avant-propos


L'âme de la France et le pain des Français

C'était il y a un quart de siècle, en 1981.

Je me souviens de ceux qui clamaient d'une voix vibrante que l'élection de leur candidat à la présidence de la République – c'était aussi le mien – allait faire passer la France « de la nuit à la lumière ».

Vingt-cinq années se sont écoulées. On sait ce qu'il en fut. Mais les bonimenteurs sont remontés sur l'estrade et font à nouveau commerce d'espoir.

Ils ont chanté dans les années 30 du xxe siècle : « Il va vers le soleil levant, notre pays... » Trois ans après l'« embellie » du Front populaire, les nazis entraient dans Paris.

Ils ont, dans les années 80 du même siècle, promis qu'on allait « changer la vie ». Et le chômage a enseveli le pays dans la précarité, l'incertitude et l'angoisse.

Ils disent « Nous allons gravir la montagne. » Pour un « ordre juste contre tous les désordres injustes ».

C'est la même chanson.

Et je crains que cette ascension collective promise ne se réduise – nous avons vécu cela – au pèlerinage des courtisans gravissant derrière le Roi – la Reine – le petit rocher de leurs ambitions satisfaites, cependant que le peuple oublié continue de patauger, en bas, dans les marécages.

Pessimisme ?

Inquiétude, plutôt. Le réveil des peuples auxquels depuis des décennies tous les candidats au pouvoir présidentiel promettent sans tenir parole s'appelle révolte et même révolution. Et donc grand saccage.

Car on ne peut susciter l'espérance créatrice d'une nation qu'en lui disant la vérité de son histoire et de sa situation, et non en lui offrant des mirages trompeurs.


Or, pour la France, le xxie siècle tel qu'il commence, sera un temps des troubles. La nation est ankylosée par une crise profonde. Elle doute de son identité, et donc de son avenir.

Elle ne peut qu'être ébranlée par les contrecoups d'une situation internationale qui est un véritable avant-guerre.

Qu'on songe aux problèmes posés par la prolifération nucléaire, le Moyent-Orient, la question du pétrole, les conséquences d'une mondialisation non régulée, les migrations inéluctables et les bouleversements climatiques. Sans oublier la révolution scientifique et ses répercussions techniques, sociales et éthiques. Dès lors, le pays sera de plus en plus confronté à des tensions difficiles à apaiser.

Il faudra prendre des décisions rudes, peut-être cruelles. On ne pourra plus se contenter de diriger la France en flattant l'opinion.

Les candidates et les candidats aux élections prochaines en ont-ils conscience ? Y sont-ils préparés ? Ils le prétendent. Mais mesurent-ils tous la profondeur de la crise et des changements qui s'imposent ?

On peut légitimement en douter.

Pourtant, depuis le début de ce siècle dangereux, le sol de la nation s'est déjà fissuré, laissant apparaître les entrailles de notre société en crise.

L'extrême droite a été présente au second tour de l'élection présidentielle de 2002 alors que, depuis deux décennies, elle était reléguée au banc d'infamie.

Les partis de gouvernement n'ont rassemblé qu'à peine 36 % des voix.

Le président sortant n'a pas atteint 20 % des suffrages.

Les socialistes qui, souvent, font la mode, ont été éliminés par les électeurs pour la première fois depuis 1969, en dépit de l'attention qu'on leur prête, des louanges qu'on leur tresse, de l'autosatisfaction qu'ils affichent.

Ce tremblement de terre politique a été suivi d'une brutale coulée de lave du volcan social.

En novembre-décembre 2005, dans 274 communes, 233 bâtiments publics et 74 bâtiments privés ont été endommagés ou incendiés, et 10 000 voitures ont été brûlées.

Ce qui porte le total des véhicules détruits dans l'année 2005 à 45 000 !

Des engins incendiaires ont été lancés dans trois mosquées, deux synagogues ont été visées, une église a été partiellement incendiée.

