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LA COURSE DU MÉTÉORE


1799-1815


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Il suffit à Napoléon Bonaparte de moins de cinq années – 1799-1804 – pour, comme il le dit, « jeter sur le sol de la France quelques masses de granit ».

Ces menhirs et ces dolmens institutionnels, du Code civil à l'Université et à la Banque de France, y demeurent souvent encore, et même quand ils ont été érodés, remodelés, parfois enfouis, les empreintes qu'ils ont laissées dans l'âme de la France sont si nettes qu'on peut dire que Napoléon Bonaparte, premier consul ou empereur, a dessiné la géographie administrative et mentale de la nation.

Certes, il a souvent utilisé les « blocs » déjà mis en place par la Révolution – les départements – et, avant elle, par des souverains qui voulaient bâtir une monarchie centralisée, absolue.

Symboliquement, dès le 19 février 1800, Bonaparte s'est d'ailleurs installé aux Tuileries.


Il y a trois consuls dans la nouvelle Constitution, mais Bonaparte est le premier ; les deux autres ne sont que les « deux bras d'un fauteuil dans lequel Bonaparte s'est assis ».


Il suffira de ces cinq années pour que le général de Brumaire devienne d'abord consul pour dix ans, puis à vie, enfin empereur, sacré par le pape Pie VII à Notre-Dame.

Mais à chaque étape de cette marche vers l'Empire – la souveraineté absolue – le peuple a été consulté par plébiscite. Et, quelles que soient les limites et les manipulations de ces scrutins, ils ont ancré dans le pays profond l'idée que le vote doit donner naissance au pouvoir, et que le suffrage populaire lui confère sa légitimité.

Le premier plébiscite – en février 1800 – rassemble 3 millions de oui et 1 562 non ; le consulat à vie est approuvé le 2 août 1802 par 3 568 885 voix contre 8 374 ; le 2 août 1804, le plébiscite en faveur de l'Empire recueille 3 572 329 voix contre 2 568 !

Sans doute, au moment du sacre, Napoléon s'est-il agenouillé devant le pape, mais le plébiscite a précédé cette « sacralisation » traditionnelle, suivie par le geste de Napoléon se couronnant lui-même et couronnant Joséphine de Beauharnais, puis prêtant serment devant les citoyens.

« Ce n'est qu'en compromettant successivement toutes les autorités que j'assurerai la mienne, c'est-à-dire celle de la Révolution que nous voulons consolider », explique-t-il.

Comme le dira une citoyenne interrogée après le sacre : « Autrefois nous avions le roi des aristocrates ; aujourd'hui nous avons le roi du peuple. »


C'est bien, dans des « habits anciens » – ceux de la monarchie, voire des empires romain ou carolingien –, un nouveau régime qui surgit et qui entend élever sur le double socle – monarchique et révolutionnaire – une nouvelle dynastie, une noblesse d'Empire rassemblée dans un ordre (celui de la Légion d'honneur), hiérarchisée (les maréchaux d'Empire), héréditaire, mais ouverte par le principe réaffirmé de l'égalité.

Les émigrés sont amnistiés (en 1802), ils peuvent s'insérer dans les rouages du pouvoir, mais la rupture avec la monarchie d'Ancien Régime est franche et tranchée.

En septembre 1800, à Louis XVIII qui l'invite à rétablir la monarchie légitime, Bonaparte répond : « Vous ne devez pas souhaiter votre retour en France. Il vous faudrait marcher sur 100 000 cadavres. »

Et au mois de mars 1804, le duc d'Enghien, soupçonné de préparer le retour de la monarchie en prenant la tête d'un complot monarchiste (Cadoudal, les généraux Pichegru et Moreau), est enlevé dans le pays de Bade et fusillé dans les fossés de Vincennes (21 mars).

Cadoudal le Vendéen est guillotiné en place de Grève par le fils du bourreau Sanson qui avait décapité Louis XVI.

Même quand il entre dans la grande nef de Notre-Dame pour s'y faire sacrer empereur, Napoléon est l'héritier des Jacobins. Les membres de l'ordre de la Légion d'honneur, lorsqu'ils prêtent serment, s'engagent à conserver les territoires français – donc les conquêtes de la Révolution – dans leur intégrité, à défendre la propriété libérée des contraintes féodales, à reconnaître comme définitif le transfert de propriété résultant de la vente des biens nationaux et à affirmer le principe d'égalité.

Dès le lendemain du coup d'État de Brumaire, Bonaparte avait dit : « La Révolution est fixée aux principes qui l'ont commencée : elle est finie. »


« Je suis la Révolution », a même ajouté Bonaparte en commentant et assumant l'exécution du duc d'Enghien.

Mais c'est un régime original qui façonne l'âme de la France.

La consultation des citoyens par le moyen de votes successifs tamise une minorité de notables désignant les représentants des Français au Tribunat – qui discute mais ne vote pas – au Corps législatif – qui vote mais ne discute pas.

Par le jeu des plébiscites, Napoléon est formellement l'empereur des Français, alors que l'autorité vient en fait d'en haut, et non du peuple.


Mais les « apparences » démocratiques sont capitales.

L'âme de la France va s'en imprégner.

