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L'IMPUISSANCE DU ROI


1774-1792


33.

Il va suffire de dix-neuf ans pour que Louis XVI, accueilli avec enthousiasme et espérance en mai 1774 par le peuple de Paris, gravisse, le 21 janvier 1793, les marches de l'échafaud et que sa tête tranchée soit montrée par le bourreau au peuple fasciné, rassemblé sur la place de la Révolution.

Événement majeur, fondateur d'une nouvelle période de l'histoire nationale.

L'exécution du roi est une rupture symbolique avec la monarchie, mais qui, cependant, plonge ses racines profond dans le passé.

C'est un orage dévastateur et créateur qui n'a pas surgi d'un coup dans un ciel serein.

On l'a vu s'avancer, on a craint sa venue, sans jamais imaginer sa violence destructrice.

On a voulu le tenir à distance, résoudre les problèmes qui le nourrissaient, mais sans y parvenir.

Et, de ce fait, il est apparu à certains comme une fatalité, une punition divine, voire comme le résultat d'un complot dont on s'est mis à rechercher bien en amont les prémices : l'une des causes en aurait été l'expulsion des Jésuites, en 1764, ou encore les agissements du parti philosophique et des sociétés de pensée conjoignant leurs efforts pour saper les fondements de la monarchie.

En fait, l'orage n'est puissant et sa venue inéluctable que parce que la monarchie est aboulique, qu'elle n'ose affronter les forces qui sont liées à elles et qui l'épuisent comme les sangsues vident un corps de son énergie.

C'est dès les premiers mois du règne de Louis XVI, roi si bien accepté qu'on l'appelle Louis le Bienfaisant et qu'on s'entiche de sa jeune épouse Marie-Antoinette, qu'on voit ce pouvoir capituler.

Les « réformateurs », le chancelier Maupeou et le contrôleur général des finances Terray, qui ont privé les parlements de leurs privilèges et de leurs exorbitantes prétentions politiques, sont renvoyés.

Dès le 12 novembre 1774, le nouveau contrôleur des finances, Turgot, rétablit les parlements dans leurs fonctions et leur rend leurs prérogatives. Dès lors, ce réformateur, avant même d'avoir agi, est affaibli.

Il veut rétablir la libre circulation des grains, sur laquelle Terray était revenu. Mais les récoltes sont mauvaises, la spéculation fait monter le prix du blé. Les émeutes se multiplient, parce que le pain est devenu rare et cher. C'est la « guerre des farines ». Et quand Turgot veut supprimer les corvées et les corporations afin de modifier le système fiscal et de libérer le travail, le Parlement proteste.

Un « front » se constitue ainsi entre les parlementaires, qui ne sont que des privilégiés, et le « peuple » misérable. La réforme n'a plus que le roi pour soutien.

Or la Cour elle-même est divisée.

Le duc d'Orléans est un « opposant » riche et ambitieux. Les frères du roi, le comte de Provence (futur Louis XVIII) et le comte d'Artois (futur Charles X), la jeune reine, sont hostiles aux réformes qui mettent en cause les privilèges fiscaux, les statuts immuables qui sont, dans le domaine du travail (les corporations), autant de formes de privilèges.

Turgot est renvoyé le 12 mai 1776 ; la corvée et les corporations, rétablies dès le mois d'août.


Ainsi, la réforme amorcée sous Louis XV est effacée, et la monarchie révèle son impuissance à l'imposer.

D'abord parce qu'il y faudrait un grand roi mû par une volonté inflexible, capable de domestiquer son entourage – à la manière d'un Louis XIV –, de rabaisser l'orgueil des grands et les pouvoirs des parlements, comme l'avait fait un Richelieu. Louis XVI est honnête, mais il ne sait pas s'arracher à ses proches, à leur influence. Et on colporte – les pamphlets en répandent la rumeur – qu'il ne réussit pas même à consommer son mariage.

Sans roi déterminé – ou soutenant contre tous un ministre de combat –, il ne peut y avoir de monarchie forte ni donc de réforme d'envergure.

Il y a aussi le fait que personne ne peut concevoir l'avenir cataclysmique qui attend les privilégiés et le royaume.

Qui peut jamais imaginer la fin d'un monde ?

Les acteurs sont aveugles.

Mais, à cette caractéristique partagée par tous les régimes, s'ajoutent, pour la France de la fin du xviiie siècle, des circonstances particulières.


Une crise de subsistances frappe le royaume. Le peuple souffre dans les villes et les campagnes. Il est souvent au bord de l'émeute. Il s'en prend aux « puissants », et donc à la Cour, aux privilégiés, à la reine. Ces « émotions populaires », cette exacerbation des tensions sociales, prennent une signification politique, parce que l'esprit des Lumières s'est répandu non seulement parmi les élites, mais aussi au sein du peuple.

On sait ce qui se joue au théâtre : en 1775, Beaumarchais donne Le Barbier de Séville, et bientôt ce sera Le Mariage de Figaro. On n'a pas feuilleté l'Encyclopédie, mais on connaît son existence. Malesherbes, que Louis XVI a appelé à son Conseil, s'en est fait le protecteur. Lorsque, en mars 1778, il séjourne à Paris – où il meurt –, Voltaire, dont on n'ignore pas qu'il a contesté avec succès les verdicts de la justice – Calas, Sirven, La Barre, Lally-Tollendal –, est célébré comme le roi des Lettres et du parti philosophique. On couronne en sa présence son buste sur la scène de la Comédie-Française.

Tel est le climat social et intellectuel qui cerne la monarchie et ses privilégiés.


Or ce pouvoir « central » est divisé : les parlementaires et les grands sont hostiles aux réformes qui amputeraient leurs privilèges. Le roi ne pourrait s'opposer à eux qu'en s'appuyant sur la volonté réformatrice du tiers état, qu'anime désormais une bourgeoisie d'affaires et de talent.

Mais celui-ci est le groupe social le plus pénétré par l'esprit des Lumières. Il se rend au théâtre. Il lit. Il participe aux assemblées des sociétés de pensée, aux tenues des loges maçonniques.


