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LE GRAND SOLEIL FRANÇAIS


1661-1715


27.

« La face du théâtre change », dit Louis XIV à ses ministres et secrétaires d'État, le 10 mars 1661, lendemain de la mort de Mazarin.

Ce roi de vingt-trois ans, qui s'adresse aux membres de son Conseil, debout, le chapeau sur la tête, est impatient de régner.

Il ajoute :

« Je vous défends de rien signer, pas une sauvegarde, pas un passeport sans mon ordre, de me rendre compte chaque jour à moi-même et de ne favoriser personne. »

Ce roi veut tout voir, tout contrôler, tout décider.

« C'est par le travail que l'on règne, ajoute-t-il. C'est pour cela que l'on règne. »


Chaque jour, et durant les cinquante-quatre années de son gouvernement personnel, jusqu'à la veille de sa mort – le 1er septembre 1715 –, il accomplit avec ponctualité et gravité son « métier de roi ».

Dans chacune de ses paroles, de ses écrits, de ses décisions, de ses postures, il est l'incarnation de l'absolutisme.

Ce qui était en germe dès les origines de la monarchie française, que les hésitations des monarques, la vigueur des résistances des grands, des féodaux, des parlements, des cours souveraines, avaient empêché de l'emporter, atteint avec Louis XIV sa pleine maturité.

Dans tous les aspects de la vie nationale, cet absolutisme s'impose. Richelieu et Mazarin ont renversé les derniers obstacles au terme de guerres et de frondes qui ont marqué l'enfance et l'adolescence de Louis XIV.

Sa volonté d'exercer un pouvoir absolu est aussi le fruit d'une expérience douloureuse. Il prend sa revanche. Il se défie de tous. Il a connu les conspirations de ses plus proches parents. Il a affronté la Fronde des princes et celle des parlementaires. Il a subi la trahison de Condé. Il a dû fuir Paris. Et il ne peut pas aimer cette capitale dont la population, depuis des siècles, soutient les adversaires du roi et dresse des barricades.

La détermination de Louis XIV et la longueur de son règne font de cet absolutisme l'une des données majeures de l'histoire nationale. Pour le meilleur et pour le pire, il est au cœur de l'âme de la France.


Et ce d'autant plus que Louis XIV ne cherche en rien à dissimuler le principe absolutiste de son règne, mais qu'au contraire il l'affiche avec force, il le revendique comme l'essence même du pouvoir monarchique.

Le roi n'est-il pas choisi et jugé seulement par Dieu ? Voilà qui fonde l'absolutisme.

« Celui qui a donné des rois aux hommes, écrit Louis XIV, a voulu qu'on les respectât comme ses lieutenants, se réservant à lui seul le droit d'examiner leur conduite. Sa volonté est que quiconque est né sujet obéisse sans discernement. »

Nul ne peut contester, juger, refuser d'appliquer une décision du souverain.

Aucune autorité n'existe en dehors de la sienne. Aucune assemblée – même celle du clergé, et même le pouvoir pontifical –, aucune cour, aucun parlement, et naturellement pas les états généraux ne peuvent se dresser contre le roi, ou simplement l'interroger.

« Il est Dieu, dit une cousine de Louis XIV. Il faut attendre sa volonté avec soumission et tout espérer de sa justice et de sa bonté, sans impatience, afin d'en avoir plus de mérite. »

Plus aucun corps intermédiaire, plus aucune fonction n'existent hors de la volonté royale.

Les maires des villes, les gouverneurs des provinces, les évêques, sont désignés par le monarque, ou, si leurs nominations échappent à son autorité, ils perdent tout pouvoir. Un lieutenant général de police – celui de Paris, La Reynie – restera en poste de 1667 à 1697. Un intendant de police, de justice et de finance, et les subdélégués au service de celui-ci, sont les agents d'exécution des volontés royales.

L'armée – jusqu'alors aux mains des nobles, propriétaires des grades – devient un rouage essentiel de la monarchie absolutiste. Elle est l'instrument de sa politique étrangère, mais aussi de la répression contre ceux qui se rebellent. Elle est puissante : 67 000 hommes en 1677, 400 000 en 1703. La flotte passe de 18 navires en 1661 à 276 en 1683 !

Des officiers roturiers sont nommés au mérite, leurs grades échappant ainsi à la vénalité des offices.

L'armée est aux ordres exclusifs du roi. Et l'hôtel des Invalides accueille ceux des soldats qui ont été blessés à son service.


Tout est dans les mains du souverain.

Ainsi les Conseils du roi qui se réunissent quotidiennement. Ainsi le Conseil étroit (en présence du monarque), les intendants des provinces, mais aussi les académies créées par Colbert – surintendant des finances et des bâtiments – autour de l'Académie française (Académies des inscriptions et belles-lettres, des sciences, de musique, d'architecture).

L'image de ce pouvoir personnel est Versailles, où la Cour symbolise par sa soumission, son étiquette réglée comme celle d'une cérémonie religieuse, que le roi est au-dessus de tous et que chacun lui doit une obéissance servile.

Hors de son autorité – et de son regard –, personne n'existe.

L'âme de la France est modelée par cette servitude exigée qui devient vite volontaire. Le « fonctionnement » du gouvernement de la France, de toute la société, est déterminé par une « volonté » unique, celle du monarque, qui élève ou brise au gré de son « bon vouloir », de son intérêt dynastique ou de la vision qu'il a de l'intérêt du royaume.


Nicolas Fouquet était surintendant des finances. Le souverain le soupçonne d'avoir une ambition autonome, de parvenir peut-être à regrouper autour de lui des opposants à l'absolutisme, ou simplement d'affaiblir par sa propre lumière le rayonnement solaire du pouvoir royal. Aussi est-il arrêté, emprisonné à vie, sans aucune possibilité de recours (septembre 1661). La lettre de cachet condamne sans explication. L'État absolutiste est un État « totalitaire ». Aucun domaine ne lui échappe : Colbert crée des manufactures, de grandes compagnies de commerce qui devraient concurrencer les hollandaises et les anglaises. Le roi a son historiographe : Racine ; son peintre : Le Brun ; son architecte : Le Vau ; son musicien : Lully. Molière joue ses pièces devant le souverain ; il est son protégé.

L'âme de la France apprend à servir et à louer, à attendre l'impulsion ou l'ordre de l'État pour créer.

