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LA MESSE DU ROI ET DES CARDINAUX
1589-1661
22.
Comment Henri IV, hérétique et relaps, qu'un souverain a choisi pour lui succéder après avoir été frappé par le poignard d'un moine fanatique, peut-il rassembler autour de lui son royaume déchiré par les haines religieuses ?
À peine un sixième de la France l'a reconnu.
La capitale est entre les mains de la Sainte Union des ligueurs, soumise aux Guises. Les Parisiens suivent les processions des prêtres, des moines, qui, brandissant crucifix et portraits de la Vierge, exaltent le tyrannicide et la vraie foi. Le pape les soutient. L'Espagne de Philippe II finance les Guises, envoie ses soldats pour renforcer les rangs des ligueurs, et rêve de voir monter sur le trône de France Isabelle, l'infante, la petite-fille de Henri II, et de soumettre ainsi la France aux Habsbourg.
Et c'est cependant Henri IV qui va l'emporter.
Il lui faut d'abord conquérir son royaume comme s'il s'agissait d'une terre étrangère, et, pour cela, faire appel à l'aide des soldats d'Élisabeth Ire, ces anglicans, adversaires des papistes.
Il a besoin d'argent.
Il se dirige donc vers la Normandie, la grasse province qui verse le plus d'impôts et dont les ports nombreux peuvent accueillir les navires anglais.
Le 21 septembre 1589, il remporte la victoire à Arques – près de Dieppe – contre les troupes de Guise, du duc de Mayenne, et il est à nouveau vainqueur des ligueurs et des Espagnols à Ivry (le 14 mars 1590).
Il a lancé : « Ralliez-vous à mon panache blanc ! »
Cela vaut certes pour une bataille, mais le royaume ne se soulève pas en sa faveur, même si les provinces et les parlements de Rennes et de Bordeaux se rallient à lui.
Cela ne représente encore jamais que la moitié du royaume. Et s'il réussit à s'emparer de Chartres, il a échoué devant Rouen, et n'a pu longtemps faire le siège de Paris.
La France est divisée. Les moines casqués, les ligueurs, les milices, tiennent la capitale. Et ce roi qui aspire à gouverner la France commence par faire mourir de faim les Parisiens en les enfermant dans un blocus impitoyable : on fabrique du pain en broyant les os des squelettes arrachés au cimetière des Innocents ! On dénombrera près de cinquante mille victimes de la disette, de la maladie et des combats.
Ce sont les troupes espagnoles d'Alexandre Farnèse qui viennent desserrer le siège et prennent garnison dans Paris.
Telle est la France : quand elle n'est pas unie, elle s'entre-dévore, elle en appelle à l'étranger.
Les passions s'y exacerbent, mais, en même temps, dans chacun des camps, des « politiques », des « réalistes », commencent à penser qu'il faut trouver des solutions de compromis.
Et ces « raisonnables » se séparent peu à peu d'avec les plus « zélés » de leurs compagnons. La France apparaît aux « politiques » si divisée que, sous peine de la voir éclater, disparaître, il leur faut trouver des solutions qui ne satisfont pas les « zélés », mais expriment l'équilibre des forces.
Les passions françaises conduisent ainsi paradoxalement à l'« arrangement » qui permet la reconstitution de l'unité nationale. Mais cette « sagesse » ne l'emporte qu'après que l'on a éprouvé l'impossibilité et souffert des cruautés des solutions extrêmes.
C'est à Paris que tout se joue et que se confirme le rôle décisif, central, de la capitale, et qu'ainsi s'accuse un trait majeur de l'histoire française.
Là s'esquisse parmi les ligueurs des revendications politiques extrêmes. Les « catholiques zélés » veulent un roi contrôlé par les états généraux. Le conseil des Seize de la Ligue et un comité secret des Dix dressent des listes de proscription de personnalités à « épurer ».
On perquisitionne. On menace.
Le « papier rouge » énumère les noms de ceux qui doivent être « pendus, dagués, chassés ». Les lettres P, D, C, indiquent le châtiment prévu.
Et trois magistrats, dont le président Brisson, soupçonnés d'être des « politiques », c'est-à-dire des « modérés » indulgents envers l'hérésie, donc des traîtres, sont pendus et leurs cadavres exposés en place de Grève.
Un climat de terreur s'installe ainsi dans Paris.
Les « zélés » développent dans un même mouvement une conviction religieuse radicale – contre les huguenots – et une idéologie égalitaire.
Ils contestent la transmission héréditaire des titres nobiliaires.
Ils s'en prennent à ceux qui, en pleine disette – due au blocus de Paris par les armées de Henri IV –, ont leurs plats « pleins de grasse soupe ».
Ces revendications inquiètent les gentilshommes, le duc de Mayenne et les bourgeois aisés.
Des divisions se font jour parmi les ligueurs. Le roi, redécouvre-t-on, est le garant de l'ordre, et les « zélés » répandent au contraire des ferments de désordre, voire de révolution.
On aspire à la paix, à l'unité du royaume autour du souverain. Et le patriotisme vient s'ajouter à ces motivations sociales. On se veut « vrai Français ». On rejette et on craint la présence et la politique des Espagnols.
On craint l'éclatement du pays. On s'inquiète de ces villes « qui veulent un conseil à part, comme si chacune d'elles eût voulu se former sur le modèle et le plan d'une république ». La France ne risque-t-elle pas de devenir « une Italie, et les villes changées en Sienne, Lucques et Florence, ne ressentant plus rien de leur ancien gouvernement et du bel ordre de l'illustre monarchie » ?
Ainsi le « bloc » catholique se fissure-t-il.
La passion religieuse et les revendications républicaines et égalitaires qu'elle charrie, la « terreur » qu'elle commence à répandre, rencontrent les réticences, l'opposition des « politiques », des « nobles », des « bourgeois », des patriotes attachés au modèle monarchique français.
Et le duc de Mayenne, les Guises, les chefs traditionnels de la Ligue, préfèrent en définitive choisir l'ordre.
Les plus zélés des ligueurs sont arrêtés.
Les responsables des exécutions du président Brisson et des deux autres magistrats sont pendus.
En décembre 1589, le duc de Mayenne vide de ses pouvoirs le conseil des Seize et les concentre dans ses mains.
Le « dérapage » de la Sainte Union vers des solutions extrêmes est arrêté.
En France, les poussées « révolutionnaires » sont rapidement enrayées par l'attachement à l'unité du royaume – à celle de la nation – et à l'ordre social.
Le « moment » de l'extrémisme laisse des cicatrices, développe des conséquences politiques, mais, à la fin, c'est le compromis qui s'impose.
La violence est présente dans l'histoire nationale, mais cette tempête est de brève durée et un équilibre national finit par se reconstituer, recimentant la nation et restaurant la cohésion du corps social.
L'intelligence de Henri IV est de l'avoir compris.
Il mesure qu'il ne peut conquérir son royaume par le seul usage de la force.
Il n'a pas pu entrer dans Paris. Les ligueurs ne sont pas vaincus. Il doit, s'il veut régner et être reconnu comme souverain, incarner l'unité du royaume, faire une concession majeure, abjurer sa foi huguenote afin d'exprimer, par ce choix, qu'il s'inscrit dans la tradition nationale, et donc sacrifier sur l'autel de l'unité sa foi protestante.
