5


L'UNION SACRÉE


1907-1920


55.

De 1907 à 1914, la France marche vers l'abîme de la guerre en titubant.


D'un côté, elle semble décidée à l'affrontement avec l'Allemagne de Guillaume II afin de prendre sa revanche et de récupérer l'Alsace et la Lorraine tout en effaçant le souvenir humiliant de Sedan et de la débâcle de 1870.

Dans les milieux littéraires parisiens, après la réhabilitation de Dreyfus en juillet 1906, et comme pour affirmer que l'on continue à avoir confiance dans l'armée, on constate un renouveau du nationalisme et du militarisme.

Barrès, Maurras (1868-1952), mais aussi Péguy, l'ancien dreyfusard, chantent les vertus de la guerre : « C'est dans la guerre que tout se refait ; la guerre n'est pas une bête cruelle et haïssable, c'est du sport vrai, tout simplement », va-t-on répétant.

On vante la « race française », catholique, on se dit prêt au sacrifice, on institue la célébration nationale de Jeanne d'Arc.

On manifeste. On conspue les pacifistes, les socialistes, ce « Herr Jaurès qui ne vaut pas les douze balles du peloton d'exécution, une corde à fourrage suffira »...


En janvier 1913, une coalition rassemblant des élus traditionalistes (monarchistes), des républicains modérés, des radicaux-socialistes, élit Raymond Poincaré, le Lorrain, incarnation de l'esprit de revanche, président de la République.

Les diplomates et les militaires, qui échappent de fait au contrôle parlementaire, trouvent ainsi au sommet de l'État un appui déterminé. Ils font de la France la clé de voûte de la Triple-Entente entre Royaume-Uni, France et Russie.

Elle n'a pas été ébranlée par la défaite de la Russie face au Japon, en 1905, ni par la révolution qui a suivi. Elle souscrit des emprunts russes à hauteur de plusieurs milliards de francs-or. Elle appuie le tsar, qui tente de moderniser son pays sur les plans économique et politique.

Elle ne tient aucun compte de l'agitation « bolchevique » qui se déclare hostile à la guerre contre l'Allemagne et qui, à cette « guerre entre impérialismes », oppose le « défaitisme révolutionnaire ».


Dans cette préparation à la guerre, le haut état-major français obtient le vote d'une loi portant le service militaire à trois ans (avril 1913) pour faire face à une armée allemande plus nombreuse, la France ne comptant que quarante millions d'habitants et l'Allemagne, soixante.


Mais ces signes, ces décisions, les initiatives françaises prises au Maroc pour y instaurer un protectorat auquel l'Allemagne est hostile, et qui manifestent une volonté d'affrontement, le choix délibéré du risque de guerre, sont contredits par d'autres attitudes.

C'est comme si, à tous les niveaux de la vie nationale, le pays était divisé.


D'abord, les conflits sociaux se durcissent : la troupe intervient à Draveil en 1908 et tire sur les cheminots grévistes.

En 1909, les électriciens plongent Paris dans l'obscurité.

Ministre de l'Intérieur, puis président du Conseil, Clemenceau réagit durement face à ce syndicalisme révolutionnaire qui paralyse les chemins de fer cependant que les inscrits maritimes bloquent les ports.

Opposés à la troupe dans ces conflits sociaux, les ouvriers développent un antimilitarisme radical, cependant qu'en 1907 les viticulteurs ruinés par le phylloxéra réussissent à gagner à leur cause des soldats du 17e régiment d'infanterie, qui se mutinent : « Vous auriez, en tirant sur nous, assassiné la République. »

Ces incidents semblent miner la cohésion nationale indispensable à une entrée en guerre.


Les socialistes sont gagnés par ce climat. Ils prônent dans leurs congrès la « grève générale » pour s'opposer à la guerre.

« Prolétaires de tous les pays, unissez vous ! » scande-t-on.