Elle vit de l'État et sous la protection de l'État (un tarif protecteur est institué à nos frontières par Colbert en 1667) ; c'est par le service de l'État qu'on s'élève dans la hiérarchie sociale.


Chacun dépend du roi, est son courtisan et son serviteur, mais, par-delà la personne du monarque, c'est le royaume que l'on sert.

Le roi s'identifie à la France. Et le peuple ne sépare pas le corps symbolique du roi du corps de la nation.

Mais chaque serviteur du roi, lieutenant général de police, intendant ou officier, veut être à son tour un souverain absolu, si bien que la société française devient ainsi une société de castes d'autant plus rigides qu'elles sont constituées de propriétaires de leurs charges. Colbert, qui doit faire face au gouffre financier que creuse la politique de grandeur, multiplie les ventes d'offices, ce qui, à moyen terme, ne peut que saper l'absolutisme.

Le roi risque en effet de ne plus être maître que d'une apparence de pouvoir absolu, celui-ci se réduisant à un rituel et à une étiquette, à une Cour.

Car, les grilles du parc franchies, les propriétaires de charges se sont emparés du pouvoir, puisqu'ils lui fournissent l'argent dont il a besoin.

L'endettement de l'État absolutiste, le déséquilibre endémique des comptes – les recettes n'étant jamais suffisantes, il faut créer de nouveaux impôts, vendre de nouveaux offices –, deviennent ainsi, dès 1670, une maladie pernicieuse qui ronge le royaume.


Mais, au début du règne personnel de Louis XIV, les effets de cette pathologie française – aucun régime n'y échappera – ne sont pas encore trop inquiétants.

L'ambassadeur vénitien souligne en 1661 que « la France est un pays riche de terroirs fertiles, composé de provinces réunies en un corps unique où les communications sont facilitées par les nombreuses rivières... Le royaume n'a pas cessé de s'agrandir depuis deux cents ans... Ses principales richesses, la France ne les tire pas des Indes, mais de son propre sol... La force du royaume vient aussi de son armée, car il est plein de soldats qui par leur instinct naturel sont braves et courageux... Je parlerai maintenant du roi Louis XIV..., prince de complexion vigoureuse, de haute taille, d'aspect majestueux... On ne le voit jamais s'emporter ou se laisser dominer par la passion... Il se consacre effectivement et assidûment aux affaires du gouvernement... »


Cette richesse du royaume semble d'abord inépuisable.

Le roi y puise pour ses « bâtiments » – Versailles, où il s'installe en 1682, Marly –, ses fêtes, ses « jeux », ses « dons » aux courtisans, puisque tout homme est à vendre et que le monarque sait les acheter par des gratifications symboliques – être à la Cour, servir le souverain, assister à son lever, à son coucher – et ses distributions d'argent.

Tout courtisan devient un domestique qui attend son pourboire !

Telle est la logique du pouvoir absolu – qui sera celle de tout pouvoir français : il veut qu'on le serve. Il distingue parmi ses serviteurs, il nomme, promeut, favorise, rétribue, renvoie, bannit.

Car le pouvoir se méfie de ceux qui, par indépendance d'esprit, force de caractère ou orgueil de caste, pourraient ne pas se soumettre à cette domestication généralisée.


Ainsi, la haute noblesse est écartée des responsabilités politiques, à la fois parce que Louis XIV a vécu la Fronde des princes, mais aussi parce qu'il se méfie de l'orgueil de caste des grands.

Les trois ministres composant le Conseil étroit qui gouverne l'État sous la direction personnelle et quotidienne du roi sont de « pleine et parfaite roture », selon Saint-Simon.

C'est le cas de Jean-Baptiste Colbert – et plus tard de son fils et de ses parents – aux Finances, de Michel Le Tellier – puis de son fils Louvois – à la Guerre, de Hugues de Lionne aux Affaires étrangères.

L'amertume pincée des grands se mue en désir de paraître aux côtés du roi à Versailles, à Marly (« Sire, Marly ! »), de partager sa vie quotidienne – les jeux, les dîners, les chasses, les fêtes, les représentations théâtrales, les ballets –, de se repaître de rumeurs, de ragots, de connaître les favorites – mademoiselle de La Vallière, madame de Montespan –, de pousser leurs filles ou leurs épouses dans les bras du roi.

Ce paraître est onéreux. On s'y ruine. On dépend du roi, qui peut rembourser les dettes qu'on a contractées.

Mais il vous faut être près de lui, afin qu'il vous voie.

Des rivalités haineuses déchirent les courtisans. Des intrigues se nouent, certaines criminelles. L'affaire des poisons compromet madame de Montespan ; le roi clôt l'enquête, mais trente-six personnes sont condamnées, exécutées, parmi les complices ou clients de l'avorteuse, sorcière, empoisonneuse, vendeuse de « filtres », organisatrice de messes noires : la Voisin.


Ainsi dépendante du roi, la haute noblesse n'a plus les moyens de se dresser contre le souverain. On ne prend plus les armes. On ose à peine prendre la plume.

La servilité, qui masque sa lâcheté sous le nom de « service de l'État », alors qu'elle n'est que soumission pour la recherche d'une charge, d'une distinction, d'une rétribution, s'inscrit elle aussi dans l'âme de la France.

Et Louis XIV fait preuve d'une lucidité cynique et machiavélienne lorsqu'il écrit :

« Je crus qu'il n'était pas dans mon intérêt de chercher des hommes d'une qualité plus éminente – pour me servir –, parce que ayant besoin sur toutes choses d'établir ma propre réputation, il était important que le public connût par le rang de ceux dont je me servais que je n'étais pas en dessein de partager avec eux mon autorité, et qu'eux-mêmes, sachant ce qu'ils étaient, ne conçussent pas de plus hautes espérances que celles que je leur voudrais donner. »

Il ajoute, dévoilant sa méthode de gouvernement solidaire excluant la désignation d'un ministre principal : « Il était nécessaire de partager ma confiance et l'exécution de mes ordres sans la donner entière à personne. »


Ce changement dans l'administration du royaume (conseillers d'État, maître des requêtes, intendants, subdélégués et officiers appliquent le plus souvent avec rudesse les ordres du roi), s'il en renforce la cohésion, ne fait pas pour autant disparaître la misère des plus humbles.

Au contraire. C'est en cascade que les besoins financiers de l'État vont écraser de taxes et d'impôts les « jacques ».