Ce tiers état – et de jeunes nobles : La Fayette, le comte de Ségur, le duc de Noailles – s'enthousiasme pour la rébellion des « Américains » (des Insurgents) contre l'Angleterre.

Volonté de revanche contre Londres après la guerre de Sept Ans – c'est Vergennes, chargé des Affaires étrangères, qui aura conduit avec talent la diplomatie française jusqu'à la guerre en 1778 –, mais, surtout une sympathie pour la « révolution américaine » semble portée par les Lumières.

On publie à Paris les textes de la Déclaration des droits de Philadelphie, la Constitution républicaine de la Virginie (1776) et la Déclaration d'indépendance (4 juillet 1776).

Ces textes qui affirment que « tous les hommes sont par nature libres et indépendants », que « tout pouvoir appartient au peuple et donc dérive de lui », sont lus comme autant d'incitations à contester la monarchie absolue.

On y évoque la séparation des pouvoirs, on y déclare qu'il existe des droits inaliénables, et que les gouvernements n'ont été institués que pour les faire respecter.

« Ils ne tirent leur juste pouvoir que du consentement de ceux qui sont gouvernés. »


« Liaisons dangereuses » (le livre de Laclos paraît en 1782) que celles qui se nouent entre une monarchie arc-boutée sur des principes immuables et les États-Unis d'Amérique, que cette même monarchie aide à vaincre et donc à instaurer un pouvoir républicain !

Même si le traité de Versailles – 3 septembre 1783 – marque la revanche française sur Londres et efface l'humiliation subie, conférant une once de gloire à Louis XVI, ce succès est lourd de conséquences.

Le retour de La Fayette à Paris, en 1782 est triomphal. Il est nommé maréchal de camp. L'esprit des Lumières, réformateur, est hissé au cœur du pouvoir.


Louis XVI a d'ailleurs choisi comme « directeur du Trésor » – il n'est pas membre du Conseil du roi – un banquier suisse, huguenot, donc hérétique, Necker, dont le salon parisien – son épouse est fille de pasteur ; sa fille Germaine est la future madame de Staël – est un lieu de rencontres entre tenants du parti philosophique et hommes de pouvoir.

Mais cette situation même affaiblit Necker aux yeux des adversaires des réformes.

Or, chargé par le roi de rétablir les finances du royaume, il ne peut que songer à réformer le système fiscal.

Afin de tourner l'opposition des parlements, il crée des assemblées territoriales où le tiers état obtient autant de sièges que ceux, additionnés, des ordres de la noblesse et du clergé. Il tente donc par là une politique qui cherche à s'appuyer sur l'opinion éclairée.


Le problème est d'autant plus grave qu'il a fallu financer la guerre d'Amérique, que les emprunts contractés ont été levés à 10 % d'intérêt et que la moitié des dépenses du royaume est affectée au service de la dette !

À la recherche du soutien de l'opinion, Necker, qui se heurte aux milieux privilégiés, publie un Compte rendu au roi sur l'état des finances du royaume. Il y dissimule l'ampleur du déficit, mais dévoile les dépenses de la Cour, le coût des fêtes, des cadeaux offerts par le roi ou la reine à tel ou tel membre de son entourage. Les chiffres cités – 800 000 livres de dot pour la fille d'une amie de la reine ! – représentent, pour l'opinion, des sommes inimaginables : le salaire quotidien d'un ouvrier est alors d'environ une livre...

Comment ne pas s'indigner, alors même que le pouvoir célèbre la victoire des Insurgents dont les textes constitutionnels affirment : « Tous les hommes ont été créés égaux et ont reçu de leur Créateur des droits inaliénables » ?

Le pouvoir monarchique est pris dans une contradiction difficile à résoudre.

Solidaire des privilégiés, il ne peut faire la réforme que contre eux, mais il n'ose la conduire, et, pour le peuple et le tiers état, il est l'incarnation même des privilégiés et de l'inégalité.


Lorsque, le 12 mai 1781, Necker remet sa démission au roi, constatant que le souverain ne le soutient pas, il est, pour le parti philosophique et l'opinion, la preuve vivante que le souverain ne veut pas introduire plus de justice et d'égalité dans le système fiscal, mais est le défenseur des ordres privilégiés.

On ne s'étonne donc pas que Louis interdise la représentation aux Menus Plaisirs du Mariage de Figaro, et qu'il nomme en novembre 1783, comme contrôleur général des finances, un ancien intendant, Charles Alexandre de Calonne.

Necker est l'homme du parti philosophique ; Calonne apparaît comme le serviteur du monarque, donc le défenseur des privilèges.

L'un est populaire, l'autre, suspect à l'opinion éclairée.

Mais l'un et l'autre, comme Louis XVI, sont confrontés en fait au même problème : comment résoudre la crise financière du royaume ?


34.

Que peut encore le roi de France en ces années 80 du xviiie siècle ?

Rien ne paraît devoir changer dans le grand apparat du pouvoir monarchique.

Et cette permanence du décor et du rituel, cette succession des fêtes, cet isolement de la Cour, dans les jardins illuminés de Versailles, renforcent le sentiment des souverains que rien ne saurait détruire l'ordre royal, qu'on peut indéfiniment continuer la partie, même s'il faut rebattre les cartes, changer les hommes.

Mais qu'à la fin le roi, parce qu'il est le roi, finira bien par imposer son autorité.

C'est le propre d'une vieille et grande nation, d'un pouvoir plusieurs fois séculaire, que de donner l'illusion qu'ils ne peuvent s'effondrer.

La politique de Calonne entretient ce mirage.

Il multiplie les emprunts, creuse encore le gouffre du déficit, mais l'argent roule.

Il achète les châteaux de Saint-Cloud et de Rambouillet pour le roi. Il investit dans la Compagnie des Indes orientales.

Disciple des physiocrates, il pense qu'une politique « libérale », facilitant la circulation des marchandises et de l'argent, fera naître la prospérité, mettra fin à cette crise économique qui ronge le royaume, suscite rébellion et misère.

