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LA CRISE NATIONALE


1920-1938


58.

En une quinzaine d'années – des années 20 aux années 30 du xxe siècle –, la France, passe d'un après-guerre à un avant-guerre, même si elle refuse d'imaginer que ce qu'elle vit à partir de 1933 annonce un nouveau conflit contre les mêmes ennemis allemands qu'elle croyait avoir vaincus.

Mais il existe, en fait, plusieurs France, comme si, après la « brutalisation » exercée par la guerre, l'âme de la nation avait non seulement été traumatisée, mais avait éclaté.


Il y a les Français qui pleurent dans les cimetières et se recueillent devant les monuments aux morts.

Il y a les anciens combattants qui se regroupent à partir des années 30 dans une ligue patriotique antiparlementaire rassemblant ceux qui ont combattu en première ligne : les Croix-de-Feu. Ils seront près de cent cinquante mille.


Il y a ceux que la « boucherie » guerrière a révoltés, qui ne veulent plus revoir « ça ». Ils sont pacifistes. D'autres se pensent révolutionnaires parce que, selon Jaurès « le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l'orage ». Ceux-là sont devenus communistes.


Il y a ceux qui croient à l'entente possible entre les États.

Ils font confiance à la Société des Nations pour régler les différends internationaux. Ils pleurent en écoutant Aristide Briand, pèlerin de la paix, plusieurs fois président du Conseil et ministre des Affaires étrangères durant sept années –, lorsqu'il salue l'adhésion de l'Allemagne à la Société des Nations (1926), signe le pacte Briand-Kellog mettant la guerre hors la loi (1928) ou appelle à la constitution d'une Union européenne (1929) et déclare : « Arrière, les fusils, les mitrailleuses, les canons ! Place à la conciliation, à l'arbitrage, à la paix ! »


Il y a ceux qui, après la « marche sur Rome », la prise du pouvoir par Mussolini (octobre 1922), veulent imiter le fascisme italien et sont parfois financés par lui.

Ils créent un Faisceau des combattants et des producteurs (Georges Valois, 1925), des mouvements qui se dotent d'un uniforme – les Jeunesses patriotes, les Francistes –, comme si ces jeunes hommes qui ont vécu la discipline militaire et porté le bleu horizon ne pouvaient y renoncer et voulaient pour la France un « régime fort », ce que Mussolini a qualifié, dans les années 30, d'État « totalitaire », inventant ce mot.


Et puis il y a les hommes politiques qui continuent à renverser les gouvernements au Parlement – la moyenne de durée d'un président du Conseil est de six mois !

Ils sont radicaux-socialistes, le parti clé de voûte de la IIIe République, dont les chefs – Édouard Herriot (1872-1957), Édouard Daladier (1884-1970) – peuvent s'associer aussi bien avec les socialistes qu'avec les républicains modérés, comme Poincaré – président de la République jusqu'en 1920, puis plusieurs fois président du Conseil.


Il y a ceux qui veulent oublier et la guerre et l'avenir.

Ils dansent et boivent (la consommation d'alcool a été multipliée par quatre entre 1920 et 1930). Ils se laissent emporter par les rythmes nouveaux des « années folles » (autour de 1925).

Car la France n'est pas seulement une « gueule cassée », elle a aussi « le diable au corps ».

L'auteur de ce roman, publié en 1923, Raymond Radiguet, écrit : « Je flambais, je me hâtais comme les gens qui doivent mourir jeunes et qui mettent les bouchées doubles. »

Et Léon Blum, le socialiste qui, en décembre 1920, au congrès de Tours, avait dit à ses camarades qui, majoritaires, allaient fonder le Parti communiste : « Pendant que vous irez courir l'aventure, il faut que quelqu'un reste pour garder la vieille maison », se souvient de ces années-là : « Il y eut quelque chose d'effréné, écrit-il, une fièvre de dépenses, de jouissance et d'entreprise, une intolérance de toute règle, un besoin de mouvement allant jusqu'à l'aberration, un besoin de liberté allant jusqu'à la dépravation. »

En fait, ceux qui s'abandonnent ainsi tentent de fuir la réalité française qui les angoisse.