Le 25 juillet 1593, en la basilique de Saint-Denis, il abjure, entend la messe et communie.
Le 27 février 1594, il est sacré à Chartres, puisque Reims est encore aux mains des ligueurs.
À Pâques, il touchera les écrouelles. Il entrera dans Paris le 22 mars 1594, entendra un Te Deum à Notre-Dame avant de faire son entrée solennelle dans la capitale le 15 septembre.
Les politiques, les patriotes, tous ceux qui sont soucieux d'ordre social et qui veulent « recoudre » le tissu national, sont satisfaits.
Les villes se rallient à Henri IV.
Les garnisons espagnoles quittent le pays.
Les états généraux, qui voulaient contrôler le roi, sont discrédités.
Les Jésuites, accusés de prôner le tyrannicide, sont expulsés en 1594, et le pape, dans une cérémonie d'expiation à Rome, reconnaît l'abjuration de Henri IV et son retour au sein de la Sainte Église catholique.
Les Français, écrivent les partisans du roi dans des textes de propagande, ont refusé d'avaler le « catholicon d'Espagne », cette drogue étrangère qu'on voulait leur faire boire.
« Notre roi est maintenant catholique, il va à la messe, il faut le reconnaître et il ne faut plus que l'on nous trompe. »
Mais la souveraineté de Henri IV ne sera définitivement établie qu'après qu'il aura brisé les résistances armées des Guises en Bretagne (le duc de Mercœur) et en Bourgogne (le duc de Mayenne).
En fait, ces victoires militaires ne sont que de façade. Henri IV achète les ralliements. Le Trésor royal déboursera à cette fin 32 millions de livres.
L'unité du royaume se paie cher. C'est dire que si la raison l'emporte, si les « politiques » ont triomphé, en fait les divisions demeurent. On choisit l'équilibre, non l'adhésion enthousiaste.
Et il faut encore, pour empêcher les cicatrices de se rouvrir, en finir avec l'action de l'étranger.
Henri IV déclare la guerre à l'Espagne en sorte que l'unité nationale s'affirme aussi dans le combat contre les Habsbourg. Il est victorieux des Espagnols à Fontaine-Française, sur les bords de la Saône.
Mais les Espagnols assiègent Amiens, et la paix ne sera conclue que le 2 mai 1598, à Vervins.
Henri IV a pu signer à Nantes un traité avec les huguenots (30 avril 1598).
Moment important dans la construction de l'âme de la France. En refusant d'envoyer des renforts alors que les Espagnols assiégeaient Amiens, les huguenots ont montré leur détermination, leur amertume, leurs réticences face à ce roi qui a abjuré leur foi, même si de nombreux pasteurs ont fait le même choix que lui. L'édit de Nantes – ville ligueuse ! – leur accorde la liberté de conscience, l'égalité des droits, la liberté de culte, et des articles secrets leur assurent d'une part le versement par le roi de 45 000 écus par an – les pasteurs en exercice seront payés –, d'autre part le contrôle de 150 villes qui seront des « refuges de sûreté » possédant une garnison dont le souverain sera le gouverneur et dont il paiera l'entretien.
Les huguenots constituent ainsi un État dans l'État.
C'est dire que l'édit de Nantes n'est qu'un traité de compromis, de paix civile. Il marque cependant la difficile naissance, à l'avenir incertain, d'une exception française : l'acceptation de la coexistence, en un seul royaume, de deux religions ; et donc, en germe, la séparation de la religion et de l'État.
Quelles que soient les arrière-pensées des uns et des autres, les soupçons, les regrets des catholiques devant l'hérésie qui, loin d'être « extirpée », est ainsi reconnue, et les amertumes inquiètes des protestants face à ce monarque qui les a reniés, un sillon commence à être tracé.
Il n'est pas encore profond.
On pense toujours qu'un royaume n'est réellement uni que si tous les sujets du roi partagent avec lui la même foi, qui ne saurait être que catholique.
Mais l'amorce de ce sillon existe, et une graine fragile y a été semée.
23.
À peine douze années séparent la signature de l'édit de Nantes, le 30 avril 1598, et ce 14 mai 1610, quand, à Paris, dans l'étroite rue de la Ferronnerie, vers six heures de l'après-midi, François Ravaillac – « la barbe rousse et les cheveux tant soit peu dorés » – profite d'un arrêt du carrosse royal pour tuer de deux coups de poignard Henri IV, que les poètes de la Cour avaient comparé à Mars, à Hercule, à Charlemagne, et qu'ils avaient surnommé Henri le Grand.
Même si Ravaillac n'a été le bras armé d'aucune conspiration, cet acte criminel révèle le rapport complexe que les Français entretiennent désormais avec leur roi.
Depuis le début des guerres de Religion, des moines, des prédicateurs – curés ou pasteurs –, ont légitimé le tyrannicide. Il faut châtier l'hérétique ou le huguenot qui a abjuré, et Henri III a succombé aux poignards. La personne du roi est certes « sacrée ». Y attenter est donc « sacrilège ». Mais, en même temps, elle peut être « sacrifiée » afin d'expier ses fautes. Et le régicide est célébré comme un martyr : le moine Jacques Clément, assassin de Henri III, a été sanctifié par les moines ligueurs.
Il y a ainsi un double mouvement contradictoire autour de la personne du roi.
Celui-ci renforce ses pouvoirs, et jamais souverain n'a été plus encensé que ne l'est Henri IV, mais l'idée s'est peu à peu répandue qu'on pouvait le punir de mort – ce qui est fait. Ou le désigner, le renvoyer, cela qui a été réclamé par les états généraux, même si cette éventualité n'est jamais devenue réalité. Cependant, l'hypothèse demeure dans les grimoires et les mémoires.
Et personne ne l'oublie.
Ainsi, lorsque Henri IV s'emploie à affirmer et élargir son autorité, les parlements résistent et il doit faire plier chacun d'eux afin qu'il enregistre l'édit de Nantes.
C'est dire que les parlementaires – comme la majorité de la population – n'admettent pas que des sujets du roi pratiquent une religion différente de celle de leur souverain, et que cette communauté ait obtenu des garanties – juridiques et même militaires – particulières à ce sujet.
Ces réticences révèlent que les guerres de Religion marquent le début d'une ère du soupçon entre le monarque et son peuple.
Certes, Henri IV s'impose avec habileté et détermination.
Il dit aux parlementaires : « Je couperai la racine à toute faction et à toute prédication séditieuses. »
Il sait bien que les universités et les assemblées du clergé condamnent l'édit de Nantes. Lorsqu'elles invoquent la papauté, il les admoneste :
« Être bien avec le pape ? J'y suis mieux que vous ; je vous ferai tous déclarer hérétiques pour ne me pas obéir ! »
Et, habilement, il accepte le retour des Jésuites dans le royaume, et choisit pour confesseur le père Coton, membre de la Compagnie.