Ceux-ci se rebellent dès 1661-1662 dans tout le nord du royaume, puis en Sologne, en Bretagne. Les troupes répriment avec une cruelle efficacité ces « émotions paysannes » que la disette ou la famine provoquent.

On pend les « meneurs ». On condamne aux galères : les navires construits sur l'ordre de Colbert ont besoin de bras. On sévit sans hésitation, sans remords ni regrets. Se rebeller contre le souverain est sacrilège. Le pouvoir absolu l'affirme avec netteté :

« Quelque mauvais que puisse être un prince, écrit Louis XIV, la révolte de ses sujets est toujours infiniment criminelle. »

Le roi peut donc gouverner selon son « bon plaisir », qui est aussi, par nature, le choix propre à assurer sa gloire et celle du royaume.

Dans le pouvoir absolu, il n'y a pas séparation entre les désirs du monarque et les besoins de la nation.

Tout gouvernement de la France sera plus ou moins consciemment l'héritier de cette conviction et de cette pratique absolutiste dont Louis XIV a imprégné l'âme de la France.


Le roi en fait le ressort de sa politique religieuse et de sa politique étrangère.

Il s'agit là des deux domaines où il est confronté à d'autres pouvoirs éminents : ceux du pape et des autres souverains.

Il veut affirmer face au pape son autonomie, alors qu'il est le Roi Très-Chrétien de la fille aînée de l'Église, et montrer aux autres monarques qu'il leur est supérieur.


En 1682, dans la Déclaration des quatre articles, Louis XIV s'arroge notamment le droit de nomination des évêques, exaltant ainsi le « gallicanisme » traditionnel de l'Église de France.

Il affirme : « Les rois et les souverains ne peuvent être soumis par ordre de Dieu à aucun pouvoir ecclésiastique dans les choses temporelles, ni déposés directement ou indirectement par l'autorité des chefs de l'Église, ou leurs sujets dispensés de foi et d'obéissance et déliés de leur serment de fidélité. »

Dans cette compétition de pouvoir entre le roi et le pape, Louis précise que les conciles sont supérieurs au souverain pontife et qu'il ne saurait donc être question d'infaillibilité pontificale.

Le pouvoir absolu se veut seul de son espèce.

Le roi de France est supérieur à tous les autres.

L'âme de la France se grisera de ces certitudes.


Le roi peut à sa guise, selon son bon plaisir, mettre fin à la « paix établie » avec ses voisins.

« Tout était calme en tous lieux, reconnaît-il. Vraisemblablement pour autant que je le voudrais moi-même. »

Mais le veut-il ?

« Mon âge et le plaisir d'être à la tête de mes armées m'auraient fait souhaiter un peu plus d'affaires au-dehors », admet-il encore.

C'est qu'il s'agit de sa gloire.

Et à Londres comme à Rome, pour des questions de préséance, ou après un incident diplomatique, il réagit en affirmant sa prééminence et en obtenant réparation.

« Je ne sais si depuis le commencement de la monarchie il s'est jamais passé rien de plus glorieux pour elle, écrit Louis XIV. C'est une espèce d'hommage de roi à roi, de couronne à couronne, qui ne laisse plus douter à nos ennemis mêmes que la nôtre ne soit la première de la chrétienté. »

En 1664, six mille soldats français iront combattre aux côtés des Impériaux et seront victorieux des Turcs au Saint-Gothard.

C'est manière d'affirmer que le roi de France peut agir dans toute l'Europe selon sa volonté, et qu'il ne craint ni les Habsbourg de Vienne ni ceux d'Espagne.

À la mort du roi d'Espagne, Louis XIV réclame les biens de Marie-Thérèse, son épouse, dont la dot n'a pas été versée par Madrid. C'est la guerre de Dévolution (1667-1668). La France obtient Lille, Tournai et Douai au traité d'Aix-la-Chapelle.

De 1672 à 1679, il mène la guerre contre la Hollande, la plus grande puissance marchande d'Europe et donc du monde. Les peintres, les écrivains, les musiciens, Racine, l'historiographe du roi, célèbrent le « passage du Rhin » à Tolhuis, le 16 juin 1672.

Mais la guerre est longue, coûteuse, incertaine malgré les victoires de Condé et de Turenne. Louis XIV et la Cour sont présents sur le front. La guerre est pour eux un grand jeu glorieux qui enfle l'endettement de l'État. Mais la gloire n'a pas de prix, et le royaume s'agrandit de la Franche-Comté au traité de Nimègue, en 1679.

La prépondérance française – déjà inscrite dans les traités de Westphalie (1648) et des Pyrénées (1659) – en sort renforcée.


Qui pourrait dès lors s'opposer à la politique de « réunion » de villes au royaume de France – Strasbourg en 1681 –, qui ne sont que des annexions masquées par des arguties juridiques, voire des coups de force que l'armée et le royaume le plus puissant d'Europe imposent ?

Ceux qui ne se plient pas doivent méditer le sort de Gênes, bombardée par la flotte française qui l'écrase sous dix mille bombes incendiaires (19 mai 1684) pour la punir d'avoir fourni des galères à l'Espagne.

À Ratisbonne (15 août 1684), une trêve est conclue entre l'empereur, l'Espagne et Louis XIV : le roi de France est l'arbitre de l'Europe. Non seulement il paraît capable d'imposer sa loi à tous les autres royaumes, mais il est un « modèle ».

La langue française est devenue la langue diplomatique. Versailles et sa Cour sont imités dans toute l'Europe.

Cette prééminence fait naître parmi les élites, puis parmi le peuple français, un sentiment de supériorité, d'impunité, même, qui va caractériser l'âme de la France.

En 1683, quand meurent l'épouse de Louis XIV, Marie-Thérèse, et Colbert, qui a été le bon ouvrier de l'absolutisme, Louis XIV est dans la plénitude de sa force. Il n'a que quarante-cinq ans.

Il est le Roi-Soleil.


28.

La mort, en 1683, a donc commencé à rôder dans les galeries du château de Versailles inachevé où le roi et sa Cour se sont installés.

Le soleil brille encore, mais il est froid comme dans un précoce automne qui annonce un hiver rigoureux.

L'absolutisme a sa logique. Il veut tout dominer : les grands, les humbles, les États étrangers. Comment accepterait-il qu'une minorité conserve ses croyances, continue de se rassembler autour de pasteurs formés en Angleterre, dans les Provinces-Unies, ces puissances ennemies du royaume, et à Genève ?