Ils expriment avec frénésie leur joie d'avoir échappé à la mort, aux mutilations que leurs camarades, leurs frères, leurs pères, ont subies et dont ils portent les marques sur leurs visages, dans leurs corps amputés.

Ils rêvent à l'avant-guerre de 14, devenu la « Belle Époque », oubliant les violences, les injustices, les impuissances, les aveuglements qui avaient caractérisé les années 1900.


L'âme de la France se replie ainsi sur les illusions d'un passé idéalisé, d'un avenir pacifique, et, pour certains, d'une force capable d'imposer aux autres les solutions françaises.

C'est cette combinaison entre refus de voir, angoisse, désir de jouir, souvenir des morts et des malheurs de la guerre, croyance en l'invincibilité française, qui caractérise alors l'âme de la France.


On veut croire en 1923 que Poincaré, en faisant occuper militairement la Ruhr, en s'emparant de ce gage, réussira à obtenir que l'Allemagne paie les réparations que le traité de Versailles a fixées.

On veut croire qu'en construisant une ligne fortifiée (la ligne Maginot, du nom du ministre de la Guerre), comme le souhaite Pétain, on se protégera de l'invasion.

On imagine qu'en s'alliant avec les nouveaux États de l'Europe orientale (Pologne, Tchécoslovaquie, Yougoslavie), on contraindra l'Allemagne « cernée » à une politique pacifique.


Mais on sait aussi que la France s'est affaiblie. Moins de naissances. Aristide Briand confie : « Je fais la politique étrangère de notre natalité. »

On sait que le franc s'est effondré, que l'inflation ronge la richesse nationale, que les prix ont été multipliés par sept entre 1914 et 1928. Les rentiers et les salariés sont les victimes de cette érosion. Et le rétablissement de la stabilité monétaire entre 1926 et 1929 – le « franc Poincaré » – n'est qu'un répit.


On ne respecte pas les politiciens qui occupent à tour de rôle, comme au manège, les postes ministériels, et dont on sent bien qu'ils sont incapables d'affronter la réalité.

Les radicaux-socialistes sont de toutes les combinaisons. Le Cartel des gauches issu des élections de 1924 ne dure que deux années, et Herriot, le leader radical qui dit s'être heurté au « mur de l'argent », se retrouve dans le même gouvernement que Poincaré...

Les communistes, pour leur part, ont transformé leur parti en machine totalitaire, et leur leader, Maurice Thorez (1900-1964), suivant les directives de Moscou, mène une politique « classe contre classe » dont les premières cibles sont les socialistes. Le parti de Léon Blum est qualifié de « social-fasciste », de « social-flic » !


En fait, la France est divisée entre de grandes masses électorales stables. En 1924, en 1932, en 1936, ce sont quelques centaines de milliers d'électeurs – moins de 5 % du corps électoral – qui se déplacent pour donner une majorité de gauche.

La dépendance accrue de l'exécutif à l'égard des combinaisons parlementaires, la « mobilité » des radicaux qui parlent à gauche mais s'associent souvent avec la droite ou freinent les volontés de réforme, conscients du « conservatisme » de leurs électeurs, empêchent toute politique à longue portée.

Un républicain modéré comme André Tardieu (1876-1945), ancien collaborateur de Clemenceau, qui sera à l'origine de la création des assurances sociales (1928) et des allocations familiales (1932), jauge l'impuissance du système politique : il évoque la « révolution à refaire », mais quittera la vie politique devant l'impossibilité de réformer ce système.


Mais voici que la crise économique de 1929 bouleverse en quelques mois la situation mondiale.

Les hommes politiques français, eux, continuent à s'aveugler.

On célèbre l'empire colonial français lors de l'Exposition coloniale de 1931. On parle d'une France de 100 millions d'habitants au moment même où des troubles nationalistes secouent l'Indochine, où, après la guerre du Rif (1921-1923), la situation au Maroc reste périlleuse, où le nationalisme se manifeste en Algérie et en Tunisie.

