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LA FRANCE INCERTAINE
1969-2007
70.
En 1969, comme si souvent au cours de son histoire, la France entre dans le temps des incertitudes.
Elle avait choisi durant une décennie de s'en remettre au « héros » qui, une première fois, l'avait arrachée aux traîtres, aux médiocres et aux petits arrangements d'une « étrange défaite ».
Respectant le contrat implicite que le pays avait passé avec lui, de Gaulle avait mis fin à la tragédie algérienne.
La France pouvait donc – le moment, l'occasion, les modalités, seraient affaire de circonstances – renvoyer le héros au « musée » de ses souvenirs.
De Gaulle parti, la France est incertaine.
Les successeurs – Georges Pompidou (1969-1974), Valéry Giscard d'Estaing (1974-1981), François Mitterrand (1981-1995), Jacques Chirac (1995-2007) – ne sont, chacun avec son rapport singulier à la France, au monde, à la vie, que des hommes politiques.
Ils ne gravissent plus les pentes de l'Olympe, mais les modestes sommets d'une gloire politicienne, même si l'avant-dernier, qu'animait une jalousie rancie à l'égard de De Gaulle, rencontré pour la première fois en 1943, a tenté – on a l'Olympe qu'on peut – de construire sa mythologie en conviant ses courtisans et les caméras à l'ascension, devenue rituelle, de la roche de Solutré, son site préhistorique.
Mais, derrière la succession apaisée des présidents de la République, dont aucune crise de régime ne vient interrompre un mandat que seule la maladie peut écourter (mort de Pompidou en 1974), les enjeux sont majeurs pour la nation.
Le projet du « héros » était clair, simple mais exigeant : indépendance, souveraineté, fidélité à l'âme de la France, et donc grandeur.
L'exception française devait être maintenue à la fois dans l'organisation économique, sociale et politique – un État fort animant et canalisant la vie économique, instituant la « participation » – et dans les relations internationales – la France n'est d'aucun bloc, elle reconnaît les nations comme des entités souveraines, libres de vivre à l'intérieur de leurs frontières comme elles l'entendent. Ni droit ni devoir d'ingérence.
La révolution culturelle de Mai – réplique de la domination mondiale des images de la société américaine, elle-même modelée par son histoire, son mode d'organisation économique – a contesté le projet gaullien.
Mais le « nouveau modèle culturel » a-t-il réellement pénétré, et jusqu'à quelles profondeurs, la société française ? A-t-il vaincu, balayé tous les aspects du projet gaullien ?
Entre le nouveau et l'ancien, quelle combinaison, quel équilibre peut-on réaliser ? Et comment les présidents successifs – et les forces politiques qui les soutiennent – vont-ils se situer par rapport à cette question majeure ?
Vont-ils s'appuyer sur les aspirations nouvelles, les reconnaître, et, à partir d'elles, « modifier l'âme de la France », ou tenter au contraire de les contenir, de les refouler, ou encore, pragmatiquement, en fonction de leurs intérêts électoraux, tenter de concilier l'ancien et le nouveau ?
Il s'agit en somme de savoir qui va assumer, et comment, l'héritage de la « révolution » de Mai 68. Quelle part on en retiendra, ce qu'on refusera, et vers quelles formations politiques se porteront les acteurs de Mai.
À l'évidence, ils ont inquiété les électeurs de juin 1968, qui ont élu une majorité absolue de députés gaullistes, et ceux de juin 1969, qui ont choisi Georges Pompidou et écarté la gauche et l'extrême gauche.
Pompidou, qui par ailleurs bénéficie d'une conjoncture économique favorable, dispose d'une large assise électorale exprimant la réaction du pays devant le risque « révolutionnaire » et son attachement conservateur au modèle ancien.
Cependant, la société est travaillée par l'« esprit de Mai ».
Au fil des années, tout au long de la présidence de Georges Pompidou (1969-1974), il se manifeste souvent. Les gauchistes sont présents.
La tentation de créer un « parti armé » est réelle, même si – nous l'avons noté – elle ne se réalisera pas. La mort d'un militant – Pierre Overney, en 1972 – et ses obsèques sont symboliquement la dernière grande manifestation gauchiste à traverser les quartiers de l'Est parisien, traditionnellement « révolutionnaires ».
Il y a l'émergence du Mouvement de libération des femmes (MLF) ; la déclaration, en 1971, de 343 femmes reconnaissant avoir eu recours à l'avortement.
Tel ou tel fait divers (le suicide d'un professeur, Gabrielle Russier, qui a pour amant un élève mineur de dix-huit ans, et Pompidou saura, citant Paul Éluard, trouver les mots de la compassion vis-à-vis de « la malheureuse qui resta sur le pavé... »), illustre les tensions, les conflits entre les nouvelles aspirations et la loi.
C'est un travail de déconstruction qui se poursuit.
Il modifie le regard qu'on porte sur deux périodes clés de l'histoire nationale, fondatrices de l'héroïsme national et de sa mythologie.
D'abord, la Révolution française, qu'un historien comme François Furet commence à repenser à la lumière de ce qu'on a appris du régime soviétique. Ce n'est plus de la liberté qu'on crédite la Révolution, mais du totalitarisme. Robespierre est l'ancêtre de Lénine et de Staline, et ceux-ci sont les créateurs de l'archipel du goulag (les trois volumes de Soljenitsyne sont publiés en russe à Paris en décembre 1973, en français en 1974-1975).
L'autre révision porte sur la France de Vichy (titre d'un livre de l'historien américain Robert Paxton). Sur la geste gaulliste qui affirme que Vichy « est nul et non avenu » et que la nation a le visage de la Résistance et de la France libre – sorte de tapisserie où ne figurent que des héros – vient se superposer une France ambiguë, celle que révèle aussi le film de Max Ophüls, Le Chagrin et la pitié.
Au mythe héroïque et patriotique déconstruit succède le mythe d'une lâcheté nationale, d'un attentisme généralisé, voire d'un double jeu – où se reconnaissent un Georges Pompidou, un François Mitterrand – aux antipodes des choix radicaux et clairs pris par certains (de Gaulle, Messmer) dès juin 1940.
Ces révisions de l'histoire nationale participent de l'esprit de Mai.
En choisissant comme Premier ministre Jacques Chaban-Delmas – général gaulliste –, Pompidou, en juin 1969, cherche l'équilibre entre l'ancien et le nouveau, puisque Chaban, lorsqu'il présente son programme à l'Assemblée, déclare : « Il dépend de nous de bâtir patiemment et progressivement une nouvelle société. »
Ce projet de « nouvelle société » a été élaboré par Simon Nora – proche de Mendès France – et Jacques Delors, syndicaliste chrétien.
La « nouvelle société » devient l'idée force et la formule emblématique recouvrant toutes les initiatives du gouvernement Chaban-Delmas.