« Je crus au début, dit Louis XIV, que le meilleur moyen pour réduire peu à peu les huguenots de mon royaume était de ne les point presser du tout par quelques rigueurs nouvelles, de faire observer ce qu'ils avaient obtenu sous les règnes précédents, mais aussi de ne leur accorder rien de plus et d'en renfermer même l'exécution dans les plus étroites bornes que la justice et la bienséance le pouvaient permettre. »

Les intendants, dans les provinces, serrent le lacet, appliquent les édits qui restreignent ou interdisent le culte protestant. Les huguenots ne peuvent exercer certains métiers et n'ont pas l'accès à la maîtrise.

Une Caisse de conversion est créée pour les inciter à quitter la religion prétendument réformée et à rejoindre celle du roi, censée être celle de tous les sujets du royaume.

L'émigration est contrôlée.

Un édit royal – du 14 juillet 1682 – interdit aux sujets de quitter la France pour s'installer à l'étranger sans en avoir obtenu l'autorisation.


Parce qu'il est le plus centralisé, le plus administré d'Europe, le royaume de France esquisse avant tous les autres certaines des formes totalitaires de l'État.

On est condamné pour son être ou sa foi avec une rigueur qui devient peu à peu implacable, les rouages de l'État gagnant en efficacité et les édits royaux étant appliqués dans toutes les provinces.


Le seul fait d'être bohémien est ainsi un délit.

Les agents du roi doivent « faire arrêter tous ceux qui s'appellent bohémiens ou égyptiens, leurs femmes, enfants et autres de leur suite, faire attacher les hommes à la chaîne des forçats pour être conduits dans nos galères et y servir à perpétuité ; et à l'égard de leurs femmes et filles, ordonnons de les faire raser la première fois qu'elles auront été trouvées menant la vie de bohémienne, et de faire conduire, dans les hôpitaux les plus prochains des lieux, les enfants qui ne seront pas en état de servir dans nos galères, pour y être nourris et élevés comme les autres enfants qui y sont enfermés ».

Une ordonnance de 1684 décide que tous les déserteurs des troupes ne seront plus exécutés, « mais condamnés à avoir le nez et les oreilles coupés, à être marqués de deux fleurs de lis aux joues, et à être rasés et enchaînés pour être envoyés aux galères ».


L'âme de la France s'accoutume à cette violence étatique, à cette discrimination des individus en fonction non seulement de la faute commise, mais de leur qualité, de leur origine, de leur confession.

Cette mise à l'Index de certaines catégories de sujets, puis cette sélection en fonction de la « race », de la « foi », et la traque des « exclus », doivent se conclure par une peine dont l'exécution sert le royaume : la flotte royale a besoin de bras pour la chiourme de ses galères !


C'est aussi parce que le contrôle par l'État absolutiste veut s'étendre à tous les domaines, régenter les différentes activités du royaume, qu'est édictée en 1685 l'ordonnance coloniale, ou Code noir, « touchant la police des îles de l'Amérique ».

Il s'agit de définir les droits et devoirs des propriétaires d'esclaves dans les colonies françaises des Antilles : la Martinique, la Guadeloupe, Saint-Domingue.

La traite négrière transporte dans des conditions inhumaines des milliers d'Africains vers ces îles où les plantations de canne à sucre se sont étendues et où leur production donne naissance à un commerce fructueux, « triangulaire », entre l'Afrique, les îles et les ports de l'Atlantique (Bordeaux, Nantes).

Le Code noir reconnaît la légitimité de la traite, il fait des Africains des « biens meubles ».

L'État absolutiste devient ainsi le garant et le régent de l'esclavage, en même temps qu'il veille à rendre le baptême des esclaves obligatoire, leur interdisant toute autre religion, définissant juridiquement tout ce qui concerne l'État et la qualité d'esclave.

L'État absolutiste légifère, surveille, fait entrer l'esclavage dans les rouages juridiques – modernes – du royaume. La vie quotidienne des esclaves est réglementée. Quant à la justification de l'esclavage, elle est double : d'une part, elle exprime « le besoin indispensable qu'on a d'eux pour les cultures des sucres, des tabacs, des indigos » ; d'autre part, on leur apporte le salut « à raison de l'instruction chrétienne qu'on leur donne ».


Car l'État absolutiste a désormais explicitement comme l'un de ses buts majeurs de contraindre tous les sujets du royaume – et les esclaves eux-mêmes – à pratiquer la religion du roi.

Les huguenots ne sont plus seulement dépossédés de leurs droits, cantonnés, surveillés, ils sont désormais « forcés ».

La conversion des enfants de sept ans est autorisée.

Les intendants peuvent imposer une « garnison de gens de guerre » aux religionnaires réticents.

Ces « dragonnades », qui entraînent humiliations, déprédations et saccages, vols, violences, viols, morts, sont mises en œuvre avec zèle par les intendants. Dans le Poitou, Marillac aurait ainsi obtenu plus de 30 000 conversions. Convertir devient une manière, pour les agents du roi, de faire leur cour. Car Louis XIV, remarié secrètement à madame de Maintenon, pieuse et habile ambitieuse qui l'entoure de ses attentions, est désormais résolu à extirper l'hérésie.

La Cour est devenue dévote. Madame de Maintenon et le confesseur jésuite du monarque l'en félicitent.

« La conversion du roi est admirable, écrit madame de Maintenon, et les dames qui en paraissaient les plus éloignées ne partent plus de l'église... Les simples dimanches sont comme autrefois les jours de Pâques. »

Chaque jour, le roi se réjouit des listes de conversions qu'on lui envoie, qui ne relatent pas les scènes cruelles que provoquent les dragonnades ni les résistances qui déjà s'organisent dans les Cévennes.

Car le système absolutiste, en même temps qu'il accroît le contrôle et la domination de l'État sur tout le royaume, rend opaque la réalité.

Le souverain ne tolère plus qu'on échappe à l'État. « Il est de plus en plus jaloux et amoureux de gloire et d'autorité » (Saint-Simon), mais il ne connaît pas la situation réelle du royaume alors qu'ici et là, devant l'augmentation des taxes et des impôts, la misère s'aggrave, la disette reparaît et les communautés protestantes sont occupées par les dragons.

En fait, le roi ne veut pas voir.

Il veut à n'importe quel prix en finir avec « les obstinés religionnaires », ces « mauvais Français ».

