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LES VÉRITÉS DE MARIANNE


1870-1906


52.

En neuf mois, entre septembre 1870 et mai 1871, l'âme de la France est si profondément blessée que, durant près d'un siècle, les pensées, les attitudes et les choix de la nation seront influencés, voire souvent dictés, par ce qu'elle a souffert après la chute du second Empire.


C'est là le legs du régime impérial.

Il ne se mesure pas en kilomètres de voies ferrées, en tonnes d'acier, en traités de libre-échange, en longueurs de boulevards tracés à Paris.

L'héritage de Napoléon III, cette honte qu'il a inoculée à la nation, s'appelle la débâcle, la défaite, la reddition du maréchal Bazaine, l'occupation du pays, l'entrée des troupes prussiennes dans Paris, la proclamation de l'Empire allemand dans la galerie des Glaces, à Versailles, le 18 janvier 1871.

Le roi de Prusse devient, par le génie politique de son chancelier de fer, Bismarck, l'empereur Guillaume. Et c'est comme si la botte d'un uhlan écrasait la gorge des patriotes français.

Ils songeront à la revanche, à leurs deux « enfants », l'Alsace et la Lorraine, livrées aux Prussiens en dépit des protestations des députés de ces deux provinces.

Et cette peste, cette guerre perdue, cette suspicion entre les peuples français et allemand, l'un voulant effacer la honte de la défaite et recouvrer Strasbourg, l'autre soucieux d'empêcher ce réveil français, la haine mêlée de fascination qui les unit, ne pouvaient que créer les conditions psychologiques d'une nouvelle guerre. Puis, elle-même, en générer une autre !

Bel héritage que celui de Napoléon III !


Et, comme si cela ne suffisait pas, la guerre contre les Prussiens nourrit la guerre civile.

Le parti de l'Ordre, même s'il fait mine, après Sedan et le siège de Paris, de vouloir poursuivre la guerre, songe d'abord à conclure au plus vite l'armistice puis la paix avec Bismarck.

Les Thiers, les Jules Favre, les Jules Ferry, les notables du parti de l'Ordre et, derrière eux, l'immense majorité des Français craignent que de la prolongation de la guerre ne jaillisse la révolution parisienne.


Alors, même si Gambetta réussit à quitter Paris en ballon, à rejoindre Tours et à constituer sur la Loire une armée de 600 000 hommes, même si des généraux comme Chanzy et Bourbaki, des officiers valeureux comme Denfert-Rochereau ou Rossel, se battent vaillamment et remportent quelques victoires, la guerre est perdue.

Jules Favre rencontre Bismarck dès le 15 septembre 1870. Les républicains, les révolutionnaires, les patriotes, rêvent encore de mener la lutte jusqu'au bout, de « chasser l'envahisseur » ; ils en appellent aux souvenirs des armées révolutionnaires. Victor Hugo, septuagénaire, veut s'engager, exalte les combats des « partisans et francs-tireurs ». Mais ces irréductibles sont minoritaires.


Toutes les consultations électorales pour approuver les mesures gouvernementales – le 3 novembre 1870, à Paris, 550 000 voix pour, 68 000 contre, puis dans toute la France, le 8 février 1871, donnent une majorité écrasante en faveur de la paix à n'importe quel prix : cinq milliards de francs-or pour les Prussiens et, par surcroît, l'Alsace et la moitié de la Lorraine.

L'Assemblée qui se réunit à Bordeaux en février 1871 est l'expression de ce désir d'ordre et de paix, mais aussi de cette haine contre les révolutionnaires parisiens, cette minorité qui crée une Commune de Paris, un Comité de salut public, qui, le 18 mars 1871, quand on veut lui reprendre les canons qu'elle a payés, se rebelle – et les soldats rejoignent les insurgés, et l'on fusille deux généraux dont l'un avait participé à la répression des journées de juin 1848 !


Car, de manière inextricable, le passé se noue au présent, et ce nœud emprisonne l'avenir.

Les « communards » de 1871 sont les jeunes gens de 1848, vaincus, censurés, marginalisés durant tout l'Empire.

C'est long, vingt ans à subir un régime arrogant, soutenu par des majorités plébiscitaires, vainqueur jusqu'au bout, avant, « divine surprise », de s'effondrer tout à coup comme une statue de plâtre.

Ce sont ces jeunes gens devenus des hommes de quarante ou cinquante ans qui manifestent, imposent la proclamation de la république, puis s'arment dans Paris parce que la Révolution c'est Valmy, et qu'ils veulent donc défendre Paris contre les Prussiens.

