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LA GUERRE AU NOM DE DIEU


1515-1589


19.

Que devient le royaume de France après que Luther a affiché, en 1517, sur les portes de la chapelle du château de Wittenberg, 95 propositions pour réformer l'Église catholique, et que dans toute l'Europe, et d'abord dans l'Empire germanique, se déchaîne la guerre des religions entre huguenots et papistes, réformés et catholiques ?

Quelles blessures seront infligées à l'âme de la France dans cet affrontement des croyants qui devient vite une guerre civile et une guerre sociale ?

Comment un royaume dont le roi est le représentant de Dieu sur terre, qui accomplit en son nom des miracles, qui détient de fait un pouvoir quasi sacerdotal, pourrait-il traverser cette épreuve sans que les passions le bouleversent et le déchirent ?


Cependant, durant quarante-cinq ans, de 1515 à 1560, la tourmente qui ravage l'Allemagne – la révolte des paysans, une vraie guerre aux arrière-plans religieux, y commence en 1524 – semble épargner la France. On y poursuit les hérétiques, on y brûle les imprimeurs, on y conspire déjà, mais le royaume ne s'embrase pas.

Le vent souffle fort, la mer se creuse dès 1520, mais le royaume continue de voguer. Ce n'est qu'en 1559-1560 que la tempête se lève et que s'approche l'heure des massacres.

Les deux premiers souverains Valois, François Ier (1515-1547) et Henri II, son fils (1547-1559), ont affirmé avec force leur foi catholique et ont condamné les huguenots.

La guerre civile, la persécution généralisée, n'éclatent pas pour autant.

Mais voici que, le 30 juin 1559, au cours d'un tournoi – vestige et rituel médiévaux –, Henri II a l'œil et le crâne transpercés par un morceau de la lance de son adversaire, Gabriel de Montgomery. Longue agonie, symbole de la souffrance nationale à venir.

Son frêle fils aîné (quinze ans), François II, lui succède, mais régnera à peine un an et demi.

Va commencer alors le temps de la guerre civile. Mais l'on se souviendra des quarante-cinq premières années du xvie siècle comme d'une époque encore paisible.

Et pourtant, entre le 25 janvier 1515, sacre du duc de Valois, devenu François Ier, et la mort tragique de Henri II en 1559, que de transformations dans la vie du royaume, qui déterminent son avenir et marquent pour des siècles l'âme de la France !


D'abord le roi.

Il est, avec François Ier, glorieux vainqueur des Suisses à Marignan (13 et 14 septembre 1515) après avoir franchi les Alpes au col de l'Arche, 3 000 sapeurs ouvrant la route à 40 000 hommes et à 300 canons.

La tradition militaire nationale s'enracine. Sur le champ de bataille, le roi se fait sacrer chevalier par Bayard. Ce geste n'est pas la vaine tentative de faire revivre un rituel anachronique, mais l'expression d'une volonté de nouer le présent au passé. François Ier et Bayard sont des chevaliers. Il n'y a pas rupture entre les époques. L'institution monarchique est éternelle. Ainsi se créent et se renforcent les mythes nationaux.

François Ier annonce les campagnes de Bonaparte en Italie – les cols d'où l'on tombe par surprise sur l'ennemi, l'emploi de l'artillerie pour arracher la victoire. Et les avantages qu'on glane : concordat avec le pape en 1516 – le roi nomme aux charges de l'Église de France et bénéficie ainsi de sa richesse, qui devient un instrument politique pour s'attacher les candidats aux fonctions ecclésiastiques.

Il signe un traité de paix perpétuelle avec les cantons suisses : coûteux, parce qu'il faut les acheter, mais le royaume dispose ainsi d'une frontière sûre et de mercenaires courageux, dévoués, aguerris.


François Ier se sent si fort qu'il brigue en 1519 la dignité impériale. Mais l'argent des banquiers augsbourgeois – les Fugger – permet à Charles d'Espagne d'acheter les électeurs et de devenir Charles Quint.

Toute la géopolitique française s'en trouve changée : l'ennemi n'est plus l'Anglais. En 1520, François Ier accueille Henri VIII au camp du Drap d'or, mais le Habsbourg, Charles Quint, prend le royaume de France en tenailles entre le Rhin et les Pyrénées, et revendique l'héritage bourguignon.

L'Italie n'est plus seulement la terre des richesses, des arts, des créateurs qu'il faut attirer en France (Léonard de Vinci et sa Joconde, le Primatice, le Rosso, Cellini), mais le champ clos de l'affrontement entre le roi de France et l'empereur Charles Quint et son fils Philippe II. Entre le Français et les Habsbourg, dix-huit ans de guerre.

À la victoire de Marignan – jamais oubliée, magnifiée – succèdent les défaites, et d'abord la plus grave, le 24 février 1525 : le « désastre » de Pavie.

François Ier est fait prisonnier : « De toutes choses ne m'est demeurée que l'honneur et la vie sauve », dit-il. Transféré à Madrid, il n'est libéré qu'en signant sous la contrainte un traité léonin et en donnant ses fils en gage contre sa libération.


Humiliation.

Nécessité de trouver contre le Habsbourg des alliances nouvelles : celles des hérétiques allemands ! Et celle, encore plus scandaleuse, de Soliman le Magnifique.

Avec la complicité française, la flotte turque viendra bombarder en Nice 1543, et, pour que les équipages et les navires de Soliman puissent hiverner, François Ier les accueillera à Toulon après avoir vidé la ville de ses habitants.

L'intérêt dynastique et le « patriotisme monarchique » sont plus forts que la foi catholique !

La France inaugure ainsi une diplomatie « nationale » et « laïque » qui ne répugne pas à chercher l'appui de l'infidèle contre l'empereur chrétien, qu'il soit Charles Quint ou Philippe II d'Espagne.

Stratégie fructueuse qui permet de compenser la puissance des Habsbourg (deux après l'abdication et la mort de Charles Quint – 1556, 1558 : l'empereur Ferdinand et le roi d'Espagne Philippe II) et de consolider la présence française en Orient.

Les « capitulations » de 1536 accordent des avantages aux vaisseaux et aux marchands français au Levant, et confirment que la France est la protectrice des Lieux saints.