Cette poussée verbalement révolutionnaire fait contrepoids, en même temps qu'elle le renforce, au courant nationaliste et belliciste.

De là ces appels au meurtre lancés contre Jaurès, le pacifiste, membre de l'Internationale socialiste, qui déclare à Bâle en juin 1912 : « Pour empêcher la guerre, il faudra toute l'action concordante du prolétariat mondial. »

Il rêve de préparer une grève générale « préventive » pour dissuader les gouvernements de se lancer dans un nouveau conflit.

Jaurès sous-estime ainsi la logique mécanique des blocs – à la Triple-Entente s'oppose la Triple-Alliance (Allemagne, Autriche-Hongrie, Italie). Il ne mesure pas l'engrenage des mesures militaires, les décisions d'un état-major entraînant la réplique d'un autre, et, une fois les mobilisations commencées, comment freiner un mouvement lancé, doté d'une puissante force d'inertie ?

En outre, Jaurès ne perçoit pas que des groupes marginaux – ainsi les nationalistes serbes –, des États « archaïques » – dans les Balkans, mais la Russie est aussi l'un d'eux –, peuvent, par leurs initiatives échappant à tout contrôle, déclencher des incidents qui entraîneront dans un conflit régional les grands blocs alliés, lesquels, par leur intervention, généraliseront le conflit.


En fait, en ces années cruciales durant lesquelles se jouent le sort de la paix et le destin de la France, le système politique de la IIIe République révèle ses limites. Car il ne s'agit plus seulement de constituer un gouvernement, de voter des lois, de trouver une issue à telle ou telle affaire intérieure – affaire Dreyfus ou scandale de Panama –, mais bien de prendre des décisions qui engagent la France sur le plan international.

Ici, le rôle du président de la République, celui du ministère des Affaires étrangères et du ministère de la Guerre, échappent en partie au contrôle parlementaire.

De plus, la grande presse – Le Matin, Le Petit Parisien – pèse sur l'opinion et influe donc sur le choix des députés, qui ne respectent pas les accords passés entre leurs partis.

On perçoit aussi un fossé entre les manœuvres et rivalités politiciennes des leaders parlementaires – Clemenceau est le rival de Poincaré, celui-ci, l'adversaire de Joseph Caillaux (1863-1944) et de Jaurès – et la gravité des problèmes qui se posent aux gouvernements alors que s'avivent les tensions internationales.

C'est le cas entre le Royaume-Uni et l'Allemagne à propos de la question de leurs flottes de guerre respectives ; entre la France et l'Allemagne sur la question du Maroc ; entre l'Autriche-Hongrie, liée à l'Allemagne dans le cadre de la Triple-Alliance, et la Serbie, soutenue par la Russie, orthodoxe comme elle, une Russie qui est l'alliée de la France dans le cadre de la Triple-Entente.


Une République dont l'exécutif est ainsi soumis aux combinaisons parlementaires peut-elle conduire une grande politique extérieure alors que le chef de son gouvernement est menacé à tout instant de perdre sa majorité ?

Cette interrogation se pose dès les années 1907-1914, qui comportent deux séquences électorales : en 1910 et en 1914.

Au vrai, le problème est structurel : il demeurera, puisqu'il est le produit du système constitutionnel qui a été choisi.


Ce système a une autre conséquence : il facilite l'émergence des médiocres et écarte les personnalités brillantes et vigoureuses.

On l'a vu dès l'origine de la République – en 1882 – avec Gambetta.

Cela se reproduit, à partir de 1910, avec Joseph Caillaux, le leader radical qui, en 1911, a résolu par la négociation une crise avec l'Allemagne à propos du Maroc. Il a accepté des concessions pour éviter ou faire reculer la guerre, ce qui le désigne comme un complice du Kaiser. Caillaux est aussi partisan de la création d'un impôt sur le revenu, refusé par tous les modérés. Il est donc l'homme à ostraciser.