Mais c'est surtout la politique de Briand qui vole en éclats.

L'Allemagne, frappée par la crise, ne paie plus les réparations.

Hitler devient chancelier le 30 janvier 1933 et le Reich quitte la Société des Nations, décide de réarmer et de remilitariser la rive gauche du Rhin.

Hitler tente même, en 1934, de s'emparer de l'Autriche (l'Anschluss).


Un front antiallemand se constitue, qui rassemble la France, le Royaume-Uni et l'Italie... fasciste.

Pour quelle politique ?

Quelle confiance peut-on avoir en Mussolini pour défendre les principes de la Société des Nations ?

Le ministre des Affaires étrangères, Barthou, retrouve la tradition de l'alliance franco-russe d'avant 1914. Mais la Russie, c'est l'URSS communiste, et le pacte franco-soviétique suscite l'opposition des adversaires du communisme. Barthou sera assassiné à Marseille en 1934 en même temps que le roi de Yougoslavie. La politique internationale avive ainsi les divisions de la vie politique française.

Contre l'Allemagne, soit ! Mais avec qui ? Mussolini ou Staline ?

Et pourquoi pas l'apaisement avec l'Allemagne nazie ? N'est-ce pas plus favorable aux intérêts français, à « nos valeurs » traditionnelles, que l'entente avec la Russie soviétique ?


Les passions idéologiques déchirent l'âme de la France. Des scandales – Stavisky – secouent le monde politique et font se lever une double vague d'antiparlementarisme : celui des ligues – Croix-de-Feu, Jeunesse patriotes, francistes – et celui des communistes.

Lorsque le gouvernement Daladier déplace le préfet de police de Paris – Chiappe –, soupçonné de complicité avec les ligues, celles-ci manifestent, le 6 février 1934.

Journée d'émeute : une dizaine de morts, des centaines de blessés place de la Concorde.

Paris n'avait pas connu une telle violence depuis plusieurs décennies.

Les Croix-de-Feu ne se sont pas lancés à fond dans la bataille. La prudence et la retenue de leur chef, le colonel de La Rocque, ont empêché qu'on jette « les députés à la Seine ».

Le 12 février, les syndicats, les socialistes et les communistes – unis de fait dans la rue – manifestent au cri de « Le fascisme ne passera pas ! ».


On peut craindre que ces affrontements ne conduisent à une situation de guerre de religion ou de guerre civile comme la France en a si souvent connu.

Perspective d'autant plus grave et « classique » que les camps qui s'affrontent affichent aussi des positions radicalement différentes en politique extérieure.

Dès ce mois de février 1934, alors que Hitler passe en revue les troupes allemandes, que Mussolini déclare qu'il faut que l'Italie obtienne en Afrique (en Éthiopie) des récompenses pour sa politique européenne, qu'en Asie le Japon a attaqué la Chine, la République semble être incapable de susciter une nouvelle « union sacrée ».

Où est le parti de la France ? Chacun se réclame de la nation mais regarde vers l'étranger.


Le pouvoir républicain a d'ailleurs cédé devant l'émeute du 6 février.

Daladier a démissionné.

Il est remplacé par Gaston Doumergue (soixante et onze ans) qui a été naguère président de la République. Ce radical-socialiste modéré est entouré de Tardieu et Herriot.

Le ministre de la Guerre est un maréchal populaire parmi les anciens combattants, Philippe Pétain (soixante-dix-huit ans).

Comment ces septuagénaires pourraient-ils unir et galvaniser l'âme de la France blessée, angoissée, repliée sur elle-même ?


De l'autre côté du Rhin, la jeunesse acclame le chancelier Hitler.

Il n'a que quarante-cinq ans.


59.

À partir de 1934, il n'y aura plus de répit pour la France. Durant quelques semaines, au printemps et au début de l'été 1936, l'opinion populaire aura beau se laisser griser par les accordéons des bals du 14 Juillet dans les cours des usines occupées par les ouvriers en grève, ce ne sera qu'une brève illusion.