Il signe le premier traité de libre-échange avec l'Angleterre en 1786. Il entend supprimer toutes les douanes intérieures.


Mais la réalité des finances vient crever le soyeux rideau de l'illusion.

Calonne est confronté, comme Turgot, comme Necker, à l'obligation de modifier le système fiscal afin de faire payer les privilégiés, ceux qu'on commence à appeler les aristocrates.

Il imagine un impôt général – la subvention territoriale – et reprend l'idée de Necker d'assemblées territoriales, tournant ainsi les parlements et même les intendants.

Il va jusqu'à envisager l'aliénation du domaine royal afin de rembourser les dettes ! Et il croit habile de faire approuver ces mesures par une assemblée de notables.

Il dénonce devant elle les supercheries de Necker, qui a dissimulé l'ampleur du déficit dans son Compte rendu au roi.

En attaquant l'homme du parti philosophique, Calonne renforce encore l'opposition de l'opinion éclairée, et en proposant des réformes à des notables, il se condamne à leurs yeux.

La reine et son entourage obtiennent son renvoi le 9 avril 1787. Il est remplacé par le cardinal Loménie de Brienne, un de ces notables qui l'ont combattu.


Turgot, Necker, Calonne, Loménie de Brienne : le roi, changeant les hommes, croit renouveler la donne, mais c'est à chaque fois son autorité qui est entamée, son impuissance qui est dénoncée, sa soumission à la reine qui concentre sur elle les critiques.

La crise financière devient aussi une crise morale qui exige des solutions politiques. Elle cesse d'être seulement financière pour devenir une crise de régime.

Les rumeurs, les libelles, les pamphlets, font de la reine une pervertie, capable de se vendre à un cardinal de Rohan, grand aumônier de France, de le rencontrer dans les bosquets de Versailles et de se faire offrir – en échange de quoi, sinon de ses faveurs ? – un collier de 1 600 000 livres.

Les bijoutiers, grugés, portent plainte, et le parlement de Paris se saisit de l'affaire. L'assemblée générale du clergé proteste contre l'arrestation de Rohan, qui sera acquitté ; une comtesse descendante des Valois, qui a abusé de la naïveté de Rohan, sera seule condamnée mais s'enfuira en Angleterre.

La reine, innocente, est à jamais compromise. Et le roi devient, aux yeux de l'opinion, le jouet d'une épouse corrompue.

L'opinion s'indigne, s'abreuve de ragots, partage le sentiment de ce magistrat : « Un cardinal escroc, la reine impliquée dans une affaire de faux ! Que de fange sur la crosse et le sceptre ! Quel triomphe pour les idées de liberté ! »


C'est une constante de l'histoire française – peut-être aussi de l'histoire de toutes les autres nations – qu'une rupture morale entre le pouvoir et l'opinion précède toujours la rupture politique. En France, c'est le mépris de l'opinion qui donne naissance à la crise de régime.

On ne rejette un pouvoir que lorsqu'on s'est convaincu qu'il n'est plus vertueux.

Naturellement, les opposants à ce pouvoir, quand ils ne les créent pas, exploitent les conditions pour que le mépris isole le pouvoir et le mine.

Que peut encore le roi alors que son autorité morale est atteinte et que, face à l'opposition aux réformes indispensables, il n'apparaît plus légitime, qu'on cherche donc ailleurs – dans l'esprit des Lumières – d'autres sources de légitimité ?


Les sociétés de pensée et les « clubs » se multiplient.

Au club Valois, à la Société des trente, à la Société des amis des Noirs, dans les loges maçonniques, on rencontre le duc d'Orléans, Mirabeau, Sieyès, La Fayette, Condorcet, Talleyrand, des membres de la noblesse « libérale », des représentants du tiers état et du clergé.

Une « opinion publique » se crée, nourrie par les pamphlets, les « correspondances », les livres ; publiés en 1788, ceux de Sieyès – Essai sur les privilèges, Qu'est-ce que le tiers état ? – sont parmi les plus lus.

On voit ainsi se dessiner une confrontation entre les « patriotes » – mot venu d'Amérique – et les aristocrates.


Or c'est dans ce contexte qu'avec Loménie de Brienne – l'homme de la reine – Louis XVI tente une nouvelle politique qui apparaît comme un regain d'absolutisme.

Il impose au Parlement un emprunt de 420 millions de livres. « C'est légal parce que je le veux », répond-il au duc d'Orléans, qui juge cet emprunt « illégal ».

Il exile les parlementaires ; deux d'entre eux sont arrêtés.

Ces « privilégiés », dans le climat de crise du régime, apparaissent comme les défenseurs de la nation.

Il n'est pas jusqu'à l'assemblée du clergé qui ne proclame, en juin 1788, que « le peuple français n'est pas imposable à volonté. La propriété est un droit fondamental et sacré, et cette vérité se trouve dans nos annales... Le principe ne se perd jamais de vue que nulle imposition ne peut se lever sans assembler les trois états et sans que les gens de ces trois états y consentent. »


À Grenoble – journée des Tuiles, 7 juin 1788 –, la foule s'insurge pour défendre les parlementaires. L'armée intervient, tire.

Au château de Vizille, le 21 juillet 1788, les états du Dauphiné se réunissent et se présentent comme porte-parole de la nation.

Dès lors, les réformes esquissées par Loménie de Brienne et par son garde des Sceaux Lamoignon (qui veut retirer le pouvoir judiciaire aux parlements) sont dans l'impasse. Et le mot de Louis XVI – « C'est légal parce que je le veux » – n'est plus que ridicule, en ce qu'il témoigne de la prétention et de l'impuissance royales.

Outre le droit à l'état civil accordé aux protestants et la reconnaissance des quarante mille juifs de France, ne reste du passage de Loménie de Brienne au pouvoir que la décision de convoquer les états généraux pour le 1er mai 1789.

Mais dans quelles conditions les délégués seront-ils désignés ?


C'est Necker, que le roi appelle en août 1788, qui va définir ces modalités.