Au terme des affrontements (victoire française à Cérisoles en 1544, résistance de Metz en 1554, puis défaite française à Saint-Quentin en 1557), le traité du Cateau-Cambrésis (1559) marque l'épuisement des deux adversaires.

Henri II conserve les trois évêchés (Metz, Toul et Verdun), rend ses États au duc de Savoie, et les Anglais rétrocèdent Calais.


Mais ces aléas de la guerre – et même la captivité de François Ier – n'ont en rien atteint le prestige du roi.

François Ier est le « César triomphant », l'égal de Cyrus et de Constantin.

Il est pour la première fois « Sa Majesté ».

Les états généraux ne sont plus convoqués (de 1484 à 1560). « Car tel est notre bon plaisir. » « Car ainsi nous plaît-il être fait. »

Le roi gouverne en réunissant des conseils : Conseil secret, Conseil étroit, Conseil des affaires.

La centralisation renforce l'absolutisme.

L'ordonnance de Villers-Cotterêts, le 10 août 1539, manifeste cette volonté royale de réglementer, de contrôler, de tenir d'une main ferme tout le royaume.

Pièce maîtresse dans cette unification, c'est, au bénéfice du roi et de toutes les juridictions du royaume, un acte juridique et politique majeur qui marque profondément l'âme de la France.

Il vise, en 192 articles, à créer une nation « homogène » :

« Le langage maternel français » est obligatoire dans les actes publics.

La langue est l'instrument de la politique : le français est la langue de l'État.

La justice devient une arme étatique : les juridictions ecclésiastiques ne peuvent juger que les affaires concernant l'Église.

Dans la procédure pénale, l'accusé se voit privé de moyens de défense au bénéfice de l'accusation. Le pouvoir royal a tiré la leçon des émeutes qui se sont produites à Lyon en 1529, et la nouvelle législation permettra de réprimer avec encore plus de sévérité la révolte de 1543-1548 qui dresse la Guyenne contre les hausses d'impôts. De même, parce qu'il a fallu faire face en 1539 à une grève des imprimeurs lyonnais, l'ordonnance de Villers-Cotterêts interdit les confréries de métier.


Une monarchie absolue se met en place au moment où l'humanisme de la Renaissance imprègne les élites tout en les séparant du reste du peuple.

Le pouvoir se ramifie. Il construit ou réaménage les châteaux de Chambord, Fontainebleau, Amboise, Anet, ainsi que le Louvre. Il augmente sa puissance militaire : il paie les mercenaires suisses, « solde » les compagnies, les dote d'armes nouvelles (arquebuses, bombardes, couleuvrines, pistolets). Il se veut resplendissant – la Cour autour du roi compte plusieurs milliers de courtisans –, rayonnant : Bibliothèque royale, Typographie royale, Collège des lecteurs royaux, « noble et trilingue Académie » – latin, grec, hébreu –, futur Collège de France.

Et il a dès lors de plus en plus besoin d'argent.


Il faut, pour lever l'impôt, connaître le nombre des habitants.

Les curés sont chargés de tenir des registres des naissances et des baptêmes.


En 1523 est créé un Trésor de l'épargne. On emprunte aux villes. On multiplie les créations d'« offices » qui sont vendus afin d'augmenter les recettes.

On applique avec rigueur le concordat de 1516 :

« Le Roi nomme, dit l'ambassadeur de Venise, à 10 archevêchés, 82 évêchés, 527 abbayes, à une infinité de prieurés et canonicats. Ce droit de nomination lui procure une grandissime servitude et obéissance des prélats et laïques par le désir qu'ils ont des bénéfices. Et de cette façon il satisfait ses sujets, mais encore il se concilie une foule d'étrangers. »


Les sujets paient et reçoivent, mais le pouvoir absolu exige obéissance.

« En quelque chose que le Roi commande, il est obéi aussitôt comme l'homme l'est des bêtes ! » dit Maximilien d'Autriche.

Et ceux qui ne plient pas, ou ceux qui, dans le domaine financier, essentiel pour la monarchie absolue, fraudent, sont châtiés.

Le roi ne peut pardonner les malversations, même s'il en bénéficie un temps. À la fin, il condamne et s'approprie.

Ainsi le surintendant Jacques Beaume de Semblançay est-il pendu le 9 août 1527 au gibet de Montfaucon :

Frères humains qui après nous vivez

N'ayez les cœurs contre nous endurcis...

Mais l'« humaniste » François Ier ne transige pas à propos de son pouvoir.

« Il n'y a qu'un roi de France, dit-il, et garderais bien qu'il n'y aurait en France un Sénat comme à Venise... »

Pas de Parlement outrepassant ses fonctions judiciaires :

« Le roi vous défend que vous ne vous entremettiez en quelque façon que ce soit du fait de l'État ni d'autre chose que de la justice. »


Ainsi, dans cette première moitié du xvie siècle, on ne peut se contenter de regarder les tableaux inspirés de l'école italienne ou les châteaux. Il ne faut pas s'en tenir à cette Renaissance qui change le décor, les costumes et les mœurs.

On assiste en fait à l'affirmation d'une monarchie nouvelle, centralisatrice, unificatrice, autoritaire.

L'absolutisme encadre la nation, dicte ses ordonnances. En imposant la langue de l'État, le français, la monarchie entend régir l'âme de la France. Elle renforce la nation, même si sa rigidité tout comme le mécanisme de vente des offices nécessaire à son financement portent en eux, à long terme, des éléments de faiblesse.


Mais, vers 1550, c'est la force de la royauté française qui frappe.

Pour Machiavel, elle est un modèle. Nation la plus peuplée d'Europe, elle est efficacement gouvernée.

« Nul pays n'est aussi uni, aussi facile à manier que la France, écrit un ambassadeur vénitien en 1546. Voilà sa force, à mon sens : unité et obéissance. Les Français, qui se sentent peu faits pour se gouverner eux-mêmes, ont entièrement remis leur liberté et leur volonté aux mains de leur roi. Il lui suffit de dire : “Je veux telle ou telle somme, j'ordonne, je consens”, et l'exécution est aussi prompte que si c'était la nation entière qui eût décidé de son propre mouvement. »


Cette relation particulière entre un peuple et son souverain est la traduction politique d'un sentiment partagé entre celui-ci et les Français : le patriotisme.