Quatre personnes ont trouvé la mort durant cette période.

Mais tout va très bien, madame la marquise !


Quelques mois plus tard, le 23 mars 2006, sur l'esplanade des Invalides, dans le cœur symbolique de Paris, au terme d'une manifestation calme et autorisée, des jeunes gens encapuchonnés ont agressé et dépouillé ceux qui défilaient paisiblement.

Événements marginaux, accompagnant inévitablement la démocratie de la rue qui impose sa loi à la démocratie représentative, ou bien actes révélant les nouvelles ruptures de la société française ?

« J'ai vu, témoigne un photographe, des jeunes se faire lyncher avec une violence inouïe. Je n'avais jamais encore été confronté à de telles scènes à Paris, à des jeunes capables de faire preuve gratuitement d'une incroyable violence. »

En octobre-novembre 2006, des autobus ont été incendiés en Ile-de-France, dans le Nord et l'Est, à Marseille. Des policiers ont été attaqués.

Pour maîtriser et calmer de telles tensions, les mots et les sourires charmeurs ne suffiront pas.

L'élu(e) de la nation à la présidence de la République au printemps 2007 devra passer aux actes.

Or les Français ont beaucoup appris depuis trente ans.

Ils éliront « elle » ou « lui », mais ils ne se contenteront pas de postures avantageuses, d'habiletés, de générosités affichées.

Ils ont fait l'expérience et l'inventaire du style mitterrandien et des gesticulations chiraquiennes.

L'un était un président roué se complaisant dans les liaisons dangereuses, séducteur tout en arabesques et en hypocrites indignations de façade.

L'autre, un bateleur dressant son étalage sur les grands boulevards, retenant un instant les badauds par son insolente esbroufe.

Avec de tels acteurs, les Français ont beaucoup appris sur le théâtre politique, ses jeux de rôle et ses simulacres.

Seuls quelques compères et les croyants applaudissent aux promesses des nouveaux candidats.

Le vrai public partagé entre le scepticisme et l'espoir observe et attend.

Certes, une femme élue présidente peut renouveler le répertoire, mais on exigera d'elle plus que de la compassion ou de la séduction : des résultats !


Or les promesses seront d'autant plus difficiles à tenir que, pour être élus, les candidates et les candidats à la présidence de la République ou aux élections législatives auront d'abord divisé les Français, accusant leurs rivaux d'être responsables des maux qui frappent le pays.

Le coupable, ce n'est pas moi, c'est l'autre, c'est la droite – ou c'est la gauche !

Mais de grand guignol en farces, d'alternances en cohabitations, les Français savent que l'un vaut l'autre.

Et en 2005, au moment du référendum sur le traité constitutionnel européen, quand les acteurs cessent d'interpréter la pièce Gauche-Droite, renoncent aux mimiques de leurs oppositions pour inviter les Français à voter oui, ceux-ci saccagent le théâtre en scandant non !


Les Français ne se contentent donc plus des tours de passe-passe des prestidigitateurs. Ils n'attendent plus qu'on sorte du chapeau un lapin blanc.

Leur vie est difficile. Les conflits et la violence, le fanatisme, sont une réalité. L'horizon est obscurci par des risques majeurs.

Que faire ?

Il faudrait aux dirigeants le courage de dire et surtout d'agir. Car la « moraline » ne suffit pas.


Ils devraient savoir où conduit le « lâche soulagement », comme disait Léon Blum au lendemain de Munich, en 1938.

Fin, honnête, le leader du Front populaire voulait la paix, refusait l'« excitation du patriotisme » (septembre 1936), critiquait ceux qui croyaient la guerre inéluctable.

Esthète sensible, il détournait la tête pour ne pas voir les dangers.

C'est laid et brutal, la guerre.

Mais l'illusion s'est fracassée contre le réel.

Blum a été déporté par les nazis.