Le retour de l'homme des Lumières apparaît comme une victoire du parti philosophique après l'échec de la solution « libérale » (Calonne) et de la tentative absolutiste (Brienne).

Mais Necker commence par reculer : il abroge les édits royaux, annule la réforme judiciaire de Lamoignon, rappelle les parlements.

Reste une décision confirmée par le roi le 27 décembre 1788, qui double le nombre des députés du tiers état aux états généraux.

Face à l'ordre du clergé et à celui de la noblesse, le tiers état rassemblera donc autant de députés qu'eux.

La manœuvre se veut habile. Elle satisfait les « patriotes », mais inquiète les ordres privilégiés. Elle ne paraît pas décisive, car si le vote par ordre est maintenu, le tiers état restera toujours minoritaire. En revanche, si le vote par tête s'impose, la règle « un délégué, une voix » ouvrira le jeu, car des curés élus dans les baillages pourront rallier le tiers état, et des nobles « éclairés », patriotes, pourront faire de même.

La majorité pourra alors changer de camp.

Une bataille politique capitale va donc s'engager autour de la question du vote par ordre ou par tête.


Que peut encore le roi de France ?

L'heure n'est plus aux hésitations et à l'habileté, mais au choix.

Or, à la fin de l'année 1788, Louis XVI a seulement redistribué les cartes sans fixer de règle du jeu.


35.

Voici l'année 1789 qui commence.

D'aucuns voient la France naître avec elle, comme si, avant, il n'y avait eu qu'un Ancien Régime et non une nation millénaire changeant de route, certes, en 1789, mais restant elle-même.

Comme le dira plus tard, analysant les circonstances et les causes de l'« étrange défaite » de 1940, l'historien Marc Bloch : « Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l'histoire de France : ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims, ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération (1790). Peu importe l'orientation de leurs préférences, leur imperméabilité aux jaillissements de l'enthousiasme collectif suffit à les condamner. »

La France, donc, avant et après 1789.


Témoin des événements de cette année qui se conjuguera avec le mot révolution, Chateaubriand écrit :

« Les moments de crise produisent un redoublement de vie chez les hommes. Dans une société qui se dissout et se recompose, la lutte des deux génies, le choc du passé et de l'avenir, le mélange des mœurs anciennes et des mœurs nouvelles, forment une combinaison transitoire qui ne laisse pas un moment d'ennui, les passions et les caractères en liberté se montrent avec une énergie qu'ils n'ont point dans la cité bien réglée. L'infraction des lois, l'affranchissement des devoirs, des usages et des bienséances, les périls même ajoutent à l'intérêt de ce désordre. Le genre humain en vacances se promène dans la rue, débarrassé de ses pédagogues, rentré pour un moment dans l'état de nature, et ne recommençant à sentir la nécessité du frein social que lorsqu'il porte le joug des nouveaux tyrans enfantés par la licence. »


Au cours des premiers mois de 1789, c'est l'effervescence.

« Dans tous les coins de Paris il y avait des réunions littéraires, des sociétés politiques et des spectacles, les renommées futures étaient dans la foule sans être connues », écrit encore Chateaubriand.

Jamais, à aucun moment de son histoire, la France n'a connu – ni ne connaîtra – une telle multitude de débats dans des assemblées électorales, des réunions tenues dans les plus petits villages, avec la participation du plus grand nombre. Il suffit, pour avoir le droit de suffrage, d'avoir vingt-cinq ans et d'être inscrit sur le rôle des contributions.

Chacun s'exprime, participe à l'élaboration des Cahiers de doléances, ou bien approuve et recopie ceux que font circuler les sociétés de pensée, le parti des patriotes.

Des journaux se créent chaque jour, des libelles et des pamphlets sont imprimés (plus de cent par mois en 1788, davantage en 1789). On peut y lire : « Point d'ordres privilégiés, plus de parlement, la Nation et le Roi ! » Le paysan revendique la propriété de la terre, l'égalité, la juste répartition des impôts, la fin de la misère.


Ce débat qui s'étend à toutes les classes de la société, cette liberté de parler, de tout dire, de tout revendiquer, cette exigence d'égalité, cette fraternité, le recours à l'élection pour désigner les délégués aux états généraux qui vont « représenter » leurs électeurs, marquent en quelques mois, de façon définitive, l'âme de la France.

C'est comme si la tradition du débat, confinée dans les parlements, les cours souveraines, les assemblées de notables, les états généraux eux-mêmes, s'était étendue à tout le territoire national, au peuple entier.

La réforme démocratique, le droit universel au suffrage, la prise de parole, l'égalité entre tous les intervenants, se dessinent en ce printemps 1789.

Moment capital dans l'histoire nationale : « L'esprit de la révolution qui agitait les bourgeois des villes, écrira Tocqueville, se précipita aussitôt par mille canaux dans cette population agricole ainsi remuée à la fois dans toutes ses parties et ouverte à toutes les impressions du dehors, et pénétra jusqu'au fond... Mais tout ce qui était théorie générale et abstraite dans l'esprit des classes moyennes prit ici des formes arrêtées et précises. Là, on se préoccupa surtout de ses droits ; ici, de ses besoins. »


Car la misère et la faim sont là, aggravées par la crise des subsistances, la hausse du prix du pain.

Le salaire d'un ouvrier (quinze sous par jour) lui permet seulement d'acheter du pain pour sa famille.

Dès lors, en même temps que surgit une démocratie, la violence sociale ensanglante ce printemps et cet été.

Les paysans attaquent les châteaux. Ils arrêtent, pillent des convois de grain.

À Paris, les 27 et 28 avril 1789, dans le faubourg Saint-Antoine, des milliers d'ouvriers des manufactures, toute une foule, assiègent les fabriques de papier peint appartenant à un riche membre du tiers état, Réveillon. On brûle son effigie en place de Grève. On pille sa maison. L'armée intervient. On dénombre au moins 300 morts et des milliers de blessés.