Par ses attitudes, l'homme veut d'ailleurs incarner un « nouveau » type de personnalité politique. Il est « moderne », svelte, sportif, séducteur, souriant.
Cette apparence peut être à soi seule un manifeste politique.
Il y a d'ailleurs une ressemblance d'allure entre Chaban, Valéry Giscard d'Estaing – ministre de l'Économie et des Finances – et Jean-Jacques Servan-Schreiber, directeur de l'Express, désormais président du Parti radical, auteur du programme radical Ciel et Terre. À travers eux s'affirme un parallélisme des volontés réformatrices.
Les mots réforme, réformateur, peuplent les discours politiques. Ils justifient les mesures prises par le gouvernement.
Les plus commentées concernent la justice, la radio et la télévision publiques (ORTF), qui se voient garantir l'indépendance. L'effet est réel à la télévision où, pour la première fois, certains magazines – « Cinq colonnes à la une » – reflètent la réalité avec ses conflits et ses tensions.
Mais, pour Pompidou comme pour sa majorité, ce style Chaban, ces mesures, sont autant de concessions à la « gauche », qui fragilisent la majorité.
La situation économique se dégrade sous l'effet des mesures monétaires prises par les États-Unis de Richard Nixon (fin de la convertibilité entre le dollar et l'or, chute du dollar, hausse des cours du pétrole : en 1973, le prix du baril est multiplié par quatre). Les conflits sociaux s'aggravent. La gauche progresse, et aux élections de 1973, en pourcentage de votants, elle dépasse même la majorité (42,99 % pour cette dernière, 43,23 % pour la gauche).
Pompidou avait anticipé ce recul, tentant, par le renvoi de Chaban et son remplacement par Pierre Messmer, en juillet 1972, de rassembler sa majorité sur les « valeurs traditionnelles » du modèle ancien.
Ce redressement paraît d'autant plus nécessaire que François Mitterrand – en 1971, au congrès d'Épinay – a pris la tête d'un nouveau Parti socialiste. Celui-ci a signé en 1972 avec le PCF et le Mouvement des radicaux de gauche (MRG) un Programme commun de gouvernement. La gauche a donc resurgi rapidement des décombres de 1969. Et il apparaît, au vu des résultats électoraux de 1973, qu'elle fait jeu égal avec la droite.
C'est ainsi qu'à la mort de Pompidou – 2 avril 1974 –, face à la candidature de Valéry Giscard d'Estaing, représentant des modérés libéraux, les gaullistes se divisent. Chaban-Delmas est candidat, mais une partie des gaullistes, derrière Jacques Chirac, apportent leur soutien à Giscard.
Celui-ci l'emporte sur François Mitterrand, candidat unique de la gauche (49,2 % des voix contre 50,8 %, soit une différence de 425 599 voix).
Le faible écart qui sépare les deux candidats est signe de l'incertitude française.
La gauche est portée par le désir d'alternance, les premières conséquences sociales du choc pétrolier de 1973, le recours à une histoire mythifiée : le Front populaire, l'unité d'action.
Maints acteurs de Mai ont adhéré au PS après le congrès d'Épinay, comme de nombreux militants du syndicalisme chrétien. De nouvelles générations peuplent ainsi la gauche et lui donnent un nouveau dynamisme, renforcé par le fait que le PCF perd de son hégémonie culturelle et politique. Il se dégrade en même temps que l'image de l'URSS.
L'« esprit de Mai » reverdit le vieil arbre socialiste, et, dès le lendemain de la défaite du 19 mai 1974 face à Giscard, chacun, à gauche, estime que la victoire était – sera bientôt – à portée de main.
Pourtant, Giscard d'Estaing est le président le plus décidé à « moderniser » la société française.
Jeune (quarante-huit ans en 1974), il déclare au lendemain de son élection : « De ce jour date une ère nouvelle de la politique française. » Il a choisi Jacques Chirac comme Premier ministre, mais c'est pour neutraliser le parti gaulliste. Son gouvernement comporte des réformateurs (Jean-Jacques Servan-Schreiber, Françoise Giroud), des personnalités indépendantes (Simone Veil).
Mais, surtout, cet homme d'expérience (ministre de l'Économie et des Finances de 1959 à 1966, puis de 1969 à 1974) qui a contribué à la chute de De Gaulle en appelant à voter non au référendum de 1969 a un véritable projet pour la France.
Et il est l'antithèse du projet gaullien.
Il s'agit d'abord de réaliser que la France n'est qu'une puissance moyenne (1 à 2 % de la population mondiale, insiste-t-il). Elle doit abandonner ses rêves de grandeur, se contenter d'être l'ingénieur de la construction européenne, qui est son grand dessein et sa chance.
Giscard est, pour l'Europe, le maître d'œuvre de réformes décisives (élection au suffrage universel du Parlement européen, création du Système monétaire européen, renforcement des liens avec l'Allemagne).
Il est à l'initiative des rencontres des Grands, le G5, pour discuter des affaires du monde.
Il croit à la possibilité de la détente internationale comme à la fin de la « guerre civile froide » que se livrent les forces politiques françaises. Il est partisan de la « décrispation », d'une « démocratie française apaisée », de la possibilité de gouverner au centre, en accord avec le groupe central – les classes moyennes –, et, il l'annonce dès 1980, il acceptera une « cohabitation » avec une majorité législative hostile, et la laissera gouverner.
C'est une négation de l'esprit des institutions tel que de Gaulle l'avait mis en œuvre : à chaque élection, il remettait son mandat en question.
En fait, Giscard exprime la « tradition orléaniste » française, qui accepte une partie de l'héritage révolutionnaire et veut oublier que « l'histoire est tragique », ou à tout le moins qu'elle n'est pas seulement le produit et le reflet de la Raison.
Giscard met ce projet en scène.
Le président est un homme accessible. Il remonte à pied les Champs-Élysées. Il s'invite à dîner chez des Français. Il visite les prisons.
C'est un souverain, mais proche, ouvert. Il joue de l'accordéon et au football.
La « communication » commence à balayer comme un grand vent les traditions compassées de la vie politique.
Il s'agit de changer les mœurs, de prendre en compte l'esprit de Mai.
Majorité et droit de vote à dix-huit ans, loi sur l'interruption volontaire de grossesse, création d'un secrétariat d'État à la Condition féminine et réforme de l'ORTF sont la traduction institutionnelle des revendications sociétales apparues en 1968. De même, la multiplication des débats où le président rencontre des lycéens ou des économistes veut montrer que le pouvoir est favorable à la « prise de parole », au dialogue avec les citoyens.
Cependant, ce projet récupérateur, moderne, souvent anticipateur, ne va pas permettre la réélection de Giscard en mai 1981.