D'autant plus qu'il associe le Parti radical au Parti socialiste de Jaurès en vue des élections de mai 1914. Au cœur de leur programme commun : l'abolition de la loi portant le service militaire à trois ans.

Or c'est cette coalition présentée comme hostile à la défense nationale qui l'emporte, faisant élire 300 députés radicaux et socialistes contre 260 élus du centre et de la droite conservatrice.

Est-ce le socle d'une autre politique étrangère ?


En fait, la France continue de tituber. Les députés radicaux élus ne voteront pas l'abolition de la loi des trois ans, soumis qu'ils sont à la pression de l'« opinion » telle que la reflètent les grands journaux parisiens, eux-mêmes sensibles à la fois aux fonds russes qui les abreuvent et au renouveau nationaliste d'une partie des élites intellectuelles.

Et le président de la République, que le vote de mai 1914 vient de désavouer, n'en continue pas moins de prôner la même politique étrangère. Il agit dans l'ombre pour dissocier les députés radicaux de Caillaux et de Jaurès.


De toute façon, il est bien tard pour changer d'orientation.

Le 28 juin 1914, l'archiduc François-Ferdinand est assassiné à Sarajevo par des nationalistes serbes. La mécanique des alliances commence à jouer.

Les ultimatums et les mobilisations se succèdent.

Le 31 juillet 1914, Jaurès est assassiné.

Le 1er août, la France mobilise.

Le 3, l'Allemagne lui déclare la guerre.


La décision a échappé aux parlementaires, à la masse du pays engagée dans les moissons, avertie seulement par le tocsin et les affiches de mobilisation.

Elle répond sans hésiter à l'appel de rejoindre ses régiments.

Mais des différences apparaissent entre l'enthousiasme guerrier qui soulève, à Paris et dans quelques grandes villes, les partisans de la guerre en des manifestations bruyantes – « À Berlin ! » y crie-t-on – et l'acceptation angoissée des nécessités de la mobilisation par la majorité des Français. Les slogans proférés dans la capitale ne reflètent pas l'état d'âme du reste de la France.

On est partout patriote. On part donc faire la guerre. Mais on n'est pas belliciste.

C'est plutôt la tristesse et l'angoisse qui empoignent la masse des Français.


Ceux qui, pacifistes intransigeants, partisans de la grève générale, s'opposent à la guerre sont une minorité isolée. Le gouvernement n'a pas à sévir contre les révolutionnaires, les syndicalistes, ceux qui hier se déclaraient contre la guerre. Les socialistes s'y rallient.

« Ils ont assassiné Jaurès, nous n'assassinerons pas la France », titre même un journal antimilitariste.

Jules Guesde (1845-1922), le « marxiste » du Parti socialiste, qui accusait Jaurès de modérantisme, devient ministre.

C'est donc l'« union sacrée » de tous les Français.

La République rassemble la nation, condition nécessaire de la victoire.


56.

La Grande Guerre qui commence en 1914 est l'ordalie de la France, et donc de la IIIe République qui la gouverne.

L'épreuve, qu'on prédisait courte, de quelques semaines, va durer cinquante-deux mois.

Le 11 novembre 1918, quand, le jour de l'armistice, on dressera un monument aux victimes, on dénombrera 1 400 000 tués ou disparus (10 % de la population active), 3 millions de blessés, dont 750 000 invalides et 125 000 mutilés.

Sur dix hommes âgés de 25 à 45 ans, on compte deux tués ou disparus, un invalide, trois handicapés.

Si l'on recense les victimes par profession, on relève que la moitié des instituteurs mobilisés – les « hussards noirs de la République », officiers de réserve, ont encadré leurs anciens élèves – ont été tués.

Polytechniciens, normaliens, écrivains – d'Alain-Fournier à Péguy – et surtout paysans et membres des professions libérales ont payé leur tribut à la défense de la patrie.

Durant toute la guerre, une large partie du territoire – le Nord et l'Est –, la plus peuplée, la plus industrielle, a été occupée.