L'espoir, le rêve, la jouissance des avantages obtenus du gouvernement du Front populaire – congés payés ; quarante heures de travail par semaine, etc. –, seront vite ternis, effacés même, par le déclenchement de la guerre d'Espagne, le 17 juillet 1936, et l'aggravation de la situation internationale.

La France est entrée dans l'avant-guerre.

Mais le pays refuse d'en prendre conscience.

Qui peut accepter, vingt ans seulement après la fin de la Première Guerre mondiale, si présente dans les corps et les mémoires, qu'une nouvelle boucherie recommence à abattre des hommes dont certains sont les survivants de 14-18 ?


Dès lors, on ne veut mourir ni pour les Sudètes, ces 3 millions d'Allemands de Tchécoslovaquie séduits par le Reich de Hitler, ni pour Dantzig, cette « ville libre » séparée du Reich par un « corridor » polonais.

Certes, la France a signé des traités avec la Tchécoslovaquie et la Pologne !

Mais quoi, le respect de la parole donnée vaut-il une guerre ?

Il faut la paix à tout prix, à n'importe lequel !

Et quand, à Munich, le 29 septembre 1938, Daladier et l'Anglais Chamberlain abandonnent sur la question des Sudètes, et donc, à terme, livrent la Tchécoslovaquie à Hitler, c'est dans toute la France un « lâche soulagement », selon le mot de Léon Blum.


Embellie illusoire du Front populaire !

Apparente sagesse de Léon Blum de ne pas intervenir en Espagne pour soutenir un Frente popular menacé par le pronunciamiento du général Franco !

Lâche soulagement au moment de Munich.

Ce sont là les signes de la crise nationale qui rend la France aboulique, passant de l'exaltation à l'abattement, de brefs élans au repliement.

Aussi les volontaires français qui s'enrôlent dans les Brigades internationales pour aller combattre auprès des républicains espagnols – Malraux est le plus illustre d'entre eux – sont-ils peu nombreux (moins de 10 000).

Même si le « peuple » ouvrier est solidaire de ses camarades espagnols, il aspire d'abord à « profiter » des congés payés et des auberges de jeunesse !

Attitude significative : elle révèle qu'on imagine que la France peut rester comme un îlot préservé alors que monte la marée guerrière.

Et, avec la non-intervention en Espagne, la ligne Maginot, l'accord de Munich, les élites renforcent cette croyance, cette illusion.

Comment, dans ces conditions, préparer la France à ce qui vient : la guerre contre l'Allemagne nazie ?


En fait, durant ces quatre années (de 1934 à 1938), c'est comme si le pays et ses élites avaient été incapables – ou avaient refusé – de voir la réalité, de trancher le nœud gordien de cette crise nationale qui mêlait chaque jour de façon plus étroite politiques intérieure et extérieure.


Au temps du Front populaire, le 14 Juillet, on défile avec un bonnet phrygien, et l'entente des communistes, des socialistes et des radicaux se fait ainsi dans l'évocation et la continuité de la tradition révolutionnaire.

L'hebdomadaire qui exprime cette sensibilité du Front populaire s'intitule Marianne.

On célèbre aussi – en mai 1936 – le souvenir de la Commune de Paris en se rendant en cortège au mur des Fédérés en hommage aux communards fusillés au cimetière du Père-Lachaise.

Nouvelle référence révolutionnaire alors que les mesures du Front populaire sont importantes – congés payés, scolarité obligatoire et gratuite jusqu'à quatorze ans –, mais ne « révolutionnent » pas la société française.

Au reste, les radicaux de Daladier, interprètes des classes moyennes, sont des modérés qui n'accepteront jamais une dérive révolutionnaire du Front populaire. D'autant moins que le basculement électoral qui a permis la victoire du Front, aux élections d'avril-mai 1936, ne porte que sur... 150 000 voix !


Les « discours » et « références » révolutionnaires ne sont donc qu'illusion, simulacre.

Mais ils sont suffisants pour provoquer l'inquiétude et même une « grande peur » parmi l'opinion modérée, dans les couches moyennes, chez les paysans.