Cette concession ne le conduit pas pour autant à admettre l'application des décrets du concile de Trente. La France « gallicane » ne s'ouvrira que difficilement à la Contre-Réforme, et s'affirme ainsi une particularité française : le royaume est catholique, mais proclame son indépendance à l'égard de la théologie – et de la politique – vaticanes.
Henri IV répète qu'« un roi n'est responsable qu'à Dieu et à sa conscience ».
Il faut que les décisions et les actes du monarque confirment cette souveraineté qui ne se reconnaît que des limites divines et personnelles.
Dès lors, la glorification de la personne du souverain et de sa politique est essentielle.
Les poètes officiels – François de Malherbe –, les sculpteurs, les architectes, les peintres, s'emploient à exprimer, à illustrer, à construire la « représentation » du roi :
La rigueur de ses lois, après tant de licence,
Redonnera le cœur à la faible innocence,
écrit Malherbe dans sa Prière pour le Roi Henri le Grand.
La terreur de son nom rendra nos villes fortes,
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Et le peuple qui tremble aux frayeurs de la guerre,
Si ce n'est pour danser n'orra plus de tambours.
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Tu nous rendras alors nos douces destinées :
Nous ne reverrons plus ces fâcheuses années
Qui pour les plus heureux n'ont produit que des pleurs :
Toute sorte de biens comblera nos familles,
La moisson de nos champs lassera les faucilles
Et les fruits passeront la promesse des fleurs.
Cette mise en scène des actions du roi – la « poule au pot » ! – constitue, par son ampleur, une novation, et souligne cette exaltation du pouvoir royal qui caractérisera la monarchie française. Celle-ci est « sacrée ». Elle œuvre pour le bien du royaume.
Manière de contenir le « soupçon » qui la menace, et de justifier la répression qui frappe ceux qui se rebellent : les grands et leurs clientèles.
Le maréchal de Biron, qui a conspiré avec le duc de Savoie, sera décapité en 1602.
Les duels sont interdits, la haute aristocratie est surveillée, et certains de ses membres sont emprisonnés ou contraints à la fuite (Condé et sa jeune femme, poursuivie par les assiduités du monarque, se réfugieront dans les Pays-Bas espagnols).
Le gouvernement est resserré, quelques dynasties ministérielles – les Pomponne, les Jeannin, les Villeroy – s'affirment, tandis qu'une politique cohérente, centralisée, interventionniste dans l'économie et la finance, se met en place. Des hommes comme Sully et Barthélemy de Laffemas élaborent un « modèle français ».
Un Olivier de Serres publie le Théâtre d'agriculture et ménage des champs. De grands travaux – routes, drainage des marais poitevins, canal de Briare, construction d'arsenaux et de galères – sont lancés.
Les châteaux – Chambord, Fontainebleau, Saint-Germain –, l'aménagement de Paris – le Louvre, le Pont-Neuf, les places Royale et Dauphine – matérialisent cette politique.
Paris, un temps délaissée par les Valois, qui lui avaient préféré les bords de Loire, redevient le centre d'un royaume repris en main : une capitale, « miracle du monde ».
Ce « modèle français » est soutenu par une démographie vigoureuse. En l'espace de ces quelques années, le royaume de France redevient le plus puissant, le plus peuplé, le plus riche des royaumes de la chrétienté.
C'est une « seconde Renaissance » qui se déploie malgré la hausse des prix, la ruine de nombreux petits propriétaires paysans étranglés par le renchérissement des fermages, le poids de l'usure.
Sully et Barthélemy de Laffemas réussissent à stabiliser le cours de la monnaie, à reconstituer un trésor royal, et l'activité économique dans les manufactures (tapisseries, soieries, métallurgie, constructions navales) anime un « mercantilisme » : il faut « exporter » et non importer.
Mais – c'est un autre trait de l'âme de la France – l'État centralisé joue là le rôle majeur. C'est lui qui crée, incite, oriente, contrôle.
C'est autour de lui que tout s'organise. Dès lors, la question de ses finances est capitale.
Il faut trouver de l'argent.
On a abaissé la taille, mais on augmente la gabelle. Et la misère paysanne perdure. Le besoin d'argent comme l'attrait qu'exerce le pouvoir expliquent la création de l'« impôt » de la paulette (du nom du financier Paulet), qui va orienter l'évolution de la société française et peser sur l'avenir de la monarchie.
Il s'agit de faire payer chaque année une taxe aux titulaires d'offices, qui leur assurera l'hérédité des charges qu'ils ont acquises.
La vénalité des offices – moyen de faire rentrer de l'argent dans les caisses – est ainsi associée à l'hérédité de ces offices. Est ainsi créée une bourgeoisie d'officiers, une noblesse de robe liée au pouvoir monarchique et donc le soutenant, mais devenant une « caste » proliférante, un véritable « quart état » constitué d'officiers héréditaires.
Ils renforcent l'absolutisme et le pouvoir de la monarchie. Ils en dépendent. Ils en sont donc solidaires, mais, d'une certaine manière, ils l'emprisonnent. Ils ossifient le pouvoir et la société. Et, au lieu d'investir dans les activités économiques, dans la production ou le commerce, ils gèrent leur bien prestigieux : leur charge héréditaire.
Le pouvoir royal mesure à la fois l'intérêt de cette « noblesse de robe » qui l'alimente, et la difficulté qu'il éprouve à se servir d'elle.
L'État multiplie alors les « commissaires », les « intendants », qui sont ses agents zélés et obéissants.
Ainsi se dessine au début du xviie siècle le pouvoir français : un centre lié à cette noblesse de robe et agissant par l'intermédiaire d'agents à son service, exécutants efficaces et dévoués.
Cette armature, si elle maintient le pays rassemblé autour du pouvoir central, si elle fait du royaume de France, dès les années 1600, le plus structuré des États d'Europe, si elle favorise le rôle de l'État, risque de faire perdre à la société sa souplesse, sa capacité d'initiative.
Elle peut conduire de ce fait, en cas de conflit, à une remise en cause du pouvoir central, à qui chacun est lié et dont tout dépend.
On le mesure au printemps de 1610 quand Henri IV décide d'entrer en guerre contre l'Espagne, manière d'affaiblir l'empereur du Saint Empire romain germanique, qui, par le jeu de la succession ouverte en deux duchés – Clèves et Juliers –, peut se retrouver sur les bords du Rhin. Or le Habsbourg allié de l'Espagne est l'ennemi.
Henri a rassemblé une armée de 100 000 hommes. Il est d'autant plus impatient d'intervenir aux Pays-Bas espagnols que Condé et son épouse s'y sont réfugiés. Et que Henri IV, le « Vert-Galant », entend bien conquérir la jeune femme.
Mais ce n'est là qu'un aspect anecdotique, significatif du rôle des femmes et des passions qu'elles suscitent dans le fonctionnement de la monarchie française. Elle ne doit pas masquer le grand projet de politique extérieure du roi : s'allier aux princes luthériens, aux Hollandais calvinistes, pour mieux s'opposer aux Espagnols catholiques.
Henri IV a veillé à faire couronner, le 13 mai 1610, la reine Marie de Médicis, qui assurera ainsi, tandis qu'il sera en campagne, la présidence du conseil de régence.