Ainsi s'affirme une caractéristique française : la conjonction entre le débat politique, la pratique – naissante – de la démocratie électorale, et les question sociales posées par et dans l'émeute, à Paris mais aussi dans les campagnes.

À côté du tiers état – aucun paysan, aucun artisan parmi les délégués, mais 300 avocats ou juristes, des hommes d'affaires, etc. – existe un quart état, celui des « infortunés ».

Les liens ou les ruptures entre ces deux réalités sociales, leur alliance ou leur guerre, vont donner un visage nouveau à l'histoire nationale.

Il se dessine dès ce printemps 1789.


L'existence à l'arrière-plan de ce quart état – le peuple des pauvres, manouvriers et brassiers, paysans ne disposant que d'un petit lopin, ouvriers, artisans, infortunés des villes – amplifie la force du tiers état.

« Qu'est-ce que le tiers état ? interroge Sieyès. Tout. Qu'a-t-il été jusqu'à présent dans l'ordre politique ? Rien. Que demande-t-il ? À y devenir quelque chose. »

Ce « quelque chose », imprécis et modeste au mois de janvier 1789, devient en quelques semaines – de la réunion des états généraux, le 5 mai, à Versailles, au 23 juin, quand les députés du tiers refusent de quitter la salle du Jeu de paume où ils se sont rassemblés dès le 20 juin, le roi ayant fait fermer les portes de la salle des séances – le « tout ».

Le tiers état se donne le 17 juin le nom d'Assemblée nationale et fait le serment de ne se séparer qu'après avoir donné une Constitution au royaume.

Le roi invite le 27 juin le clergé et la noblesse à se réunir au tiers état. Il y aura donc vote par tête, et non plus par ordre.

La réunion des députés devient « Assemblée nationale constituante ».


Une révolution politique vient de se produire, renversant l'absolutisme royal, affirmant la primauté de la nation, incarnée par ses représentants et régie par une Constitution.

Parce que l'opinion – le quart état – emplit de sa rumeur et de sa violence encore contenue la salle du théâtre politique, et parce que les acteurs sur la scène l'entendent « remuer », on est passé des suppliques et des souhaits à l'exigence politique.

Cette conquête du pouvoir constituant par la « représentation nationale » s'opère contre l'exécutif royal, qui a tenté chaque jour d'enrayer ce processus.

On ferme la salle du jeu de Paume, et le 23 juin encore le roi menace de dissoudre les états généraux : « Si vous m'abandonniez dans une si belle entreprise, dit-il, seul je ferais le bonheur de mes peuples... Je vous ordonne de vous séparer tout de suite et de vous rendre demain matin chacun dans les salles affectées à votre ordre pour y reprendre vos délibérations. »

« La nation rassemblée ne peut recevoir d'ordres », réplique l'astronome Bailly, doyen du tiers état, et Mirabeau ajoute : « Nous ne quitterons nos places que par la force des baïonnettes ! »


La violence est brandie.

C'est contre l'exécutif que le constituant s'affirme.

Il y aura toujours, depuis ce temps, un rapport fait de tensions, de soupçons, entre l'exécutif et l'assemblée.

Cette caractéristique nationale se fait jour en ce mois de juin 1789.


Le pouvoir a paru céder. En fait, il prépare sa contre-attaque. La « radicalité » est déjà devenue une donnée essentielle de la vie politique française.

Des troupes royales sont ramenées des frontières à Paris. Il y aura trente mille hommes, armés de canons de siège, autour de la capitale.

Le 11 juillet, le roi renvoie Necker : la contre-attaque est ouvertement déclenchée.


Il suffira de cinq jours pour que Louis XVI rappelle Necker, avouant sa défaite, perdant encore un peu plus d'autorité et de légitimité.

C'est que, durant ces cinq journées, l'opinion – le quart état – s'est embrasée.

Les précédents historiques rappelés par les journaux frappent l'opinion : on craint une « Saint-Barthélemy des patriotes ».

On affronte les mercenaires du régiment de cavalerie Royal-Allemand.

On pousse les gardes-françaises à la désobéissance et à la désertion avec leurs armes.

Le pouvoir perd son glaive. Puis son symbole.

Le 14 juillet, la Bastille est prise après de réels combats – 98 morts, 73 blessés –, et la violence devient terreur dès ces jours de juillet : les têtes de Launay, gouverneur de la Bastille, de Foulon de Doué, du nouveau ministre Breteuil, de Bertier de Sauvigny, intendant de Paris, sont promenées au bout des piques.

Le quart état, qui a donné l'assaut à la Bastille, exerce à sa manière sa justice terroriste.

Le 16 juillet, le roi rappelle donc Necker. Le 17, il se rend à l'hôtel de ville, où Bailly a été élu maire de Paris, et La Fayette, désigné pour commander la milice constituée afin de défendre la capitale.

Le monarque arbore la cocarde bleu et rouge.

On lui dicte ce qu'il doit faire : « Vous venez promettre à vos sujets que les auteurs de ces conseils désastreux [le renvoi de Necker] ne vous entoureront plus, que la vertu [Necker] trop longtemps exilée reste votre appui. »


Le fracas de la foudre, la violence, la terreur, le heurt sanglant avec le pouvoir : tous les traits de la vie politique française sont dessinés.

Chateaubriand ne s'y trompe pas quand il mesure la signification de la prise de la Bastille : « La colère brutale faisait des ruines, et sous cette colère était cachée l'intelligence qui jetait parmi ces ruines les fondements du nouvel édifice. »

Mais les « déguenillés » agitent devant ses yeux les têtes « échevelées et défigurées » portées au bout d'une pique.

« Ces têtes, et d'autres que je rencontrai bientôt après, changèrent mes dispositions politiques, écrit Chateaubriand. J'eus horreur des festins de cannibales, et l'idée de quitter la France pour quelque pays lointain germa dans mon esprit. »

L'émigration commence dès ce printemps de 1789.

Il y aura bientôt, comme si souvent dans notre histoire nationale, un « parti de l'étranger » pour se vouloir, se rêver et se proclamer parti de la « vraie France ».


36.