Parce que, derrière le Front populaire, on craint les communistes ; ils ont désormais 76 députés – plus que les radicaux –, et il y a 149 députés socialistes. Ils ont refusé de participer au gouvernement radical et socialiste de Léon Blum, tout en le « soutenant ». Pourquoi, si ce n'est pour « organiser » les masses (les adhérents du Parti communiste sont passés de 40 000 en 1933 à plus de 300 000 en 1937) ?

Les propos révolutionnaires, joints à ces réalités, aggravent les tensions.

Lorsqu'on entend chanter les militants du Front populaire, portant le bonnet phrygien, « Allons au-devant de la vie. Allons au-devant du bonheur. Il va vers le soleil levant, notre pays », l'opinion modérée ne craint pas seulement un retour à la terreur de 1793. Ce chant est soviétique.

On a donc peur des « bolcheviks » au moment précis où les grands procès de Moscou dévoilent la terreur stalinienne.


Donc, indissociablement, à chaque instant de la vie politique, la situation intérieure renvoie à des choix de politique extérieure.

La peur, la haine entre Français, s'exacerbent. Salengro, ministre de l'Intérieur de Blum, est calomnié et se suicide. Georges Bernanos écrira : « L'ouvrier syndiqué a pris la place du Boche ». La nation, sur tous les sujets, est divisée.


Ainsi, en 1935, les élites intellectuelles s'indignent dans leur majorité que la France, à la Société des Nations, vote des sanctions contre l'Italie fasciste qui a entrepris la conquête de l'Éthiopie, État membre de la SDN.

Dans les rues du Quartier latin, à Paris, les étudiants de droite manifestent contre le professeur Jèze, défenseur du Négus.

Les académiciens évoquent la mission civilisatrice de l'Italie fasciste face à l'un des pays les plus arriérés du monde : cette « Italie fasciste, une nation où se sont affirmées, relevées, organisées, fortifiées depuis quinze ans quelques-unes des vertus essentielles de la haute humanité ». Et c'est pour protéger l'Éthiopie qu'on risque de déchaîner « la guerre universelle, de coaliser toutes les anarchies, tous les désordres » !

D'un côté, les partisans du Front populaire crient : « Le fascisme ne passera pas ! » ; sur l'autre rive de l'opinion, on affirme que le fascisme exprime les « vertus » de la civilisation européenne.

Quand la guerre d'Espagne se déchaîne, cette fracture ne fait que s'élargir, même si des intellectuels catholiques tels Mauriac, Bernanos et Maritain tentent d'empêcher l'identification entre christianisme et fascisme ou franquisme.


Ces oppositions donnent la mesure de la profondeur de la crise nationale française.

Le gouvernement du Front populaire – avec les peurs et les haines qu'il suscite, dont l'antisémitisme est l'un des ressorts – avive ces tensions, même s'il refuse d'intervenir officiellement en Espagne. Les radicaux s'y seraient opposés. De même, les Anglais sont partisans de cette politique de non-intervention qui est un laisser-faire hypocrite, puisque Italiens et Allemands aident Franco.

Si « le Juif » Léon Blum a dissous les « ligues », elles se reconstituent sous d'autres formes : les Croix-de-Feu deviennent le Parti social français (PSF). Son « chef », le colonel de La Rocque, rassemble plus de deux millions d'adhérents qui défilent au pas cadencé !

Un autre mouvement, le Parti populaire français (PPF), créé par un ancien dirigeant communiste, Doriot, réunit plus de 200 000 adhérents autour de thèmes fascistes.


À ces partis légaux s'ajoutent des organisations « secrètes », comme le Comité social d'action révolutionnaire – la « Cagoule » –, financé par l'Italie fasciste, qui se livre à des attentats provocateurs et, à la demande de Mussolini, perpètre l'assassinat d'exilés politiques italiens comme celui des frères Rosselli.

Tous ces éléments semblent préfigurer une « guerre civile », même si la masse de la population reste dans l'expectative, d'abord soucieuse de paix intérieure et extérieure.

C'est cette tendance de l'opinion que les élites politiques suivent et flattent au lieu de l'éclairer sur les dangers d'une politique d'apaisement.