D'abord parce que la crise de 1973 fait sentir ses effets : le chômage devient une réalité.
Ensuite, les « gaullistes » s'opposent aux « giscardiens » à partir de 1976, de la démission de Chirac du poste de Premier ministre, puis de son élection – contre un giscardien – à la mairie de Paris. Ils signifient qu'ils sont dans l'« opposition ».
Cette défection est révélatrice.
Les gaullistes – leurs électeurs – sont heurtés par la « déconstruction » active, proclamée, exaltée, du « système français ».
Le patriotisme français – ravivé par de Gaulle – s'irrite de cette volonté giscardienne de gommer les spécificités françaises, de nier l'exception et la grandeur nationales.
On est choqué qu'il ait choisi de s'exprimer en anglais lors de sa première conférence de presse.
L'histoire nationale résiste, l'âme de la France se cabre. Quant à la rigueur du nouveau Premier ministre, Raymond Barre, elle heurte. Ni l'opinion ni les forces politiques ne sont prêtes à entendre le professeur Barre, « meilleur économiste de France », énoncer des vérités déplaisantes sur la réalité sociale et économique du pays. D'une certaine manière, la « modernisation » giscardienne devance l'évolution du pays.
François Mitterrand, au contraire, veille à rassembler à la fois les « modernisateurs » – ainsi, en matière d'information, il est partisan des « radios libres », ou bien il prend explicitement position contre la peine de mort – et les « conservateurs » de la gauche.
Ces derniers, d'ailleurs, souhaitent l'alternance politique à n'importe quel prix.
Mitterrand sait leur parler non de « groupe central », ou de la fin de « la guerre civile froide franco-française ». Il évoque le Front populaire (lui-même porte un grand chapeau à la Blum !), la lutte des classes, le sort d'Allende – le président chilien renversé et mort après un coup d'État militaire soutenu par les États-Unis le 11 septembre 1973.
Les communistes, qui ont rompu avec lui sur le Programme commun en 1977 – ce qui a permis la victoire des giscardiens aux législatives de 1978 –, sont contraints de se rallier à lui au second tour.
Tous les Français – y compris les gaullistes – qu'inquiète la « modernisation » de la France, laquelle n'est à leurs yeux qu'une américanisation, se retrouvent dans l'idée d'une « force tranquille » qui protège, sur les affiches de Mitterrand, un village traditionnel blotti autour de son église.
Image « pétainiste » qui renvoie à la terre, aux traditions, repoussant Giscard dans une modernité sans racines dont on ne veut pas. Transformant le « modernisateur » qu'il est en une sorte d'aristocrate rentré de Coblence, compromis dans une affaire des diamants comme il y eut une affaire du collier de la reine ! La calomnie est, de tradition nationale, une arme politique.
Mitterrand est élu le 10 mai 1981 avec 51,75 % des voix contre 48,24 % à Giscard (15 708 262 voix contre 14 642 306).
En juin 1981, les législatives font écho à ce succès présidentiel : le PS et ses alliés obtiennent la majorité des sièges à l'Assemblée.
C'est moins un fort déplacement de voix que les abstentions des électeurs de droite qui sont à l'origine de ce succès.
L'alternance politique est complète.
Mais, pour vaincre, il a fallu ne pas choisir entre « modernes » et « archaïques », donner des gages aux uns et aux autres tout en privilégiant la phraséologie marxisante pour séduire les plus militants des électeurs.
Cette ambiguïté ne peut qu'être source de déceptions.
Mais il est sûr que la victoire n'a été possible que par le ralliement à la gauche des « révolutionnaires » de mai 1968.
En mai 1981, venus de la Bastille, ils arpentèrent les rues du Quartier latin – du théâtre d'une révolution vraie à celui d'une révolution simulacre – en scandant : « Treize ans déjà, coucou nous revoilà ! »
71.
À compter de 1981 et durant les vingt dernières années du xxe siècle, la France est déchirée entre illusions et réalité, entre promesses et nécessités.
Certes, souvent l'âme de la France s'est réfugiée dans les songes et les mythes glorificateurs ou consolateurs. Ils avaient aussi la vertu de pousser le peuple à accepter, à conquérir l'avenir.
Rien de tel depuis l'élection de François Mitterrand à la présidence de la République. C'est comme si la vie politique française – gauche et droite confondues – n'avait plus pour objet que de cacher la vérité aux électeurs, de les gruger afin de les convaincre de voter pour tel ou tel candidat.
Si bien que l'écart n'a jamais été aussi grand entre programmes et réalisations, entre discours et actes.
Et jamais la déception n'a été aussi profonde dans l'âme de chaque Français ; le pays entier bascule dans l'amertume, la colère, le mépris à l'égard de la « classe politique » qui gouverne.
Les abstentionnistes sont de plus en plus nombreux et les partis extrémistes – de droite comme de gauche –, protestataires exclus de la représentation parlementaire et de l'exécutif, recueillent les « déçus » des partis de gouvernement, Parti socialiste et RPR – ce parti qui se prétend gaulliste mais qui n'est qu'au service de « son » candidat, Jacques Chirac.
Le PS comme le RPR ont promis des réformes radicales : les uns faisant miroiter au pays la justice sociale, l'égalité ; les autres, la croissance, l'efficacité, donc la richesse et le profit.
Le programme socialiste de 1981 vise même à « changer la vie » !
Jack Lang, ministre de la Culture inamovible, caractérise l'alternance comme le passage « de la nuit à la lumière ». Il inaugure la première fête de la Musique le 21 juin 1981 – jour du deuxième tour des élections législatives qui vont donner la majorité absolue au PS associé aux radicaux de gauche (MRG), débarrassant ainsi Mitterrand de l'hypothèque et du chantage communistes.
Mais l'avenir ne sera pas une fête.
En 1982, dévorée par l'inflation, la France compte pour la première fois de son histoire plus de deux millions de chômeurs.
Quant à Jacques Chirac, élu à la présidence de la République en 1995 au terme des deux septennats de François Mitterrand, il dénonce dans sa campagne contre Édouard Balladur, issu du RPR, Premier ministre de 1993 à 1995, la « fracture sociale ». Et s'engage à la réduire.
Quelques semaines après sa victoire, plus personne ne croit plus au joueur de flûte qui a guidé les électeurs jusqu'aux urnes.
La déception, la méfiance et, ce qui est peut-être pire, l'indifférence méprisante à l'égard des politiques, qui pénètrent l'opinion, expliquent l'instabilité qui s'installe dans les sommets de l'État.
Il peut paraître paradoxal de parler d'instabilité quand François Mitterrand est président de la République pendant quatorze ans et Jacques Chirac, douze ans (un septennat, un quinquennat, 1995-2002-2007). Mais ces durées ne sont que la manifestation la plus éclatante du mensonge et de la duperie qui se sont nichés au cœur de la République.
