l'intuition du fossé culturel séparant la génération de « Salut les copains » des valeurs patriotiques d'un Jean Moulin et de la différence d'expérience vécue entre les contemporains de Johnny Hallyday et ceux de la Gestapo – déclare : « Aujourd'hui, jeunesse, puisses-tu penser à cet homme comme tu aurais approché tes mains de sa pauvre face informe du dernier jour, de ses lèvres qui n'avaient pas parlé : ce jour-là, elle était le visage de la France ! »


Cette fracture entre les générations, l'élection présidentielle de 1965 la reflète aussi.

De Gaulle a soixante-quinze ans, Mitterrand et Lecanuet insistent sur leur jeunesse (relative) et sur la relève nécessaire. Ils veulent rejeter de Gaulle dans le passé, et Mitterrand cherche à en faire le candidat de la droite. Lui-même sait qu'il doit incarner la gauche et que, dans cette élection, dès lors qu'il met de Gaulle en ballottage, il devient – quelles que soient les péripéties à venir – le futur candidat à la présidence des gauches unies.

Même si, lors de ce second tour de 1965, Mitterrand rassemble tous les antigaullistes, de l'extrême droite collaborationniste aux partisans de l'OAS et de l'Algérie française, en sus, naturellement, des socialistes et des communistes...


De Gaulle dénonce dans cette candidature le retour des partis et des politiciens. C'est, pour lui, « un scrutin historique qui marquera le succès ou le renoncement de la France vis-à-vis d'elle-même »...

Il précise que le candidat à la présidence de la République doit se situer au-dessus des partis : « Je suis pour la France, dit-il. La France, c'est tout à la fois, c'est tous les Français. Ce n'est pas la gauche, la France ! Ce n'est pas la droite, la France ! » Et il ajoute : « Prétendre représenter la France au nom d'une fraction, c'est une erreur nationale impardonnable. »

De Gaulle est élu le 9 décembre 1965 avec 54,5 % des voix.

Pourcentage élevé, mais ce ballottage – lourde déception pour l'homme du 18 juin – indique que les clivages politiques traditionnels ont repris de leur vigueur.

L'âme de la France n'oublie ses divisions qu'au fond de l'abîme.

Elle sacre alors un personnage exceptionnel, mais s'en éloigne dès qu'elle reprend pied.


Cette élection de 1965 donne en principe sept années à de Gaulle pour ancrer la France à la place qui correspond à sa « grandeur ».

Mais ce projet par lui-même suscite des réserves et des sarcasmes.

Et il est vrai qu'il y a un style gaullien dont on se plaît à caricaturer l'emphase. On met en scène un de Gaulle en nouveau Louis XIV entouré de sa cour. On en critique les réalisations, du paquebot France à l'avion supersonique Concorde.

On sent que derrière ces réticences s'exprime une autre vision de la France, puissance devenue moyenne, qui doit se fondre dans une Europe politique, renoncer à une diplomatie autonome, être un bon soldat de l'OTAN, ne pas chercher à bâtir une force nucléaire indépendante – la « bombinette », comme l'appellent les humoristes.

Mais ils critiquent, du même point de vue, la volonté de Malraux de réussir dans le domaine de la culture ce que Jules Ferry a réussi pour l'instruction. Et, malgré les sarcasmes, des maisons de la culture surgissent dans les régions, deviennent des centres de création, mais aussi des lieux de contestation politique.


Avec le recul, on mesure que c'est dans cette décennie gaullienne que la France de la fin du xxe siècle s'est dessinée : villes nouvelles, effort dans le domaine de l'enseignement et de la recherche, création d'universités (Nanterre, par exemple), d'instituts universitaires de technologie.

C'est le temps où la France glane des prix Nobel (en médecine : Lwoff, Jacob, Monod ; en physique : Alfred Kastler), et même des médailles olympiques (jeux Olympiques d'hiver à Grenoble en 1968).

Certes, ces résultats sont issus des semailles effectuées pendant le IVe République. Ces transformations participent des Trente Glorieuses qui, sur le plan économique et social, bouleversent en profondeur la nation. Mais, grâce aux impulsions données par l'État, le mouvement est maintenu, accéléré, soutenu.

Le Plan est une « ardente obligation » ; la DATAR veille à l'aménagement du territoire.