Elle y voit conforté le principe d'égalité, ressort de l'histoire nationale. Un libéral comme Benjamin Constant peut bien dire que le Consulat, puis l'Empire sont des « régimes de servitude et de silence », rappeler le rôle de la police, les nombreuses violations des droits de l'homme, la censure généralisée, le peuple mesure la différence avec l'Ancien Régime.

Le vent de l'égalité continue de souffler : chaque soldat a un bâton de maréchal dans sa giberne. Illusion, certes, mais le mirage dure, enivre l'âme de la France.

En même temps, la société s'imprègne des valeurs militaires que Napoléon Bonaparte incarne : ordre, autorité, héroïsme, gloire, nation.


Et ce régime est accepté, plébiscité.

C'est une dictature, mais le despote est éclairé. Il est homme des Lumières.

Son frère Lucien est Grand Maître du Grand Orient de France, qui regroupe alors toutes les loges maçonniques.

Quand la paix religieuse est rétablie – le concordat date du 16 juillet 1802 –, le catholicisme n'est pas décrété religion d'État, mais seulement religion de la majorité des Français. Nombreux, parmi les officiers, les voltairiens de son entourage, sont ceux qui bougonnent, mais ce compromis leur convient. Juifs et protestants trouveront d'ailleurs leur place aux côtés des catholiques sous la férule d'un empereur qui se serait fait « mahométan chez les mahométans ».


Cette pacification religieuse, qui place les Églises dans la dépendance de l'État, n'est qu'un des aspects de ce régime d'autorité et d'ordre qu'en l'espace de cinq années Napoléon Bonaparte met en place.

Banque de France, Code civil, préfets et sous-préfets, lycées, école de Saint-Cyr, réorganisation de l'Institut en quatre classes, chambres de commerce, divisions administratives, dotation à la Comédie-Française, pension de retraite des fonctionnaires, préfecture de police à Paris, organisation hiérarchisée de l'Université, Légion d'honneur : la France moderne, fille de la monarchie et de la Révolution, sort de terre.


À cela s'ajoute la gloire militaire, après que Napoléon Bonaparte a défait les Autrichiens en Italie, à Marengo (14 juin 1800).

Bataille et victoire exemplaires, puisque le mérite en revient à Desaix – qui y trouve la mort – et à Kellermann, mais dont la presse aux ordres attribue tout le mérite à Napoléon Bonaparte.

Ainsi se confirme le rôle moderne de la propagande dans le fonctionnement d'un régime qui accentue la personnalisation – les grands tableaux historiques, les images d'Épinal, figurent et diffusent sa geste héroïque – et construit ainsi la légende napoléonienne.

Elle masque les répressions et les reniements : ainsi du plus symbolique et du plus inacceptable d'entre eux, le rétablissement, le 20 mai 1802, de l'esclavage aboli par la Convention, la déportation et la mort de Toussaint-Louverture, les massacres de Noirs à Saint-Domingue.

Ou bien la surveillance policière qui, par le biais du « livret ouvrier », contrôle la population laborieuse des villes, la plus rebelle parce que ne bénéficiant pas, comme la paysannerie, du transfert de propriété, de l'abandon des droits seigneuriaux réalisés pendant la Révolution.


Le régime s'appuie ainsi sur la gloire du premier consul, la paix qu'il apporte – elle est signée avec l'Angleterre à Amiens en 1802, mais ne durera qu'un an –, le silence qu'il impose.

Il assure la protection des propriétés et la stabilité monétaire avec la création du franc germinal et la concession à la Banque de France du privilège de l'émission.

Les notables, les propriétaires et les rentiers sont satisfaits. Les formes de la politique propres à la France contemporaine se dessinent ici.

Le fonctionnement démocratique – le vote – est corseté et manipulé par le pouvoir incarné par une personnalité héroïque au-dessus des factions, des partis et des intérêts. C'est un régime de notables, de « fonctionnaires » d'autorité (militaires, préfets), auquel la paysannerie sert de base populaire. Mais Napoléon Bonaparte en est la clé de voûte.

C'est dire que cette construction politique dépend étroitement de la « gloire » du « héros », donc d'une défaite militaire ou de la disparition de la personne du consul.

Ainsi, la rumeur de la défaite et de la mort de Napoléon à Marengo ébranle tout le régime en 1800.

La création de l'Empire est une tentative pour le pérenniser.

Un député du Tribunat – Curée – déclare ainsi le 30 avril 1804 : « Il ne nous est plus permis de marcher lentement, le temps se hâte. Le siècle de Bonaparte est à sa quatrième année ; la Nation veut qu'un chef aussi illustre veille sur sa destinée. »

Napoléon Bonaparte est sacré empereur des Français le 2 décembre 1804.

Mais la course d'un météore ne peut que s'accélérer.


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En cinq nouvelles années, de 1804 à 1809, Napoléon plonge l'âme de la France dans l'ivresse de la légende. Et durant deux siècles la nation titubera au souvenir de ce rêve de grandeur qui a le visage des grognards d'Austerlitz, d'Iéna, d'Auerstaedt, d'Eylau et de Friedland.

Napoléon entre et couche dans les palais de Vienne, de Berlin, de Varsovie, de Madrid, de Moscou. Il est le roi des rois.