Le bruit que font les tours de la Bastille en s'effondrant sous la pioche des démolisseurs, ces ouvriers à demi nus que la foule acclame, pas un Français qui ne l'entende.

La surprise, l'angoisse, l'enthousiasme et la colère se mêlent, créant en quelques jours une « émotion nationale » qui prolonge les débats auxquels ont donné lieu, au printemps, les élections des délégués aux états généraux. Jamais l'existence d'une nation centralisée, déjà fortement unifiée, ne s'était manifestée avec une telle force, une telle rapidité.

C'est bien une spécificité française qui est à l'œuvre : entre la capitale – l'épicentre – et les périphéries, entre les villes et les campagnes, un échange s'établit, les événements se renforçant les uns les autres.

C'est l'état du royaume, secoué par les jacqueries, et les questions fiscales qui ont conduit à la réunion des états généraux ; ce sont les événements parisiens qui attisent maintenant les foyers provinciaux.


Il y a bien, en cet été 1789, une nation qui se reconnaît comme « une » en réagissant avec la même exaltation aux nouvelles et aux rumeurs que répandent journaux, pamphlets et voyageurs. Et que rapportent les députés du tiers quand ils retournent auprès de leurs mandants, ou que, comme presque chaque jour, dans leurs lettres détaillées, ils leur font le récit de ce qui se passe à l'Assemblée nationale constituante, dans les rues de Paris ou autour de cette Bastille où l'on a dressé des tentes pour des cafés provisoires, où l'on se presse comme à la foire Saint-Germain et à Longchamp, où l'on rencontre « les orateurs les plus fameux, les gens de lettres les plus connus, les peintres les plus célèbres, les acteurs et les actrices les plus renommés, les danseuses les plus en vogue, les étrangers les plus illustres, les seigneurs de la Cour et les ambassadeurs de l'Europe : la vieille France était venue là pour finir, la nouvelle pour commencer » (Chateaubriand).


Mais, devant ce champ de ruines, cette forteresse abattue, ce qui l'emporte dans tout le royaume, c'est une « grande peur ». On craint les brigands, on redoute les troupes étrangères appelées par le roi pour mettre fin à cette « jacquerie » nationale.

Les rumeurs se répandent. Les paysans se souviennent des grappes de pendus aux arbres après chacune de leurs jacqueries. Ils s'arment. Ils pillent les convois de grain. Ils tuent. Ils attaquent les châteaux. Ils incendient. Ils réclament la fin des privilèges. Ils veulent la terre. Ils exigent l'égalité.

Comment arrêter cette marée du quart état, des « déguenillés », des « infortunés », paysans pauvres, manouvriers et sans-culottes des villes ?

Tous réclament la « fin d'un monde », un renversement de l'ordre, afin de voir naître une autre organisation sociale dont ils savent seulement qu'elle doit mettre fin aux privilèges.

L'Assemblée nationale constituante les entend, veut les apaiser : elle abolit les privilèges dans la nuit du 4 août, et vote la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, le 26 août de cette même année 1789.

On proclame que « les hommes naissent libres et égaux en droit », que « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune ».


Pensées et principes radicaux. La France fait l'expérience nationale unique de la naissance, à partir d'une rébellion nationale, d'une révolution. De l'avènement d'un nouveau monde.

La violence a imposé la défaite politique et militaire du pouvoir en place.

Mais, dans le même temps, le peuple va découvrir que les principes d'égalité s'arrêtent à la porte des propriétés.

On abolit le régime féodal, mais seulement pour ce qui concerne les droits personnels. Ceux qui sont liés à la terre doivent être rachetés.

On décrète que les « hommes sont égaux », mais seuls voteront les citoyens « actifs », seuls seront élus ceux qui disposent de plus encore de biens.

Démocratie limitée, égalité bornée : la devise de ce monde nouveau est « Liberté, égalité, propriété ».


L'expérience de la nation, au terme de cet été 1789, est donc complexe. Le peuple a fait l'apprentissage de la démocratie politique ; il sait qu'il pèse, que les luttes qu'il mène peuvent être fructueuses, mais, en même temps, ses victoires sont bornées.

Il a des droits, mais il a faim.

Il voit, il éprouve l'existence d'une fracture entre lui, le déguenillé, le quart état, et le tiers état des citoyens actifs qui, payant l'impôt, sont les vrais acteurs du jeu politique institutionnel – vote, élections, décisions.


Et comme la faim perdure, qu'on craint la répression organisée par le roi et la reine, toujours en leur château, arborant au cours d'un banquet la cocarde noire avec des officiers du régiment de Flandre, on marche sur Versailles, les 5 et 6 octobre. Il y a là des milliers de femmes. On force les grilles. On pénètre dans les appartements de la reine. On tue les gardes du corps, on brandit leurs têtes. On ramène à Paris « le boulanger, la boulangère et le petit mitron ».


Victoire de la violence, révolution qui s'amplifie au lieu de s'atténuer.

On veut masquer cette réalité. Le maire de Paris parle d'un « peuple humain, respectueux et fidèle, qui vient de conquérir son roi ».

Et Louis XVI se déclare « fort touché et fort content », affirmant qu'il est venu à Paris « de son plein gré ».

« Indignes faussetés de la violence et de la peur qui déshonoraient alors tous les partis et tous les hommes. Louis XVI n'était pas faux, il était faible ; la faiblesse n'est pas la fausseté, mais elle en tient lieu et elle en remplit les fonctions » (Chateaubriand).

En fait, on soupçonne – ou on accuse – le roi, et surtout la reine et le parti des aristocrates, de préparer avec la complicité de l'étranger – Marie-Antoinette n'est-elle pas « l'Autrichienne » ? – cette « Saint-Barthélemy des patriotes » qui leur permettrait de rétablir leur pouvoir absolu.

On souhaiterait qu'il n'en soit pas ainsi, et l'opinion oscille entre l'espérance d'une « fraternité », d'une « union » autour du roi, et la crainte d'une trahison. Dans les clubs – les Jacobins, les Feuillants –, dans les « sections » électorales, chez les « sans-culottes », on surveille avec plus ou moins de suspicion le parti de la Cour.