Et les poètes, les écrivains – ils forment une Pléiade incomparable, de Clément Marot à Ronsard, de Rabelais à Du Bellay, de Montaigne à Desportes –, les juristes, l'expriment, chantent la patrie :

Plus me plaît le séjour qu'ont bâti mes aïeux

Que des palais romains le front audacieux

Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine

Plus mon Loire gaulois que le Tibre latin

Plus mon petit Liré que le mont Palatin

Et plus que l'air marin la douceur angevine,

dit Du Bellay, évoquant son village natal et rêvant de « vivre entre ses parents le reste de son âge ».

Il ajoute en 1559 :

Laisse-moi donques là ces Latins et Grégeois

Qui ne servent de rien au poète françois

Et soit la seule cour ton Virgile et Homère

Puisqu'elle est, comme on dit, des bons esprits la mère.

Les auteurs anonymes de chansons populaires riment autour des mêmes thèmes.

Ils exaltent « le noble roi François », vainqueur à Marignan, et pleurent lors de sa détention à Madrid après le désastre de Pavie.

Mais, durant toute sa captivité – un an –, la fidélité au souverain n'est jamais remise en cause.

Alors que la régente – Louise de Savoie, mère du roi – est à Lyon, les Parisiens, craignant l'invasion, créent une assemblée représentative qui s'arroge certes des pouvoirs, mais qui s'affirme décidée à combattre l'ennemi « impérial ». Et il en est ainsi dans tout le royaume.


Ce « patriotisme » est une des spécificités françaises, et les femmes en sont souvent les porte-parole, comme si elles reprenaient le glaive de Jeanne d'Arc.

D'ailleurs, autour de François Ier et de Henri II, les femmes jouent un rôle décisif.

Louise de Savoie mène les négociations pour la libération de son fils. Sa sœur Marguerite, sa maîtresse Anne, duchesse d'Étampes, sont des actrices de la vie culturelle et favorisent la diffusion de l'humanisme.

Diane de Poitiers, maîtresse de Henri II, et naturellement son épouse Catherine de Médicis, fille de Laurent de Médicis, nièce de deux papes, mère de François II, puis de Charles IX (1560-1574) et de Henri III (1574-1589), d'une reine d'Espagne et d'une reine de Navarre, ont elles aussi un grand poids politique.

Ce rôle des femmes au sommet de l'État, dans le cœur du pouvoir absolutiste, que Jeanne d'Arc avait incarné au siècle précédent, se trouve ainsi confirmé au xvie siècle et devient l'un des traits majeurs de l'« âme de la France ».


Ce sentiment national, ce patriotisme, cet absolutisme, se renforcent mutuellement et accroissent le pouvoir du roi.

Ils vont être confrontés à la Réforme, c'est-à-dire à la possibilité, pour l'un des sujets du royaume, d'opter pour une autre religion que celle de son souverain.

Et, de surcroît, une foi souvent étrangère, hérétique (Luther a été excommunié par la diète de Worms en 1521).

Le risque d'une résurgence d'un « parti de l'étranger » est, au fur et à mesure que le siècle s'avance, de mieux en mieux perçu par ceux qui, « politiques », souhaitent préserver l'unité du royaume et donc organiser la « tolérance » pour les adeptes de la « religion prétendument réformée ».


Durant toute la première moitié du xvie siècle – jusqu'en 1560, date de la mort de François II –, la situation oscille.

Marguerite, sœur de François Ier, humaniste, influence le roi, favorable à ceux (Lefèvre d'Étaples, un érudit ; Briçonnet, évêque de Meaux), qui veulent, en bons lecteurs de la Bible – dont les exemplaires imprimés se répandent –, purifier l'Église.

Le 5 février 1517, François Ier a même chargé Guillaume Budé d'inviter Érasme à venir à Paris : « Je vous avertis que si vous voulez venir, vous serez le bienvenu », lui écrit le monarque.

La création du Collège trilingue (latin, grec, hébreu) des lecteurs royaux participe de cette ouverture humaniste tolérée et même souhaitée dès lors qu'elle ne touche que le monde intellectuel et ne met pas en cause le pouvoir politique.

Mais l'excommunication de Luther, la publication en français de L'Institution chrétienne de Calvin, le choix de l'« hérésie » par près de la moitié de la noblesse (les Condés, les Montmorencys, les Bourbons), inquiètent les souverains.

C'est leur pouvoir absolu que leur « tolérance » remet en cause.

Et l'Église catholique, dont ils sont en fait les maîtres politiques, est un rouage trop important de leur système absolutiste pour qu'ils acceptent de la voir attaquée ou simplement concurrencée.

Pour un roi de France – même prince de la Renaissance, même humaniste comme François Ier –, le fait que certains de ses sujets rompent avec le pape, refusent les sacrements, quittent donc l'Église catholique, la religion dont il est le « représentant » et qui le sacre, est inacceptable.

Dès lors, durant cette première moitié du xvie siècle, la persécution des huguenots va s'accentuer, sans provoquer encore de guerre civile.


Dès 1523, des hérétiques sont brûlés à Paris, place Maubert.

Il suffit qu'une statue de la Vierge ait été mutilée pour que d'autres soient torturés, condamnés au bûcher.

En 1529, un gentilhomme, Berquin, est ainsi exécuté.

En 1534, le roi s'indigne et s'inquiète qu'on ait osé placarder sur la porte de sa chambre, à Amboise, mais aussi au Louvre, des textes hostiles à la messe.

Cette « affaire des placards » le persuade que les huguenots sont des ennemis du pouvoir royal.

La persécution s'intensifie. On torture. On brûle. L'imprimeur Étienne Dolet est ainsi exécuté (1546), et le roi laisse le parlement d'Aix exterminer dans le Luberon 3 000 hérétiques « vaudois » dont les villages sont détruits.

La machine à massacrer est en marche.

Une « Chambre ardente » est créée dès 1551 auprès du parlement de Paris, et un inquisiteur dominicain y siège. Elle rendra en trois ans plus de 500 arrêts contre l'hérésie.

Un édit d'Écouen autorise en 1559 à abattre tout huguenot révolté ou en fuite. Et le conseiller Anne Du Bourg, qui s'oppose à cet édit, est étranglé et brûlé.