À Milan, il s'est fait couronner roi d'Italie. Son frère Joseph est roi de Naples avant d'être roi d'Espagne. Son frère Louis est roi de Hollande. Sa sœur Elisa est princesse de Lucques. Les maréchaux d'Empire deviennent à leur tour rois selon le bon plaisir de l'Empereur.

Ses soldats sont à Lisbonne et sur les bords du Niémen. Ils occupent Naples et Rome.


Cette légende napoléonienne n'imprègne pas seulement la France, elle bouleverse l'Europe, dont elle modifie l'équilibre et change l'âme.

La Grande Armée apporte dans ses fontes le Code civil, mais aussi les semences de la révolte contre cette France impériale qui annexe et qui s'institue, de la Russie au Portugal, maîtresse du destin des peuples.

Or ceux-ci, de Madrid à Berlin, du Tyrol à Naples, affirment leur identité.

Fichte écrit ses premiers Discours à la nation allemande (1807) et Goya peint les insurgés qui, el dos y el tres de Mayo – les 2 et 3 mai 1808 –, attaquent les troupes françaises à Madrid, puis dans toute l'Espagne et sont réprimés.


De 1804 à 1809 s'esquisse l'Europe du xixe siècle et de la plus grande partie du xxe, dans laquelle les nations, nouant et dénouant leurs alliances, s'affrontent dans des guerres dont ces cinq années napoléoniennes auront été les ferments.

L'âme même de la France est profondément modelée par cette période où se fixent son destin, celui de l'Empire napoléonien et le regard que ce pays porte sur lui-même et sur l'Europe.

Car on n'est pas impunément la nation dont les soldats ont vu se lever le soleil d'Austerlitz le 2 décembre 1805.


D'abord, cette nation s'imprègne des valeurs d'autorité.

Le régime n'est pas seulement cet Empire plébiscitaire où l'égalité et les bouleversements produits par la Révolution sont admis, « codifiés ».

Il est aussi une dictature militaire, avec son catéchisme impérial, son université impériale, ses lycées qui marchent au tambour (1 700 bacheliers en 1813), sa noblesse d'Empire (1808).

La France voit ainsi se poursuivre la tradition d'une monarchie absolue, centralisée.

Le contrôle de tous les rouages de la nation est même plus pointilleux, plus efficace, plus « bureaucratique » qu'il n'était au temps des monarques légitimes, quand le pays restait souvent « un agrégat inconstitué de peuples désunis ».

Napoléon, empereur « jacobin », régente toutes les institutions. Il a ses préfets, ses évêques, ses gendarmes, sa Légion d'honneur, son Code civil et sa Cour des comptes (1808) pour tenir toute la nation serrée.

Il promeut aux « dignités impériales ». Il dote les siens. Car l'Empire des Français entend bien devenir celui d'une dynastie.

Dès 1807, on s'inquiète, dans l'entourage de Napoléon, de sa descendance. On songe au divorce de l'Empereur d'avec Joséphine de Beauharnais, incapable de donner naissance à un fils.

Napoléon a marié son frère Louis, roi de Hollande, à Hortense de Beauharnais, fille de Joséphine, et en 1808 naîtra de cette union Louis-Napoléon, futur Napoléon III, qui régnera jusqu'en 1870.


À cette réalité dynastique, on mesure le prolongement, durant tout le xixe siècle français, de ce qui s'est joué au cours de ces années légendaires.

Napoléon renforce – aggrave – les traits de la monarchie, qu'il associe à l'héritage révolutionnaire. Et toutes les intrigues de la Cour, les pathologies politiques liées au pouvoir d'un seul, s'en trouvent soulignées.

Car Napoléon a la vigueur brutale d'un fondateur de dynastie. C'est un homme d'armes. Il a conquis son pouvoir par l'intrigue et le glaive, non par la naissance.

Il est vu et se voit comme un « homme providentiel », une sorte de substitut laïque – même s'il a été sacré par le pape – au monarque de droit divin.

Dans son entourage, il y a d'ailleurs des régicides.

Ainsi ce Fouché, homme de toutes les polices, auquel Napoléon reproche de susciter rumeurs et intrigues. Ou bien ce Talleyrand qui a célébré comme évêque d'Autun la fête de la Fédération (14 juillet 1790) et que, publiquement, l'Empereur rudoie :

« Vous êtes un voleur, un lâche, un homme sans foi ! Vous avez toute votre vie trompé, trahi tout le monde. Je vous ai comblé de biens et il n'y a rien dont vous ne soyez capable contre moi. Vous mériteriez que je vous brisasse comme du verre, j'en ai le pouvoir, mais je vous méprise trop pour en prendre la peine. Oh, tenez, vous êtes de la merde dans un bas de soie » (janvier 1809).

Après la longue durée monarchique et la période sanglante de la Révolution, ces années napoléoniennes achèvent d'éclairer la nation sur la nature du pouvoir politique.

Elle en mesure l'importance et en même temps s'en méfie. Elle s'en tient à distance tout en rêvant à l'homme placé par le destin au-dessus des autres et qui, un temps, est capable de l'incarner, elle.

Elle rejette et méprise ceux qui grouillent et grenouillent autour de lui. Elle n'est pas dupe du pouvoir, qu'il se présente comme monarchique ou révolutionnaire.