Pour ces hommes-là, sonne l'heure de leur grande bataille, l'épreuve décisive, la chance à saisir.

À l'enthousiasme se mêle chez eux l'angoisse, car ils sont divisés. Ils savent qu'ils ne sont qu'une minorité, que le pays ne les suit pas, que les quartiers ouest de Paris se sont vidés de leurs habitants, que les Prussiens ont libéré des prisonniers afin qu'ils rallient l'armée hier impériale, aujourd'hui « républicaine », mais ce sont toujours les mêmes officiers qui commandent – bonapartistes ou monarchistes, soldats de l'ordre qui, vaincus par les Prussiens, veulent écraser ces révolutionnaires, ces républicains.

Entre la République et la reddition aux Prussiens, le maréchal Bazaine, à Metz, choisit de déposer les armes.


Ainsi se creuse le fossé entre les révolutionnaires, les républicains patriotes et l'armée. Et, réciproquement, l'armée ne se sent pas républicaine : quand elle entrera dans Paris, le 21 mai 1871, elle fusillera ces insurgés, ces communards.

Trente mille morts. Des milliers de déportés en Guyane ou en Nouvelle-Calédonie. Pour cette fraction minoritaire du peuple, déjà soupçonneuse envers la République fusilleuse de juin 1848, la conviction s'affirme qu'il n'y a rien à attendre de ce régime-là, pas plus que d'un autre.

L'idée s'enracine que les régimes politiques, quelle que soit leur dénomination, monarchie, empire, république, ne sont que des « dictatures ».

Alors, pourquoi ne pas imposer la dictature du prolétariat pour remplacer la dictature militaire, celle des aristocrates ou des notables ?


On mesure ce qui germe dans cette « guerre civile » du printemps 1871 – la qualification est de Karl Marx, qui publie La Guerre civile en France –, et comment la violence des combats dans Paris – exécution d'otages par les communards qui incendient les Tuileries, l'Hôtel de Ville, répression sauvage par les troupes, tout cela sous l'œil des Prussiens – crée des divisions politiques profondes, des cicatrices qui marqueront longtemps l'âme de la France.

L'on s'accusera mutuellement de barbarie, de faire le jeu du Prussien, et toutes les oppositions anciennes – monarchistes contre républicains, patriotes contre « parti de l'étranger » – sont confirmées par cette impitoyable « guerre civile » qui voit Paris perdre au terme des combats, en mai, 80 000 de ses habitants.

Cet événement devient une référence pour confirmer les accusations réciproques. Il est un mythe que l'on exalte, comme un modèle à suivre, avec ses rituels – ainsi le défilé au mur des Fédérés, chaque 28 mai.

Il est la preuve de l'horreur et de la barbarie dont sont capables et coupables ces « rouges » qui ont tenté d'incendier Paris.

La Commune s'inscrit dans la longue série des « guerres civiles » françaises – guerres de Religion, Révolution avec ses massacres de Septembre, la Vendée, la guillotine, les terreurs jacobine ou blanche, les journées révolutionnaires et les révolutions de 1830 et de 1848 qui en sont l'écho, les journées de juin – dont le souvenir réverbéré rend difficile toute politique apaisée.

Avec de telles références mythiques, le jeu démocratique aura du mal à être considéré comme possible, comme le but à atteindre.


Les oppositions sont d'autant plus marquées que le parti de l'Ordre s'inscrit lui aussi dans une histoire longue.

Thiers, qui est désigné par les élections du 8 février 1871 « chef du pouvoir exécutif du Gouvernement provisoire de la République », a été l'un des ministres de Louis-Philippe. En février 1848, il a conseillé que l'on évacue Paris, abandonnant la capitale à l'émeute pour la reconquérir systématiquement et en finir avec les révolutionnaires. Puis il a été le mentor de Louis Napoléon, qu'il a cru pouvoir mener à sa guise et qu'il a fait élire président de la République en 1848.

En 1871, face à la Commune, Thiers applique son plan de 1848 avec une détermination cynique. L'Assemblée s'installe à Versailles pour bien marquer ses intentions : Paris doit être soumis à un pouvoir qui, symboliquement, siège là où le peuple parisien avait imposé sa loi à Louis XVI et à Marie-Antoinette dès octobre 1789.

En 1871, c'est la revanche de Versailles : versaillais contre communards, province contre Paris, l'armée fidèle contre les émeutiers, parti de l'Ordre contre révolutionnaires.