Ce trucage, destiné à masquer la déconstruction des institutions de la Ve République, se nomme « cohabitation ». Il ne s'agit pas d'un pouvoir rassemblant autour d'un programme résultant d'un compromis politique, du type « grande coalition » entre démocratie chrétienne et sociaux-démocrates allemands, mais d'une neutralisation – stérilisation et paralysie – du président et du Premier ministre issus de partis opposés et préparant la revanche de leurs camps.
La « cohabitation » est pire que l'instabilité qui naissait de la rotation accélérée du manège ministériel sous les IIIe et IVe Républiques. Car, ici, l'ambiguïté, l'hypocrisie, la « guerre couverte », sont le quotidien de l'exécutif bicéphale dominé par la préparation de l'échéance électorale suivante.
Ce système – annoncé par Giscard d'Estaing – présente certes l'avantage de montrer qu'entre les grandes familles politiques, dans un pays démocratique, les guerres de religion et l'affrontement d'idéologies totalitaires contraires ont cédé la place à des divergences raisonnées à propos des politiques à mettre en œuvre au sein d'une société, d'une économie, d'un monde que plus personne ne veut radicalement changer.
C'est bien la fin de la « guerre civile franco-française », le choix de gouverner en s'appuyant sur un groupe central, souhaités par Giscard, qui se mettent lentement en place.
Mais, de manière parallèle, le mitterrandisme puis le chiraquisme ne sont que des giscardismes masqués, l'un sous les discours de gauche, l'autre, sous les propos volontaristes d'un néogaullisme improbable.
Déçu par les majorités qu'il élit, le peuple, d'une échéance électorale à l'autre, contredit son vote précédent, et aucune majorité gouvernementale ne se succède à elle-même depuis 1981.
En 1986, la droite l'emporte aux législatives et Chirac devient le Premier ministre de François Mitterrand.
Ce dernier, désavoué par la défaite de son camp aux législatives, a « giscardisé » les institutions en ne démissionnant pas, mais en menant, de 1986 à 1988, une guerre souterraine contre Chirac, battu en 1988 par un président malade de soixante-douze ans.
Mitterrand dissout alors l'Assemblée. Une majorité socialiste est élue, et Rocard est investi chef du gouvernement.
En 1993, effondrement socialiste, gouvernement d'Édouard Balladur et présidence de Mitterrand jusqu'en 1995.
Élection de Chirac, qui ne dissoudra l'Assemblée – de droite – qu'en 1997, et début d'une nouvelle cohabitation, puisqu'une Assemblée à majorité socialiste est élue...
Cette rivalité au sommet trouve sa justification dans le recours à des discours qui, au nom du « socialisme » ou du « libéralisme », anathématisent l'autre.
Mais ils ne convainquent plus qu'une frange toujours plus réduite de la population. Les couches populaires sont de moins en moins sensibles à ces invocations idéologisées qui n'empêchent pas la dégradation de leur situation (chômeurs, exclus, bénéficiaires du revenu minimum d'insertion, habitants de « quartiers défavorisés »). Ils ressentent cette « guerre verbale » comme un théâtre qui ne parvient plus à masquer une convergence, des arrangements qu'on ne saurait avouer puisqu'il faut, pour des raisons électorales et de partage du pouvoir, continuer de s'opposer comme à Guignol.
Les changements radicaux intervenus dans la situation mondiale rendent encore plus factices les affrontements entre une gauche qui continue de parler parfois marxiste – à tout le moins « socialiste » – et une droite qui, comme la gauche de gouvernement, applaudit à la construction européenne et aux traités qui l'élèvent : Acte unique, Maastricht, monnaie unique, etc.
On verra sur les mêmes tribunes, en 1992, ministres « socialistes » et chiraquiens ou giscardiens favorables à la ratification du traité de Maastricht, cependant que d'autres socialistes (Chevènement) et d'autres « gaullistes » (Séguin) s'y opposeront, les uns et les autres rejoignant pour l'élection présidentielle de 1995 des cases différentes : Séguin, celle de Chirac, Chevènement, celle de Jospin, les giscardiens et d'autres RPR, celle de Balladur.
En fait, la question européenne est révélatrice de la position des élites politiques – et intellectuelles – à l'égard des questions internationales.
Car Mitterrand ne rejette pas seulement l'esprit et la pratique gaulliens des institutions, il abandonne aussi les fondements de la politique extérieure de De Gaulle.
Comme Giscard, il estime que la France ne peut jouer un rôle qu'au sein de l'Europe : « La France est notre patrie, mais l'Europe est notre avenir », répète-t-il. Il faut donc reprendre sa place dans l'OTAN, suivre les États-Unis dans la guerre du Golfe (1990).
La chute du mur de Berlin – 1989 – et la réunification de l'Allemagne, puis la disparition de l'Union soviétique, confortent la diplomatie mitterrandienne dans l'idée que seule l'Union européenne offre à la France un champ d'action.
Restent les interventions dans le pré carré africain, les discours sur les droits de l'homme qui tentent de redonner à la France une audience mondiale non plus au plan politique, mais par les propos moralisateurs, comme si compassion et assistance étaient la menue monnaie de la vocation universaliste de la France.
Ces prises de position manifestent le ralliement du pouvoir socialiste puis du pouvoir chiraquien à l'idéologie du « droit et du devoir d'ingérence », puis du Tribunal pénal international, qui s'appuie sur la conviction que le temps de la souveraineté des nations est révolu.
Les formes nationales étant obsolètes, il convient de privilégier les communautés, les individus, et de rogner les pouvoirs de l'État.
En ce sens, les gouvernements socialistes sont aussi en rupture avec une « certaine idée de la France ».
Ils retrouvent la veine du pacifisme socialiste de l'entre-deux-guerres. C'est au nom de ce pacifisme qu'on juge la Communauté européenne. Elle est censée avoir instauré la paix entre les nations belliqueuses du Vieux Continent. Cette idéologie « postnationale » ne permet pas de comprendre qu'il existe une « âme de la France » et que le peuple – dans ses couches les plus humbles – ressent douloureusement qu'on ne s'y réfère plus. Pis : qu'on la nie.
Et rares sont les politiques – à droite comme à gauche – qui prennent conscience du caractère « national » de la révolution démocratique qui secoue et libère l'Europe centrale après la chute du mur de Berlin et la fin de l'URSS.
Cette force du désir d'identité nationale est ignorée. Évoquer la France, a fortiori la patrie ou la nation, est jugé, par la plupart des socialistes, comme l'expression d'un archaïsme réactionnaire.
Durant les deux septennats de François Mitterrand, ce qui a été mis en avant, ce sont les problèmes économiques, sociaux, voire sociétaux.