Mais elle continue d'espérer en l'homme providentiel capable de résoudre ses contradictions, de la porter un temps au-dessus d'elle-même, dans l'éclat de sa gloire.


Napoléon conforte ce penchant national.

Il l'encourage par une propagande systématique.

Les Bulletins de la Grande Armée (le premier date d'octobre 1805) rapportent ses exploits, reconstituent les batailles pour en faire autant de chapitres de la légende.

Le 30 décembre 1805, le Tribunat lui décerne le titre de Napoléon le Grand. On fête le 15 août la Saint-Napoléon. On célèbre ses victoires par des Te Deum et des salves de canons. On édifie des arcs de triomphe à sa gloire.


Car la réalité quotidienne de ces années, c'est la guerre dans toute l'Europe.

Les coalitions anti françaises se succèdent, rassemblant, selon les séquences, l'Autriche, la Russie ou la Prusse autour de la clé de voûte qu'est l'Angleterre.

Ainsi se dessine une géopolitique européenne qui perdurera et dont Napoléon est à la fois l'héritier et le concepteur.

L'âme de la France en épouse les contours.

Il y a l'Angleterre, qu'on ne peut conquérir (le 21 octobre 1805, Trafalgar a vu le naufrage de la flotte franco-espagnole). Elle est l'organisatrice de la résistance à cet effort d'unification du continent européen qu'est aussi la conquête impériale. Que Londres rallie la totalité des puissances européennes ou seulement quelques-unes, son dessein reste inchangé : réduire les ambitions françaises, empêcher la création du Grand Empire, s'appuyer sur l'Autriche, la Prusse, la Russie.

À rebours, Napoléon s'efforce de détacher l'une ou l'autre de ces puissances de la coalition anglaise.

Il annexe. Il se fait roi d'Italie. Il couronne ses frères. Il est le protecteur de la Confédération du Rhin. Il songe déjà à un mariage avec une héritière des Habsbourg pour renouer avec la tradition monarchique de l'alliance avec Vienne.

Le 21 novembre 1806, à Berlin, il décrète que les îles Britanniques sont en état de blocus. Et ce Blocus continental – interdiction à l'Angleterre de vendre ou d'importer, saisie de ses navires et des bâtiments qui commercent avec elle – contient le principe d'une guerre infinie, puisque, pour être efficace, la mesure doit s'appliquer à toute l'Europe, au besoin par la force.

Réciproquement, l'Angleterre ne peut accepter l'existence de cet Empire continental qui menace sa suprématie commerciale et diplomatique.

De même, les puissances monarchiques européennes – de plus en plus soutenues par une opinion qui découvre la nation, le patriotisme – ne peuvent admettre cet empereur qui chevauche la Révolution et diffuse un Code civil, un esprit des Lumières sapant l'autorité des souverains.


La guerre est donc là, permanente, grande consommatrice d'hommes et de capitaux, modelant l'âme de la France, valorisant l'héroïsme, le « militaire » plutôt que le « marchand », « brutalisant » la France et l'Europe.

C'est un engrenage où il faut non point de « l'humeur et des petites passions, mais des vues froides et conformes à sa position ».

Dès lors, l'inspiration « révolutionnaire » de l'Empire napoléonien cède la place aux exigences géopolitiques. L'idée s'impose que l'on pourrait contrôler l'Europe continentale en la serrant entre les deux mâchoires d'une alliance franco-russe.

Après Eylau et Friedland (1807), Napoléon rencontre le tsar Alexandre au milieu du Niémen et signe avec lui le traité de Tilsit (1807).

Ainsi naît une « tradition » diplomatique liant Paris à Saint-Pétersbourg, fruit de l'illusion plus que de la réalité.


Mais il faut aussitôt courir à l'autre bout de l'Europe parce que le Portugal est une brèche dans le Blocus continental, qu'il convient de refermer.

Les troupes françaises s'enfoncent en Espagne, dont Lucien Bonaparte devient roi, mais le peuple espagnol se soulève.

La France n'est plus la libératrice qui porte l'esprit des Lumières, mais fait figure d'Antéchrist.

« De qui procède Napoléon ? interroge un catéchisme espagnol. De l'Enfer et du péché ! »

Ainsi se retourne l'image de la France, nation tantôt admirée, tantôt haïe.

Ce sont ses soldats, parfois des anciens de Valmy, devenus fusilleurs, que Goya peint dans Les Horreurs de la guerre.


44.

Cinq années encore – 1809-1814 –, et la course du météore Napoléon s'arrête.

Les « alliés » – Russes, Autrichiens, Prussiens – entrent dans Paris. Le 31 mars, une foule parisienne – des royalistes – acclame le tsar Alexandre : « Vive Alexandre ! Vivent les Alliés ! » On embrasse ses bottes.

Quelques jours plus tard, le 20 avril, après avoir abdiqué, Napoléon s'adresse à sa Garde.

Les mots sonnent comme une tirade d'Edmond Rostand, ils s'inscrivent dans la mémoire collective, reproduits par des millions d'images d'Épinal montrant les grognards en larmes écoutant leur chef.