Et le pays dans sa majorité soutient l'entreprise de Thiers.

Il faut extirper les rouges de l'histoire nationale en les fusillant, en les déportant.

Au terme de la Semaine sanglante, le 28 mai 1871, le mouvement révolutionnaire est brisé pour une vingtaine d'années.


La France des épargnants fait confiance à Thiers.

Les emprunts lancés pour verser aux Prussiens les cinq milliards de francs-or prévus par le traité de paix signé à Francfort le 10 mai 1871 sont largement couverts.

La France est riche.

Les troupes prussiennes évacueront le pays à compter du 15 mars 1873. Thiers est le « libérateur du territoire ».

La France est calme.

Elle est prête à accepter une monarchie constitutionnelle. Mais alors que la majorité de l'Assemblée est monarchiste, les deux branches de la dynastie – la branche aînée, légitimiste, avec le comte de Chambord ; la branche cadette, orléaniste, avec le comte de Paris – ne peuvent s'entendre.

Le pays « entre ainsi dans la République à reculons ».


Thiers est élu président de la République le 31 août 1871. Mais les institutions ne sont pas fixées. Et lorsque, constatant la division des monarchistes, Thiers se rallie à la République en précisant : « La République sera conservatrice ou ne sera pas », la majorité monarchiste l'écarte, le 24 mai 1873, préférant élire comme nouveau président de la République le maréchal de Mac-Mahon, l'un des chefs de l'armée impériale, l'un des vaincus de la guerre de 1870, l'un des responsables de la débâcle !

Mais le mérite de Mac-Mahon est de n'être pas républicain. L'Assemblée peut donc, puisque le comte de Chambord refuse de renoncer au drapeau blanc, ce symbole de l'Ancien Régime, voter la loi qui fixe à sept ans la durée du mandat du président de la République, en espérant que ce délai sera suffisant pour que les prétendants monarchistes se réconcilient, acceptent les principes d'une monarchie constitutionnelle et le drapeau tricolore qui en est l'expression.


L'entente ne se fera pas, et, le 29 janvier 1875, l'amendement du député Wallon est voté à une voix de majorité, introduisant donc le mot « république » dans les lois constitutionnelles.

C'est ainsi, au terme d'un compromis entre républicains modérés – Jules Grévy, Jules Ferry – et monarchistes constitutionnels, que la République s'installe presque subrepticement.

Avec son Sénat, contrepoids conservateur à la Chambre des députés, son président qui ne peut rien sans l'accord du président du Conseil des ministres responsable devant les Chambres, la République est parlementaire.

Mais ces lois constitutionnelles peuvent aussi bien servir de socle à une monarchie constitutionnelle qu'à une république conservatrice.


L'âme de la France blessée, gorgée de mythes du passé, a vécu durant les deux premiers tiers du xixe siècle des alternances chaotiques entre les régimes, les brisant l'un après l'autre par le biais des révolutions ou à l'occasion d'une défaite devant les armées étrangères.

Révolution et débâcle, guerre civile et pouvoir dictatorial, se sont ainsi succédé.

Mais les passions politiques ont de moins en moins concerné la majorité du pays.

La nation a appris à user du suffrage universel. À chaque fois, elle a voté pour l'ordre – fût-il impérial –, pour la paix, pour le respect des propriétés.

Les journées révolutionnaires ont certes occupé le devant de la scène. Elles ont constitué l'imaginaire national. Elles font partie du rituel français. Elles sont célébrées par une minorité qui veut croire que le pays la suit. Pourtant, dans sa profondeur et sa majorité, le peuple choisit la modération, même s'il écoute avec intérêt et peut même applaudir, un temps, les discours extrêmes, les utopies qui se nourrissent de la sève nationale.

Même si, rituellement, chaque année, les cortèges couronnés de drapeaux rouges célèbrent, au mur des Fédérés du cimetière du Père-Lachaise, la mémoire des insurgés du printemps 1871, les institutions de la IIIe République, nées de la débâcle et du massacre des communards, expriment le choix de la modération.


53.

En 1875, rien n'est encore définitivement acquis pour la République.

Elle n'est qu'un mot dans les lois constitutionnelles.

Ce mot peut en devenir la clé de voûte ou bien être remplacé par cette monarchie constitutionnelle qui est le régime de prédilection de la majorité des députés et du président de la République, Mac-Mahon.