Il décide donc, le 18 octobre 1685, par l'édit de Fontainebleau, la révocation de l'édit de Nantes, qui entraîne aussitôt l'exil de près de deux cent mille huguenots en Angleterre, dans les Provinces-Unies et au Brandebourg. Ils apportent à ces États leur savoir, leur esprit d'initiative, leur énergie, mais aussi leur haine envers celui qu'ils vont décrire comme le « souverain turc des chrétiens », et contre lequel ils vont contribuer à dresser toute l'Europe, inquiète de cette prépondérance française qui ne se reconnaît pour limites que celles qu'elle se donne elle-même.


Mais la révocation de l'édit de Nantes est approuvée dans le royaume de France. L'unité de la foi apparaît comme l'état naturel et indispensable de la monarchie.

Et Louis XIV, en conflit avec la papauté, jaloux de la victoire remportée par l'empereur Léopold et ses armées chrétiennes sur les 200 000 Turcs qui assiégeaient Vienne – bataille du Kalhenberg, le 12 septembre 1683 –, veut, avec la révocation, confirmer qu'il est bien le Roi Très-Chrétien.


Cette mesure absolutiste marque très profondément l'âme de la France.

L'unité religieuse autour du pouvoir royal – central – y est confirmée, renforcée. La puissance étatique doit l'imposer aux sujets réticents.

L'État est violence. Contre lui, on en vient à se dresser, à prendre les armes : ce que feront les huguenots dans les Cévennes. Et les paysans se rebellent contre les « percepteurs » d'impôts. C'est dire que l'âme de la France est aussi marquée par ces résistances.

Plus l'État est unifié, mieux il impose sa loi en tous domaines, plus il risque de susciter des oppositions, d'autant plus violentes qu'aucun espace de tolérance ne leur est ménagé.


Le royaume doit affronter non seulement ces risques d'insurrection intérieure – de guerre civile –, mais aussi ceux de guerre contre l'Europe coalisée, dressée contre Louis XIV, « souverain turc des chrétiens ».

Dans une dialectique équivalant à celle qui régit la vie intérieure du royaume – contrôle de plus en plus étendu de l'État, et résistances –, l'Europe est subjuguée par le royaume de France, fascinée par la majesté de Louis XIV, par sa puissance, sa Cour, Versailles, et en même temps décidée à se coaliser contre lui dans une guerre prolongée, si nécessaire.

Le maître d'œuvre de cette coalition est Guillaume d'Orange. Au terme d'une révolution (1688), il a chassé d'Angleterre le roi Jacques II Stuart, catholique, qui se réfugie en France. Il a reconnu les droits du Parlement anglais et s'est fait proclamer par lui roi d'Angleterre.

Deux « modèles » s'opposent ainsi en Europe : le français, continental, absolutiste, catholique, et l'anglais – lié aux Provinces-Unies –, antipapiste, s'appuyant sur une Déclaration des droits, instaurant une « monarchie » contrôlée.


La guerre entre les deux « modèles » paraît inéluctable.

L'empereur des princes allemands, l'Angleterre et les Provinces-Unies, mais aussi l'Espagne catholique, se rassemblent dans la ligue d'Augsbourg dès 1686.

Quant à Louis XIV, renforcé par le succès de sa révocation de l'édit de Nantes, sûr de sa puissance, il a une ambition plus grande encore : il est le « Nouveau Constantin » dont les courtisans chantent les mérites, que madame de Sévigné, La Fontaine et La Bruyère louent pour son action pieuse.

Il n'est que Vauban pour mesurer les conséquences négatives du départ de tant de talents huguenots à l'étranger alors même que le royaume est de plus en plus endetté, qu'au lieu d'investir leur fortune dans les activités manufacturières ou marchandes les riches préfèrent l'achat de terres, le prêt à intérêt, l'acquisition d'offices, les garanties offertes par un État absolutiste plutôt que les risques économiques.

Car les huguenots exilés étaient précisément ouverts sur l'économie moderne telle qu'elle se pratiquait aux Provinces-Unies et déjà en Angleterre.

Sur ce plan-là aussi, le « modèle français » s'oppose au « modèle anglo-hollandais ».


Louis XIV a une vision de la puissance et de la gloire qui s'accorde à ce goût de la terre, de la rente et de l'héritage qui caractérise les élites françaises.

Il revendique ainsi – au nom de sa belle-sœur, la princesse Palatine – le Palatinat.

Ses troupes entrent en Dauphiné pour y combattre les vaudois hérétiques.

Louis tente d'aider Jacques II à reconquérir son trône, mais le débarquement de troupes dans l'Irlande catholique se solde par un échec.

Reste donc la guerre continentale contre la ligue d'Augsbourg, conduite depuis 1686 mais déclarée le 15 avril 1689. Et marquée par l'impitoyable violence des troupes françaises, qui mettent le Palatinat à sac en 1688-1689 :

« Je vois le roi assez disposé à faire raser entièrement la ville et la citadelle de Mannheim, écrit Louvois, et, en ce cas, d'en faire détruire entièrement les habitations. »

On brûle « les villes que l'on ne peut forcer », on fait mettre « le feu dans les villages et leurs dépendances ».

La France apparaît ainsi au reste du continent comme une puissance menaçante et oppressive, persécutrice de ses propres sujets protestants, et les huguenots exilés – Pierre Bayle, Jurieu – décrivent les horreurs des dragonnades, la menace que Louis XIV fait peser sur l'Europe entière.

Ces années 1683-1689 sont bien le tournant du règne de Louis XIV. L'absolutisme s'y déploie et y dévoile sa violence.

Devenu dévot, en quête de toujours plus de gloire et d'autorité, le monarque commence aussi à être harcelé par la maladie – on procède à « la grande opération » d'une fistule le 18 novembre 1686. « Le roi a souffert aujourd'hui sept heures durant comme s'il avait été sur la roue », confie madame de Maintenon.

Louis XIV fait face à la douleur comme à l'Europe coalisée.

Mais on ne danse plus le ballet à Versailles.


29.

C'est la guerre. Elle écrase le dernier quart de siècle du règne de Louis XIV et marque de son empreinte profonde et cruelle l'âme de la France.

Le roi a voulu imposer aux États d'Europe la prépondérance française. Mais, malgré les victoires militaires – Fleurus en 1690, Steinkerke en 1692, Neerwinden en 1693 –, la suprématie navale de l'Angleterre (bataille de la Hougue, 1692) et la résistance des États obligent Louis XIV, aux traités de Turin et de Ryswick (1696, 1697), à renoncer à toutes ses conquêtes. Il ne conserve que Strasbourg. La leçon est nette : une nation ne peut dominer par la force le reste de l'Europe.