Certes, réduire la durée du temps de travail à trente-neuf heures, fixer l'âge de la retraite à soixante ans, instituer une cinquième semaine de congés payés, c'est satisfaire les couches salariées.
Mais l'état de grâce, comme au temps du Front populaire, ne dure que quelques mois. Et les mesures prises en 1981, qui rappellent celles décidées en 1936, les « avancées sociales ou les nationalisations », n'empêchent pas le nombre de chômeurs d'augmenter, les déficits, de se creuser.
C'est qu'il y a une liaison intime entre l'insertion au sein de la Communauté européenne, les choix libéraux qui sont faits à Bruxelles et la politique qu'un gouvernement peut suivre. Et, au bout de quelques mois, dès 1982-1983, s'annoncent la « pause » dans les réformes, la « rigueur ».
Ne pas s'engager dans cette voie, choisir une « autre politique », exigerait de prendre ses distances avec l'Europe. Ce serait une rupture révolutionnaire, et Mitterrand, malgré les conseils de quelques-uns de ses proches, ne la veut pas.
Au vrai, la nomination dès 1981 de Jacques Delors – naguère l'un des concepteurs de la « nouvelle société » de Chaban – au poste de ministre de l'Économie et des Finances montre bien que, malgré quelques pas de côté, Mitterrand ne tenait pas à s'éloigner de la piste du bal.
Mais alors tout discours « socialiste » devient mensonger, puisque la politique économique et budgétaire, et donc la politique sociale engendrée par les choix économiques et financiers, est encadrée par Bruxelles.
Mitterrand peut bien, dans des envolées lyriques, dénoncer « l'argent qui grossit en dormant », son Premier ministre Bérégovoy ouvre la France à la libre circulation des capitaux, met en œuvre une législation favorable à l'expansion de la Bourse, maintient une politique monétaire du franc fort qui provoque la hausse du chômage.
En abandonnant la souveraineté nationale, Mitterrand et les socialistes, aux discours près, acceptent une politique de libéralisation qui est en contradiction avec les mesures économiques et sociales qu'ils ont prises en 1981-1982 ou qu'ils promettent encore. Ce qu'ils développent, face à l'impossibilité de prendre des mesures « socialistes » dans le cadre européen dont ils exaltent par ailleurs la nécessité et la pertinence, c'est une politique sociale d'assistance dont le RMI (Michel Rocard), les « emplois aidés », les allocations de toutes sortes, sont l'expression.
Mais la politique sociale creuse le déficit budgétaire, il faudrait relancer la croissance, donc baisser les impôts pour attirer les investissements et favoriser la consommation, ce qui accroîtrait d'autant les déficits – toutes choses en contradiction avec le traité de Maastricht. Le piège européen est en place, qui condamne toute politique non libérale.
Dès lors, le chômage, résultat de ces contradictions, s'accroît. Mitterrand s'avoue incapable de le réduire (« Nous avons tout essayé »).
Par ailleurs, le nombre des immigrés augmente, résultat de la politique de regroupement familial, d'ouverture des frontières, et de l'attrait qu'exercent la France et l'Europe sur les populations misérables du Sud et de l'Est.
Mais les Français ont le sentiment que l'identité de la nation change au moment même où ils perçoivent que le pays a perdu sa souveraineté politique.
Les élites françaises – celles de gauche au premier chef – persistent à ne pas comprendre cette angoisse et cette souffrance, à propos de la perte de la nation, qu'éprouvent les catégories les plus humbles.
Les réponses « mitterrandiennes » sont sociétales, le plus souvent tactiques et politiciennes.
On suscite la création de mouvements antiracistes, manière de dériver vers une bataille idéologique à faible incidence économique, donc compatible avec les directives européennes, les protestations populaires.
L'émergence, à partir de 1983, d'une formation d'extrême droite, le Front national de Jean-Marie Le Pen, qui se présente comme un mouvement nationaliste et qui atteindra en 1995 plus de 15 % des voix, favorise la stratégie mitterrandienne.
On agite l'épouvantail du Front national pour compromettre la droite si elle songeait à s'allier avec lui, et pour rassembler autour de la gauche les jeunes générations.
On recrée une tension idéologique qui déplace les affrontements sociaux sur le terrain de la menace fasciste, du racisme, de l'antisémitisme, de la xénophobie.
En fait, on abandonne le thème de la souveraineté nationale à cette extrême droite, ce qui, imagine-t-on, va conforter l'européisme.
On oublie que la « nation », la défense de l'identité française, sont des éléments fondamentaux de l'âme de la France.
Or des millions de Français, surtout parmi les couches populaires, ont le sentiment qu'ils ne sont plus pris en compte.
Les défilés populaires du 1er mai sont des rituels qui paraissent désuets, tandis que la Gay Pride occupe les écrans de télévision.
L'âme de la France semble à beaucoup s'évanouir.
On ne se reconnaît plus dans les orientations politiques. Où est la gauche ? Où est la droite ? Qu'est devenue la France ?
La corruption éclabousse tous les milieux politiques.
Le 1er mai 1993 – jour symbolique –, l'ancien Premier ministre Pierre Bérégovoy se suicide.
C'est comme si une gauche, celle qui avait conquis le pouvoir et gouverné avec François Mitterrand, venait de mourir. L'Assemblée nationale est à droite, Édouard Balladur est Premier ministre d'un président de la République rongé par la maladie.
En 1995, Jacques Chirac va être élu avec 52,64 % des voix contre 47,36 % à Lionel Jospin, candidat du Parti socialiste.
Ces chiffres ne donnent pas la mesure de la profondeur des changements qui ont affecté l'âme de la France au cours des deux septennats de François Mitterrand.
Le temps de la « force tranquille », du village immuable de 1981 recueilli autour de son clocher, paraît d'un autre siècle.
En 1995, il est question de mosquées et non d'églises.
Le débat qui avait secoué le pays en 1984 sur la place de l'enseignement privé – catholique – et qui, le 24 juin de cette année-là, avait mobilisé plus d'un million de manifestants défendant la « liberté de l'enseignement » contre l'idée d'un grand service public unifié prôné par les socialistes, a été tranché ; la querelle – qui peut rejouer en telle ou telle circonstance – n'occupe plus le devant de la scène.
Mais la question de la laïcité reste centrale. Et elle s'est posée à la fin du second septennat de Mitterrand à propos de l'autorisation ou de l'interdiction donnée aux jeunes musulmanes de porter en classe un foulard islamique.
Tout comme demeure ouverte la question du rôle de l'État central. Gaston Defferre, le ministre de l'Intérieur de Mitterrand, avait, dès 1981, engagé le pays dans la voie de la décentralisation. Elle s'est élargie pas à pas.
Fallait-il aller jusqu'à l'autonomie, négocier avec les nationalistes corses qui n'hésitent pas à utiliser la violence ?