Il y a un esprit, un espoir, un effort gaulliens. Ils affirment que la France a la capacité de demeurer l'une des grandes nations.

D'ailleurs, ne devient-elle pas la quatrième puissance économique ?

Elle peut, dans le domaine scientifique, développer une recherche de pointe qui lui permet, en aéronautique ou dans le secteur nucléaire, de maintenir des industries compétitives. L'industrie nucléaire est capitale pour assurer une défense – donc une diplomatie – indépendante, et garantir l'autonomie énergétique au moyen des centrales nucléaires.


Quarante années plus tard, malgré le renoncement de fait aux ambitions gaulliennes pratiqué par les successeurs du Général, les directions choisies par de Gaulle sont encore visibles, même si elles commencent à s'effacer, en ce début du xxie siècle, et si l'on s'interroge pour savoir s'il convient de les prolonger.


La persistance – la résistance – des choix gaulliens, malgré leur remise en cause, est encore plus nette en politique extérieure.

La cohérence du projet gaullien en ce domaine s'appuie d'abord sur une lecture de l'âme de la France.

« Notre pays, dit de Gaulle, tel qu'il est parmi les autres tels qu'ils sont, doit, sous peine de danger mortel, viser haut et se tenir droit. »

Ce qui se traduit en politique extérieure par l'affirmation de l'indépendance et de la souveraineté.

Cela ne signifie pas le refus des alliances et de la solidarité à l'égard des nations amies. Ainsi, en 1962, de Gaulle a manifesté aux États-Unis de Kennedy, engagés dans une confrontation dangereuse avec l'URSS à propos de missiles installés à Cuba, un soutien sans équivoque.

Il a de même affirmé, par le traité de l'Élysée signé en 1963, sa volonté de bâtir avec l'Allemagne une relation privilégiée et déterminante pour l'avenir de l'Europe.

Il n'envisage pas l'Europe seulement dans le cadre de la Communauté européenne. Il veut une « Europe européenne » « de l'Atlantique à l'Oural », c'est-à-dire qu'il se place au-dessus du « rideau de fer » idéologique, politique et militaire qui sépare une Europe démocratique sous protection et domination américaines d'une Europe colonisée par les Soviétiques.

De Gaulle veut que la France soit à l'initiative du dégel. Pour cela, elle doit ne pas dépendre des États-Unis, et s'il refuse l'entrée du Royaume-Uni dans la CEE, c'est qu'il estime que Londres est soumis à Washington et son agent en Europe.


Il faut donc que la France brise tout ce qui crée une sujétion à l'égard des États-Unis.

En 1964, premier État occidental à oser le faire, de Gaulle reconnaît la Chine communiste.

La même année, il effectue une tournée en Amérique latine, invitant les nations de ce continent à s'émanciper de la tutelle américaine – « Marchamos la mano en la mano », dit-il à Mexico.

En 1966, il renforce la coopération avec Moscou. Mais c'est « la France de toujours qui rencontre la Russie de toujours ». Il visitera la Pologne, et plus tard la Roumanie.

Nation souveraine, la France estime que les idéologies glissent sur les histoires nationales et que celles-ci ne peuvent être effacées.

La nation est plus forte que l'idéologie.


Mais l'acte décisif, qui change la place de la France sur l'échiquier international – et pour longtemps –, est accompli le 7 mars 1966 quand de Gaulle quitte le commandement intégré de l'OTAN, exige le départ des troupes de l'OTAN qui séjournent en France et le démantèlement de leurs bases.

La France vient d'affirmer avec force sa souveraineté. Elle dispose de l'arme atomique. Elle construit des sous-marins nucléaires lance-engins ; elle est donc indépendante. Elle retrouve, selon de Gaulle, le fil de la grande histoire.

Preuve de son autonomie diplomatique au-dessus des blocs : il se rend à Phnom Penh, et, dans un grand discours, invite les États-Unis à mettre fin à leur intervention militaire au Viêt Nam.


Ces prises de position scandalisent : les uns hurlent de colère, les autres ricanent, affirment que la France n'a qu'une diplomatie de la parole et du simulacre.