En septembre 1914, la pointe de l'offensive allemande est parvenue à quelques dizaines de kilomètres de Paris, et en août 1918 la dernière attaque ennemie s'est rapprochée à la même distance de la capitale.

Des offensives de quelques jours, lançant les « poilus » en Champagne, au Chemin des Dames (en 1915, en 1917), ont coûté plusieurs centaines de milliers d'hommes.

29 000 meurent chaque mois en 1915 ; 21 000 encore en 1918.


La France a été « saignée », et c'est son meilleur sang – le plus vif, parce que le plus jeune – qui a coulé durant ces cinquante-deux mois.

Qui ne mesure la profondeur de la plaie dans l'âme de la France !

Le corps et l'âme de la nation sont mutilés pour tout le siècle.

Chaque Français a un combattant, ou un tué, ou un gazé, ou un invalide dans sa parentèle.

Chacun, dans les générations suivantes, a croisé, côtoyé un mutilé, une « gueule cassée ».

Chacun, jusqu'aux années 40, a vu défiler des cortèges d'anciens combattants.

Puis d'autres, par suite d'autres guerres, les ont remplacés, et à la fin du xxe siècle il n'y avait plus qu'une dizaine de survivants du grand massacre, de celle qui restait la « grande » guerre et dont on avait espéré qu'elle serait la « der des der ».


Sonder la profondeur de la plaie – toutes ces femmes en noir qui n'ont pas enfanté, qui se sont fanées sous leurs voiles de deuil –, prendre en compte les traumatismes des « pupilles de la nation » et ceux de ces survivants qui pensaient à leurs camarades morts près d'eux, c'est réaliser que la Première Guerre mondiale a été pour plusieurs décennies – au moins jusqu'à la fin des années 40 du xxe siècle – le grand déterminant de l'âme de la France.

À prendre ainsi conscience de l'étendue de la blessure, de la durée de cette épreuve de cinquante-deux mois, on devine que c'est au plus profond de l'« être français » que le peuple des mobilisés et celui de l'arrière ont dû aller puiser pour « tenir ». Et d'autant plus qu'année après année la conduite des opérations militaires n'a pas permis de repousser l'ennemi hors du territoire national.


Dès l'été 1914, sous le commandement de Joffre, le front français est percé. Des unités – en pantalons rouges ! – sont décimées et se débandent.

On fusille sans jugement ceux qu'on accuse d'être des fuyards.

Mais ce ne sera pas l'effondrement. Le pouvoir politique tient. Il quitte Paris pour Bordeaux – sinistre souvenir de 1871 ! –, mais demande aux militaires de défendre Paris.

Et c'est la bataille de la Marne, le front qui se stabilise, les soldats qui s'enterrent dans les tranchées.


La République ne s'est pas effondrée. Il n'y aura pas de débâcle comme en 1870. Nul ne manifeste contre le régime et les soldats résistent.

Ces « poilus » sont des paysans. La terre leur appartient. Un patriotisme viscéral, instinctif, les colle à ces mottes de glaise.

Mais, poussés par les politiques, les chefs croient à l'offensive.

Offensive en Champagne en 1915. Échec : 350 000 morts.

En 1916, on s'accroche à Verdun.

En 1917 – la révolution russe de février a changé la donne –, le général Nivelle, qui vient de remplacer Joffre, lance l'offensive du Chemin des Dames.

Échec. Hécatombe. Mutineries.

Pétain, économe des hommes, partisans de la défensive, le remplace. Il veut attendre « les Américains et les tanks ».

Quand les Allemands lancent leurs dernières offensives, en 1918, Foch, généralissime de toutes les armées alliées, dispose d'une supériorité écrasante. Craignant que sa propre armée ne s'effondre – comme s'est dissoute l'armée russe après la révolution d'octobre 1917 –, l'état-major allemand fait pression sur Berlin pour qu'on sollicite un armistice. Ainsi, le sol allemand n'aura pas été envahi.