Le météore s'est immobilisé, mais la légende s'amplifie, envahit l'âme de la France, répète les mots de l'Empereur :

« Soldats de ma vieille Garde, je vous fais mes adieux. Depuis vingt ans, je vous ai trouvé constamment sur le chemin de l'honneur et de la gloire.

« Avec des hommes tels que vous, notre cause n'était pas perdue, mais la guerre était interminable : c'eût été la guerre civile, et la France n'en serait devenue que plus malheureuse. J'ai donc sacrifié tous nos intérêts à ceux de notre patrie.

« Je pars. Vous, mes amis, continuez à servir la France. Je voudrais vous presser tous sur mon cœur ; que j'embrasse au moins votre drapeau !

« Adieu encore une fois, mes chers compagnons ! Que ce dernier baiser passe dans vos cœurs ! »


Napoléon échappe ici à l'histoire pour entrer dans le mythe. Mais c'est l'histoire qui, au jour le jour de ces cinq dernières années, l'a vaincu.

Pourtant, la légende est si puissante, si consolante, que l'âme de la nation aura de la peine à reconnaître que, contre la France, ce sont les peuples d'Europe qui se sont dressés.


En Espagne, la guérilla ne cesse pas.

Pour obtenir la reddition de Saragosse, « il a fallu conquérir la ville maison par maison, en se battant contre les hommes, les femmes et les enfants » (février 1809).

En Autriche, un jeune patriote, Friederich Staps, tente à Schönbrunn d'assassiner l'Empereur, qui s'étonne : « Il voulait m'assassiner pour délivrer l'Autriche de la présence des Français » (octobre 1809).

Les victoires des armées impériales (Eckmühl, Essling, Wagram) ne peuvent contenir ce mouvement patriotique qui embrase l'Europe contre la France impériale.

Sous la conduite d'Andreas Hofer, les Tyroliens se soulèvent. Hofer est fusillé. La résistance persiste, encouragée par l'Angleterre, l'Autriche, la Prusse, la Russie.

Les annexions françaises – la Hollande est rattachée à l'Empire, tout comme la Catalogne, Brême, Lübeck, Hambourg, le duché d'Oldenburg, les États de l'Église – ne renforcent pas l'Empire, mais, au contraire, créent de nouvelles oppositions.

La Russie, dont Napoléon espérait faire un partenaire, rejoint les coalisés.

L'Europe des nations refuse l'Empire napoléonien, qui reste, aux yeux des souverains, une excroissance de la Révolution.

Napoléon n'était qu'un Robespierre à cheval !


Là gît la contradiction majeure de la politique impériale. Elle explique pour une part la place de la légende napoléonienne dans l'âme de la France. On oublie les peuples dressés contre la nation révolutionnaire pour ne retenir que la guerre que lui font les rois.

De fait, Napoléon a tenté de mettre fin à la guerre en concluant le traité de Tilsit avec le tsar, ou par son mariage avec Marie-Louise d'Autriche (1810). Cette union entre l'ancien général – arrêté en 1794 pour robespierrisme – et la descendante des Habsbourg est un acte symbolique de Napoléon pour devenir un « souverain comme les autres », peut-on dire, dans la lignée d'un Louis XVI époux de Marie-Antoinette d'Autriche !

Comme il le déclarera à Metternich, Napoléon espère ainsi « marier » les « idées de mon siècle et les préjugés des Goths », l'empereur des Français issu de la Révolution et la fille de l'empereur d'Autriche.

Ce « mariage » échouera.

La légende réduit à une déception amoureuse ce qui est l'échec d'un compromis politique.

L'Europe monarchique – soutenue par ses peuples dressés contre les armées françaises – se refuse à reconnaître la dynastie napoléonienne. Elle veut briser en Napoléon la Révolution française. L'Autriche elle-même entrera dans la coalition antifrançaise en 1813.

Quant à l'Angleterre, elle poursuit son objectif particulier : empêcher la constitution de l'Empire continental, l'unité de l'Europe sous direction française.


Napoléon est ainsi contraint à la guerre, puisque ce que l'Angleterre et l'Europe monarchique recherchent, c'est non pas un compromis, mais sa capitulation, laquelle serait, plus que la défaite de sa dynastie, celle de la Révolution.

Mais la guerre incessante sape les bases de sa popularité et mine la situation de la nation. Crise financière et crise industrielle affaiblissent le pays en 1811. Il suffit d'une mauvaise récolte, en 1812, pour que le prix du blé augmente, pour que dans de nombreux départements on revive une « crise des subsistances », avec ses conséquences : attaque de convois de grains, émeutes.

Et ce ne sont pas les distributions quotidiennes et gratuites de soupe qui les font cesser, mais une répression sévère qui se solde par de nombreuses exécutions.


Cependant, la guerre ne peut être arrêtée.

Elle s'étend au contraire à la Russie, qui ne respecte pas le Blocus continental et exige l'évacuation de l'Allemagne par les troupes françaises.

Cette campagne de Russie, qui s'ouvre le 24 juin 1812, porte à incandescence toutes les contradictions de la politique napoléonienne.

L'Empereur se heurte à une résistance nationale exaltée par le tsar :

« Peuple russe, plus d'une fois tu as brisé les dents des lions et des tigres qui s'élançaient sur toi, écrit le souverain russe dans une adresse à ses sujets.