Il y a donc un double mouvement :

Il conduit d'une part à l'organisation de la fête de la Fédération, le 14 juillet 1790, où 100 000 personnes rassemblées sur le Champ-de-Mars prêtent serment à la Constitution. Des pancartes répètent aux citoyens : « La Nation, c'est vous ; la Loi, c'est vous ; le Roi en est le gardien ». C'est la mise en place d'une monarchie constitutionnelle où le roi de France n'est plus que le « roi des Français », où ce qui le sacre n'est plus l'onction de Reims, mais le choix du peuple de par la Constitution. Et Louis XVI paraît accepter ce régime qui met fin à la monarchie absolue : « Moi, roi de France, dit-il, je jure à la Nation d'employer tout le pouvoir qui m'est délégué par la loi constitutionnelle de l'État à maintenir la Constitution et à faire exécuter les lois. »

Mais, d'autre part, on soupçonne le roi et le parti des aristocrates de ne pas accepter la nationalisation des biens du clergé – décidée le 17 avril 1790 pour garantir la monnaie des assignats créée en décembre 1789 –, puis la Constitution civile du clergé, qui fait de celui-ci un « corps de l'État » et exige des fonctionnaires qu'ils prêtent serment d'accepter cette mesure « gallicane » que le pape, pour sa part, condamne (13 avril 1791).


Ainsi les choix politiques deviennent-ils aussi, de par cette Constitution civile du clergé, des choix religieux.

Et la « politique » renvoie dès lors aux passions des guerres de religion.

Il ne s'agit plus seulement de monarchie constitutionnelle ou de monarchie absolue, mais de fidélité au pape ou de rejet de son autorité.

On est prêtre jureur ou prêtre réfractaire.

Et, le 17 avril 1791, la foule empêche Louis XVI de se rendre au château de Saint-Cloud où il doit entendre une messe célébrée par un prêtre réfractaire.


Parce que le sacre du roi de France en fait le représentant de Dieu sur la terre du royaume, entrer en conflit avec lui, c'est commettre un acte sacrilège, attester qu'on veut créer une « Église » constitutionnelle.

La cohérence existant sous la monarchie absolue entre religion et royauté, l'Assemblée constituante semble vouloir la maintenir, mais entre un monarque constitutionnel et une Église soumise à l'État, et non plus au pape.

« L'Église est dans l'État, l'État n'est pas dans l'Église », dira un député du tiers.

Mais si le roi, en bon catholique, refuse la Constitution civile du clergé, cela signifie aussi qu'il rejette l'idée de monarchie constitutionnelle à laquelle il a semblé se rallier.


Quand il tente de fuir avec la famille royale, le 20 juin 1791, il manifeste, comme il l'écrit, qu'il ne peut accepter les nouveaux pouvoirs, ceux des députés, des clubs, des citoyens. Il se dit fidèle au gouvernement monarchique « sous lequel la nation a prospéré pendant mille quatre cents ans ».

Arrêté à Varennes, reconduit à Paris, il aura fini de perdre, aux yeux de la foule silencieuse qui assiste à son retour dans la capitale, tel un prisonnier, toute légitimité. Les soupçons se sont mués en accusation.


Et certains, le 17 juillet 1791, au Champ-de-Mars où Louis XVI avait juré fidélité à la Loi, déposent une pétition réclamant sa déchéance et la proclamation de la république.

L'engrenage révolutionnaire a franchi une nouvelle étape.

Mais l'Assemblée, le tiers état, tous ceux qui veulent enrayer cette fuite en avant, cette radicalité qui peut remettre en cause toute l'organisation sociale (les propriétés), échafaudent la fiction d'un enlèvement du roi, et la garde nationale commandée par La Fayette ouvre le feu sur les pétitionnaires.

Le souverain sera maintenu au prix d'un mensonge et d'une cinquantaine de morts.


Journée décisive, lourde de conséquences non seulement pour le mouvement de la Révolution, mais pour l'histoire nationale.

Un fossé sanglant vient de se creuser entre « modérés », partisans de la monarchie constitutionnelle, et « radicaux », entre ceux qui recherchent un compromis politique – donc un accord avec le roi – et ceux qui jugent que le monarque est un traître.

Louis XVI innocenté – mais nul n'est dupe de cette fable de l'enlèvement – va prêter serment à la Constitution le 14 septembre 1791.

Et l'Assemblée nationale constituante cède la place le 30 septembre 1791 à l'Assemblée législative.


Après la fuite manquée du roi, l'émigration de la noblesse s'est accélérée. L'armée est en crise et le soupçon de trahison pèse sur toute la Cour.

Avec une lucidité aiguë, Barnave – avocat libéral, élu du Dauphiné, partisan d'une monarchie constitutionnelle, un des acteurs de la réunion de Vizille en 1788 – écrit :

« Ce que je crains, c'est le prolongement indéfini de notre fièvre révolutionnaire. Allons-nous terminer la révolution, allons-nous la recommencer ? Si la révolution fait un pas de plus, elle ne peut le faire sans danger ; c'est que, dans la ligne de la liberté, le premier acte qui pourrait suivre serait l'anéantissement de la royauté ; c'est que, dans la ligne de l'égalité, le premier acte qui pourrait suivre serait l'attentat à la propriété... »

Mais comment stabiliser une situation dès lors que l'une des pièces principales de l'échiquier politique – le roi, la Cour, le parti aristocratique – cherche à reprendre le royaume en main comme si rien ne s'était passé depuis le printemps 1789 ?


37.

C'est une France nouvelle que représentent les 745 députés de l'Assemblée législative qui se réunissent à Paris pour la première fois le 1er octobre 1791.

Robespierre avait fait voter par l'Assemblée constituante une proposition décrétant, avant de se séparer, l'inéligibilité de ses membres.

Ce sont donc des hommes nouveaux, surgis des assemblées locales, qui ont été élus.