Et pourtant la guerre reprend dès 1701.

Le petit-fils de Louis XIV, le duc d'Anjou, devient Philippe V, roi d'Espagne, sans renoncer pour autant à la couronne de France.

Les Français gouvernent à Madrid.

Une compagnie française se voit attribuer l'asiento, le privilège du transport des esclaves vers l'Amérique ; Philippe V et Louis XIV sont actionnaires de cette compagnie négrière.

Ce n'est plus seulement à un empire occidental que s'opposent l'Angleterre, la Hollande, les princes allemands. Au-delà de la question de la succession d'Espagne, la guerre a pour enjeu la domination économique, le grand commerce.

Aux traités d'Utrecht et de Rastadt (1713, 1714), Philippe V doit renoncer à la couronne de France.

L'Angleterre, puissance maritime, commence son ascension. Elle conserve Gibraltar. Elle a brisé l'empire continental qui risquait de se constituer entre Madrid et Paris ; elle s'apprête à contrôler les mers.

Deuxième leçon pour le royaume de France : les États – et d'abord l'Angleterre et les Provinces-Unies – n'acceptent pas le risque de voir un nouvel empire à l'image de celui de Charles Quint se reconstituer en Europe, cette fois au bénéfice de la France.


Ces deux leçons infligées à la France, Louis XIV, qui meurt le 1er septembre 1715, les a-t-il comprises, et ses successeurs les ont-ils retenues, ou, au contraire, voudront-ils poursuivre cette ambition d'une prépondérance française sur le continent ?


Pour le royaume de France – et pour le Grand Roi –, ces années de guerre ont été un long hiver au terme duquel les gains ont été nuls, les souffrances, immenses, les morts, nombreuses, les transformations de la monarchie, profondes.

Si l'on ajoute que les rapports avec les États européens ennemis ont été dominés par ces guerres, on mesure que ces vingt-cinq années ont été décisives pour le royaume et pour l'image que la France a donnée d'elle-même aux peuples d'Europe.

Elle est la nation militaire : plusieurs centaines de milliers d'hommes – de 200 à 400 000 – engagés dans ces guerres.

Elle est la nation guerrière : les défaites, nombreuses, n'ont pas découragé le royaume, les victoires – Denain en 1702 – ayant permis le redressement de la situation.

Elle est la nation brutale (le sac du Palatinat), impérieuse, aux ambitions démesurées, le royaume dont il faut se méfier parce qu'il est puissant, riche et peuplé.

L'âme de la France a enregistré en elle-même ces éléments contradictoires qui ont été à l'œuvre durant ce quart de siècle français (1689-1715).


Et d'abord le coût de la guerre.

Le problème financier est bien la maladie endémique du royaume. L'endettement, l'emprunt, la manipulation des monnaies, l'augmentation des impôts, sont les caractéristiques permanentes des finances de la France.

Pour tenter de colmater le déficit, on multiplie les créations d'offices : vendeurs de bestiaux ou emballeurs, experts jurés, procureurs du roi, contrôleurs aux empilements de bois, visiteurs de beurre frais, visiteurs de beurre salé, etc.

L'argent rentre, mais la société française se fragmente en milliers d'officiers héréditaires.

Les fonctions de maire et de syndic sont mises en vente. Un édit de 1695 décide de l'anoblissement, moyennant finance, de 500 personnes distinguées du royaume.

On crée des « billets de monnaie », et le contrôleur général des finances, Chamillart, écrit à Louis XIV, faisant le bilan de cette introduction du « papier-monnaie » : « Toutes les ressources étant épuisées (en 1701), je proposai à Votre Majesté l'introduction de billets de monnaie non pas comme un grand soulagement, mais comme un mal nécessaire. Je pris la liberté de dire à Votre Majesté qu'il deviendrait irrémédiable, si la guerre obligeait d'en faire un si grand nombre, que le papier prît le dessus de l'argent. Ce que j'avais prévu est arrivé, le désordre qu'ils ont produit est extrême. »

Sur une idée de Vauban, on crée un impôt de capitation qui devrait être payé par tous (1694), puis ce sera l'impôt du dixième (1710).


Ces mesures – qui ne résolvent en rien la crise financière – permettent de payer la guerre, mais appauvrissent le pays, et, conjuguées à des hivers rigoureux, à des printemps pluvieux, aggravent en 1693-1694, puis en 1709 – le grand hiver –, la crise des subsistances, la disette, la famine.

Ainsi s'installe dans l'âme française le sentiment que l'État est un prédateur, que l'inégalité s'accroît, qu'elle s'inscrit définitivement dans ces « statuts » d'officiers qui ont le droit de transmettre leurs charges.

Les « réformateurs » comme Vauban (dans son ouvrage Projet d'une dîme royale) ou Boisguilbert (dans Le Détail de la France, ou Traité de la cause de la diminution de ses biens et des moyens d'y remédier) ont le sentiment qu'ils ne sont pas entendus quand l'un propose un impôt levé sur tous les revenus sans aucune exception, et quand l'autre, condamnant la « rente », l'usure, les ventes d'offices, affirme que « la richesse d'un royaume consiste en son terroir et en son commerce ».

En fait, le cancer du déséquilibre des finances s'installe et commence à ronger l'État, la confiance qu'on lui porte, à désagréger la société et à rendre quasi impossibles les réformes.

Pour trouver des ressources, l'État crée des cohortes d'officiers en leur vendant des parcelles de son autorité, en leur concédant des privilèges qui ne pourront être annulés sans épreuve de force.

Or le privilège est le cœur même du principe social sur lequel s'est bâtie la monarchie, société d'ordres.

Et voici que la noblesse elle-même est mise en vente !

D'un côté, on domestique les grands et les nobles ; de l'autre, on multiplie leur nombre, on vend les privilèges afférents à cet ordre, qui en font un obstacle à la réforme !


Certes, il y a la gloire du monarque, que la guerre accroît. Et son historiographe, Racine, s'enthousiasme quand, en 1692, il assiste à une revue de 120 000 hommes, « ce plus grand spectacle qu'on ait vu depuis plusieurs siècles... Je ne me souviens point que les Romains en aient vu un tel ».