Mais cette entreprise ambitieuse, qui vise à faire de la France l'arbitre de l'Europe en réduisant l'influence des Espagnols et des Habsbourg d'Empire, a des conséquences dans le royaume même : elle ravive les soupçons envers ce roi qui fut huguenot, relaps avant d'abjurer.
Tout ceux qui ont condamné l'édit de Nantes s'inquiètent de voir ce souverain faire peut-être le jeu des hérétiques.
Et François Ravaillac, posant le pied sur l'un des rayons de la roue du carrosse royal, rue de la Ferronnerie, poignarde le souverain, le 14 mai vers six heures de l'après-midi.
Ravaillac sera soumis à la question. Les jambes brisées, le corps tailladé, il sera écartelé en place de Grève et le peuple brûlera ses restes.
Le cœur de Henri IV, enchâssé dans un reliquaire, est déposé au collège jésuite de La Flèche, son corps embaumé repose à Saint-Denis.
Le roi est mort, vive le roi !
C'est Louis XIII, un enfant de neuf ans.
Marie de Médicis assurera la régence du royaume.
24.
Qui tue le roi blesse le royaume.
Et ce d'autant plus qu'au souverain assassiné succède un enfant, symbole de la faiblesse, incapable de tenir les rênes.
Or la nation française est couturée de cicatrices mal refermées, d'ambitions refoulées, de haines, d'amertumes et de regrets.
Il y a les grands – le prince de Condé, le duc de Longueville, les ducs de Guise et de Bouillon – et, derrière eux, leurs clientèles, toute cette noblesse d'épée que Henri IV a humiliée, vaincue, et qui rêve à nouveau, comme aux pires moments des guerres civiles, de se partager le royaume, de dominer le sommet de l'État.
La scène centrale n'est occupée que par une régente, la reine Marie de Médicis, entourée de ce couple que l'on présente comme des aigrefins, des pilleurs de trésors : Concino Concini et sa « sorcière » de compagne, Leonora Galigaï.
Les libelles contre eux se multiplient. Les grands s'impatientent, rejoints par la noblesse de robe, parlementaires, officiers propriétaires de leurs charges qu'ils peuvent désormais léguer.
Marie de Médicis, croyant renforcer son pouvoir, s'est présentée devant le parlement de Paris pour se faire confirmer par l'assemblée qu'elle était bien la régente « des affaires du royaume pendant le bas âge dudit seigneur son fils ».
Elle semble ainsi avouer sa faiblesse, ce besoin de reconnaissance, alors que Henri IV avait veillé à ce qu'elle fût sacrée régente.
Or, quand en France la clé de voûte du pouvoir s'affaiblit, ne peut tenir toute sa place, c'est l'édifice entier qui se fissure.
Les factions animées par les grands se reconstituent. Les protestants, autour du duc de Rohan, créent des assemblées permanentes afin d'être prêts à réagir à toute remise en cause de l'édit de Nantes. Ils renforcent leur organisation militaire et politique. Ils craignent qu'un changement d'orientation du pouvoir ne s'opère à leur détriment.
C'est que les signes ne manquent pas, montrant une nouvelle fois qu'en France la politique intérieure et les choix de politique étrangère sont toujours intimement liés.
Par sa situation géopolitique, la France est l'épicentre de l'Europe, et s'il se met à trembler – si le roi ou l'État sont contestés –, c'est tout le système des relations internationales européennes qui se recompose.
Henri IV avait déclaré la guerre à l'Espagne en s'appuyant sur les puissances protestantes, contestant ainsi la suprématie des Habsbourg d'Allemagne et d'Espagne.
Le nouveau pouvoir signe la paix avec l'Espagne, à la grande satisfaction du « parti dévot », mais en suscitant l'inquiétude des « politiques », de ces « bons Français » qui placent les considérations religieuses au second plan, cherchant d'abord à conforter la puissance du royaume face aux Habsbourg.
Dès 1612, Marie de Médicis, dévote, prépare des « mariages espagnols » : Louis XIII épousera l'infante Anne d'Autriche, et Élisabeth, sœur de Louis XIII, se mariera avec le futur Philippe IV d'Espagne.
C'est bien une réorientation majeure de la politique étrangère du royaume qui se précise. Elle place la France dans une situation de dépendance à l'égard de l'Espagne ou des Habsbourg d'Allemagne au moment même où commence le grand affrontement de la guerre de Trente Ans (1618-1648), dans laquelle la France laisse les Impériaux envahir le Palatinat ou briser la révolte tchèque, ou encore Philippe IV d'Espagne faire la guerre aux Provinces-Unies.
La politique du parti dévot l'emporte. Elle est aux antipodes des choix d'un François Ier s'alliant avec Soliman le Magnifique pour s'opposer à Charles Quint, ou encore de ceux de Henri IV s'appuyant sur les princes luthériens et les Provinces-Unies.
Ce choix d'un traité d'alliance avec l'Espagne (1612), qui conduit à la conclusion des « mariages espagnols », ne s'explique pas seulement par des raisons religieuses.
Les décrets du concile de Trente sont désormais appliqués en France. Un renouveau religieux se manifeste avec la création d'ordres mendiants, de collèges jésuites, et l'émergence de fortes personnalités comme saint François de Sales, saint Vincent de Paul, Bérulle.
En fait, le royaume est trop divisé, trop déchiré en factions rivales pour appliquer un projet de politique extérieure qui consisterait – comme l'avait esquissé Henri IV – à faire de la France l'arbitre de l'Europe en assurant ainsi la prépondérance française et en supplantant par là les Habsbourg, qu'ils soient d'Allemagne ou d'Espagne.
Il faudrait, pour y parvenir, rassembler le royaume. Or les grands conduisent des guerres civiles contre la régente et le roi mineur (1614-1616 ; 1616-1617). Les protestants du Béarn prennent à leur tour les armes.
Les états généraux réunis à Paris en octobre 1614 montrent l'impossibilité de formuler des propositions – fiscales, par exemple – rassemblant les trois ordres (clergé, noblesse, tiers état).
On voit la vieille noblesse s'opposer à la nouvelle, définie par ses fonctions.
Incapable de rassembler, le pouvoir est cependant servi par ces divisions qui réduisent les états généraux à une impuissance comparable à la sienne.
Les « officiers » proclament orgueilleusement qu'ils sont, de par leurs fonctions, liés au monarque : « Nous représentons Votre Majesté en nos charges, dit le prévôt des marchands de Paris, Miron. Qui nous outrage, viole Votre autorité, voire commet en certains cas le crime de lèse-majesté. »
En France, la carence ou le trouble au sommet de l'État provoquent inéluctablement l'éclatement de la nation en groupes rivaux.
Dans ces conditions, le pouvoir n'échappe pas à la critique. Chaque clan formule ses « remontrances ».
Le parlement de Paris présente les siennes en mai 1615, et élabore un véritable programme, demandant le retour à la politique extérieure de Henri IV, critiquant les conseillers de la reine, ces « étrangers » prévaricateurs.