Mais cette persécution n'empêche pas, en 1555, Calvin, réfugié à Genève, d'organiser les églises réformées de France. En 1560, on en compte plus de 150, représentant deux millions de fidèles. Un synode national se réunit même à Paris.

Sur son lit de mort, Henri II a beau murmurer : « Que mon peuple persiste et demeure ferme en la foi en laquelle je meurs », des protestants chantent des psaumes sur l'autre rive de la Seine, en face du Louvre.


Ce défi à l'autorité royale, à l'absolutisme, à la règle fondatrice – « religion du roi, religion du royaume » –, constitue une lourde menace.

D'autant plus politique que des conjurés huguenots cherchent à s'emparer du roi en résidence à Amboise. Cette conjuration ourdie par des gentilshommes va échouer, et les nobles « catholiques » conduits par François de Guise exécuteront plus d'une centaine de conjurés, dont certains sont pendus aux balcons du château.

Est-ce le temps des massacres qui commence ?


La mort de François II permet à sa mère Catherine de Médicis de faire promulguer deux édits qui tentent d'éviter la guerre civile.

Le premier amnistie les conjurés d'Amboise.

Le second, distinguant l'hérésie de la rébellion, entrouvre ainsi la porte à la tolérance religieuse dès lors qu'elle ne se mue pas en force politique hostile au pouvoir royal.

Est-ce possible ?

Un imprimeur est encore brûlé vif pour écrits séditieux ; des huguenots sont massacrés à Lyon.

Comment établir une frontière nette entre critique de l'Église et opposition au roi qui en est le protecteur ?

D'ailleurs, les protestants recommencent à conspirer. Ils tentent de s'emparer de Lyon (septembre 1560). Alors la répression s'abat sur eux.


Devant les états généraux réunis à Orléans peu après la mort du roi François II – le 5 décembre 1560 –, le chancelier Michel de L'Hospital lance un appel à la tolérance qui est aussi l'expression d'un désir d'unité française, de sagesse politique et de tolérance.

On ne peut, dit-il, convaincre les huguenots qu'avec les « armes de la charité, les prières, persuasions, paroles de Dieu qui sont propres à tel combat. Le couteau vaut peu contre l'esprit. Ôtons ces mots diaboliques, luthériens, huguenots, papistes : ne changeons pas le nom de chrétien ! »

Cette voix est aussi celle d'une autre spécificité française.

Elle affirme qu'entre les camps opposés, entre les violences qui s'exacerbent l'une l'autre, il existe un choix « médian » récusant l'extermination d'un camp par l'autre, parce que la première victime en serait le royaume, la nation elle-même.


20.

La France de 1560 peut-elle entendre la voix de la sagesse et de la tolérance ?

Les passions religieuses qui se déchaînent nourrissent les ambitions, les haines, les ressentiments, les convictions, les croyances que la monarchie centralisatrice, autoritaire, marchant vers l'absolutisme, a jusque-là réussi à contenir, à refouler, à étouffer.

Et toutes les vieilles blessures se rouvrent au moment où le pouvoir se trouve affaibli.


En 1560, un enfant de dix ans est devenu Charles IX, roi de France. Il est maladif, dépressif, velléitaire.

Et c'est sa mère, Catherine de Médicis, « par la grâce de Dieu, reine de France, mère du Roy », qui exerce la régence, avec l'habileté, le sens de l'intrigue, l'absence de scrupules, le cynisme d'une fille des Médicis de Florence, élèves de Machiavel.

Elle n'a qu'un seul but : ne rien céder du pouvoir royal, celui de Charles IX, c'est-à-dire le pouvoir qu'elle détient, et peut-être demain celui de son fils préféré, Henri – sans compter qu'après lui reste encore un frère cadet, François.

Quant à sa fille Marguerite, elle la mariera le moment venu à l'un des grands, duc ou prince, et pourquoi pas au roi de Navarre, Henri de Bourbon ?


Elle se méfie de tout et de tous.

De ces Guises – François, le général ; Charles, l'archevêque de Reims – qui prétendent descendre en ligne directe de Charlemagne et qui incarnent un catholicisme intransigeant. Ils sont pénétrés de l'esprit du concile qui, réuni à Trente, après 1545, ne cède rien aux « réformés », mais élabore au contraire une Contre-Réforme, qui recrée l'Inquisition sous le nom de Congrégation de la Suprême Inquisition, qui s'appuie sur la Compagnie de Jésus – l'armée noire du pape – pour diriger les consciences des hommes et des femmes d'influence, et établit les listes des livres « diaboliques » à proscrire.

De ces autres grands, les Bourbon-Condé, qui soutiennent les huguenots.

Des Bourbon-Navarre, eux aussi tentés par la religion prétendument réformée.


Catherine de Médicis s'inquiète de voir ces protestants se doter d'une organisation militaire, exprimant, sous le couvert de la foi nouvelle, les volontés d'autonomie des grands seigneurs et des villes brisées par le pouvoir royal.

Cette situation religieuse, politique, sociale – la disette reparaît, les prix des denrées montent, la misère, qui semblait contenue, se répand à nouveau avec, ici et là, des poussées de peste noire –, est d'autant plus lourde de menaces que chaque camp regarde vers l'étranger.

Les catholiques vers l'Espagne, les huguenots, vers ces « Gueux » des Pays-Bas qui combattent l'Espagnol Philippe II et affirment leur religion et leur désir d'indépendance.

L'Allemagne s'émiette.

La religion du prince est celle de son peuple.

Il en ira ainsi en Angleterre, quand Élisabeth, après le schisme de Henri VIII, choisira en 1563 de créer l'Église anglicane, antipapiste, mais hiérarchisée à l'instar de l'Église catholique.


Dans cette nouvelle configuration des forces en Europe, la France hésite encore.

Étrange moment, révélateur du caractère complexe de l'histoire nationale et de l'âme de la France.

Autour d'elle, les peuples s'alignent. Les uns entrent au temple, les autres, dans l'Église romaine ou dans l'Église anglicane.

Les peuples obéissent à leur souverain : Cujus regio, ejus religio.

Mais la France, fille aînée de l'Église, hésite et débat.

Le patriotisme, le sentiment familial, sont déjà si forts que, durant deux années encore (1560-1562), Catherine de Médicis et ses conseillers tentent d'éviter la guerre civile.