« Unissez-vous, la croix dans le cœur et le fer dans la main... Le but, c'est la destruction du tyran qui veut détruire toute la terre.

« Que partout où il portera ses pas dans l'empire, il vous trouve aguerris à ses fourberies, dédaignant ses mensonges et foulant aux pieds son or ! »


Napoléon entre dans Moscou, mais n'a pas osé proclamer l'abolition du servage qui eût pu, peut-être, lui rallier les paysans. Il fait désormais partie de la « famille des rois », et se refuse à provoquer « l'anarchie ».

Mais ses difficultés, son éloignement, sa retraite – il franchit la Bérézina le 29 novembre 1812 –, fragilisent son régime au point qu'un complot, celui du général Malet, se développe à Paris. On tente de s'emparer du pouvoir en prétextant la mort de l'Empereur.

Dans l'entourage même de Napoléon, les généraux faits rois – Bernadotte et Murat en Suède et à Naples – et une bonne partie de la noblesse impériale ne songent plus qu'à trahir ou à s'éloigner de l'Empereur afin de parvenir à un compromis avec les « alliés ».

Au Corps législatif, le 29 décembre 1813, un rapport voté par 223 voix contre 51 décrit une France épuisée et condamne implicitement la politique impériale.

« Une guerre barbare et sans but engloutit périodiquement une jeunesse arrachée à l'éducation, à l'agriculture, au commerce et aux arts... Il est temps que l'on cesse de reprocher à la France de vouloir porter dans le monde entier les torches révolutionnaires. »

C'est un appel à la restauration de l'ordre monarchique.


Face à cet abandon des notables, et avant de choisir d'abdiquer, Napoléon tente, par une brillante campagne de France, d'arrêter l'avance des troupes des coalisés qui, pour la première fois depuis 1792, pénètrent sur le sol national.

Napoléon retrouve alors les tactiques et les mots du général de 1793, de l'empereur qui a été « choisi par quatre millions de Français pour monter sur le trône ».

Et la légende napoléonienne se grossit de ce retour au patriotisme de l'époque révolutionnaire.

« J'appelle les Français au secours des Français ! » s'écrie Napoléon.

« La patrie est en danger, il faut reprendre ses bottes et sa résolution de 93 ! »

Les victoires de Champaubert, de Montmirail, de Château-Thierry, scandent ce retour. Des paysans, sur les arrières des coalisés, mènent une guerre d'embuscades contre les troupes occupantes.

Mais, abandonné par ses généraux, trahi, Napoléon sera contraint de capituler et de faire à Fontainebleau ses adieux à la Garde impériale avant de gagner l'île d'Elbe, dont les coalisés lui ont offert la royauté.


Première Restauration.

Les frères de Louis XVI, Louis XVIII et le comte d'Artois, rentrent à Paris.

La France est « ramenée » aux frontières de 1792.

Une charte est octroyée.

La Révolution a-t-elle eu lieu ? Le drapeau blanc à fleurs de lys remplace le drapeau tricolore.

Des milliers de soldats et d'officiers, les grognards qui ont construit la légende napoléonienne, sont placés en demi-solde.

La maison militaire du roi est rétablie.

Les nobles rentrent de l'émigration. Certains sont réintégrés dans l'armée ; ils ont acquis leurs grades dans les armées des coalisés.

On célèbre le sacrifice de Cadoudal, et une cérémonie expiatoire est organisée à la mémoire de Louis XVI et de Marie-Antoinette.

Ici et là, des actes de vengeance sont perpétrés. Et le ministre de la Guerre nomme généraux des contre-révolutionnaires qui ont participé aux guerres de Vendée.


Il semble à la nation qu'une France, celle des princes, des émigrés, de ceux qui ont fait la guerre aux côtés de l'étranger, veuille imposer sa loi et ses valeurs à la France non plus de 1794 – celle de la Terreur –, ni à celle de 1804 – celle du sacre de Napoléon –, mais à celle de 1789.

Les ci-devant ont en effet recouvré leur arrogance, et souvent leurs châteaux.

Ce n'est donc pas une nation réconciliée que désirent Louis XVIII et les royalistes, mais cette France d'Ancien Régime que les Français avaient rejetée.

Dans l'âme de la nation, dès ces années 1814-1815, la monarchie apparaît ainsi liée à l'étranger.

Elle est rentrée dans les fourgons des armées ennemies.

Dans ce climat, Napoléon incarne, au contraire, l'amour de la patrie.


Le 1er mars 1815, il débarque à Golfe-Juan.

Il adresse une proclamation à l'armée :

« La victoire marchera au pas de charge ; l'Aigle avec les couleurs nationales volera de clocher en clocher jusqu'aux tours de Notre-Dame : alors vous pourrez montrer avec honneur vos cicatrices – vous serez les libérateurs de la France ! »

Le souffle de la légende balaie à nouveau le pays.

Napoléon est l'homme des trois couleurs de la Révolution et de La Marseillaise, du patriotisme et de la gloire. Et même, ô paradoxe, de la République !


45.