C'est donc, le 11 novembre 1918, la victoire de la France.

La nation a été le théâtre majeur de la guerre.

Elle a sacrifié le plus grand nombre de ses fils – seuls les Serbes, proportionnellement à leur population, ont subi davantage de pertes.


Le peuple français sous les armes et l'arrière ont tenu parce que l'« intégration » à la nation issue d'une histoire séculaire a été réalisée.

Ce patriotisme aux profondes racines a été revivifié par les lois républicaines, par le suffrage universel, par le « catéchisme national » enseigné par les « hussards noirs de la République ».

Chaque soldat est un citoyen.

Cet attachement à la terre de la patrie – le poilu est souvent un paysan propriétaire de sa ferme – explique sa résistance. Il se bat. Il s'accroche au sol non parce qu'il craint le peloton d'exécution pour désertion ou refus d'obéissance, mais parce qu'il défend sa propre parcelle du sol de la nation.

Et s'il se mutine en 1917, s'il fait la « grève des combats », c'est parce qu'on ne respecte pas en lui le citoyen, que l'on est « injuste » dans la répartition des permissions ou dans la montée en première ligne, qu'on « gaspille » les vies pour « grignoter » quelques mètres, tenter des percées qui ne peuvent aboutir.


Certes, la lassitude, la contestation, la fascination pour la révolution russe, l'antimilitarisme – si présent en 1914 –, progressent en même temps que la guerre se prolonge et que les offensives inutiles se multiplient.

Le poilu se sent solidaire de ses camarades qui « craquent », qui se rebellent et qu'un conseil de guerre expéditif condamne à mort.

Mais le patriotisme l'emporte sur l'esprit de révolte.

Le sol de la patrie occupé appartient aux citoyens. Il leur faut le défendre, le libérer.


Ce sont des citoyens-soldats qui ont remporté la victoire. En première ligne, ils avaient le sentiment de vivre avec les officiers de troupe dans une « société » républicaine où chacun, à sa place, risquait sa vie.

Ils n'avaient pas le même rapport avec les officiers supérieurs, perçus comme des « aristocrates ». Et les généraux qu'ils ont appréciés sont ceux qui, comme Pétain, les respectaient, rendaient hommage à leur courage, ne les considéraient pas comme de la chair à canon.


À la tête du pays, l'union sacrée à laquelle participaient les socialistes confirmait ce sentiment d'une cohésion de tous les Français.

Sans doute les socialistes quittent-ils le gouvernement en novembre 1917, reflétant par là la lassitude qui affecte tout le pays. Mais la personnalité de Clemenceau, président du Conseil, prolonge l'union sacrée. Il a un passé de républicain dreyfusard, même si, dans les milieux ouvriers, on se souvient du « premier flic de France », adversaire déterminé du socialisme. Il incarne un patriotisme intransigeant.

Sa volonté de « faire la guerre » et de conduire le pays à la victoire, la chasse qu'il fait à tous ceux qui expriment le désir d'en finir au plus vite par une paix de compromis donnent le sentiment que le pays est conduit fermement, que la République a enfin un chef à la hauteur des circonstances.

Certes, en poursuivant Joseph Caillaux, qui a été partisan d'une autre politique, pour intelligence avec l'ennemi, il règle de vieux comptes, en habile politicien. Mais, avec Clemenceau, avec Foch et Pétain, la République, qui reçoit en outre le soutien de centaines de milliers de soldats américains, doit et peut vaincre.


Après le 11 novembre 1918, Clemenceau sera surnommé le « Père la Victoire ».

La République et la France auront surmonté l'épreuve.

On sait à quel prix.


57.

La France a vaincu et survécu.

Mais l'ivresse qui a accompagné l'annonce de l'armistice n'a duré que quelques jours.