Ces questions – laïcité, pouvoirs de l'État central –, comme les politiques économiques et budgétaires, se posent dans le cadre de l'Union européenne. Du coup, certains s'interrogent : pourquoi un étage national, dès lors qu'il y a le rez-de-chaussée régional et la terrasse européenne ? La nation n'est-elle pas devenue caduque, inutile ?
Durant les deux septennats mitterrandiens, la place, la puissance, la signification de la nation, qui avaient été les obsessions de De Gaulle, paraissent absentes des préoccupations socialistes.
L'âme de la France, c'est dans les paysages de ses terroirs qu'elle gît désormais. On la rencontre au sommet de la roche de Solutré ou sur le mont Beuvray, site de la ville gauloise de Bibracte où Mitterrand avait songé à se faire inhumer, achetant même à cette fin un carré de cette terre, de cette histoire.
Mais l'indépendance, la souveraineté de la nation, que sont-elles devenues ?
Mitterrand enrichit Paris de monuments. Il croit donc à la pérennité de la capitale de la France.
Mais est-elle pour lui un centre d'impulsion politique au rayonnement mondial, ou seulement un lieu de promenades touristiques et gastronomiques dont ce gourmet de la vie sous toutes ses formes était particulièrement friand ?
L'âme de la France ne doit-elle plus être que cela : une mémoire qu'on visite comme un musée ?
Au fond, durant deux septennats, François Mitterrand a fait à son peuple la « pédagogie du renoncement tranquille ».
Et le peuple, de manière instinctive, en s'abstenant aux élections, en changeant de représentants, en votant pour les « irréguliers », a protesté, s'est débattu comme un homme qui refuse les somnifères et ne veut pas renoncer à son âme.
Et qui s'indigne qu'au moment où toutes les nations renaissent on veuille que l'une des plus anciennes et des plus glorieuses s'assoupisse.
72.
De 1995 à 2007, d'un siècle à l'autre, la question de la France est posée.
Comme aux moments les plus cruciaux de son histoire – guerre de Cent Ans ou guerres de Religion, « étrange défaite » de 1940 –, c'est de la survie de son âme qu'il s'agit.
C'est dire que le bilan de la double présidence de Jacques Chirac – 1995-2002-2007 – ou du quinquennat au poste de Premier ministre de Lionel Jospin (1997-2002), dans le cadre de la plus longue période de cohabitation de la Ve République, ne saurait se limiter à évaluer les qualités et les faiblesses des deux chefs de l'exécutif, ou à mesurer l'ampleur des problèmes qu'ils ont été conduits à affronter dans un environnement international qui change totalement de visage et pèse sur la France.
En 1995, on imaginait encore, malgré la guerre du Golfe contre l'Irak, un avenir de paix mondiale patronnée par l'hyperpuissance américaine.
En fait, la guerre sous toutes ses formes a rapidement obscurci l'horizon. Bombardement et destruction de villes européennes (Dubrovnik, Sarajevo, puis Belgrade écrasée sous les attaques aériennes de l'OTAN en 1999). Et la France s'est engagée dans ce conflit des Balkans contre ses alliés traditionnels, les Serbes au nom du « droit d'ingérence ».
Elle est aussi concernée, comme toutes les puissances occidentales, par l'attaque réussie contre les États-Unis (World Trade Center, 11 septembre 2001).
« Nous sommes tous américains », affirme le directeur du Monde – et la France s'engage dans la guerre contre l'Afghanistan (2002).
Mais elle conteste l'intervention des États-Unis et de leurs alliés en Irak en 2003.
La posture de Chirac, le discours de son ministre des Affaires étrangères, Villepin, au Conseil de sécurité de l'ONU, semblent réactiver une politique extérieure « gaullienne », la France apparaissant comme le leader des pays qui tentent de conserver un espace de dialogue entre les deux civilisations, musulmane et chrétienne.
Ce n'est néanmoins, dans la politique étrangère française, qu'une séquence, certes majeure, mais contredite par d'autres attitudes. Comme si Chirac, plus opportuniste que déterminé, hésitait à élaborer une voie française.
Il est vrai que son choix a suscité dans les élites françaises des critiques nombreuses. On a dénoncé son « antiaméricanisme ».
Par ailleurs, la radicalisation de la situation mondiale se poursuit : attentats de Madrid et de Londres (2004-2005) ; reprise des violences en Afghanistan ; guerre civile en Irak ; guerre entre Israël et le Hezbollah aux dépens du Liban en 2006 ; ambitions nucléaires de l'Iran ; pourrissement de la question palestinienne.
La France hésite, condamne l'idée d'un choc des civilisations entre l'islamisme et l'Occident.
Chirac craint que cet affrontement ne provoque des tensions – elles existent déjà, mais restent marginales – entre des Français d'origines et de confessions différentes.
La France semble donc incertaine, la situation internationale mettant à l'épreuve sa capacité à résister aux forces extérieures.
L'inquiétude se fait jour de voir renaître des « partis de l'étranger », l'appartenance à telle ou telle communauté apparaissant, pour des raisons religieuses, plus essentielle que la spécificité française.
Ainsi se trouve posée la question de la « communautarisation » de la société nationale.
Or, de 1995 à 1997, de nombreux indices ont montré qu'elle était en cours.
On a vu le Premier ministre Lionel Jospin conclure avec les nationalistes corses des accords de Matignon – un « relevé de conclusions » – sans que ses interlocuteurs aient renoncé à légitimer le recours à la violence et à revendiquer l'indépendance.
En acceptant d'ouvrir des discussions avec eux – pas seulement pour des raisons électorales : la présidentielle de 2002 est proche –, Jospin reconnaît de fait la pertinence de la stratégie nationaliste et la thèse d'une Corse colonisée et exploitée par la France.
Or – toutes les élections le montrent – les nationalistes ne représentent qu'une minorité violente, s'autoproclamant représentative du « peuple corse », tout comme les gauchistes affirmaient naguère qu'ils étaient l'expression de la classe ouvrière.
Cette reconnaissance par le Premier ministre, avec l'assentiment tacite du président de la République, et par toutes les « élites » politiques de ce pays – exception faite de quelques « irréguliers » comme Jean-Pierre Chevènement – est lourde de sens.
Le 6 février 1998, en effet, le préfet de Corse, Claude Érignac, a été tué d'une balle dans la nuque à Ajaccio par des nationalistes.
Toutes les autorités républicaines et la population corse ont condamné ce crime hautement symbolique. Le préfet représente l'État centralisé – napoléonien, mais héritier de la monarchie. L'abattre, c'est, par la lâcheté du crime et par sa signification, atteindre l'État, la France, marquer que l'on veut les « déconstruire ».
Accepter que les porte-parole de ces criminels non repentis négocient à Matignon, c'est capituler, admettre, à terme, la fin de la République une et indivisible.