En cent jours, du 1er mars au 22 juin 1815, du débarquement de Golfe-Juan à l'abdication, la légende s'empare de tous les actes de Napoléon et achève de transformer son parcours historique en mythe qui, irriguant l'âme de la France, oriente par là l'histoire de la nation.


Homme providentiel, Napoléon est grandi par la défaite, la déportation à Sainte-Hélène.

Il devient le persécuté, le héros crucifié, et ces Cent-Jours, la défaite sacrificielle de Waterloo, font de lui, par une forme de « sacre », ainsi que l'écrira Victor Hugo, l'« homme-peuple comme Jésus est l'homme-Dieu ».

Lucidement, méticuleusement, lorsque, à Sainte-Hélène, il dicte à Las Casas ses Mémoires, ce Mémorial de Sainte-Hélène qui deviendra le livre de chevet de centaines de milliers de Français – mais aussi d'Européens –, Napoléon s'applique à faire coïncider l'histoire avec le mythe, avec les désirs des nouvelles générations, et à transformer son destin en épopée de la liberté.

Hugo, Stendhal, Vigny, Edmond Rostand, une foule d'écrivains ont contribué à façonner cette légende, et, par là même, à créer dans l'imaginaire français – dans l'âme de la France – une nostalgie qui est attente de l'homme du destin.

Tel Napoléon Bonaparte, celui-ci sera l'incarnation de la nation, il lui procurera grandeur et gloire, confirmera qu'elle occupe avec lui une place singulière dans l'histoire des nations.

Il sera aussi un homme du sacrifice, gravissant le Golgotha, aimé, célébré, entrant au Panthéon de la nation après avoir été trahi par les judas qui l'auront vendu pour quelques deniers.


La légende napoléonienne sous-tend à son tour et renforce cette lecture « christique » de l'histoire nationale.

La France se veut une nation singulière, et il lui faut des héros qui expriment l'exception qu'elle représente.

Elle les attend, les sacre, s'en détourne, puis elle prie en célébrant leur culte.

« Fille aînée de l'Église », cette nation a gardé le souvenir des baptêmes et des sacres royaux, des rois thaumaturges.

La Révolution laïque n'a changé que les apparences de cette posture.

Robespierre lui-même ne conduisit-il pas un grand cortège célébrant l'Être suprême dont il apparaissait comme le représentant sur terre ? Et sa chute, sa mort, ne furent-elles pas autant de signes de cette « passion » révolutionnaire qui l'habitait ?

Et lorsque l'on célèbre, dans une cérémonie expiatoire, la mort de Louis XVI et de Marie-Antoinette, c'est, sur l'autre versant du Golgotha, le même sacrifice, le même destin qu'on magnifie.

Plus prosaïquement, et avec habileté, durant les Cent-Jours, Napoléon joue du rejet par l'opinion de la restauration monarchique.

Il se présente comme l'homme de 1789 et même de 1793.

Dès le 12 mars, par les décrets de Lyon (ville d'où le comte d'Artois vient de s'enfuir), il réaffirme que l'ancienne noblesse est « abolie », que les chambres sont dissoutes, que les électeurs sont convoqués pour en élire de nouvelles, et que le drapeau tricolore est à nouveau celui de leur nation.

Tout au long de cette marche vers Paris, les troupes se rallient – autant de faits qui deviendront des images d'Épinal, des épisodes de légende –, les paysans l'acclament. Il a choisi de passer par les Alpes et non par la vallée du Rhône, « royaliste ». On plante des « arbres de la liberté », comme en 1789. Il répond qu'il compte « lanterner » les prêtres et les nobles qui veulent rétablir la dîme et les droits féodaux, et il affirme même : « Nous recommençons la Révolution ! »


À son arrivée à Paris, le 20 mars, le « quart état » manifeste dans les faubourgs du Temple, de Saint-Denis, de Saint-Antoine, en chantant La Marseillaise et en brandissant des drapeaux tricolores.

Le Paris des journées révolutionnaires qui, depuis 1794, n'a connu que des défaites et des répressions sort de sa torpeur.

Et les vieux jacobins régicides appellent à soutenir ce nouveau Napoléon qui promulgue l'« Acte additionnel aux Constitutions de l'Empire », texte libéral qui élargit les pouvoirs des élus.

1 536 000 oui contre 4 802 non approuveront ces nouvelles dispositions.

Ce n'est pourtant là qu'une face de la réalité.

Napoléon n'est pas un jacobin, mais un homme d'ordre, qu'il ne veut pas rompre avec les « notables » qui l'accueillent aux Tuileries pendant que l'on manifeste dans les faubourgs.

« Il faut bien se servir des jacobins pour combattre les dangers les plus pressants, dit Napoléon. Mais soyez tranquilles : je suis là pour les arrêter. »


Le cynisme de l'homme d'action dévoile, dans cette déclaration, l'une des caractéristiques essentielles de l'histoire politique française telle que la Révolution en a redessiné les contours.

La France est une nation « politique ».

Depuis la préparation des élections aux états généraux et par le biais des cahiers de doléances, le peuple est descendu dans l'arène non pas seulement pour protester ou défendre telle ou telle revendication particulière, mais pour intervenir et même s'emparer des problèmes politiques généraux de la nation.

Il y a donc désormais une « opinion populaire », celle qui a provoqué les journées révolutionnaires.