Ronsard, « papiste », s'adresse au souverain :

Sire, ce n'est pas tout que d'être Roi de France

Il faut que la vertu honore votre enfance...

Et dans cette Institution pour l'adolescence du roi Charles IX (1561), il convoque l'histoire devenue référence, légende :

Du temps victorieux vous faisant immortel

Comme Charles le Grand ou bien Charles Martel...

L'invincible, l'indomptable Charles Martel...


La régente organise à Poissy, en septembre 1561, un colloque où des représentants de la religion catholique et de la religion réformée débattent, échangent avec vigueur des arguments en faveur de leur foi.

Dialogue de la dernière chance – mais significatif de la singularité française – où les plus radicaux des intervenants – Théodore de Bèze pour les huguenots, le général des jésuites Lainez – empêchent que la tolérance l'emporte.

Cependant, un édit – de Saint-Germain, le 17 janvier 1562 – reconnaît dans certaines conditions le droit pour les pasteurs de prêcher à l'extérieur des villes, qui leur demeureront closes.

C'est un pas vers l'apaisement, vers la reconnaissance de l'autre.


Mais les passions débordent, entraînent le peuple.

Des protestants saccagent des églises. Des catholiques, des temples. Les uns et les autres prennent les armes, s'affrontent déjà.

Et premier massacre à Vassy, non prémédité.

Il a suffi, le 1er mars 1562, à François de Guise et à ses hommes d'entendre chanter des psaumes dans la ville – en contradiction avec l'édit de Saint-Germain – pour qu'ils tuent des dizaines de huguenots. On massacre des « religionnaires » dans plusieurs villes. En guise de riposte, les protestants s'emparent d'autres cités.

La porte de la cruauté et de la guerre civile vient de s'ouvrir, et elle ne se refermera – jamais totalement – que trente-six années plus tard, en 1598, avec l'édit de Nantes, pacification précaire.


Cependant, comme si dès 1562 les Français pressentaient que le pire pour le royaume était encore à venir, s'exprime alors le désarroi, la souffrance devant ce malheur qu'est la guerre entre Français.

Réfugié à Bâle, un huguenot (Castellion) écrit dans son Traité des hérétiques : « Supportons-nous l'un l'autre et ne condamnons incontinent la foi de personne. »

Quant à Ronsard, dans la Continuation du Discours sur la misère de ce temps, il décrit :

L'extrême malheur dont notre France est pleine

...............................................................................

Comme une pauvre femme atteinte de la mort

Son sceptre qui pendait et sa robe semée

De fleurs de lis était en cent lieux entamée

Son poil était hideux, son œil hâve et profond

Et nulle majesté ne lui haussait le front.

Castellion, dans son Conseil à la France désolée, insiste sur le malheur absolu qu'est la guerre civile : « Ce ne sont pas les étrangers qui te guerroient comme bien autrefois a été fait lorsque par dehors tu étais affligée, pour le moins tu avais par dedans l'amour et accord de tes enfants quelque soulagement. Aujourd'hui, ce sont tes propres enfants qui te désolent et affligent. Tes villes et villages, voire les chemins et les champs, sont couverts de corps morts, tes rivières en rougissent et l'air en est puant et infect. Bref, en toi il n'y a ni paix ni repos, ni jour ni nuit, et on n'entend que plaintes, et hélas de toutes parts sans y pouvoir trouver lieu qui soit sûr et sans frayeur et meurtre, crainte et épouvantement. »


La France se déchire et les Français s'entretuent. L'âme de la France souffre.

Le patriotisme et la conscience nationale éplorés ne peuvent pourtant empêcher les affrontements de se succéder – quatre « guerres » de 1562 à 1574 –, ni les camps en présence de faire appel à leurs « coreligionnaires » des pays voisins.

Ainsi, en même temps que resurgissent, derrière les engagements religieux, les ambitions des grands féodaux, les colères sociales, on voit renaître le « parti de l'étranger ».

Les huguenots livrent Le Havre aux Anglais, en appellent aux reîtres et aux lansquenets allemands, cependant que les catholiques se tournent vers l'Espagne de Philippe II.


De même se profile le risque d'éclatement du royaume.

Des « républiques théocratiques », des places de sûreté « huguenotes », se constituent.

Les villes de La Rochelle, de Nantes, de Nîmes, de Bourges, de Montpellier, de Montauban, échappent à l'autorité royale, alors que Paris – et son parlement, dont la juridiction s'étend à une grande partie de la France, hors le sud du pays – est farouchement, fanatiquement catholique.

On voit ainsi s'organiser une sorte de république des Provinces-Unies du Midi dont les capitales sont Nîmes et Montauban et qui dispose d'un port, La Rochelle.


Mais l'attachement à l'unité nationale perdure.

Des édits (celui d'Amboise en 1563), qui sont autant le résultat du rapport des forces que la manifestation de l'espérance dans le retour à la paix civile, suscitent des trêves précaires.

Et le roi continue d'incarner la nation.

Profitant d'une longue suspension des combats, Catherine de Médicis tente de rassembler les adversaires autour de Charles IX.

Elle parcourt la France à ses côtés dans un long périple de vingt-sept mois (1564-1566). Les populations divisées, les villes huguenotes, l'accueillent, se retrouvent autour de lui, attestant qu'il est la clé de voûte du pays, que sa force symbolique est grande et que ses sujets veulent croire en la fin de leurs affrontements fratricides.

À dire vrai, chaque camp voudrait avoir à sa tête ce roi-emblème. Les huguenots essaient même de l'enlever, à Meaux, en 1567 ! Ils échouent.


Catherine de Médicis ne renonce pas.

Elle veut réaliser le projet de mariage entre sa fille Marguerite et Henri de Bourbon, roi de Navarre, union d'une catholique de sang royal et d'un hérétique. Ce faisant, la réconciliation est-elle possible ? L'unité du royaume va-t-elle se reconstituer ?

Charles IX a vingt ans en 1570. L'amiral de Coligny, la plus forte personnalité huguenote, est admis au Conseil du roi.

Lui aussi a le projet de reconstituer l'unité du royaume en concevant une grande politique étrangère « nationale ». La France prendrait la tête d'une large coalition protestante en s'alliant avec les « Gueux » des Pays-Bas et en menant à leurs côtés la guerre contre Philippe II, le Habsbourg, le roi de cette Espagne ennemie de la France.