Ceux qui dirigent l'État entre 1995 et 2007 – qu'ils appartiennent au parti chiraquien ou à la « gauche plurielle » – ont jugé que l'espoir de paix civile valait l'abandon des principes républicains.
D'autres signes jalonnant la marche vers une société française communautarisée se multiplient entre 1995 et 2007.
La création du Conseil français du culte musulman, les nombreuses critiques émises au moment de la loi interdisant le port du voile islamique dans certaines conditions, la création d'associations se définissant par leurs origines (Conseil représentatif des associations noires, Indigènes de la République, etc.) sont, quelles que soient les intentions de leurs initiateurs, la preuve de l'émiettement désiré de l'identité française.
Et déjà surgissent – avivées par la situation internationale – des rivalités entre ces communautés.
C'est bien l'« âme de la France » qui se retrouve ainsi contestée dans l'un de ses aspects essentiels : « l'égalité entre les individus liés personnellement à la nation, sans le “filtre” et la médiation d'une représentation communautaire, éthique ou religieuse ».
Le même processus de « déconstruction nationale » est à l'œuvre dans la plupart des secteurs de la vie politique, économique, sociale et intellectuelle.
Dans le domaine institutionnel, Chirac et Jospin ont, de concert, réduit le mandat présidentiel à cinq ans.
Ils poursuivent ainsi le travail de sape de la Constitution gaullienne entrepris par Mitterrand.
Chirac, comme Mitterrand, choisit la cohabitation comme moyen de survie politique.
Il est en effet confronté, dès les lendemains de sa victoire de 1995, à l'impossibilité de tenir ses promesses électorales.
Les contraintes budgétaires d'origine européenne sont renforcées par les obligations liées au passage à la monnaie unique, l'euro, prévu pour 2002.
Premier ministre, Alain Juppé – né en 1945, pur produit de l'élitisme républicain (ENS-ENA) – applique donc une politique de rigueur qui soulève contre lui, en décembre 1995, une vague de grèves à la SNCF, soutenues par une partie des élites intellectuelles représentée par le sociologue Pierre Bourdieu.
Ce dernier aspect est significatif de la permanence et de la réactivation en France d'un courant critique radical. La mort de Sartre en 1980 n'a pas fait disparaître la posture de l'intellectuel critique. Même si les figures emblématiques sont moins nombreuses – Bourdieu en est alors une –, la multiplication du nombre des enseignants et des étudiants aux conditions de vie difficiles crée une sorte de « parti intellectuel prolétarisé ».
Sans se référer obligatoirement à une idéologie définie, les jeunes professeurs, les étudiants diplômés à la recherche d'un emploi, retrouvent, dans telle ou telle circonstance, un discours radical.
Certains d'entre eux, durant cette période 1995-2007, vont rejoindre les rangs des formations d'extrême gauche qui contestent le Parti socialiste en tant que parti de gouvernement. Ces nouvelles générations, plus instinctives et spontanées que théoriciennes, sans culture historique, philosophique ou révolutionnaire précise, prolongent néanmoins une tradition nationale contestatrice.
Dès lors, en France, la « gauche » gouvernementale, séduite par la « troisième voie » telle que peuvent l'exprimer un Clinton, un Tony Blair, un Schröder (à la conférence des sociaux-démocrates européens réunie à Florence en 1999, Jospin, Premier ministre, est présent aux côtés de Bill Clinton), est électoralement menacée et idéologiquement bloquée par cette extrême gauche.
Quand la social-démocratie explicite et théorise sa ligne politique – Lionel Jospin, né en 1937, de culture trotskiste, s'y essaie –, elle ne peut que dire qu'elle est favorable à l'économie de marché, et hostile à une « société de marché ».
Mais elle est serrée par la mâchoire européenne. Elle ne peut prendre que des mesures sociales, étatiques – réduction de la semaine de travail à trente-cinq heures, création d'emplois aidés, recrutement de fonctionnaires –, qui remettent en cause l'efficacité économique libérale.
Elle est tentée de dépasser ces contradictions en portant le combat contre la droite sur le terrain sociétal : mesures en faveur des immigrés, des homosexuels (PACS, bientôt mariage, droit à l'adoption). Mais elle s'avance prudemment sur le terrain de la flexibilité du travail, compte tenu de cette extrême gauche active qui exerce une sorte de chantage idéologique sur elle.
Ces hésitations du Parti socialiste, ce paysage politique qui se radicalise à l'extrême gauche – et, sur l'autre versant, à l'extrême droite : 15 % de voix pour le Front national à l'élection présidentielle de 1995 –, fragilisent la démocratie représentative.
En décembre 1995, les grévistes font reculer Chirac, qui, pour sortir le gouvernement Juppé de l'impasse, provoque la dissolution de l'Assemblée en 1997.
La gauche l'emporte, et une cohabitation de cinq années commence, avec comme seul objectif, pour Chirac, d'user Jospin afin de le battre à l'élection présidentielle de 2002.
Et Jospin, lui, n'a pour but politique que d'être élu président.
Entre leurs mains politiciennes, les institutions de la Ve République sont devenues une machine à empêcher tout projet à long terme !
Surprise révélatrice de la profondeur de la crise nationale et de la crise de la gauche : pour la première fois depuis 1969, le représentant du Parti socialiste, concurrencé par d'autres candidats se réclamant de la gauche, ne sera pas présent au second tour de l'élection présidentielle de 2002. Jospin, écarté par les électeurs, Le Pen est opposé à Chirac, devenu le candidat « républicain », « antifasciste », « antiraciste », etc.
Débat truqué qui empêche la vraie confrontation entre Chirac et Jospin !
Mais situation exemplaire : les électeurs ne croient plus à la différence entre la gauche et la droite de gouvernement, liées en effet par le carcan européen.
Dès lors, c'est la rue qui décide.
En 2006, une loi votée par le Parlement – sur le contrat première embauche (CPE) – suscite des manifestations importantes. Jacques Chirac la promulgue puis la retire aussitôt, désavouant et protégeant tout à la fois son Premier ministre.
Cette pirouette juridique et politicienne confirme la déconstruction des institutions et le mensonge mêlé de ridicule où sombre la vie politique.
C'est bien la France et son âme qui sont en question.
C'est que, dans tous les secteurs de la société, la crise nationale grossit depuis plusieurs décennies.
En fait, dès les années 30 du xxe siècle, les élites ont commencé à douter de la capacité de la France à surmonter les problèmes qui se posaient à elle.
Les hommes politiques ne réussissaient pas à donner à leur action un sens qui transcende les circonstances, oriente la nation vers un avenir.
Dans ces conditions, la défaite de 1940, cet affrontement cataclysmique, n'avait rien d'« étrange ».