Ils attendent l'union des héritiers de la monarchie. Ils s'emploient à faire régner dans le pays l'« ordre moral », à leurs yeux condition indispensable de l'ordre public et de la préservation des traditions, si nécessaire à une restauration monarchique.


C'est encore un moment important pour l'âme de la France. On la voue au Sacré-Cœur. On construit, pour expier les crimes de la Commune, la basilique du Sacré-Cœur, sur la butte Montmartre. On fait repentance. On multiplie les processions, les messes d'expiation. Et l'on ravive ainsi, en réaction, l'esprit des Lumières.

L'ancienne et profonde fracture qui, au cours des décennies, avait séparé les Français en défenseurs de l'Église et en libertins, esprits forts, laïques et déistes, redevient une césure majeure.

« Le cléricalisme, voilà l'ennemi ! » s'écrit Gambetta.

C'est un combat passionnel qui s'engage et qui sert de ligne de front entre monarchistes et républicains.

D'un côté les cléricaux, de l'autre, les anticléricaux.


La France croit se donner ainsi une vraie division qui est en même temps un leurre. Car elle dissimule l'entente profonde qui existe entre les « modérés » que sont les monarchistes constitutionnels et les notables républicains.

Tout les rapproche : la même crainte du désordre, le même refus de remettre en cause la propriété et l'organisation sociale, le même souci d'éradiquer les révolutionnaires, les socialistes, et de se garder de ces « républicains avancés » à la Gambetta qui veulent obtenir l'amnistie pour les communards condamnés ou en exil.

Lorsque Jules Ferry déclare : « Mon but est d'organiser l'humanité sans Dieu et sans roi » (« Mais non sans patron... », commentera Jaurès), il marque ce qui l'oppose aux cléricaux. Mais lorsqu'il dit, évoquant la répression versaillaise de la Commune : « Je les ai vues, les représailles du soldat vengeur, du paysan châtiant en bon ordre. Libéral, juriste, républicain, j'ai vu ces choses et je me suis incliné comme si j'apercevais l'épée de l'Archange », il est en « communion » avec le parti de l'Ordre.

Rien, sur ce point-là comme sur les orientations économiques et sociales, ne l'en sépare.

Et il en va de même de Jules Grévy, de Jules Favre ou de Jules Simon, qui déclare : « Je suis profondément républicain et profondément conservateur. »

Il faut donc, pour souligner l'opposition qui sépare républicains et monarchistes, choisir ce terrain du rapport entre l'État et l'Église.

Ce qui unira les républicains, de Jules Simon à Gambetta, et même aux communards, c'est l'anticléricalisme.


Cette posture – cette idéologie – a l'avantage de laisser dans l'ombre des divergences qui opposent les républicains « avancés », devenant peu à peu socialistes, et les républicains conservateurs.

L'alliance entre tous les républicains sur la base de l'anticléricalisme est d'autant plus aisée que la répression versaillaise a décapité pour une longue durée le mouvement ouvrier et le mouvement social.

Les « notables », monarchistes ou républicains, peuvent se défier sans craindre qu'un troisième joueur ne vienne troubler leur partie en parlant salaires, durée du travail, organisation sociale, égalité...


C'est ainsi que, assurés du maintien de l'ordre, les modérés peuvent glisser peu à peu vers une République dont ils savent qu'hormis le thème de l'anticléricalisme elle sera conservatrice dans ses institutions et dans sa politique économique et sociale.

Surtout, ces adeptes d'un régime « constitutionnel » qui veulent à tout prix le maintien de l'ordre peuvent désormais – c'est une grande novation dans l'histoire de la nation – régler leurs différends politiques sur le terrain parlementaire.

Alors que, depuis un siècle, c'est l'émeute, la révolution, le coup d'État, la journée révolutionnaire, les « semaines sanglantes », la violence, la terreur, la répression, qui départagent les adversaires politiques, c'est maintenant dans l'enceinte des Chambres (celle des députés et le Sénat) et par le recours au suffrage universel que s'évalue le rapport des forces.


Il a donc fallu près d'un siècle (1789-1880) pour que le parlementarisme l'emporte enfin en France.

Et c'est une dernière crise – frôlant les limites de la légalité institutionnelle – qui permet la victoire parlementaire de la République.

Mac-Mahon a, en effet, imposé à une Chambre « républicaine » le duc de Broglie comme président du Conseil.

Ce 16 mai 1877 marque un tournant politique. De Broglie va être contraint de démissionner en novembre. Les 363 députés qui se sont opposés à lui seront réélus après que la Chambre aura été dissoute par Mac-Mahon.