On saisit ici combien, quand il s'agit de la France – de la grande puissance européenne –, sont toujours intriquées la politique intérieure et la politique extérieure.

La « géopolitique » commande cette liaison. C'est là une caractéristique permanente de l'histoire nationale.


Le mariage de Marguerite et de Henri de Navarre doit se célébrer en août 1572.

C'est un moment charnière. L'apparence est à l'unité retrouvée.

Les nobles huguenots entrent dans Paris pour participer aux fêtes nuptiales. Coligny est devenu le conseiller influent du roi.

Mais aucun camp n'a désarmé.

Catherine de Médicis a organisé le piège en même temps qu'elle œuvrait à la réconciliation. Les Guises n'ont pas renoncé. Une tentative d'assassinat de Coligny échoue. L'ordre est donné de massacrer les protestants pour noyer l'attentat contre Coligny dans un flot de sang.

C'est la Saint-Barthélemy, le dimanche 24 août 1572.


On poignarde. On noie. On égorge. On dépèce. On brûle. On pille.

Le peuple – femmes et enfants – arrache les membres des victimes, jette les nouveau-nés dans la Seine. On trouve des morceaux de chair dans toutes les rues de Paris. Crimes barbares et rituels.

Le peuple échappe à ses chefs.

Le massacre, à Paris, par la foule enivrée de passion, s'inscrit dans l'âme de la France, annonce d'autres massacres.

La Saint-Barthélemy devient un repère, une référence. En août-septembre 1792, on craindra – deux cent vingt ans plus tard, donc ! – une « Saint-Barthélemy des patriotes », et les massacres de Septembre rappelleront, par leur violence rituelle, leur barbarie, ceux d'août 1572.

Tout au long de notre histoire, dans nos « guerres de religion » – qui se nommeront alors guerres de classes –, on massacrera (1834, 1848, 1871, 1934, 1944).

Paris n'est pas une ville paisible, mais une capitale ensanglantée, l'épicentre des passions françaises.


Le massacre se propage et fait trembler toute la France.

On tue dans de nombreuses villes : à Meaux, Orléans, Bourges, Troyes, Rouen, Bordeaux, etc.

Les huguenots se vengent, une furie iconoclaste se répand. D'autres protestants quittent le pays.

Tuer ou être tué, combattre et se protéger dans les places de sûreté, se terrer, fuir : telles apparaissent à beaucoup les seules issues.

Le pouvoir royal ordonne les massacres ou ne les empêche pas. Dès lors, comment faire encore confiance à ce roi, hésitant, il est vrai, placé devant le fait accompli, mais finalement l'acceptant, le couvrant, le légitimant – qui a laissé égorger jusque dans les chambres du Louvre ?

Quant à Henri de Navarre, il n'a dû son salut qu'au fait qu'il a – comme Henri de Condé – promis d'abjurer (il le fera le 3 septembre 1572).


Ces massacres se poursuivent d'août à octobre 1572 et font entre 15 000 et 30 000 victimes.

Une procession royale, le 4 septembre, rend grâce pour la victoire de la Juste Foi. À Rome, le pape Grégoire XIII célèbre un Te Deum.

Le parti huguenot est décapité.

Le roi peut donc, dans une ordonnance, exiger que l'on arrête de tuer, d'attenter à la vie et aux biens de « ceux de la religion nouvelle ».

Mais comment le croire ?

Un protestant, Duplessis-Mornay, écrira : « L'État s'est crevassé et ébranlé depuis la journée de la Saint-Barthélemy, depuis que la foi du Prince envers le sujet et du sujet envers le Prince, qui est le seul ciment qui entretient les États en un, s'est si outrageusement démentie. »


Dans l'âme de la France plane désormais le soupçon que le pouvoir peut mentir, trahir, qu'il faut se méfier de lui.

Certes, cela n'efface pas le sentiment enraciné que le roi est, comme dit Duplessis-Mornay, « le seul ciment » de la nation.

Mais il faut, en face de lui, rester sur ses gardes, et donc le contrôler.

Et pourquoi ne pas élire le roi, affirmer la supériorité des états généraux sur le monarque, exiger de pouvoir le désavouer, le renvoyer et même le condamner ? Car le tyrannique ne peut devenir légitime.

Entre le roi et certains de ses sujets – les huguenots, en l'occurrence –, c'est l'ère du soupçon qui commence.

La Saint-Barthélemy fait naître de nouveaux adversaires de l'absolutisme, des ennemis des rois (les « monarchomaques », tels Théodore de Bèze et François Hotman).

Faut-il s'étonner que les protestants soient, trois siècles plus tard – les nations ont une longue mémoire –, parmi les plus ardents défenseurs du libéralisme politique, et qu'ils jouent un rôle majeur dans le mouvement et le gouvernement républicains ?


Ainsi, la Saint-Barthélemy, si elle a arrêté la progression de la religion prétendument réformée, a aggravé les tensions. Les blessures sont profondes.

Les « malcontents » sont nombreux même chez les catholiques, que les massacres ont effrayés.

Quand Charles IX meurt à Vincennes, le 30 mai 1574, à vingt-quatre ans, Catherine de Médicis exerce la régence, puisque son avant-dernier fils, Henri, a été élu roi de Pologne.

Henri III va succéder à Charles IX à la tête d'un royaume divisé vers lequel, quittant Cracovie, il se dirige à petite allure.


21.

Ce roi qui traverse l'Europe, qu'on fête à Vienne et qui s'attarde à Venise parce qu'il aime les plaisirs, a vingt-trois ans. C'est un Valois, fils de la Renaissance, beau, séducteur, brillant et lettré.

Il raffole du luxe, des parfums, des tissus.

Il est sensible aux charmes des jeunes femmes, et, assure-t-on, des jeunes gens qui l'entourent, ces mignons qu'il dote et qui forment une Cour joyeuse.

Pourtant, il n'ignore rien de la cruauté des temps.

Catholique, il peut – mais joue-t-il ? – manifester une piété exaltée, baroque.

Il n'a pas hésité à participer au massacre de la Saint-Barthélemy. La Contre-Réforme lui convient, même si, dans sa vie privée, rien ne le freine.

Il est le roi, c'est-à-dire qu'il n'a de comptes à rendre qu'à lui-même et à Dieu.