Quelques semaines plus tard, Condé publie un manifeste exigeant que la Cour suive les cahiers des états généraux. C'est dire que le « soupçon » à l'égard de la monarchie est devenu acte d'accusation.
Les mesures prises par Concini pour tenter de faire face à ces oppositions – il fait entrer au Conseil Armand Jean Du Plessis, futur cardinal de Richelieu, chargé des Affaires étrangères –, l'emprisonnement de Condé à la Bastille, puis l'envoi de troupes en Champagne et dans le Nivernais pour réduire une rébellion du duc de Nevers, si elles recréent un semblant d'ordre, ne peuvent rétablir l'unité et l'autorité du pouvoir.
Car dans la monarchie française, qui est déjà absolutiste, c'est le roi qui les incarne. Il est le cœur du royaume et de la construction politique. S'il est absent ou empêché, le royaume entre en crise.
L'âme de la France ne peut vivre sans un « centre », une clé de voûte.
Ainsi le coup d'État organisé par Charles d'Albert de Luynes avec l'assentiment du roi est-il un premier pas nécessaire vers le retour à l'ordre.
Le 24 avril 1617, Concini est assassiné. Son corps, déterré par la foule, est dépecé, brûlé, ses cendres répandues, et Leonora Galigaï exécutée à son tour comme sorcière. Marie de Médicis chassée, Louis XIII, âgé de seize ans, confie le pouvoir réel à Luynes.
Mais le roi doit s'imposer par les armes : contre Marie de Médicis – la guerre de la mère et du fils –, contre les grands en Guyenne et en Normandie, contre les protestants en Béarn.
Luynes tout comme le dévot Louis XIII continuent la « politique » qui privilégie les mobiles religieux et ne se dresse donc pas contre le Habsbourg.
Les Espagnols prennent pied dans la Valteline, et la France se retrouve ainsi menacée d'encerclement, les armées espagnoles étant désormais toutes proches de celles de l'empereur de Vienne.
La mort de Luynes, en 1621, permet le raccommodement du roi et de sa mère.
Or celle-ci a eu pour conseiller le cardinal de Richelieu, longtemps partisan de l'alliance avec l'Espagne, mais qui, devant les initiatives de Madrid et de Vienne, a pris conscience de l'effacement et de la subordination qu'elles impliquent pour la France.
Avec son entrée au Conseil, le 29 avril 1624, les conditions d'un changement de politique, si le roi l'entérine, sont réunies.
Quinze années viennent d'être perdues, le royaume étant paralysé par des luttes vaines.
Elles ont cependant confirmé que la France, à tout moment de son histoire, peut s'enfoncer dans le marécage de ses divisions, connaître l'impuissance, les haines fratricides, les violences, les assassinats, les exécutions les plus barbares, puis recouvrer l'unité un temps perdue et donc sa force.
25.
La France était entravée.
Or il faut moins de vingt ans à Richelieu et à Louis XIII pour en faire l'un des acteurs majeurs de la politique européenne, et donc aussi pour remodeler le gouvernement, la société et l'âme du royaume.
En 1624, lorsque Richelieu est appelé au Conseil du roi, la France hésitait à choisir une politique.
Le 4 décembre 1642, quand meurt le Cardinal, suivi le 14 mai 1643 par le roi, le royaume est engagé sur une trajectoire qui détermine son avenir.
En fait, tout s'est joué en quelques semaines, même s'il a fallu plusieurs années pour déployer les conséquences du diagnostic que, dès le mois de novembre 1624 – il est entré au Conseil le 29 avril –, formule Richelieu :
« Les affaires d'Allemagne sont dans un tel état, écrit-il à Louis XIII, que si le roi les abandonne, la Maison d'Autriche se rendra maîtresse de toute l'Allemagne, et ainsi assiégera la France de tous côtés. »
Le souverain partage cette analyse.
Il a renouvelé en juin 1624, malgré les « dévots », son alliance avec les Provinces-Unies protestantes. Or elles sont en guerre avec l'Espagne catholique.
Mais Louis XIII n'a pas encore tranché définitivement. Il demeure fidèle au rapprochement avec l'Espagne, dont le roi est son beau-père. Louis reste un dévot.
Le Cardinal, lui, a choisi. L'ambassadeur de Venise note : « En toutes choses, Richelieu se fait connaître plus homme d'État que d'Église. »
C'est là une orientation décisive.
Elle place la politique au cœur de toutes les décisions. Elle est laïque dans son essence. Elle ne vise pas des objectifs « religieux », mais est portée par l'« idée que la place du royaume de France parmi les nations » doit être la première.
Encore, pour y parvenir, faut-il tout subordonner à cette ambition nationale et dynastique.
Cela suppose une direction ferme et unifiée de l'État. Une société soumise où les corps intermédiaires (parlements, états provinciaux) ne jouent qu'un rôle mineur, où l'on ne tolère aucune indépendance des grands, ces princes toujours tentés de se partager le royaume ; et où l'on ne peut non plus accepter que les huguenots constituent un « État dans l'État » avec des places fortes, des villes de sûreté, une organisation politico-militaire.
Quant au peuple de va-nu-pieds, de manants et de croquants, il faut réprimer sans pitié toutes ses protestations, ses rébellions, d'autant plus nombreuses que les impôts sont multipliés par trois entre 1635 et 1638, et que la disette menace toujours les pauvres.
Or la grande politique étrangère exige d'immenses ressources. Il faut armer 150 000 hommes, les doter d'une artillerie, les « solder », construire des navires, payer les Suédois ou les Hollandais, ces alliés qui mènent seuls la guerre contre l'Espagne, puisque Louis XIII ne l'a pas déclarée et que la France conduit donc contre les Habsbourg une « guerre couverte », « douce » mais fort coûteuse.
Il faut par conséquent abandonner « toute pensée de repos, d'épargne et de règlement du dedans du royaume », diagnostique Richelieu.
C'est bien le choix d'une politique étrangère destinée à assurer la grandeur du royaume qui détermine le programme de Richelieu.
Ceux qui s'opposent à lui invoquent les souffrances, les sacrifices qui vont être demandés au peuple si la guerre s'engage.
Ils sont hostiles à l'idée d'une politique antiespagnole, donc anticatholique.
Ils refusent, en fait, le caractère absolutiste de la monarchie.
Ils soutiennent les complots que les grands ourdissent contre Richelieu, envisageant de le faire assassiner. On voit se liguer des dévots, comme le garde des Sceaux Marillac, des grands, comme le comte de Chalais.
On conspire avec l'accord du frère du roi, Gaston d'Orléans, de la reine mère Marie de Médicis, ou même de la reine Anne d'Autriche, fille du roi d'Espagne.
On conteste l'interdiction des duels.
De leur côté, les protestants – les ducs de Rohan et de Soubise – entendent défendre leurs places fortes, donc le port de La Rochelle, qui peut leur permettre de recevoir l'aide anglaise.
Le programme que Richelieu élabore est d'une force et d'une limpidité implacables.
Il faut, dit-il, « ruiner le parti huguenot », « rabaisser l'orgueil des grands », « réduire tous les sujets à leurs devoirs, et relever le nom du roi dans les nations étrangères au point qu'il doit être ».