L'émotion et la joie se sont prolongées en Alsace et en Lorraine quand Pétain, Foch, Clemenceau et Poincaré ont rendu visite, en décembre 1918, aux provinces et aux villes libérées.

L'humiliation de 1870 était effacée, la revanche, accomplie.

Mais cette fierté n'empêche pas la France de découvrir quelle a, comme trop de ses fils, la « gueule cassée ».

On s'est battu quatre ans sur son sol. Forêts hachées par les obus, sols dévastés, villages détruits, mines de fer ou de charbon inondées, usines saccagées : il va falloir réparer.

L'amertume, la rancœur, parfois la rage, se mêlent, dans l'âme de la France, à l'orgueil d'avoir été vainqueur et au soulagement d'avoir survécu.

Les anciens combattants, qui se rassemblent, veulent rester « unis comme au front ». Ils ont des « droits », parce qu'ils ont payé l'« impôt du sang ». Ils exigent que le gouvernement se montre intransigeant, qu'il obtienne le versement immédiat des « réparations ». « Le Boche doit payer ! »

Et le gouvernement répond : « L'Allemagne paiera. »


Mais, déjà, l'historien Jacques Bainville écrit : « Soixante millions d'Allemands ne se résigneront pas à payer pendant trente ou cinquante ans un tribut régulier de plusieurs milliards à quarante millions de Français. Soixante millions d'Allemands n'accepteront pas comme définitif le recul de leur frontière de l'Est, la coupure des deux Prusse, soixante millions d'Allemands se riront du petit État tchécoslovaque... »

Ces lignes sont publiées dans L'Action française en mai 1919, au moment où les conditions du traité de paix sont transmises aux délégués allemands.

Les exigences sont dures, non négociables. Ce traité sera perçu comme un « diktat ».

Il prévoit la démilitarisation partielle de l'Allemagne. Le bassin houiller de la Sarre devient propriété de la France. Les Alliés occupent la rive gauche du Rhin ainsi que Mayence, Coblence et Cologne. Une zone démilitarisée de 50 kilomètres de large est instaurée sur la rive droite du Rhin.

L'Allemagne est jugée responsable de la guerre. Elle doit payer des réparations, livrer une partie de sa flotte, des machines, du matériel ferroviaire. Sur la frontière orientale, la Tchécoslovaquie est créée, la Pologne renaît, la Roumanie existe. Autant d'alliés potentiels pour la France.


Mais chaque clause du traité contient en germe une cause d'affrontement entre l'Allemagne et la France.

D'autant que celle-ci est seule : le président des États-Unis, Wilson, qui a réussi à imposer la création d'une Société des Nations, est désavoué à son retour aux États-Unis. Ceux-ci ne ratifieront pas les conclusions de la conférence de la paix (novembre 1919).

Le Royaume-Uni ne veut pas que l'Allemagne soit accablée, contrainte de payer. L'Italie a le sentiment que sa « victoire est mutilée ».

La France est seule. Orgueilleuse et amère, elle célèbre sa revanche.

Le traité de Versailles est signé dans la galerie des Glaces du château de Versailles, le 28 juin 1919, là même où a été proclamé l'Empire allemand, le 18 janvier 1871.


L'honneur et la gloire sont rendus à la patrie.

La fierté des anciens combattants est aussi méritée que sourcilleuse.

Mais on sent l'angoisse et une sorte de désespoir poindre et imprégner l'âme de la France.

Chaque village dresse son monument aux morts, et le deuil – le sacrifice des fils – se trouve ainsi inscrit au cœur de la vie municipale, dans les profondeurs de la nation.

C'est autour de ce monument aux morts qu'on se rassemble, que les anciens combattants se retrouvent « unis comme au front ».


Aux élections législatives du 16 novembre 1919, le Bloc national, constitué par les partis conservateurs et par les républicains modérés, remporte une victoire éclatante et constitue une « Chambre bleu horizon ». De nombreux anciens combattants y ont été élus.