Boileau n'est pas en reste, qui exalte la présence du roi au siège de Namur (1692) et la capitulation de la ville, que César lui-même n'avait pas obtenue.

Louis XIV est bel et bien le Roi-Soleil :

À cet astre redoutable

Toujours un sort favorable

S'attache dans les combats

Et toujours avec la Gloire

Mars amenant la Victoire

Vole et le suit à grands pas.

Par cette propagande, célébration de la gloire militaire du monarque, le pouvoir absolutiste cherche à se consolider, à justifier la guerre.

Dans le même temps, les exigences nées du conflit le conduisent à accroître le contrôle des activités. La guerre impose une concentration des pouvoirs. Elle entraîne non seulement un perfectionnement technique de l'armée – fusil, baïonnette, artillerie –, mais aussi une rationalisation de toute la vie civile.

Colbert crée ainsi des administrations nouvelles, des bureaux des hypothèques. Un Conseil du commerce est mis en place. Dans chaque ville – comme cela s'est fait à Paris dès 1667 – son nommés des lieutenants de police.


Car la guerre entraîne un renforcement de la surveillance. Le courrier, et d'abord celui des courtisans, est surveillé, lu.

« C'est une misère, la façon dont on agit avec les lettres », écrit la princesse Palatine, belle-sœur du roi et grande épistolière.

De même, la répression exercée contre tous ceux qui tentent de se dresser contre l'autorité royale ou de lui échapper est implacable.

C'est l'armée du maréchal de Villars qui fait la guerre aux camisards des Cévennes, ces huguenots que commande Jean Cavalier.

Des gentilshommes traquent les jeunes paysans qui cherchent à éviter l'enrôlement dans la milice royale.


L'armée a besoin d'hommes, et ce service militaire obligatoire avec tirage au sort permettra de lever, entre 1705 et 1713, 455 000 hommes !

« La jeunesse épouvantée allait se cacher dans les réduits les plus écartés et parmi les plus grandes forêts », note un témoin, « ou bien ils cherchaient à se marier afin d'échapper à la Milice, mais certains vautours, à qui l'on donnait le nom odieux de vendeurs de chair humaine, les enlevaient jusque dans le sein de leurs familles pour les traîner au champ de Mars, servir à émousser les épées anglaises et germaniques ».

Cette « militarisation » de la société, qui est une des conséquences de l'absolutisme et un produit de la guerre, suscite la méfiance envers l'État, et la situation dramatique du royaume, à partir des années 1690, fait naître de nombreuses critiques qui mettent en cause – c'est un signe de la profondeur de la crise – la personnalité même du souverain.


Fénelon, archevêque de Cambrai, ose écrire à Louis XIV, roi désormais dévot :

« Vous n'aimez pas Dieu, vous ne le craignez même que d'une crainte d'esclave, votre religion ne consiste qu'en superstition et en pratique superficielle. »

Ce propos violent complète une Lettre anonyme à Louis XIV qui est une critique radicale de l'absolutisme et de la politique suivie.

« On n'a plus parlé de l'État et de ses règles, on n'a plus parlé que du Roi et de ses plaisirs », souligne Fénelon.

L'une des manifestations de cette évolution absolutiste est la guerre.

« On a causé depuis plus de vingt ans des guerres sanglantes..., la guerre de Hollande (1672-1678) a été la source de toutes les autres. Elle n'a eu pour fondement qu'un motif de gloire et de vengeance, ce qui ne peut jamais rendre une guerre juste. »

Et la conséquence en est que « la France entière n'est plus qu'un grand hôpital désolé et sans provisions. Les magistrats sont avilis et épuisés. La noblesse, dont tout le bien est en décret, ne vit que de lettres d'État... Le peuple même qui vous a tant aimé commence à perdre l'amitié, la confiance et même le respect. Vos victoires et vos conquêtes ne le réjouissent plus, il est plein d'aigreur et de désespoir. La sédition s'allume un peu de toutes parts... Voilà, Sire, l'état où vous êtes. Vous vivez comme ayant un bandeau fatal sur les yeux. »


On est loin des louanges de Racine et de Boileau !

En 1709, la misère empoigne tout le royaume. Nicolas Desmarets, contrôleur général, note la « mauvaise disposition des esprits et des peuples ».

Il souligne que des mouvements de révolte ont lieu ici et là dans les provinces où la hausse du prix du blé – consécutive à de mauvaises récoltes – provoque la disette, la famine ; et où les fermiers généraux ne réussissent plus à lever l'impôt et n'ont plus aucun crédit : ne parvenant plus à emprunter, ils ne prêtent plus et n'avancent plus le montant des impôts.


La dégradation de la situation (levée forcée de soldats, misère, etc.) conduit à cette montée des critiques.

On mesure ainsi qu'en dépit des renforcements continus de l'absolutisme, du développement de la coercition, de la réglementation, de la centralisation, du culte du roi, l'âme de la France est encore capable de se rebiffer.

Sous la chape de l'absolutisme, le pays – du peuple aux aristocrates – conteste ce mode de gouvernement, et les oppositions se raniment aussitôt. On n'accepte et subit l'absolutisme que parce que l'État exerce avec violence son autorité, mais cela ne vaut que si sa politique est favorable aux intérêts de la nation et à la prospérité de son peuple.

Que les résultats soient mauvais, que l'inégalité s'aggrave, et l'esprit de critique et de sédition reparaît. Contre l'absolutisme, on dresse le souvenir des états généraux, du gouvernement des princes, de l'aristocratie, des cours souveraines.

Le roi se retrouve ainsi isolé. Et il n'a pour toute ressource que de faire appel au « patriotisme » de la nation afin qu'elle se rassemble autour de lui, non plus dans un mouvement imposé par la répression, les édits, mais dans un mouvement d'adhésion nationale.


C'est ainsi que, le 12 juin 1709, dans l'abîme qu'est cet hiver de glace et de misère, de défaites et de doutes, Louis XIV adresse un Appel à ses évêques et à ses gouverneurs afin qu'ils le diffusent dans toutes les paroisses du royaume.

Louis XIV se dépouille de son autorité de souverain absolu.

Il ne dit plus : « Tel est mon bon plaisir. » En s'adressant à ses sujets, en leur expliquant les raisons de ses choix politiques, il les élève à la dignité d'interlocuteurs habilités à comprendre, à approuver, et donc aussi à discuter et à contester.