Il a le sens de ses devoirs politiques. Il doit gouverner ce royaume déchiré où le sang n'en finit pas de couler. Et où, il le sait, son pouvoir royal et sa personne sont mis en cause.

Il veut renforcer l'État. Et il est lui aussi pénétré de l'idée que l'autorité du roi est la condition de l'unité et de la paix.

Il est ainsi un continuateur de Louis XI et de François Ier, cherchant à accroître l'efficacité du gouvernement, transformant le Conseil du roi en un Conseil d'État qui se divise en Conseil des parties et en Conseil des finances.

Il gouverne avec l'aide de ces « gens de robe », nobliaux aux origines modestes mais que l'ambition et la volonté de s'enrichir transforment en grands serviteurs de l'État.


Ainsi – c'est là un trait français, une tendance longue et puissante de notre histoire –, le désir du renforcement de l'État ne disparaît pas, alors que les obstacles qu'il rencontre se multiplient, que les « monarchomaques » se nourrissent des haines religieuses pour justifier leur théorie d'un pouvoir royal contrôlé, limité.


Les ennemis du roi recrutent certes parmi les huguenots, soucieux de défendre leur « sûreté », mais aussi parmi les grands seigneurs, héritiers et nostalgiques des pouvoirs féodaux.

Les Guises sont des catholiques intransigeants – ultras et même fanatiques –, comme le roi, mais ils contestent son pouvoir. Les Bourbons sont huguenots, mais sont aussi des « féodaux », tel Condé, et l'un d'eux, Henri, est même roi de Navarre.

Celui-ci, qui peut croire à la sincérité de son abjuration, obtenue alors qu'on pressait la pointe d'une épée sur sa gorge durant la Saint-Barthélemy ?

Henri III doit aussi compter avec ce tiers parti des « malcontents », des « politiques », qui trouve en François de Valois, frère cadet du roi, un soutien considérable.


Ces oppositions suscitent contre le monarque et ses « mignons » – le duc de Joyeuse, le duc d'Épernon – des libelles, des pamphlets, une floraison de rumeurs et de reproches visant les mœurs dissolues, la prodigalité, les fêtes fastueuses du souverain.

Le pouvoir royal est devenu une cible.

On le vise de toutes parts pour des raisons différentes : religieuses, féodales, morales, vindicatives ou même sociales – la disette serre souvent le peuple à la gorge et l'épidémie relaie la faim.

Situation d'autant plus difficile pour le roi qu'il a besoin d'argent, qu'il demande aux états généraux de lui voter des subsides alors même qu'on le critique et le conteste.

Il suffit d'un événement – l'évasion de Paris, en 1575, de François, frère du roi, et de Henri de Navarre, tous deux retenus prisonniers – pour que la tension se mue en nouvelle guerre.

Relaps, hérétique à nouveau, Henri, roi de Navarre, va devenir le chef et le protecteur des Églises réformées de France.


Ainsi s'aggrave une crise politique et nationale complexe où se conjuguent des déterminants divers et contradictoires. Ce sera là un des traits permanents de notre histoire : le pouvoir central est toujours contraint de tenir compte de forces qui souvent s'équilibrent, s'opposent entre elles. L'unité nationale, qui est pourtant un désir permanent, demeure précaire. L'autorité de l'État – dont la puissance pourtant se renforce d'autant plus que les tendances à l'éclatement sont puissantes – ne cesse d'être remise en cause.

Quand le pouvoir ne peut être le fédérateur de toutes les forces, il doit s'allier à certaines d'entre elles, au risque de voir toutes les autres se liguer contre lui.


Henri III choisit ainsi en 1576 – après des batailles perdues – de négocier avec les huguenots et de leur concéder des avantages considérables (édit de Beaulieu, 7 mai 1576).

Quatre ans seulement après le massacre de la Saint-Barthélemy, le culte de la nouvelle religion peut être célébré partout sauf à Paris.

Les huguenots non seulement peuvent conserver huit places de sûreté, mais ils seront représentés à égalité avec les catholiques dans les parlements.

Et, décision lourde de symbole, les victimes de la Saint-Barthélemy sont réhabilitées.

On mesure, à cet édit, combien les préoccupations politiques l'emportent, chez le roi, sur les engagements religieux. C'est son pouvoir et l'unité du royaume autour de sa personne qui comptent au premier chef.

Mais, par l'étendue des concessions consenties aux huguenots, il affaiblit sa position face aux catholiques.

Des ligues se constituent, fédérées par Henri de Guise. Et lorsque les états généraux se réunissent à Blois (1576), une majorité de parlementaires obligent Henri III à renoncer à l'édit de Beaulieu et lui refusent les subsides qu'il réclame.

Pis : la tentation est grande, chez nombre d'entre eux, de contester son pouvoir, même si la majorité craint l'éclatement du royaume.


En France, la conscience nationale est déjà persuadée qu'il n'est pire malheur que la rupture de l'unité du royaume.

C'est ce qu'exprime, dans ses Six livres de la République, Jean Bodin, quand il développe l'idée de la nécessité d'un pouvoir fort, au-dessus des factions, assurant l'unité nationale, et, en politique extérieure, l'indépendance.

Le pouvoir central – royal – était alors seul capable d'assurer ces deux conditions de la paix civile. Et la tolérance entre religions antagonistes sera possible à condition précisément que le pouvoir soit fort.

L'idée d'un pouvoir arbitre – et, à terme, laïque – commence ainsi à sourdre.

Et, contradictoirement, les partisans d'un pouvoir limité sont aussi les adversaires de la tolérance.

Voilà encore une spécificité française qui s'esquisse.

La logique de l'affrontement est encore la plus forte. Même si, durant quelques années, la guerre cède la place à des trêves, à des paix provisoires, à des édits de conciliation qui permettent, en 1578-1579, à Catherine de Médicis de visiter, en compagnie de Henri de Navarre, les provinces huguenotes dans l'espoir d'en obtenir des subsides – l'argent, ressort indispensable du pouvoir –, la situation est par trop dégradée pour qu'une paix véritable soit possible.

Disettes, tremblements de terre, inondations, épidémies et poussées de peste noire ravagent le royaume : on dénombrerait 50 000 victimes de l'épidémie rien qu'à Paris ! Et, dans les territoires qu'ils contrôlent, les Guises et Henri de Navarre se préparent à une nouvelle guerre.