Les centristes (Jean Lecanuet) et les indépendants critiquent cette politique extérieure qui fait naviguer la France entre les deux icebergs de la guerre froide. Ces formations politiques s'apprêtent à assortir leur soutien à de Gaulle de profondes réserves. Ce sera, en 1967, le « Oui... mais » de Giscard d'Estaing, qui ainsi prend déjà date pour l'après-de Gaulle.

La gauche et l'extrême gauche, où l'antiaméricanisme est répandu et où l'on crée des comités Viêt Nam, n'appuient pas pour autant de Gaulle, à la fois pour des raisons politiciennes – il est « la droite » – et parce que l'idée de nation souveraine leur est étrangère.

En outre, en se rassemblant et en élaborant un programme – Mendès France et Michel Rocard en discutent lors de divers colloques, notamment à Grenoble en 1966 –, la gauche devient attirante, « moderne ».

La base électorale du gaullisme se réduit d'autant. Les élections législatives de 1967 confirment à la fois le succès de la gauche et l'érosion du parti gaulliste, de plus en plus dépendant de ses alliés du centre et de la droite traditionnelle, qui sont, eux, de plus en plus réticents.


Les propos que tient de Gaulle à Montréal, le 24 juillet 1967, saluant d'un « Vive le Québec libre ! » la foule qui l'acclame, scandalisent un peu plus. De Gaulle perdrait-il la raison ?

Ceux du 27 novembre 1967, lors d'une conférence de presse consacrée au Moyen-Orient, et qui qualifient le peuple juif de « peuple d'élite, sûr de lui-même et dominateur », le mettant en garde contre les actions de guerre et de conquête qui l'entraîneraient dans une confrontation sans fin avec les États voisins, suscitent indignation, condamnation, incompréhension.

Certains évoquent le vieil antisémitisme maurrassien. Mais l'excès même de ces accusations inexactes portées contre de Gaulle montre que celui-ci ne fait plus l'unanimité, pis : qu'il n'est même plus respecté, qu'il exaspère, que de larges secteurs du pays, en cette fin d'année 1967, ne le comprennent plus. Et que, pour d'autres, il appartient à un monde révolu.


Il aura soixante-dix-huit ans en cette année 1968 qui commence.

À Caen, de jeunes ouvriers en grève affrontent violemment les forces de l'ordre le 26 janvier.

À Paris, des étudiants, membres du Comité Viêt Nam national, brisent les vitres de l'American Express ; certains sont arrêtés. Et le 22 mars, à Nanterre, la salle du conseil de l'université est occupée.

Un étudiant franco-allemand, Cohn-Bendit, crée le Mouvement du 22 mars. La « nouvelle France », celle des jeunes qui ont autour de vingt ans, apparaît sur le terrain politique et social ; elle annonce une nouvelle séquence historique. Cette génération s'interroge sur le sens d'une société dont elle ne partage pas les valeurs officielles.

L'un de ces nouveaux jeunes acteurs de la vie intellectuelle et sociale, Raoul Vaneigem, qui se définit comme situationniste, écrit en ce mois de mars 1968 : « Nous ne voulons pas d'un monde où la garantie de ne pas mourir de faim s'échange contre celle de mourir d'ennui. »

Le flux inéluctable des générations entraîne et modifie l'âme de la France.


69.

Mai 1968-juin 1969 : c'est l'année paradoxale de la France.

En mai 1968, le pays est en « révolution ». Le gouvernement semble impuissant. Pierre Mendès France et François Mitterrand se disent prêts à prendre un pouvoir qui paraît à la dérive.

Un mois plus tard, le 30 juin, la France élit dans le calme l'Assemblée nationale la plus à droite depuis 1945. Rejetés en mai, les gaullistes y détiennent la majorité absolue pour la première fois depuis le début de la Ve République.

Mais, le 28 avril 1969, au référendum proposé par de Gaulle, le non l'emporte avec 53,18 % des voix. Conformément aux engagements qu'il a pris, de Gaulle « cesse d'exercer ses fonctions ».

Un mois et demi plus tard, le 15 juin 1969, l'ancien Premier ministre du général de Gaulle, Georges Pompidou, est élu président de la République avec 57,8 % des suffrages exprimés !

Cette année jalonnée de surprises et de paradoxes est un condensé d'histoire nationale, une mise à nu et une mise à jour de l'âme de la France.