Louis XIV explique pourquoi il n'a pas pu conclure la paix : « Quoique ma tendresse pour mes peuples ne soit pas moins vive que celle que j'ai pour mes propres enfants, quoique je partage tous les maux que la guerre fait souffrir à des sujets aussi fidèles, et que j'aie fait voir à toute l'Europe que je désirais sincèrement de les faire jouir de la paix, je suis persuadé qu'ils s'opposeraient eux-mêmes à la recevoir à des conditions également contraires à la justice et à l'honneur du nom français. »


L'intérêt dynastique devient là, simplement, le visage de l'intérêt national, la gloire et l'honneur du roi ne sont que l'expression de la « justice et de l'honneur du nom français ».

Face à l'échec de la politique de Louis XIV, cet appel royal, au cœur de la détresse qui frappe le royaume, exprime la force et la réalité de la conscience nationale. Mais cet appel confirme dans l'âme française que le roi n'est un souverain pleinement légitime que par la politique qu'il mène, et qu'en dernier ressort c'est le peuple qui l'adoube, qui lui accorde le second sacre déterminant la valeur du premier.

La contestation de l'absolutisme, l'importance du peuple, la permanence des « ordres » traditionnels du royaume, refont ainsi irruption au bout de près d'un demi-siècle – depuis 1661 – de monarchie absolutiste.


L'appel de Louis XIV au patriotisme est entendu.

La foule attend devant les imprimeries le texte du roi.

On l'approuve de ne pas avoir accepté de contribuer par les armes, comme le demandaient les puissances en guerre, à chasser son propre petit-fils, Philippe V, du trône d'Espagne.

Le maréchal de Villars lit l'appel aux troupes, qui l'acclament. Et le 11 septembre 1709, à Malplaquet, au terme d'une bataille sanglante, incertaine, s'il n'est pas victorieux de Marlborough et du prince Eugène de Savoie, il arrête l'avance ennemie.

Puis, le 24 juillet 1712, à Denain, il bat le prince Eugène.

Les alliés doivent alors se convaincre qu'ils ne pourront pas écraser la France et qu'il vaut mieux traiter, d'autant plus que l'Angleterre et les Provinces-Unies ne veulent pas que l'Empire germanique profite de la défaite française.

Dès lors que Philippe V renonce à la couronne de France, la paix est possible.

Les traités d'Utrecht et de Rastaadt la rétabliront en 1713 et 1714.


Mais le royaume et la dynastie sont affaiblis.

« Sire, vous le savez, écrit dans une lettre anonyme Saint-Simon, votre royaume n'a plus de ressources... Jetez, Sire, les yeux sur les trois états qui forment le corps de votre nation... Le clergé est tombé dans une abjection de pédanterie et de crasse qui l'a tout à fait enfoncé dans un profond oubli... La noblesse n'est pas plus heureuse... Ce n'est plus qu'une bête morte, qu'un mari insipide, qu'une foule séparée, dissipée, imbécile, impuissante, incapable de tout et qui n'est plus propre qu'à souffrir sans résistance... Le tiers état, infiniment élevé dans quelques particuliers qui ont fait leur fortune par le ministère ou par d'autres voies, est tombé en général dans le même néant que les deux premiers corps. »

Certes, la description de Saint-Simon est en fait un plaidoyer en faveur d'un gouvernement aristocratique.

« Que Votre Majesté règne enfin par elle-même », dit-il, contestant l'action des ministres, de l'épouse, madame de Maintenon, ou du confesseur jésuite, et rêvant à des princes entourant le roi.


Mais, au-delà de cette limite, c'est la succession de Louis XIV elle-même qui semble menacée.

La mort a frappé comme à grands coups de hache.

En 1711, le Grand Dauphin, fils de Louis XIV, est mort.

Puis, en 1712, le duc et la duchesse de Bourgogne (le petit-fils de Louis XIV et son épouse).

En 1712 encore, le duc de Bretagne, arrière-petit-fils aîné de Louis XIV, et, en 1714, Charles, duc de Berry, petit-fils du roi et frère de Philippe V d'Espagne – autre petit-fils de Louis XIV –, mais qui a renoncé à la couronne de France.

Ne survit donc qu'un arrière-petit-fils, le duc d'Anjou, d'à peine cinq ans et demi en 1715.

Le régent serait le neveu de Louis XIV, Philippe d'Orléans, fils du frère du roi et de la princesse Palatine.

Mais la défiance de Louis XIV est grande envers lui, qu'à la Cour on a même soupçonné d'avoir fait empoisonner les membres de la famille royale afin d'accéder au trône.

Louis XIV a d'ailleurs créé un conseil de régence afin de contrôler Philippe d'Orléans, qui en assurera cependant la présidence.


Le 1er septembre 1715 à 8 h 15, Louis XIV meurt au château de Versailles à l'âge de soixante-dix-sept ans.

Il était monté sur le trône soixante-douze ans auparavant et avait régné personnellement cinquante-quatre ans.

À sa mort, c'est à nouveau un enfant – Louis XV – qui accède au trône.

L'absolutisme survivra-t-il à la régence de Philippe d'Orléans, prince libertin ?



CHRONOLOGIE II


Vingt dates clés (1515-1715)

1515 : Victoire de Marignan, remportée par François Ier (1515-1547) sur les Suisses alliés du duc de Milan

1519 : Début de la construction du château de Chambord

1522 : Début de la première guerre contre Charles Quint

1539 : Ordonnance de Villers-Cotterêts – tous les actes officiels doivent être rédigés en français

1562 : Première guerre de Religion

1572 : Massacre de la Saint-Barthélemy (24 août)

1593 : Abjuration de Henri IV à Saint-Denis

1598 : Édit de Nantes

1624 : Richelieu, Premier ministre de Louis XIII (1610-1643)

1643 : Mort de Louis XIII et de Richelieu ; Régence d'Anne d'Autriche

1648 : Traité de Westphalie

1649 : Fuite du roi Louis XIV, onze ans, de Mazarin et d'Anne d'Autriche, de Paris à Saint-Germain

1661 : Mort de Mazarin, gouvernement personnel de Louis XIV

1682 : Le roi s'installe à Versailles

1684 : Mariage secret de Louis XIV et de madame de Maintenon

1685 : Révocation de l'édit de Nantes

1685 : Code noir sur l'esclavage

1701 -1714 : Guerre de Succession d'Espagne

1709 : L'année terrible – défaite, froid, famine

1715 : Mort de Louis XIV

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