Les têtes des grands – pour un duel, un complot, une trahison – roulent : Marillac, le duc de Montmorency-Bouteville, Cinq-Mars, le comte de Chalais, sont décapités.
Les huguenots de La Rochelle sont assiégés : ils capituleront en 1628, la population de la ville étant alors passée de 25 000 à 6 000 habitants.
La détermination de Richelieu est impitoyable.
Il brise les résistances des protestants dans les Cévennes. Et même si, par l'édit de grâce d'Alès (1629), il leur accorde la liberté de conscience et de religion, ils perdent toutes les garanties « militaires et politiques » que Henri IV leur avait accordées.
Ils sont dans la poigne du roi, sans autre défense que son bon vouloir.
« Les sources de l'hérésie et de la rébellion sont maintenant éteintes », constate Richelieu.
L'essentiel n'est cependant pas dans la victoire de l'Église contre les adeptes de la religion prétendument réformée, mais bien dans ce que l'on peut faire de ce royaume qu'on maîtrise désormais.
Or le but est clair : la grandeur du royaume, la gloire du roi, qui ne sauraient s'obtenir que par la domination sur les autres nations.
Or il faut que la France soit la première des nations. Richelieu ne veut pas d'une Europe impériale, mais de nations alliées, subordonnées à la nation française.
Ce choix de la « grandeur nationale » passe par l'intervention dans les affaires européennes.
Richelieu est ainsi le premier des hommes d'État français à formuler clairement l'ambition qui va devenir l'un des traits distinctifs de l'âme de la France.
« Maintenant que La Rochelle est prise, écrit le Cardinal à Louis XIII, si le roi veut se rendre le plus puissant du monde, il faut avoir un dessein perpétuel d'arrêter le cours des progrès d'Espagne, et au lieu que cette nation a pour but d'augmenter sa domination et étendre ses limites, la France ne doit penser qu'à se fortifier en elle-même et s'ouvrir des portes pour entrer dans tous les États de ses voisins et les garantir des oppressions d'Espagne. »
Richelieu oppose ainsi une Europe des nations, dont la France serait la protectrice, à une Europe « impériale ».
Pour mettre en œuvre cette politique, encore faut-il que le roi la soutienne. Or Louis XIII est soumis à la pression de son entourage : Anne d'Autriche, l'épouse espagnole, Marie de Médicis, la mère dévote, et tous ceux du « parti dévot » que révulse l'idée de faire la guerre à l'Espagne ou qui prévoient le coût d'hostilités prolongées et les souffrances qu'elles provoqueront.
Le 16 novembre 1630, Marie de Médicis croit avoir obtenu d'un Louis XIII malade le renvoi de Richelieu, mais le roi va finalement conforter le Cardinal, chasser le garde des Sceaux, Marillac, et la reine mère, Marie de Médicis. Le tournant décisif est pris.
La guerre « ouverte » ne sera néanmoins déclarée à l'Espagne qu'en 1635.
C'est qu'il faut de l'argent pour la conduire. Les impôts sont augmentés, affermés à des « financiers », des « traitants », des « partisans » qui avancent à l'État les sommes qu'ils empruntent aux grandes familles de la noblesse d'épée et de robe, auxquelles est versé un intérêt. Quelles que soient leurs positions politiques, elles sont ainsi tenues par la dépendance financière qui les lie au roi.
Si l'on ajoute que Richelieu a dû renoncer à mettre fin à la vénalité des offices, à l'impôt de la paulette qui les rend héréditaires, on mesure combien la monarchie absolutiste est en même temps comme un Gulliver pris dans la toile d'araignée de ses besoins d'argent. Elle est dans la main des prêteurs, eux-mêmes attachés à cette monarchie qui les prive du pouvoir politique mais qu'ils financent et qui leur paie des « rentes », qui crée des offices de plus en plus nombreux pour les leur faire acheter puis transmettre.
Ainsi se ramifie la structure d'une société où le propriétaire d'un office préfère le prestige de sa fonction, de son titre, de la rente, aux aventures du commerce et aux risques de l'investissement dans les grandes compagnies.
Ankylose française au moment où Hollandais et Anglais courent les mers du monde.
Cependant, le royaume est riche, il demeure le plus puissant et le plus peuplé d'Europe. Il met sur pied six armées. Et même si, en 1636, Corbie est assiégée, les cavaliers espagnols parvenant à Pontoise, la nation ne cède pas. Le patriotisme conduit plus de trente mille volontaires à se rassembler pour défendre Paris. Au bout de sept années, cette guerre commencée en 1635 permet aux troupes royales de conquérir Arras, Bapaume, le Roussillon, Perpignan.
La Gazette (créée en 1631 par Théophraste Renaudot), l'Académie française, conçue par Richelieu dès 1635, exaltent ces victoires. Car c'est le rôle des écrivains, des « gazettes », de chanter la gloire du souverain et la grandeur du royaume.
Le régime absolutiste est un tout : la littérature – Le Cid est joué en 1636, année de Corbie – et la peinture doivent concourir à la célébration de la France et de son monarque.
L'Académie française est l'illustration de cette volonté politique de rassembler les sujets autour du pouvoir royal et de conforter le patriotisme.
On ignore les libertins (au sens d'incroyants), et le baroque cède peu à peu la place au classicisme.
Certes, il ne se passe pas d'année, entre 1624 et 1643, sans qu'il y ait une jacquerie, une émeute paysanne, une révolte dans les villes, ainsi à Dijon, Aix-en-Provence, Lyon, Rouen.
Que ce soit en Quercy, en Saintonge, en Angoumois, en Poitou – en 1636, année de Corbie –, que les rebelles se nomment « croquants » en Périgord ou « va-nu-pieds » en Normandie, il s'agit toujours de protester contre les hausses d'impôts, l'augmentation des taxes, et, souvent, des « privilégiés » soutiennent ces mouvements parce que eux-mêmes perdent peu à peu de leur pouvoir au bénéfice des « intendants de police, de justice et de finance ».
Mais on ne s'attarde pas sur la misère des humbles ni sur les malheurs de la guerre.
Ce ne sont pas les gravures de Callot montrant les grappes de pendus aux arbres, sur les champs de bataille, qu'on retient, mais les écrits d'académiciens français « célébrant les victoires des armées du roi ».
On s'inquiète pourtant, à la mort de Louis XIII, le 14 mai 1643. Son fils, né en 1638, n'est âgé que de quatre ans et huit mois.
Le temps des troubles va-t-il revenir ?
Depuis le 5 décembre 1642, sur la recommandation de Richelieu, Louis XIII a fait du cardinal Jules Mazarin son principal ministre et le parrain de son fils, le futur Louis XIV.
26.
Quand le pouvoir s'affaiblit, il redevient une proie que tous cherchent à dépecer.
Dans la monarchie française déjà absolutiste au milieu du xviie siècle, c'est la force du roi qui fait la force de l'État.
Or voici que l'histoire semble se répéter, offrir l'occasion d'une revanche aux grands, aux parlementaires, à tous ceux qui avaient dû ployer l'échine devant Louis XIII régnant de concert avec Richelieu.