L'impuissance de la IVe République, après la brève euphorie de la victoire, était inscrite dans l'instabilité gouvernementale et dans la médiocrité des hommes politiques, incapables de faire face aux problèmes posés par la fin de l'empire colonial.
Le gaullisme est une parenthèse constructive mais limitée à quelques années – 1962-1967 –, une fois l'affaire algérienne réglée.
Mais, de Gaulle renvoyé, les problèmes demeurent et se compliquent.
Cette France incertaine qui cherche dans la construction européenne un substitut à sa volonté défaillante débouche sur les années 1995-2007, où la crise nationale ne peut plus être masquée.
Il ne s'agit pas de déclin. Les réussites existent. La France reste l'une des grandes puissances du monde. Des tentatives pour arrêter la déconstruction se manifestent çà et là (ainsi la loi sur le voile islamique et quelques postures en politique étrangère). Mais alors que le peuple continue d'espérer que les élites gouvernementales et intellectuelles lui proposeront une perspective d'avenir pour la nation, on lui présente des réponses fractionnées, destinées à chaque catégorie de Français.
Or une somme de communautés, cela ne fait pas une nation, et un entassement de solutions circonstancielles ne fait pas un projet pour la France.
Le vote qui place le Front national au second tour de l'élection présidentielle du 21 avril 2002 traduit ce déficit de sens.
Et le rejet, le 29 mai 2005, du traité constitutionnel européen signifie que la majorité du peuple – contre les élites – ne croit pas qu'un abandon supplémentaire de souveraineté nationale permettra de combler ce déficit de sens qui est cause de la crise nationale. D'autant moins que, de la persistance d'un chômage élevé aux émeutes dans les banlieues (2005), l'insécurité sociale s'accroît, redoublant les problèmes liés à l'identité nationale.
Car durant ces douze années de la présidence Chirac, ce n'est plus seulement le sens de l'avenir de la France qui est en question, mais aussi son histoire.
Ceux qui ne croient plus en l'avenir de la France ou qui refusent de s'y inscrire déconstruisent son histoire, n'en retiennent que les lâchetés, la face sombre.
Par son discours du 16 juillet 1995, Chirac a reconnu la France – non des individus, non l'État de Vichy – coupable et responsable de la persécution antisémite, contredisant ainsi toute la stratégie mémorielle du général de Gaulle. Selon lui, la France – et pas seulement les Papon, les Bousquet, les Touvier – doit faire repentance et être punie.
L'on a vu ainsi s'ouvrir en 2006 un procès intenté à la SNCF, accusée d'avoir accepté de faire rouler les trains de déportés. Et un tribunal condamner l'entreprise nationale, oubliant les contraintes imposées par l'occupant, le rôle héroïque des cheminots dans la Résistance, cette « bataille du rail » exaltée au lendemain de la Libération !
France coupable, comme si la France libre et la France résistante n'avaient pas existé, donnant sens à la nation.
Mais coupable aussi, et devant se repentir pour la colonisation, pour l'esclavage, la France de Louis XIV et de Napoléon, de Jules Ferry et de De Gaulle.
Si bien que, sous la présidence de Chirac, en 2005, la France participe à la célébration de la victoire anglaise de Trafalgar mais n'ose pas commémorer solennellement Austerlitz !
L'anachronisme, destructeur de la complexité contradictoire de l'histoire nationale, est ainsi à l'œuvre, dessinant le portrait d'une Marianne criminelle au détriment de la vérité historique.
Dans cette vision « post-héroïque » de la France, l'État et la communauté nationale sont des oppresseurs à combattre, à châtier, à détruire. Il faut, dit-on, « dénationaliser la France ».
Restent des communautés, chacune avec sa mémoire, s'opposant les unes aux autres, faisant éclater la mémoire collective, la mémoire nationale, ce mythe réputé mensonger.
Et, de 1995 à 2007, l'Assemblée nationale a fixé par la loi cette nouvelle histoire officielle, anachronique, repentante, imposant aux historiens ces nouvelles vérités qu'on ne peut discuter sous peine de procès intentés par les représentants des diverses communautés.
Comment, à partir de cette mémoire émiettée, de cette histoire révisée, reconstruire un sens partagé par toute la nation ?
Comment bâtir avec les citoyens nouveaux qui vivent sur le sol hexagonal un projet pour la France qui rassemblera tous les Français, quelles que soient leurs origines, et faire vivre ainsi l'âme de la France ?
C'est la question qui se pose à la nation à la veille de l'élection présidentielle de 2007, sans doute la plus importante consultation électorale depuis plus d'un demi-siècle.
Avec elle s'ouvre une nouvelle séquence de l'histoire nationale. Elle sera tourmentée. L'élu(e) devra trancher et donc mécontenter et non plus seulement parler, ou séduire et sourire. Les mirages se dissiperont. Après le temps des illusions peut venir celui du ressentiment et de la colère. Certains Français douteront de l'avenir de la nation.
Qu'ils se souviennent alors que, au temps les plus sombres de notre histoire millénaire, dans une France des cavernes le poète René Char, combattant de la Résistance, écrivait :
J'ai confectionné avec des déchets de montagnes
des hommes qui embaumeront quelque temps
les glaciers.
Dans ces lignes mystérieuses, bat l'âme de la France.
Décembre 2006.
CHRONOLOGIE V
Vingt dates clés (1920-2007)
1923 : La France occupe la Ruhr
1933 : Après l'accession de Hitler au pouvoir (30 janvier), l'Allemagne quitte la Société des Nations
1936 : Hitler réoccupe la Rhénanie (7 mars) – Front populaire (mai-juin). Guerre d'Espagne (juillet)
1938 : Accords de Munich
14 juin 1940 : Les Allemands entrent dans Paris, ville ouverte
18 juin 1940 : Appel du général de Gaulle à la résistance
10 juillet 1940 : Pleins pouvoirs à Pétain, fin de la IIIe Répu-blique
1943 : Jean Moulin préside à la création du Conseil national de la Résistance (CNR)
1944 (24 août) : « Paris libéré par lui-même »
Janvier 1946 : De Gaulle démissionne (20 janvier)
1954 : Défaite de Diên Biên Phu (7 mai), attentats en Algérie mar-quant le début de l'insurrection (1er novembre)
Janvier 1956 : Victoire du Front républicain (Mendès France, Guy Mollet)
Mai-juin 1958 : Retour au pouvoir du général de Gaulle
18 mars 1962 : Fin de la guerre d'Algérie
10 mai 1981 : François Mitterrand élu président de la Répu-blique. Il le restera jusqu'en 1995 (réélu en 1988)
1995-2007 : Présidences de Jacques Chirac (réélu en 2002)
21 avril 2002 : Le Pen au second tour de l'élection présiden-tielle
29 mai 2005 : Les Français rejettent le traité constitutionnel européen
2007 : Élections présidentielle et législatives