« Il faudra se soumettre ou se démettre », a lancé Gambetta, stigmatisant « ce gouvernement des prêtres, ce ministère des curés ».

Le 30 janvier 1879, quand le Sénat connaîtra à son tour une majorité républicaine, Mac-Mahon démissionnera et sera remplacé par Jules Grévy, républicain modéré.


Le pays, « saigné » par un siècle d'affrontements sanglants, a résolu cette crise dans un cadre où les violences ne sont plus que verbales.

En quelques mois, la IIIe République s'installe.

Jules Ferry, ministre de l'Instruction publique, crée un enseignement laïque, veille à la formation des instituteurs dans ces « séminaires républicains » que sont les écoles normales départementales. Il s'attaque aux congrégations, notamment aux Jésuites.

La République, c'est l'anticléricalisme.


Elle prend des décisions symboliques : les deux Chambres quittent Versailles pour siéger à Paris. Le 14 juillet devient fête nationale à compter de 1880, et La Marseillaise sera l'hymne de la nation.

Le 11 juillet 1880, Gambetta incite les députés à voter une loi d'amnistie pour les communards condamnés ou exilés.

« Il faut que vous fermiez le livre de ces dix années, dit-il. Il n'y a qu'une France, et qu'une République ! »


Mais le retour des communards signe aussi le retour de la contestation sociale. Donc celui de visions différentes de la France et de la République.

Sur la scène politique où monarchistes et bonapartistes viennent de quitter les premiers rôles, d'autres acteurs vont faire leur entrée.


54.

En un quart de siècle – 1880-1906 –, un modèle républicain français se constitue.

Des lois fondamentales sont votées, des forces politiques prennent forme, partis et syndicats structurent la vie sociale.

Profondes, les crises sont gérées pacifiquement, même si elles dressent encore les Français les uns contre les autres. La violence est certes présente, mais contenue.

Ainsi se fixent des traits majeurs de l'âme de la France qui se conserveront jusqu'aux années 40 du xxe siècle, au moment où l'« étrange défaite » de 1940, cette autre débâcle, entraînera la chute de la IIIe République et renverra aux pires souvenirs de 1870.

Mais, jusque-là, le bâti qui a été construit entre 1880 et 1906 tient.


D'ailleurs, les hommes politiques qui ont surgi dans les années 1890 occupent encore, pour les plus illustres d'entre eux – Poincaré (1860-1934), Barthou (1862-1934), Briand (1862-1932) –, des fonctions éminentes dans les années 30 du xxe siècle. Philippe Pétain (1856-1951) est un officier déjà quadragénaire en 1900. À cette date, Léon Blum (1872-1950) est un intellectuel d'une trentaine d'années engagé dans les combats de l'affaire Dreyfus. Le journal L'Humanité de Jaurès (1859-1914) est créé en 1904.

Pétain couvrira de son nom et de sa gloire de maréchal la capitulation de 1940, et on le qualifiera de nouveau Bazaine.

En 1936, Léon Blum sera le président du Conseil du Front populaire, et L'Humanité, le quotidien emblématique des communistes.


C'est dire que la IIIe République a su traverser le traumatisme de la Première Guerre mondiale (1914-1918), et, dans l'apparente continuité des institutions et des hommes, « digérer » les bouleversements des premières décennies du xxe siècle.

La Russie, l'Italie, l'Allemagne et l'Espagne sont submergées par le communisme, le fascisme, le nazisme, le franquisme. La France républicaine, elle, résiste aux révolutions et aux contre-révolutions.

Comme si elle était sortie définitivement, pour les avoir vécus jusqu'aux années 1870, de ces temps de guerre civile, et qu'elle avait construit au tournant du siècle, entre 1880 et 1906, un modèle adapté enfin à la nation.


On le constate en examinant les lois proposées par les républicains modérés. Elles sont à leur image – prudentes –, mais elles définissent les libertés républicaines, qui concernent aussi bien le droit de réunion, d'association, de création de syndicats, de publication, que l'élection des maires, mais aussi le droit au divorce.

Ces lois votées entre 1881 et 1884 expriment à la fois la résolution et l'opportunisme de leurs initiateurs. Elles créent un « État de droit ».

Elles sont l'affirmation d'une démocratie parlementaire qui suit une voie moyenne, « modérée ».