Les « sections » de sans-culottes et les clubs l'orientent.

Elle a pesé sur le sort de la Révolution. Elle est responsable de ses « dérapages » – les massacres de Septembre, la Terreur, l'ébauche de dictature jacobine –, qui, selon certains historiens, sont venus rompre le raisonnable ordonnancement de la monarchie constitutionnelle.

Napoléon Bonaparte a tenté de gouverner au centre de l'échiquier – « ni bonnets rouges ni talons rouges, je suis national » –, mais les « extrémistes » continuent de peser.

Ces néojacobins peuvent servir de contrepoids aux royalistes.

Pour les rallier, il lui faut emprunter leur langage, faire mine de « recommencer la Révolution ».

Et alors que Louis XVIII vient à peine de s'enfuir de Paris pour gagner Gand avec la Cour, Napoléon nomme le régicide Carnot, ancien membre du Comité de salut public, ministre de l'Intérieur.

Manière de rallier à soi les jacobins, de montrer aux royalistes qu'on n'est prêt à aucun compromis avec eux, mais façon aussi de persuader les notables qu'on ne cédera pas aux « anarchistes ».


Cette posture ultime renforce l'image « révolutionnaire » et « républicaine » de l'Empereur.

Ce jeu de bascule – s'appuyer sur le quart état, les sentiments révolutionnaires d'une partie du peuple, pour combattre les royalistes tout en rassurant les notables, puis, une fois le pouvoir consolidé, se dégager du soutien jacobin – devient une figure classique de la vie politique française.

Napoléon Bonaparte en fut l'un des premiers et grands metteurs en œuvre.


Mais, au printemps de 1815, alors que toute l'Europe monarchiste se rassemble pour en finir avec cet « empereur jacobin », la manœuvre ne peut réussir.

Certes, un frémissement patriotique parcourt le pays. On s'enrôle pour aller combattre aux frontières. On entonne Le Chant du départ et La Marseillaise. Et Napoléon ne manquera pas d'hommes pour affronter la septième coalition.

Certes, les fédérés des faubourgs parisiens réclament des armes. Mais Napoléon ne leur en donne pas.

Il veut l'appui des notables, de ce Benjamin Constant qui a rédigé l'« Acte additionnel aux Constitutions de l'Empire » et qui est précisément un adversaire résolu de la Révolution et de... l'Empire !

Quant aux royalistes, ils se soulèvent en Vendée. Et les électeurs – ce sont des notables – élisent pour la Chambre des représentants des « libéraux » qui aspirent à l'ordre et à la paix.

Or Napoléon ne peut leur apporter que la guerre – puisque les coalisés ont refusé d'entendre ses appels à la paix –, et les notables savent d'expérience que la guerre est un engrenage d'où peut surgir une nouvelle fois le désordre, la terreur, et, au mieux, un renforcement des pouvoirs de ce Napoléon dont l'Europe ne veut plus.

Ainsi, avant même que ne s'engage la bataille de Waterloo, Napoléon a-t-il perdu la guerre politique.

La défaite militaire ne peut que se traduire par une abdication.

Sans doute, après l'annonce de la défaite de Waterloo – un 18 juin –, la foule continue-t-elle à défiler dans Paris, réclamant des armes et criant « Vive l'Empereur ! ». Et Carnot de proposer l'instauration d'une dictature de salut public confiée à Napoléon Bonaparte.

Mais la Chambre des représentants et la Chambre des pairs ne laissent à Napoléon que le choix entre la déchéance – qu'elles voteraient – et l'abdication.

Il faudrait faire contre elles un « 18 Brumaire » du peuple. Mais Napoléon – l'ancien lieutenant qui, en 1789, avait réprimé des émeutes paysannes sans états d'âme – déclare qu'il ne veut pas être « le roi de la Jacquerie ».


Ce ne sont pas ces mots-là que retiendra la légende, mais le retour, le 8 juillet 1815, après la défaite des armées françaises, de Louis XVIII, la trahison de Talleyrand et de Fouché, nommés par le roi l'un à la tête du ministère, l'autre à celle de la police.

La nation retient la Terreur blanche qui se déchaîne contre les bonapartistes et les jacobins, les exécutions de généraux qui ont rejoint Napoléon à son retour de l'île d'Elbe, l'élection d'une Chambre « introuvable » composée d'ultraroyalistes, et la conclusion, le 26 septembre, au nom de la sainte Trinité, d'une Sainte-Alliance des souverains d'Autriche, de Prusse et de Russie pour étouffer tout mouvement révolutionnaire en Europe.


La France, qui subit cette réaction, est fascinée par la déportation de Napoléon – il arrive à Sainte-Hélène le 16 octobre 1815.

Elle pleurera sa mort le 5 mai 1821.

Elle lira avec passion le Mémorial de Sainte-Hélène et, en 1840, elle célébrera le retour de ses cendres.

En 1848, elle élira comme président de la République Louis Napoléon Bonaparte, auteur d'un essai sur L'Extinction du paupérisme, et bientôt du coup d'État du 2 décembre 1851.

Brève – quinze ans –, la séquence napoléonienne s'inscrit ainsi de manière contradictoire dans la longue durée de l'âme et de la politique françaises.

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