Le spectacle commence dans la nuit du 10 au 11 mai 1968, quand le Quartier latin, à Paris, se couvre de barricades pour protester contre l'arrestation d'étudiants, l'occupation et la fermeture de la Sorbonne par la police qui les en a délogés.

C'est comme si les étudiants, dépavant les rues, rejouaient les journées révolutionnaires, retrouvant les gestes des insurgés du xixe siècle, ceux de 1830 ou de 1832, de 1848 ou de 1871, mais aussi ceux des combats de la Libération, en août 1944.

C'est un théâtre de rue : pavés, arbres sciés, voitures incendiées, charges des CRS accueillies aux cris de « CRS, SS », effet de la mémoire détournée qui devient mensongère.


Dans ces affrontements, en brandissant le drapeau rouge, on joue aussi des épisodes de la lutte des classes mondiale : on invoque Marx, Lénine, Trotsky, Mao, Che Guevara, le Viêt-cong, et on dénonce l'impérialisme américain.

En cette première quinzaine de mai 1968, Paris marie la tradition nationale et l'idéologie gauchiste qui se réclame du marxisme, du trotskisme, du castrisme et du maoïsme.

En fait, comme en de nombreux autres pays (États-Unis, Allemagne, Italie, Japon, par exemple), la jeunesse issue du baby-boom d'après guerre entre en scène.


En France – particularité de l'âme de la nation –, elle interprète un simulacre de révolution.

La genèse en a été la protestation de quelques étudiants organisés dans des mouvements minoritaires, celui du 22 mars ou ceux relevant de la mouvance trotskiste.

Ils sont le détonateur qui embrase la jeunesse, les « copains » qui, depuis les années 60, investissent peu à peu l'espace social et culturel. Cette génération entre dans le théâtre politique français, où le décor, les textes, la mémoire et les postures sont révolutionnaires.

Surpris – le Premier ministre, Pompidou, et le président de la République sont en voyage officiel à l'étranger –, le pouvoir politique s'interroge.

Il contrôle remarquablement la répression : grâce au préfet de police Grimaud, la nuit des barricades sera certes violente, avec de nombreux blessés, mais restera un simulacre de révolution.


Exception française : la « révolution » étudiante déclenche une crise sociale et politique.

La France est bien ce pays d'exception, centralisé, où la symbolique historique joue un rôle majeur et où ce qui se passe sur la scène parisienne prend la profondeur de champ d'un événement historique.

Longtemps contenues, les revendications ouvrières explosent face à un régime affaibli. Les grèves éclatent, mobilisent bientôt plus de dix millions de grévistes – un sommet historique.

Au gouvernement, certains craignent une « subversion communiste », puisque la CGT est liée au Parti communiste.

Et ce n'est plus seulement Paris qui est concerné. Toute la nation est paralysée.

Les villes de province sont parcourues par des cortèges à l'ampleur exceptionnelle.

Les amphithéâtres de toutes les universités, les théâtres – à Paris, celui de l'Odéon –, les écoles – celle des Beaux-Arts –, les rues, les places, deviennent des lieux de débat. Des assemblées tumultueuses écoutent des anonymes, des militants, des écrivains célèbres (Sartre, Aragon). On applaudit, on conteste.

C'est la « prise de parole », le rejet des institutions. Les communistes sont débordés par les gauchistes, les maoïstes, les trotskistes.

Et l'on crie : « Adieu, de Gaulle, Adieu ! » ou encore : « Dix ans, ça suffit ! »


Ainsi, à la fin du mois de mai, la « révolution » étudiante est devenue radicalement politique.

C'est comme un condensé d'histoire. Les multiples réunions font penser par leur nombre, les participations massives, la diversité des problèmes soulevés par une foule d'intervenants, aux assemblées préparatoires aux états généraux élaborant leurs cahiers de doléances. Déjà on semble à la veille d'un 14 juillet 1789.

Dans les cortèges, certains souhaitent qu'on prenne une Bastille qui ferait tomber le pouvoir du vieux monarque. On lance : « De Gaulle au musée ! »


Tout se joue dans les quatre derniers jours de mai.

D'abord, Pompidou réunit les syndicats. Il aboutit le 27 mai aux accords de Grenelle avec la CGT. Il retire ainsi du mordant au mouvement social et stoppe sa propagation.