Des centaines de milliers de Français qui avaient défilé en clamant qu'ils voulaient le pain, la paix, la liberté, ont moisi quatre années dans les camps de prisonniers en Allemagne, victimes de dirigeants qui avaient préféré leur dire ce qu'ils voulaient entendre, que le temps était aux congés payés – mérités –, et non à la mobilisation et à la préparation à la guerre.

Elle eut lieu.

Et les parlementaires élus en 1936 dans l'« embellie » du Front populaire votèrent le 10 juillet 1940, à Vichy, la mort de la République. Seuls 80 d'entre eux s'y refusèrent.


Cette étrange défaite, le « plus atroce effondrement de notre histoire » (Marc Bloch), peut se reproduire.

Point n'est besoin d'une invasion étrangère.

Il suffit que, face à une crise intérieure avivée par une tension internationale, la lâcheté, le désir de rassurer, l'emportent sur le courage et la volonté.

Or la nation ne peut plus se permettre de dépendre des stratégies de carrière de dirigeants soucieux de rassembler leurs camps politiques, oubliant que la France les transcende.

« Je suis pour la France, disait de Gaulle en 1965 quand on l'accusait d'être le candidat de la droite. La France, c'est tout à la fois, c'est tous les Français. Ce n'est pas la gauche, la France ! Ce n'est pas la droite, la France ! Prétendre représenter la France au nom d'une fraction, c'est une erreur nationale impardonnable ! »

Pour ne pas la commettre, il faut vouloir que la France se prolonge en tant que nation une et indivisible, et non en un conglomérat de communautés, d'ethnies, de régions, de partis politiques.

Mais les élites de ce pays ont-elles ce désir d'unité nationale alors que, de concessions aux communautés en confessions et en repentances, elles déconstruisent l'histoire de ce pays ?

Certes, il faut en finir avec la légende qui fait de l'histoire française une suite d'actions héroïques dictées par le souci du bien de l'humanité !

Pour autant, la France n'est pas une ogresse dévorant les peuples – et d'abord le sien !

En fait, on ne peut bâtir l'avenir de la nation sans assumer toute son histoire.


Elle s'est élaborée touche après touche, au long des millénaires, comme ces paysages que l'homme « humanise » terroir après terroir, village après village, labour après labour, modelant l'espace en une sorte de vaste jardin organisé « à la française ».

Et c'est ainsi, d'événement en événement, de périodes sombres en moments éclatants, que s'est constituée l'âme de la France.


On peut l'appeler, avec Braudel, « la problématique centrale » de notre histoire. « Elle est, écrit-il, un résidu, un amalgame, des additions, des mélanges, un processus, un combat contre soi-même destiné à se perpétuer. S'il s'interrompait, tout s'écroulerait. »

C'est la question qui est posée en ce début du xxie siècle à la nation : « Voulons-nous nous perpétuer ? »

Nos élites le veulent-elles, partagent-elles encore la réflexion de Renan selon laquelle « tous les siècles d'une même nation sont les feuillets d'un même livre. Les vrais hommes de progrès sont ceux qui ont pour point de départ un respect profond du passé » ?


Mais qui s'exprime ainsi aujourd'hui ?

Le mot de nation, même s'il est à nouveau employé, est encore suspect. On évoque le pays, les régions, les provinces, l'Europe ou le monde. Rarement la patrie, mot tombé en désuétude.

Et quand quelqu'un ose parler de patriotisme, de patriotes, on ricane ou bien on le soupçonne d'être un extrémiste de droite.

La notion d'identité de la France fait même question, alors que Braudel en avait fait l'une de ses références.

« Une nation, écrivait-il, ne peut être qu'au prix de se chercher elle-même sans fin, de se transformer dans le sens de son évolution logique, de s'opposer à autrui sans défaillance, de s'identifier au meilleur, à l'essentiel de soi, conséquemment de se reconnaître au vu d'images de marque, de mots de passe connus des initiés (que ceux-ci soient une élite ou la masse entière du pays, ce qui n'est pas toujours le cas). Se connaître à mille tests, croyances, discours, alibis, vaste inconscient sans rivages, obscures confluences, idéologies, mythes, fantasmes... »


Ainsi s'est constituée, s'est maintenue, s'est déployée au cours de notre histoire l'âme de la France.