De ce fait, Gambetta est écarté après un court et grand ministère d'une dizaine de semaines (novembre 1881-janvier 1882). L'homme est considéré comme trop « avancé », à l'écoute des couches populaires. Son échec comme président du Conseil, alors qu'il est le « leader » le plus prestigieux des républicains, qu'il a animé les campagnes contre le second Empire, puis Mac-Mahon, est révélateur d'un trait du fonctionnement politique de cette IIIe République.

Puisque le président de la République, quelle que soit son influence, se tient en retrait dans une fonction de représentation et d'arbitrage, l'exécutif est dans la dépendance des majorités parlementaires. Celles-ci varient au gré des circonstances et des ambitions individuelles qui, déplaçant quelques dizaines de voix, font ainsi « tomber » les gouvernements.

Cette faiblesse de l'exécutif, cette instabilité ministérielle, seront, dès les origines, une tare du régime républicain, qui le caractérisera jusqu'à sa fin, en 1940. Si un gouvernement veut « durer », il doit « composer ».

Un Jules Ferry le dira clairement : « Le gouvernement est résolu à observer une méthode politique et parlementaire qui consiste à ne pas aborder toutes les questions à la fois, à limiter le champ des réformes..., à écarter les questions irritantes. »


Cependant, Ferry est l'un des initiateurs majeurs de ce « modèle républicain ».

Ses lois scolaires (1882-1886) introduisent la laïcité aux côtés de l'obligation et de la gratuité de l'instruction publique.

Elles créent un enseignement féminin.

Jules Ferry est ainsi celui qui, avec lucidité et conviction, veut arracher les citoyens à l'emprise cléricale identifiée à la cause monarchiste.


Cette « laïcité » déborde le domaine scolaire en devenant, à partir de 1901, le grand thème républicain.

Des lois sur les associations visent les congrégations enseignantes, puis imposent l'inventaire des biens de l'Église.

On débouche ainsi sur la loi capitale de séparation des Églises et de l'État en 1905. Ses deux premiers articles précisent que la République garantit la liberté de conscience et qu'elle « ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ».

Cette « séparation » crée une « exception française ». Elle définit la République.

Elle a été voulue par des forces politiques nouvelles – radicaux, socialistes (son rapporteur est Aristide Briand) –, des courants de pensée – franc-maçonnerie du Grand Orient de France, farouchement anticlérical et vigoureusement athée depuis 1877 ; protestantisme.

Hostile à tout « ralliement » des catholiques à la République, l'attitude de la papauté a conféré à cette législation laïque le caractère d'une politique de « défense républicaine ».

La laïcité, disent Jean Jaurès et Émile Combes (1835-1921, ancien séminariste), est une manière de « républicaniser la République ». « Le parti républicain a le sentiment du danger. Il a perçu […] que la congrégation s'était accordée avec le militarisme. Il exige qu'il soit agi contre elle. »


Car la République, en ces années 1880-1906, se sent en effet menacée.

Dans ses profondeurs, le pays reste rural et modéré. Le nouveau régime ne s'y enracine que lentement.

L'élection des maires, le rôle des instituteurs (les « hussards noirs de la République »), l'action des notables laïques « libres penseurs », opposés au curé, à l'aristocrate, au grand propriétaire, au milieu clérical, favorisent le développement de l'esprit républicain.

L'école laïque gratuite et obligatoire enseigne un « catéchisme républicain » qui redessine les contours de l'histoire officielle.

Il est relayé par les symboles et rituels républicains : La Marseillaise, le 14 Juillet, Marianne...


Mais le fonctionnement politique du régime – l'instabilité ministérielle, la corruption, les scandales (celui du canal de Panama, dans lequel des députés sont compromis : la « plus grande flibusterie du siècle ») – crée des foyers de troubles.

Nostalgie du militaire providentiel : le général Boulanger, « brave général », « général revanche », un temps ministre de la Guerre (1887), soutenu par la Ligue des patriotes de Paul Déroulède, est tenté de prendre le pouvoir. Ce n'est qu'un rêve vite brisé.

Un courant anarchiste se dresse contre la « société bourgeoise », contre l'État, veut mener une « guerre sans pitié » contre cette société injuste. Une vague d'attentats – la « propagande par le fait », à savoir des actes de délinquance comme la « reprise individuelle » – culmine avec l'assassinat, en 1894, du président de la République Sadi Carnot par l'anarchiste Caserio.

La guillotine fonctionne.

La police, qui manipule parfois ces anarchistes de manière à déconsidérer toute protestation sociale, contrôle en fait cette poussée qui ne met pas le régime en péril.