En outre, l'indication politique est précieuse : les communistes ne veulent pas – lucidité ou calcul lié à la politique extérieure de De Gaulle ? – d'un affrontement, aux marges de la légalité, avec le pouvoir.


Dès lors, l'acte de candidature de François Mitterrand et de Pierre Mendès France – alliés et concurrents –, se déclarant le 27 mai prêts à gouverner alors que le pouvoir n'est pas vacant, apparaît comme le choix de pousser le pays dans l'« aventure ».

Celui-ci ne le désire pas.

Il suffit d'un appel radiodiffusé du Général, le 30 mai, pour renverser la situation.

De Gaulle s'est rendu la veille auprès du général Massu, commandant les forces françaises en Allemagne, stratagème créant l'angoisse et l'attente, habile dramatisation bien plus que démarche d'un président ébranlé cherchant l'appui de l'armée. À la radio, il annonce la dissolution de l'Assemblée et des élections législatives.

La volonté du pays de mettre fin à la « révolution » s'exprime aussitôt : manifestation d'un million de personnes sur les Champs-Élysées, le 30 mai ; aux élections des 23 et 30 juin, triomphe des gaullistes de l'UDR (gain de 93 sièges) des indépendants (gain de 10 sièges), et échec communiste (perte de 39 sièges) et des gauches de la FGDS (perte de 64 sièges).


Derrière le simulacre de révolution à quoi s'était complue l'âme de la France se manifeste l'aspiration à la paix civile et au respect des procédures constitutionnelles.

L'âme de la France apparaît ainsi ouverte au débat, mais seule une minorité infime désire réellement la révolution. Son discours et ses postures ne suscitent pas de prime abord le rejet : on les entend, on les regarde, on les approuve, on les suit même comme s'il s'agissait de revivre – de rejouer – des scènes de l'histoire nationale auxquelles on est affectivement – et même idéologiquement – attaché. Tout ce simulacre fait partie de l'âme de la France. Mais on ne veut pas se laisser entraîner à brûler le théâtre parce que, sur la scène, quelques acteurs, qu'on peut applaudir, dressent des barricades et déclament des tirades incendiaires.


D'ailleurs, ces acteurs eux-mêmes – trotskistes, maoïstes, gauchistes de toutes observances – se refusent à mettre le feu à la France.

Les plus engagés d'entre eux – maoïstes regroupés dans la Gauche prolétarienne – n'auront jamais versé – à l'exception de quelques rares individualités – dans la « lutte armée », comme cela se produira en Allemagne et surtout en Italie.

Comme si, dans la culture politique nationale, cette séquence de l'« action directe » de petits groupes prêts à l'attentat et à l'assassinat ne trouvait pas d'écho favorable, mais une condamnation ferme.

Comme si l'action politique « de masse », accompagnée de controverses idéologiques ouvertes plutôt que d'une culture de secte, l'emportait toujours.

Comme si les « militants révolutionnaires » avaient la conviction que le « peuple français », celui de 1789, de 1830, de 1848, de 1871, de 1944, pouvait les écouter, les comprendre et les suivre. Comme si, finalement, l'action armée, groupusculaire, terroriste, était la marque de nations qui n'avaient pas connu « la » Révolution, mais dont les peuples, au contraire, s'étaient laissé enrégimenter par la « réaction », le fascisme, le nazisme... et le stalinisme.

Le refus du gauchisme de passer à la lutte armée est ainsi le résultat moins d'une impossibilité « technique » (petit nombre de militants décidés à agir) que du poids d'une histoire nationale dans laquelle la société – le peuple – a joué le rôle déterminant à toutes les époques, de la monarchie à la république.

Et, en effet, c'est par la société et en son sein que les « révolutionnaires » de Mai 68 l'emportent.

Ils s'y insèrent, y conquièrent des postes d'influence dans ces nouveaux pouvoirs que sont les médias.

Ils constituent une « génération » solidaire qui transforme le simulacre de révolution en vraie mythologie révolutionnaire.

Ils exaltent les épisodes estudiantins – les barricades à résonance historique – et effacent des mémoires la plus puissante grève ouvrière qu'ait connue la France.

Une reconstruction idéologique de Mai 68 est ainsi réalisée par les acteurs eux-mêmes, avec l'assentiment de tous les pouvoirs.