Mais les présidents qui se sont succédé depuis trente ans, au lieu de se soucier d'elle, ont préféré parler des Français, leurs électeurs...

Adieu la France, ont-ils tous lancé avec plus ou moins de nostalgie.

Le premier jugeait que la France, ne représentant plus que 1% de la population mondiale, devait se fondre dans la communauté européenne.

Le deuxième concédait qu'elle était encore notre patrie, mais que son avenir s'appelait l'Europe.

Le troisième l'invitait à la repentance perpétuelle.


L'alibi de nos trois présidents – et de nos élites – était que les Français se moquaient de la France, cette vieillerie !

Les citoyens, prétendait-on, se souciaient du régime de leur retraite, de leur emploi. Ils voulaient qu'on les protège, que les hommes politiques les débarrassent du carcan « centralisé » de l'État et choisissent la proximité, la région, non les grandes ambitions nationales.

On a donc remisé dans les caves et les greniers Jeanne d'Arc, la Sainte Pucelle, et le drapeau tricolore, nationaliste, Napoléon l'esclavagiste et La Marseillaise, la sanglante guerrière !

C'est là, aux oubliettes, que l'extrême droite a trouvé ces reliques abandonnées, elle les a brandies et on lui a laissé prétendre – cela arrangeait ceux que l'histoire de France gênait – qu'elle était le « Front national ».

Ainsi les élites ont-elles donné le sentiment qu'elles n'avaient plus la volonté de perpétuer la nation.

Qu'il s'agissait là à la fois d'une tâche archaïque, néfaste et impossible, voire compromettante et ridicule.

Mais, depuis qu'on ne se soucie plus de l'âme de la France, les problèmes quotidiens des Français se sont aggravés.


On leur a dit depuis trois décennies :

Oublions les rêves de grandeur !

Cessons d'être une patrie, devenons un ensemble de régions européennes !

Finissons-en avec l'exception française !

Effaçons notre histoire glorieuse de nos mémoires ! Elle est criminelle.

N'évoquons plus Versailles, Valmy ou Austerlitz, mais le Code noir, la rafle du Vel' d'Hiv', Diên Biên Phu et la torture !

Soyons d'une province, basque ou corse, poitevine, savoyarde, vendéenne ou antillaise, et non d'une nation !

Restons enracinés dans nos communautés et nos traditions d'origine. Soyons de là-bas, même si nous avons nos papiers d'ici !

Négligeons le français, conjuguons nos langues avec l'anglais bruxellois !

Ainsi nous vivrons mieux !

Nous aurons plus de pain, plus de paix, plus de liberté !


Un temps les Français l'ont cru.

Mais les mots deviennent peu à peu poussière face à l'expérience vécue.

Ils ne sont plus que des mensonges.

Le pain est rare et cher pour le chômeur.

L'insécurité, la violence et le fanatisme menacent la paix et la liberté.

Et, en 2005 comme en 2002, les Français ont sifflé les bonimenteurs.


Ils recommenceront demain si les promesses ne deviennent pas des actes.

Ils ont appris que leurs problèmes individuels, dans un monde cruellement conflictuel, ne peuvent être résolus que si, à rebours du discours des élites, le destin de la France, de son identité, de ses intérêts nationaux, est la préoccupation première de ceux qui les gouvernent.

Et qu'une nation ce n'est pas seulement une somme de régions souveraines, un « agrégat inconstitué de peuples désunis ».


Il n'y a, il n'y aura de pain, de paix, de liberté pour les Français que si on défend et perpétue l'âme de la France telle que notre histoire l'a façonnée.

Загрузка...