Derrière l'autosatisfaction des « notables » républicains et les « frous-frous » de la « Belle Époque », ces troubles n'en révèlent pas moins l'existence d'une question sociale, de plus en plus présente.


Des syndicats se créent par branches professionnelles. La CGT, née en 1895, les regroupe.

En 1906, au congrès d'Amiens, elle adopte une charte « anarcho-syndicaliste ». La charte d'Amiens préconise la grève générale, affirme la volonté d'en finir un jour avec le patronat et le salariat. Dans le même temps, cette confédération veut rester « indépendante des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre en toute liberté la transformation sociale ».

Cette radicalité syndicale et ce souci d'autonomie sont d'abord le reflet de la violence de la répression qui frappe les ouvriers grévistes à Anzin (1884), à Fourmies (1899-1901), à Courrières (1906) après un accident minier qui a fait 1 100 morts. Clemenceau (1841-1929), ministre de l'Intérieur, « premier flic de France », fait donner la troupe qui ouvre le feu, et qui, le 1er mai 1906, met en état de siège la capitale, où toute manifestation est interdite.


Face aux socialistes et aux revendications ouvrières, un bloc républicain s'est constitué ; il regroupe les radicaux-socialistes (Clemenceau), les modérés (Poincaré, Barthou). Il s'oppose aux socialistes (leur premier congrès a lieu en 1879). Ceux-ci s'unifieront dans la Section française de l'Internationale ouvrière (SFIO) en 1905.

Il y a là, en fait, deux conceptions de la République qui s'opposent. Cet affrontement est symbolisé par le débat qui met face à face, à la Chambre des députés, en avril 1906, le radical Clemenceau et le socialiste Jaurès.

Jaurès dénonce l'inégalité, dépose une proposition de loi sur la transformation de la propriété individuelle en propriété collective.

Clemenceau voit dans le socialisme une rêverie prophétique et choisit « contre vous, Jaurès, la justice et le libre développement de l'individu. Voilà le programme que j'oppose à votre collectivisme ! »


En fait, pour importants qu'ils soient et pour majeurs que soient les enjeux qu'ils sous-tendent, ces débats ne mobilisent pas les grandes masses du pays. Elles s'expriment néanmoins dans le cadre du suffrage universel.

Le nombre des électeurs qui votent pour le Parti socialiste augmente ainsi lentement.

Mais ce parti, comme les syndicats ou comme le Parti radical, ne compte que peu d'adhérents. Le citoyen est individualiste et sceptique. Il accepte le système politique en place. Ceux qui le contestent autrement que dans les urnes ne sont qu'une minorité.

La République « intègre » : en 1899, Millerand devient le premier socialiste à accéder à un ministère, et Jaurès soutient ce gouvernement Waldeck-Rousseau « de défense républicaine », bien que le ministre de la Guerre y soit le général de Galliffet, l'un des « fusilleurs » des communards.


Maurice Barrès (1862-1923), écrivain et député nationaliste, avait écrit à propos du ministère Jules Ferry : « Il donne à ses amis, à son parti, une série d'expédients pour qu'ils demeurent en apparence fidèles à leurs engagements et paraissent s'en acquitter, cependant qu'ils se rangent du côté des forces organisées et deviennent des conservateurs. »

Tel sera le chemin suivi par Alexandre Millerand ou Aristide Briand, tous deux socialistes, puis ministres « républicains » et cessant, du coup, d'agir en socialistes.


Produit d'une longue histoire « révolutionnaire », la IIIe République a construit entre 1880 et 1906 un système représentatif imparfait, contesté, mais capable de résister, dès lors qu'il sent sa politique républicaine modérée menacée soit par l'Église (et ce sont les lois laïques), soit par l'anarchisme et le socialisme (et c'est la répression), soit par le « militarisme », et ce seront les combats contre le général Boulanger ou pour la défense de l'innocent capitaine Alfred Dreyfus.


Par l'ampleur qu'elle prend de 1894 à 1906 – de la condamnation du capitaine pour espionnage à sa réhabilitation complète et à sa réintégration dans l'armée –, l'affaire Dreyfus est significative des divisions de l'âme de la France en cette fin de siècle.

Car la culpabilité de Dreyfus est dans un premier temps acceptée : seuls quelques proches la contestent.

Cela reflète d'abord la confiance que l'on porte à l'autorité militaire, liée à la volonté de revanche. Personne ne doute que l'Allemagne ne soit l'ennemi, capable de toutes les vilenies.