Cette révolution de Mai est aussi une déconstruction de l'ordre républicain et de ses valeurs, points d'appui des mouvements sociaux. La République, c'était l'exception française, manière de s'opposer à la « normalisation économique ».

La révolution de Mai, au contraire, est en phase avec la nouvelle culture qui envahit le monde à partir des années 60. Elle est permissive sur le plan des mœurs (culture gay et lesbienne, avortement, usage du cannabis, etc.), féministe et antiraciste.

Elle refuse les hiérarchies, les structures jugées autoritaires. Elle valorise et exalte l'individu, l'enfant. Elle provoque un changement des méthodes d'enseignement.

Cette révolution culturelle, portée par la diffusion des médias audiovisuels, condamne l'idée de nation. Elle la soupçonne de perpétuer une vision archaïque, autoritaire, hostile à la jouissance, à la consommation libertaire adaptée à l'économie de marché.

L'héroïsme national, l'idée de grandeur, l'idée même de France – et de son rôle exceptionnel dans l'histoire –, sont refoulés.

L'âme de la France se trouve ainsi déformée, amputée.

Dans ce climat, de Gaulle et les valeurs qu'il représente sont condamnés.

« Adieu de Gaulle, adieu », « De Gaulle au musée » : ces slogans des manifestants rendent compte en négatif des aspirations des nouvelles générations.


Le nouveau Premier ministre (Maurice Couve de Murville a remplacé Georges Pompidou, qui a efficacement fait face aux événements de Mai, mais qui apparaît comme un candidat possible à la présidence de la République) incarne plus caricaturalement que de Gaulle les valeurs de cette histoire française que la révolution de Mai a dévalorisées.

De Gaulle est parfaitement conscient du changement intervenu, du « désir général de participer... Tout le monde en veut plus et tout le monde veut s'en mêler. » Mais le référendum qu'il propose le 28 avril 1969, visant à modifier le rôle et la composition du Sénat et à changer l'organisation des collectivités territoriales, ne peut répondre à l'attente qui traverse la société.

En somme, de Gaulle est devenu le vivant symbole du passé.

Sa place est en effet, au musée, dans l'histoire révolue.

Et l'on voit déjà se profiler derrière lui un homme d'État moderne : Georges Pompidou. L'ancien Premier ministre, s'est contenté, pendant la guerre, d'enseigner. Il a « vécu », a été banquier chez Rothschild. Il aime l'art contemporain, est photographié avec un pull noué sur les épaules. Des rumeurs tentent de le compromettre avec le monde de la nuit et de la débauche. Il s'agit d'une tentative visant à l'abattre. Mais peut-être qu'au contraire cette calomnie a plaidé en sa faveur.

Ce n'est plus un héros quasi mythologique que la France désire. Elle veut un homme non pas quelconque, mais plus proche.


Le non l'emporte au référendum du 28 avril 1969.

« Je cesse d'exercer mes fonctions de président de la République. Cette décision prend effet aujourd'hui à midi », communique de Gaulle à 0 h 10, le 29 avril.

Georges Pompidou est élu président de la République le 15 juin 1969 avec 57,8 % des suffrages exprimés, contre 42,25 % à Alain Poher, modéré, président du Sénat.

Au premier tour, les candidats de la gauche socialiste (Defferre, Rocard) obtiennent respectivement 5,1 et 3,61 % des voix).

Mitterrand, prudent et lucide, n'a pas été candidat.

Le communiste Duclos a rassemblé 21,5 % des voix.

Le trotskiste Krivine, 1,05 %.

Tel est le visage électoral de la France un an après la « révolution » de Mai.

La gauche n'est pas présente au second tour du scrutin, alors qu'en 1965 Mitterrand avait mis de Gaulle en ballottage.

Pourtant, malgré la victoire de Georges Pompidou, la République gaullienne est morte.


De Gaulle n'y survivra pas longtemps.

Il meurt le 9 novembre 1970.

Refusant tous les hommages officiels, il avait souhaité être enterré sans apparat à Colombey-les-Deux-Églises.

Il avait écrit, dédicaçant un tome de ses Mémoires à l'ambassadeur de France en Irlande, quelques semaines après son départ du pouvoir, une pensée de Nietzsche :

Rien ne vaut rien

Il ne se passe rien

Et cependant tout arrive

Et c'est indifférent.

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