Le Cardinal avait cherché et réussi à « rabaisser l'orgueil des grands ». Ils le revendiquent et se redressent.
Le roi n'est-il pas qu'un enfant ?
Et pourquoi respecter cette Anne d'Autriche, espagnole, reine mère comme l'avait été Marie de Médicis, l'Italienne gouvernant avec Concini, déjà un Italien comme l'est ce principal ministre légué par Richelieu à Louis XIII et à Anne d'Autriche, ce cardinal tonsuré mais non ordonné prêtre, Giulio Mazarini ?
Le pouvoir semble d'autant plus chancelant qu'Anne d'Autriche, pour obtenir la plénitude de la régence, fait casser par le parlement de Paris, dans un lit de justice, le testament de Louis XIII en même temps qu'elle confirme Mazarin dans ses fonctions.
Il suffit de quelques mois pour qu'une « Cabale des Importants », animée par le duc de Beaufort (petit-fils de Henri IV et de Gabrielle d'Estrées), envisage d'assassiner Mazarin.
Louis XIII n'avait-il pas laissé tuer Concini et supplicier Leonora Galigaï ? La « Cabale des Importants » est démasquée, Beaufort, emprisonné, mais le ton est donné.
Mazarin sera la cible, puisque, entre une reine mère étrangère et un Louis XIV encore enfant, il est le seul capable, et pour plusieurs années, de diriger l'État et de faire face.
Pour l'abattre, puisqu'on n'a pu l'assassiner, on va le larder de toutes les calomnies, de toutes les accusations.
Plus de quatre mille pamphlets – des mazarinades – seront publiés contre lui.
Il est, dit-on, le suborneur d'Anne d'Autriche. Il est porteur du « mal de Naples » – la syphilis –, et adepte du « vice italien », l'homosexualité.
Il pille à son profit les caisses du royaume – ce qui est vrai. Sa fortune est si grande qu'il achète des œuvres d'art par centaines – elles rempliront le musée du Louvre.
Par une politique matrimoniale minutieusement calculée, il place ses trois neveux et ses six nièces, les filles de sa sœur Mancini. Et, avec cela, habile, séducteur, grand manœuvrier, continuant la politique de Richelieu avec une égale obstination dissimulée sous des manières douces.
Mazarin illustre ainsi cette particularité française : admettre que des « étrangers » puissent servir le pouvoir au plus haut niveau de l'État.
Ces hommes qui parfois – comme Mazarin – parlent maladroitement le français deviennent des « patriotes » attachés aux intérêts du roi, soucieux de contribuer à la grandeur de la nation.
Remarquable capacité du pays – de l'État monarchique et plus tard républicain – de s'ouvrir. Car il ne s'agit pas là de la conséquence d'une pratique « féodale » pour laquelle les nationalités ne seraient pas encore définies, mais bel et bien d'un trait spécifique de la nation française.
D'ailleurs, ce n'est pas d'abord l'« étranger » qu'on attaque, mais le principal ministre, celui qui incarne la politique absolutiste, la guerre qui se poursuit contre l'Espagne catholique. Car si les protestants ont été réduits au silence par Richelieu, le parti dévot est toujours aussi puissant, toujours aussi hostile à la politique étrangère qui dresse la France contre les Habsbourg de Madrid et de Vienne.
Les parlementaires sont les plus déterminés. Ils ne sont pas sensibles à la victoire de Condé à Rocroi (le 19 mai 1643), puis aux succès du même Grand Condé et de Turenne sur la Moselle et le Rhin (Fribourg, Nördlingen), ou dans le Nord (prises de Furnes et de Dunkerque).
Ils sont dressés contre la monarchie absolutiste, contre les impôts, les taxes que le pouvoir veut prélever, la guerre dévorant l'argent.
Un des traits majeurs de l'histoire nationale réside en effet dans cette question financière.
Les caisses de l'État, qui mène une grande politique, sont toujours vides. Il épuise les recettes fiscales des années à venir. Endetté, il pressure les plus pauvres.
Mal endémique, révoltes dans toutes les provinces, misère accablante à laquelle s'ajoutent les malheurs de la guerre et les poussées de la peste.
Les grands et les parlementaires conduisent leurs « frondes » contre le pouvoir, mais ce sont les humbles qui pâtissent des récoltes saccagées, des pillages perpétrés par la soldatesque.
En Champagne, « toutes les églises et les plus saints mystères sont profanés, les ornements pillés, les fonts baptismaux rompus, les prêtres ou tués ou maltraités ou mis en fuite, toutes les maisons démolies, toute la moisson emportée, les terres sans labour et sans semence, la famine et la mortalité presque universelles, les corps sans sépulture et exposés la plupart à servir de curée aux loups. Les pauvres qui restent de ce débris sont presque tous malades, cachés dans des cabanes découvertes ou dans des trous que l'on ne saurait presque aborder, couchés la plupart à plate terre ou sur la paille pourrie, sans linge ni habits que de méchants lambeaux. Leurs visages sont noirs et défigurés, ressemblant plutôt à des fantômes qu'à des hommes. »
Ce n'est pas cette situation cruelle qui pousse les parlementaires, en 1644, en 1648, en 1650, ou les grands, de 1650 à 1653, et les assemblées du clergé et de la noblesse, en 1650 et 1651, à conduire contre le pouvoir royal qu'incarne Mazarin la Fronde parlementaire ou la Fronde des princes.
Il s'agit, pour ces « élites » qui détiennent la richesse, les offices, le prestige, d'arracher à la monarchie absolutiste la réalité du pouvoir et de sauvegarder, de reprendre ou de multiplier leurs privilèges.
Cette opposition entre le pouvoir royal et les privilégiés est profonde et renaissante.
Mais la position des grands et des parlementaires est difficile à tenir, car d'autres forces entrent dans le jeu : pauvres des villes, artisans, ouvriers, apprentis, domestiques, appartenant à des couches sociales qui n'ont pas de biens à défendre ou à arrondir, mais qui veulent obtenir de quoi survivre.
Et les parlementaires comme les grands craignent par-dessus tout ces « sans-culottes », et à la fin les liens d'intérêt et la solidarité qui unissent les privilégiés au roi, en dépit de leurs divergences, l'emportent.
Ce jeu complexe des forces politiques et sociales structure notre histoire nationale.
On l'a déjà vu à l'œuvre plusieurs fois. Qu'on se souvienne d'Étienne Marcel (1358), ou des guerres de Religion, notamment à Paris.
Il ne peut que se reproduire.
Les besoins financiers d'un l'État absolutiste s'accroissant, il multiplie les créations d'offices, renforce les « corps intermédiaires » qu'il dépouille de tout pouvoir, mais dont il dépend. Dans le même temps, il s'endette, augmente les impôts, ce qui unit un temps contre lui toutes les couches de la société. La réunion des états généraux devient alors une revendication commune. Les derniers se sont tenus en 1614. On les réclamera à nouveau en 1651, mais ils ne se réuniront que quelque cent quarante ans plus tard, à la fin du xviiie siècle. Ce sera en 1789.
Ce qui est chaque fois en question, c'est la nature même du pouvoir, et donc le visage de la nation.