Ensuite, la vigueur de l'antisémitisme donne un crédit supplémentaire à la culpabilité de Dreyfus, Alsacien d'origine juive.

Cet antisémitisme ne touche pas seulement les milieux conservateurs qui condamnent le « peuple déicide » dans la tradition de l'antisémitisme chrétien. Il existe aussi un antisémitisme « populaire », républicain, socialiste, anticapitaliste. On répète les thèses de Toussenel exposées dans son livre Les Juifs, rois de l'époque, histoire de la féodalité financière. Juif, usurier et trafiquant sont « pour lui synonymes ».

Le livre d'Édouard Drumont (1844-1917), La France juive, rencontre un large écho, tout comme son journal, La Libre Parole, lancé en 1892. La presse catholique – La Croix, Le Pèlerin – reprend quotidiennement ces thèmes.


On mesure la difficulté qu'il y a à obtenir une révision du procès d'Alfred Dreyfus.

On se heurte à l'antisémitisme.

On est accusé d'affaiblir l'armée, donc, d'une certaine manière, de prendre parti pour l'Allemagne.

Dans ces conditions, le rôle d'un Clemenceau, d'un Péguy (1873-1914), d'un Jaurès, des intellectuels – le terme apparaît à l'époque –, de la Ligue des droits de l'homme qu'ils constituent, est déterminant.

C'est dans L'Aurore de Clemenceau que, le 14 janvier 1898, Zola, au faîte de sa gloire, publie son « J'accuse » : « Je n'ai qu'une seule passion, celle de la lumière... La vérité est en marche, rien ne l'arrêtera ! »

Le pays se divise en dreyfusards et antidreyfusards.

Les corps constitués, les monarchistes, les catholiques, les ligues – des patriotes, de la patrie française –, la France antirépublicaine, sont hostiles à la révision.

Les républicains avancés, les « professeurs », les socialistes – après avoir longtemps hésité : Dreyfus n'est-il pas un « bourgeois » ? – en sont partisans.


Cette bataille qui prend l'opinion à témoin, qui pousse les « intellectuels », les écrivains, à s'engager – Barrès contre Zola –, ces valeurs de vérité et de justice désormais considérées comme plus importantes que la « raison d'État », font de l'affaire Dreyfus un événement exemplaire témoignant qu'il y a bien une « exception française ».

La justice ne doit pas s'incliner devant l'armée.

Les valeurs de vérité et le respect des droits de l'homme sont supérieurs aux intérêts de l'État dès lors que celui-ci viole les principes.

Il est capital pour l'âme de la France qu'à la fin d'un combat de plus de dix ans les dreyfusards l'emportent.

Les « valeurs » s'inscrivent ainsi victorieusement au cœur du patriotisme républicain qui s'oppose à un nationalisme arc-bouté sur une vision sincère mais étroite des intérêts de l'État.

En ce sens, l'affaire Dreyfus prolonge la tradition qui avait vu Voltaire prendre parti pour Calas et le chevalier de La Barre contre les autorités cléricales et royales.


L'esprit républicain qui l'a emporté au terme de l'affaire Dreyfus va s'affirmer tout au long du xxe siècle avec le rôle combiné des intellectuels et de la Ligue des droits de l'homme (40 000 adhérents en 1906).

Mais ce sont davantage des personnalités extérieures à la société politique qui se sont engagées. Pour un Jaurès, que de silences prudents !

Quant au pays provincial et rural, aux notables locaux, ils ont été bien moins concernés par l'« Affaire » que les milieux parisiens. Les élections de 1898 changent peu la composition de l'Assemblée : Jaurès, dreyfusard, soutien de Zola, est battu.

Le souci de ne point affaiblir l'armée, dans la perspective d'une future confrontation avec l'Allemagne, en proclamant qu'elle a failli, intervient sans doute dans la réticence d'une large partie de l'opinion.

Ce qui tendrait à montrer qu'au fond les Français, qu'ils soient dreyfusards ou antidreyfusards, républicains ou ennemis de la « Gueuse », sont d'abord des patriotes, les uns privilégiant les valeurs des droits de l'homme identifiées à la République, les autres, la tradition étatique, certes, mais patriotique elle aussi.

À l'heure où, par l'alliance franco-russe (1893) et par le maintien, malgré des différends coloniaux, de bons rapports avec le Royaume-Uni, les gouvernements successifs préparent la « revanche », il est vital que la IIIe République soit capable de susciter, malgré les fractures de l'opinion, une « union patriotique ».

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