Avocats, médecins, militaires, ils sont le visage de cette France qui, depuis près de trois ans, est labourée par les événements révolutionnaires, les affrontements sociaux, les bouleversements institutionnels et cette nouvelle guerre de religion qui oppose prêtres jureurs et prêtres réfractaires.


Ainsi naissent à partir des débats électoraux et des « émotions » populaires – Grande Peur, jacqueries, émeutes, cortèges, violences urbaines – les pratiques politiques de la France contemporaine.

Depuis 1788, dans le creuset de la Révolution, ces comportements et ces sensibilités politiques vont s'inscrire dans l'âme de la France.


Comme l'écrit Chateaubriand, témoin privilégié, l'Assemblée constituante avait déjà été, « malgré ce qui peut lui être reproché, la plus illustre congrégation populaire qui ait jamais paru chez les nations, tant par la grandeur de ses transactions que par l'immensité de leurs résultats ».

L'Assemblée législative est tout aussi importante : elle précise les contours d'une exception française.

Aucun peuple n'a fait à un tel degré, dans toute son épaisseur sociale, une telle expérimentation politique.

La France devient la nation politique par excellence.


Il y a à l'Assemblée et dans le pays une « droite » et une « gauche ».

Des ébauches de partis politiques reclassent les députés, rassemblent leurs partisans dans des débats passionnés.

Une opinion politique se constitue, se déchire, excommunie telle ou telle de ses tendances.

Le club des Feuillants (Barnave, La Fayette) est partisan de la monarchie constitutionnelle. Il veut arrêter la révolution au point où elle est parvenue.

Les clubs des Jacobins (Robespierre) et des Cordeliers (Danton, Desmoulins) veulent démasquer les trahisons de la monarchie.

La presse – Marat et son Ami du peuple, l'abbé Royou et son Ami du roi –, les libelles, expriment ces combats d'idées, galvanisent les « aristocrates » ou les « patriotes ».

La foule fait irruption dans la salle du Manège, où siège l'Assemblée. Elle envahit les tribunes, distingue parmi les députés ces élus de Bordeaux, ces Girondins – Brissot, Vergniaud, Roland… – au grand talent oratoire.

Ceux-là clament que l'Europe doit suivre l'exemple français.

Ainsi se forge, dans ces premiers mois de la Législative, l'idée que la nation française a une mission particulière, qu'elle est exemplaire. Il lui faut devancer par une guerre patriotique celle que s'apprêtent à lui faire – lui font déjà – les émigrés rassemblés dans une armée des princes qui se constitue à Coblence autour des frères du roi, les comtes de Provence et d'Artois.

Le girondin Isnard déclare : « Le peuple français poussera un grand cri, et tous les autres peuples répondront à sa voix. »


Certains – tel Robespierre – récusent cette prétention, se méfient de ce patriotisme révolutionnaire qui devient belliciste, qui s'imagine que les peuples vont accueillir avec enthousiasme les « missionnaires armés ». Mais l'idée de guerre s'impose et paraît une solution aux problèmes auxquels est confronté le pays.

Surtout, elle canalisera la passion révolutionnaire.

Elle permettra par les prises de guerre – le butin – de faire face à la crise financière et économique qu'aggrave la mauvaise récolte de 1791.


Dans les campagnes, dans les villes, le pain, la viande et le sucre manquent ou sont hors de prix. Dans le débat politique, des voix de plus en plus nombreuses, venues du quart état, mais qui trouvent écho dans L'Ami du peuple et dans les clubs, réclament la taxation des denrées.


La faim, la cherté de la vie poussent à l'émeute, aux violences.

On dénonce les « accapareurs ». On impose par la force les prix de vente.

Une aile radicale s'exprime, s'organise, agit, élargissant encore la palette des courants politiques, enfournant dans la machine révolutionnaire de nouveaux combustibles.


Flambent cependant déjà, dans de nombreuses régions, les oppositions entre prêtres jureurs et réfractaires.

Les paysans de l'Ouest s'opposent à ce que de nouveaux prêtres viennent dire la messe en lieu et place de leurs curés.

Ici et là, en Bretagne, en Provence, dans la vallée du Rhône, des « aristocrates » s'organisent militairement, parfois en liaison avec les émigrés.


Le 9 novembre 1791, l'Assemblée législative vote un décret exigeant de tout émigré qu'il rentre en France avant le 1er janvier 1792 sous peine d'être coupable de conspiration.

Le 21 novembre, un autre décret exige des prêtres qu'ils prêtent serment à la Constitution.

À chacun de ces décrets, le roi oppose, conformément aux pouvoirs que lui accorde la Constitution, son droit de veto.

Une épreuve de force s'ébauche entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif appuyé sur le mouvement des clubs et sur cette opinion publique soupçonneuse envers un monarque qui a déjà tenté de prendre la fuite et que les Jacobins, les Cordeliers, les Girondins et naturellement Marat suspectent d'être complice des émigrés – ses frères ! –, du nouvel empereur germanique, François II, et du roi de Prusse Frédéric-Guillaume.

Au plus grand nombre, la guerre paraît le moyen de dénouer ces contradictions.

Le roi sera contraint de se démasquer, de choisir son camp. Et elle obligera les monarchistes, les ennemis de l'intérieur, à prendre soit le parti de la France, soit celui de l'étranger.


Cette fuite en avant, rares sont ceux qui mesurent qu'elle ne peut que favoriser une dictature militaire et la radicalisation de la situation.

Le « parti de la Cour » la souhaite.

Le roi nomme donc un ministre girondin favorable à la guerre.

Le 20 avril 1792, un ultimatum est lancé à l'empereur et aux princes allemands pour qu'ils dispersent les émigrés massés sur leurs territoires.

La Cour imagine que l'armée française, affaiblie par les luttes politiques et l'émigration de nombre de ses officiers, va s'effondrer, et qu'avec le concours des Prussiens et des Autrichiens l'ordre sera rétabli dans le royaume, et le peuple, enfin châtié.

Ainsi la France s'engage-t-elle dans la politique du pire.

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