Ainsi, quand, le 13 mai 1648, le parlement de Paris invite les autres cours souveraines à se réunir à lui, les propositions élaborées visent à en finir avec l'absolutisme, à placer la monarchie sous la tutelle des parlementaires, c'est-à-dire à garantir aux membres des cours le pouvoir – et les privilèges – dont le souverain entend conserver ou s'arroger le monopole.
C'est déjà là une « réaction » nobiliaire et parlementaire. Les parlementaires veulent révoquer les intendants et les commissaires que les cours souveraines n'auront pas légitimés.
Le roi ne saurait de même, sans leur autorisation, créer des taxes et des impôts nouveaux.
Les sujets du royaume ne pourraient être détenus plus de vingt-quatre heures sans être déférés devant leurs juges.
En outre, le pouvoir ne pourrait plus fixer les conditions de la transmission des offices ou de leur création.
Les prérogatives de l'État absolutiste seraient transférées à ces parlementaires, propriétaires de leurs charges, privilégiés par excellence.
Or ces corps intermédiaires, qui détiendraient le pouvoir réel, ne sont évidemment pas représentatifs de la société. Les croquants du Rouergue, les rebelles de Bordeaux, les miséreux de Champagne, victimes des mauvaises récoltes ou de la soldatesque, ne sont pas concernés par ces revendications.
Cependant, quand Mazarin, qui se croit renforcé par la victoire de Condé à Lens, le 20 août 1648, ordonne l'arrestation, le 26, de parlementaires – dont le populaire conseiller Broussel –, la population parisienne dresse plus de 1 500 barricades (28 août). Et le pouvoir recule, libérant les parlementaires incarcérés et fuyant Paris pour Saint-Germain dans la nuit du 5 au 6 janvier 1649.
La capitale échappe une fois de plus au pouvoir royal, mais laisse, face aux parlementaires et aux grands qui les ont rejoints, ce « peuple » que les « élites » sociales craignent tant.
Et d'autant plus que l'exemple anglais – avec Cromwell et la décapitation de Charles Ier, marié à une sœur de Louis XIII, Henriette, réfugiée en France – montre le danger qu'il y a à laisser se déchaîner contre le pouvoir royal la colère populaire. Les parlementaires signent donc avec le roi la paix de Rueil – 11 mars 1649 –, et, en août, la Cour peut rentrer à Paris.
La partie n'est pas terminée pour autant.
La Fronde des grands (Condé, Gondi de Retz) se déchaîne à son tour de 1650 à 1653. Les assemblées du clergé et de la noblesse réclament la convocation des états généraux.
Les parlementaires rentrant en scène, la tête de Mazarin est mise à prix (150 000 livres), car il est un « perturbateur du repos public ». La haine contre lui est attisée par les milliers de mazarinades : « Adieu, cause de nos ruines ! Adieu, l'abbé à vingt chapitres ! Adieu, seigneur à mille titres ! Allez sans jamais revenir ! » Et on lui promet le sort de Concini, puisqu'il est présenté comme le responsable de tous les maux du royaume, et d'abord de la création des nouvelles taxes contre lesquelles les Parisiens se sont révoltés en dressant leurs barricades.
Mais cette révolte populaire affaiblit les frondes plus qu'elle ne les renforce, car elle fait craindre des désordres sociaux, des revendications extrêmes mettant en cause les biens des « élites » mutinées.
Celles-ci s'étaient déployées parce que le pouvoir royal était affaibli.
Or il a remporté des succès.
Le traité de Westphalie a mis fin le 24 octobre 1648 à la guerre avec les Impériaux. Le royaume y gagne l'Alsace, moins Strasbourg.
Surtout, le 7 septembre 1651, Louis XIV est proclamé majeur, et ce simple fait relégitime le pouvoir. Le roi en est la clé de voûte. Par sa seule accession à la majorité, qui marque la fin de la régence, il rassemble autour de sa personne.
La France est attachée à la symbolique du pouvoir royal. Une procession manifeste cette adhésion populaire.
Mais les princes et les parlementaires les plus déterminés persistent encore dans leur opposition. C'est l'ultime partie.
Condé rejoint la Guyenne, se range aux côtés des révoltés qui se sont emparés de Bordeaux. Puis il regagne Paris, et ses partisans s'opposent, porte Saint-Antoine (juillet 1652), aux troupes royales qui veulent entrer dans la capitale.
Un pouvoir insurrectionnel est créé, des centaines d'exécutions ont lieu, la terreur s'installe. Par une manœuvre habile, le roi fait mine d'exiler Mazarin.
Ce dernier épisode – une sorte de simulacre – montre cependant la vigueur et l'enracinement des contradictions entre la monarchie absolue et les corps intermédiaires associés aux princes.
La victoire de Louis XIV, qui peut enfin rentrer à Paris en octobre 1652, puis le retour de Mazarin, acclamé par la population de la capitale le 30 janvier 1653, ne doivent pas dissimuler le fait que les problèmes demeurent.
Les « élites » françaises sont divisées. Les uns se rangent derrière la monarchie absolutiste et sont favorables au renforcement de l'État. Les autres rêvent d'un gouvernement de l'aristocratie et des parlementaires, d'une monarchie bridée par les corps intermédiaires.
Le désir de paix des populations appauvries et le patriotisme ont pesé de façon déterminante sur la fin de ces frondes.
Condé, par un véritable acte de trahison, s'est mis au service des Espagnols. Mais il est battu par les troupes de Turenne (en 1658, aux Dunes).
L'opposition parlementaire est matée.
Les dévots, engagés dans une guerre théologique contre les jansénistes (Pascal publie les Provinciales en 1657), ne protestent guère contre la conclusion d'un traité entre Mazarin et... Cromwell (1654) ! Et toute la nation est satisfaite de la fin de la guerre avec l'Espagne, conclue par le traité des Pyrénées le 7 novembre 1659.
Le royaume s'agrandit de l'Artois, de la Cerdagne et du Roussillon. Condé est pardonné. Surtout, le mariage de l'infante Marie-Thérèse d'Espagne et de Louis XIV est annoncé. L'infante doit remettre une dot de 500 000 écus d'or en échange du renoncement des époux au trône d'Espagne.
Ce « mariage espagnol », le traité des Pyrénées signé après celui de Westphalie, renversent la situation de la France en Europe.
Malgré les Habsbourg et contre eux, elle a établi sa prépondérance.
Les deux traités ont d'ailleurs été rédigés en français, non en latin.
Le 26 août 1660, Louis XIV et Marie-Thérèse font leur entrée solennelle dans Paris au milieu des acclamations.
Le 9 mars 1661, Mazarin meurt.
Cet Italien honni, calomnié, a poursuivi l'œuvre de Richelieu. Il n'a certes jamais oublié son clan familial. Stratège habile, il a fait de Louis XIV le légataire universel de son immense fortune, sachant que le roi va refuser la succession de son parrain. Et c'est Colbert, le financier de Mazarin, qui la règle.
Mais le jeune monarque et l'État sont les bénéficiaires de l'héritage politique que Mazarin a accumulé pour le service de la France.
Louis XIV peut régner.