C'est une défaite pour le Parti socialiste, dont le nombre d'adhérents a augmenté rapidement après l'armistice, qui regarde avec passion et enthousiasme les bolcheviks consolider leur pouvoir, qui s'insurge contre l'envoi de militaires français en Pologne, de navires de guerre en mer Noire, d'armes aux troupes blanches qui combattent les rouges.

Mais le verdict des urnes est sans appel : le suffrage universel renvoie l'image d'une France modérée, patriote, qui refuse l'idée de révolution. Même s'il existe des révolutionnaires dans les rangs de la CGT et au sein du Parti socialiste, qui souhaitent la sortie de l'Internationale socialiste et l'adhésion à la IIIe Internationale communiste.


Les oppositions sont vives entre la majorité Bloc national et la minorité séduite par le discours révolutionnaire.

Un signe ne trompe pas : en avril 1919, un jury d'assises a acquitté Raoul Villain, l'assassin de Jaurès.

Une manifestation de protestation rassemblant la « gauche » a eu lieu à Paris – la première depuis 1914. Elle montre la vigueur de cette composante de l'opinion, mais illustre aussi son caractère minoritaire.


En fait, après l'effort sacrificiel de la guerre, le pays se divise.

Chacun puise dans l'histoire nationale les raisons de son engagement.

Les socialistes tentés par le léninisme font un parallèle entre jacobinisme et bolchevisme. La révolution de 1789 – et surtout de 1793 –, la Commune de 1871, leur paraissent préfigurer la révolution prolétarienne et le communisme. La Russie est une Commune de Paris qui a réussi.

On affirme sa solidarité avec les soviets. Des marins de l'escadre française envoyée en mer Noire pour aider les blancs se mutinent.

On conteste la politique d'union sacrée qui a été suivie par les socialistes en 1914. On se convainc que c'était Lénine qui, en prônant le défaitisme révolutionnaire, avait raison.

Au mois de décembre 1920, à Tours, la majorité du Parti socialiste – contre l'avis de Léon Blum – accepte les conditions posées par Lénine pour l'adhésion à l'Internationale communiste.

À côté de la SFIO va désormais exister un Parti communiste, Section française de l'Internationale communiste (SFIC). L'Humanité de Jaurès devient son journal.


C'est donc sur la tradition française qu'est greffée la souche bolchevique.

En soi, cette volonté d'imitation d'une expérience étrangère, la soumission acceptée à Moscou, sont la preuve que, alors qu'elle est la première puissance du continent après la défaite de l'Allemagne, la France est devenue moins « créatrice » d'histoire, plutôt l'« écho » d'une histoire inventée ailleurs.

Le pays se replie sur sa victoire et sur ses deuils.

Quand le débat s'engage pour savoir quelles dispositions militaires prendre pour se protéger d'une future volonté de revanche et de la contestation allemande du traité de Versailles, le maréchal Pétain propose un système de forteresses qui empêchera toute invasion.

C'est la prise de conscience d'un affaiblissement, malgré la victoire du pays.

On peut lire dans La Nouvelle Revue française, en novembre 1919, sous la plume de l'écrivain Henri Ghéon :

« L'être de la France est en suspens. Si le triomphe de nos armes l'a sauvée de la destruction et du servage, il la laisse si anémiée, et de son plus précieux sang, et de son capital-travail, et de son capital-richesse, que sa position, son assiette, est matériellement moins bonne, moins sûre, moins solide, malgré la récupération de deux provinces et l'occupation provisoire du Rhin, qu'en juillet 1914. »

Et Ghéon d'ajouter :

« Il nous paraît que la France n'aura vaincu, qu'elle ne sera, ne vivra qu'en proportion de nos efforts nouveaux pour faire durer sa victoire. »


Mais, après la tension de la guerre, les sacrifices consentis, l'âme de la France a-t-elle encore les ressources pour faire face aux problèmes que la guerre – et la victoire – lui posent : déclin démographique, reconstruction, accord entre les forces sociales et politiques pour adapter le pays, affronter les périls, crise financière d'une nation endettée, appauvrie ?