Quand on apprend que le frère du roi, François, est mort, le 10 juin 1584, et que, Henri III n'ayant point de fils, c'est Henri de Navarre, chef des Églises réformées, qui est le seul héritier légitime de la couronne, les hostilités paraissent inéluctables. Les catholiques ne peuvent accepter d'avoir pour souverain un hérétique et un relaps.


C'est un nouvel abîme qui s'ouvre, où le royaume risque fort de basculer et d'être enseveli.

Une fois de plus s'opère la conjonction entre situation intérieure et politique extérieure.

Les Guises concluent un accord avec l'Espagne. C'est un grand projet politique contraire à celui qu'avait tenté de mettre sur pied Coligny en 1572. Il s'agit, avec l'appui de Philippe II (qui verse des subsides), d'extirper l'hérésie, de s'allier avec le Habsbourg pour faire la guerre aux « Gueux » des Pays-Bas et y assurer ainsi la domination de l'Espagne.

Naturellement, ce « parti de l'étranger » espère s'emparer en France du pouvoir royal.

Les Guises prétendent descendre de Charlemagne : ne valent-ils pas mieux qu'un roi de Navarre hérétique ? Ils peuvent compter sur la Sainte Ligue, qui a pris le contrôle de Paris.


On voit se développer en effet dans la capitale (à partir de 1576, et surtout de 1585) un vrai parti politique qui associe un catholicisme intransigeant à des aspirations et à des structures démocratiques.

Les « militants » – plusieurs milliers – sont encadrés par des « moines » ligueurs ; ils élisent des responsables de quartier. Un conseil des Seize les représente.

Cette conjonction d'une idéologie radicale et de la volonté populaire d'exercer directement le pouvoir annonce elle aussi une des lignes de force de l'histoire nationale.

La « propagande » condamne le « tyran » et ses mœurs. Elle appelle au tyrannicide.

Il n'a servi de rien à Henri III de se rallier aux positions des catholiques intransigeants (au traité de Nemours, en 1585), de ne laisser aux huguenots que le choix entre l'abjuration et l'exil, et d'interdire partout le culte protestant. On le soupçonne : n'est-il pas celui qui a, neuf ans auparavant, accordé aux mêmes hérétiques, par l'édit de Beaulieu, la possibilité pour leurs pasteurs de prêcher partout en France sauf à Paris ?

Or c'est Paris qui est le foyer le plus vif de l'intransigeance catholique. Là règne la Sainte Ligue, véritable mouvement populaire qui échappe en partie au contrôle des Guises, même si le peuple de la cité les suit.

Avantage considérable dans l'affrontement entre catholiques et huguenots, car chaque camp comprend que celui qui tient Paris peut l'emporter dans le reste du royaume. Condition nécessaire, en tout cas, même si elle n'est pas suffisante.

C'est également une donnée majeure de l'histoire nationale, et elle surgit avec force, en cette fin de xvie siècle, pour ne plus jamais s'effacer.

Mais Paris est d'autant plus difficile à maîtriser par le pouvoir que, peu à peu, la population parisienne, consciente de la symbolique de la ville (qu'on se souvienne de Clovis et de sainte Geneviève, de Philippe Auguste et d'Étienne Marcel), est toujours prête à manifester son indépendance. Elle est nombreuse, et le pouvoir s'en méfie. Le roi n'aime plus résider à Paris : Henri III lui préfère Blois.

Quand il envoie des troupes dans la capitale, même s'il affiche désormais un catholicisme aussi radical que celui de la Ligue, la ville se couvre de barricades (12 mai 1588).

Le peuple de Paris, ligueur, craint une Saint-Barthélemy des catholiques, et vient d'inventer ainsi son mode spécifique de protestation. Celui-ci se transmettra d'un siècle à l'autre, comme si les barricades devenaient un symbole et le mode d'expression de Paris, donc aussi de la France.


Quel choix politique peut faire Henri III ?

Les Guises ont ouvert la porte à l'Espagnol. Ils visent non seulement à affaiblir le pouvoir royal, mais à s'emparer du trône. Ce serait la fin de l'unité du royaume, de sa souveraineté – Philippe II subventionne les ligueurs et leur envoie des troupes –, de son indépendance. Le roi se rebelle. Le pouvoir monarchique, le sens de l'État, sont plus forts que l'appartenance religieuse.


Le 25 décembre 1588, Henri III organise à Blois l'assassinat des Guises – « À présent, je suis roi ! » s'écriera-t-il – et confirme que Henri de Navarre, l'hérétique, sera son héritier.

Pour les ligueurs, le souverain n'est plus qu'un « tyran Sardanapale » contre qui le tyrannicide est légitime.

Le 1er août 1589, le moine Jacques Clément éventrera d'un coup de poignard Henri III, qui, dans son agonie, confirmera son choix dynastique.

Henri de Navarre deviendra donc Henri IV, mais le monarque mourant lui demande de se convertir.

La France n'en a pas fini avec la guerre. Henri IV va devoir conquérir et son royaume et Paris.


Et le poète Agrippa d'Aubigné, qui, enfant de huit ans en 1560, fut témoin, à Amboise, des premiers massacres de huguenots, qui a combattu, a été blessé dans les rangs protestants, qui est devenu en 1573 l'écuyer de Henri de Navarre et est en 1589 encore à ses côtés, décrit l'état du royaume avec la compassion et la révolte désespérée d'un « patriote » :

Je veux peindre la France une mère affligée

Qui est, entre ses bras, de deux enfants chargée.

Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts

Des tétins nourriciers ; puis, à force de coups

D'ongles, de poings, de pieds, il brise le partage

Dont Nature donnait à son besson l'usage.

.........................................................................

Elle dit : « Vous avez, félons, ensanglanté

Le sein qui vous nourrit et qui vous a portés,

Or vivez de venin, sanglante géniture,

Je n'ai plus que du sang pour votre nourriture !

Cette souffrance française devant la tragédie nationale fait la force de ceux qui veulent rétablir l'unité, la souveraineté et la paix dans le royaume.

Le « parti de l'étranger » et de la division devrait, pour l'emporter, guérir l'âme blessée de la France, or il exacerbe sa douleur.

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