Dans ces conditions, aucune politique étrangère rigoureuse et énergique, à la hauteur des dangers qui menacent le pays, n'est conduite.

D'ailleurs, le système politique marqué par l'instabilité et l'électoralisme l'interdit.

Les radicaux demeurent le pivot sensible de toutes les combinaisons gouvernementales.

Le 21 juin 1937, ceux du Sénat font tomber Léon Blum, qui, sans illusions, demandait les pleins pouvoirs en matière financière.

C'en est fini du Front populaire, et, en novembre 1938, un gouvernement Daladier reviendra même sur les quarante heures. La grève générale lancée par la CGT sera un échec.

Ceux qui avaient cru à l'embellie, à l'élan révolutionnaire, sont dégrisés. Le mirage s'est dissipé. L'amertume succède à l'espérance.

On avait voulu croire aux promesses et aux réalisations du Front populaire.

On retrouve le scepticisme et on s'enferme dans la morosité et la déception.


La politique extérieure, elle, provoque le désarroi.

Quand, le 7 mars 1936, Hitler, en violation de tous les engagements pris par l'Allemagne, a réoccupé militairement la Rhénanie, le président du Conseil, le radical Albert Sarraut, a déclaré :

« Nous ne sommes pas disposés à laisser placer Strasbourg sous le feu des canons allemands ! »

Une réponse militaire française aurait pu alors facilement briser la faible armée allemande et le nazisme.

Mais, après ses rodomontades, le gouvernement français recule. Il ne veut pas se couper de l'Angleterre. Et, à la veille des élections législatives, il pense que le pays n'est pas prêt à une mobilisation que le haut état-major juge nécessaire si l'on veut contrer l'Allemagne.

Capitulation de fait, lâche soulagement...

Mussolini a compris où se situent la force et la détermination : en janvier 1937, il crée un « axe » italo-allemand, abandonnant à leur sort la France et l'Angleterre.


Même impuissance quand Hitler, en mars 1938, réalise l'Anschluss et entre, triomphant, dans Vienne.

Même renoncement à Munich, le 29 septembre 1938, et même lâche soulagement.

On veut croire que c'est « la paix pour une génération ». À son retour de Munich, on acclame Daladier, « le sauveur de la paix ».

Mais c'est tout le système d'alliances français qui se trouve détruit.

La Tchécoslovaquie est condamnée.

Pourquoi se battrait-on pour la Pologne, maintenant menacée par l'Allemagne qui veut recouvrer Dantzig ?

Et que peut penser l'URSS de cet accord de Munich qui, comme l'écrit un journal allemand, « élimine la Russie soviétique du concept de grande puissance » ?

Car la volonté d'écarter l'URSS de l'Europe et de pousser Hitler vers l'est est évidente à la lecture de l'accord de Munich.


En décembre 1938, le ministre des Affaires étrangères du Reich, Ribbentrop, vient signer à Paris une déclaration franco-allemande.

Ce n'est pas une alliance, mais c'est plus qu'un traité de non-agression.

Pour ne pas heurter les nazis, on a conseillé aux ministres juifs du gouvernement français de ne pas se rendre à la réception donnée à l'ambassade d'Allemagne.

Voilà jusqu'où sont prêtes à s'abaisser les élites politiques françaises !

Et c'est le gouvernement républicain d'un pays souverain, qu'aucune occupation ne contraint, qui prend cette décision !

Elle condamne un système politique et les hommes qui le dirigent.

Comment pourraient-ils demain, dans l'orage qui s'annonce, prendre les mesures radicales et courageuses qu'impose la guerre ?


En fait, écrit Marc Bloch, « une grande partie des classes dirigeantes, celles qui nous fournissaient nos chefs d'industrie, nos principaux administrateurs, la plupart de nos officiers de réserve, défendaient un pays qu'ils jugeaient d'avance incapable de résister ».

Marc Bloch ajoute : « La bourgeoisie s'écartait sans le vouloir de la France tout court. En accablant le régime, elle arrivait, par un mouvement trop naturel, à condamner la nation qui se l'était donné. »

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