Or c'est la division qui s'installe.

Les ouvriers, les cheminots et les fonctionnaires se lancent dans la grève, manifestent pour la journée de huit heures (deux morts le 1er mai 1919).

En utilisant la réquisition et la mobilisation du matériel et des cheminots, le gouvernement brise la grève dans les chemins de fer au printemps de 1920.

Échec syndical et politique : des milliers de cheminots (18 000, soit 5 % de l'effectif) sont révoqués.

La justice envisage même la dissolution de la CGT.

Fort de la majorité qu'il détient, le Bloc national, républicain conservateur, inquiet de la vague révolutionnaire qui, à partir de la Russie, semble déferler sur l'Europe, est décidé à briser le mouvement social, donc à creuser un peu plus le fossé entre la majorité de la population et une minorité plus revendicative et contestatrice que révolutionnaire.


L'union sacrée est bien morte.

Pourtant, au-delà des divisions politiques, la république parlementaire continue d'écarter ceux qui, par leur personnalité, leur popularité, tentent de résister aux jeux des combinaisons politiciennes.

En janvier 1920, les parlementaires ont écarté la candidature à la présidence de la République de Georges Clemenceau, homme politique à l'esprit indépendant. À sa place, ils élisent Paul Deschanel.

Quand la folie aura contraint ce dernier à démissionner, en septembre 1920, ils choisiront Alexandre Millerand, ancien socialiste, devenu homme d'ordre et chef du Bloc national.

Mais dès que le même Millerand s'efforcera de donner quelque pouvoir à sa fonction, il rencontrera des oppositions.


Ainsi, deux ans seulement après l'armistice, la France apparaît à la fois épuisée, saignée par la guerre et divisée, cherchant des modèles dans les révolutions et les contre-révolutions qui fleurissent en Europe.

D'aucuns regardent vers Moscou et adhèrent au bolchevisme.

D'autres se tournent vers Rome, où l'on entend résonner le mot « fascisme », inventé en mars 1919 par Benito Mussolini.

Quant au pays profond, il se souvient de ceux qui sont tombés, il fleurit les tombes et les monuments aux morts.


CHRONOLOGIE IV


Vingt dates clés (1799-1920)

1804 : 21 mars, promulgation du Code civil ; 2 décembre, couronnement de Napoléon empereur

1805 : 2 décembre, Austerlitz

1812 : Campagne et retraite de Russie

1815 : 1er mars, retour de l'île d'Elbe, et, le 18 juin, Waterloo

5 mai 1821 : Mort de Napoléon à Sainte-Hélène

1824 : Mort de Louis XVIII. Accession au trône de son frère Charles X

27, 28, 29 juillet 1830 : les Trois Glorieuses – Louis-Philipped'Orléans, roi des Français

1831 : Révolte des canuts lyonnais

25 février 1848 : Proclamation de la République

Juin 1848 : Répression contre les ouvriers des ateliers nationaux

10 décembre 1848 : Louis-Napoléon Bonaparte élu présidentde la République

2 décembre 1851 : Coup d'État. L'Empire sera proclamé le 1er décembre 1852

4 septembre 1870 : Déchéance de l'Empire. IIIe République

21-28 mai 1871 : Semaine sanglante. Fin de la Commune

1875 : Vote de l'amendement Wallon. Le mot « république » dans les textes constitutionnels

1er mai 1891 : Grèves et incidents à Fourmies

30 janvier 1898 : « J'accuse ! », de Zola, en défense d'Alfred Dreyfus

9 décembre 1905 : Loi de séparation de l'Église et de l'État

3 août 1914-11 novembre 1918 : Déclaration de guerre de l'Allemagne à la France – armistice de Rethondes

28 juin 1919 : Signature du traité de Versailles.

Загрузка...