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LES RACINES ET LES PREMIERS LABOURS


de la préhistoire à 400 après Jésus-Christ


1.

Au commencement de l'âme française il y a la terre.

Ce n'est qu'un coin d'espace encerclé par les glaciers qui s'amoncellent sur les bordures du territoire mais qui jamais ne recouvriront cet hexagone balayé par les tempêtes de poussière de lœss. Celle-ci se dépose, s'accumule, formant des terrasses dont le vent violent modifie les contours. Les glaciers avancent, reculent ; la faune, la flore changent, le climat s'adoucit, se tempère, puis le froid redouble.

Et cela durant des centaines de milliers d'années.


Qui peut concevoir ce que signifie l'épaisseur immense du temps ?


Les formes de ce territoire au long de ces trois millions d'années sont encore imprécises, le dessin est inachevé.

Mais sur cette surface d'étendue moyenne, les blocs granitiques – plateaux, monts, chaînes arasées par l'érosion – côtoient les plus récentes montagnes, les pics déchiquetés, les sommets que les glaciers ensevelissent encore.

Les roches d'âges différents – des centaines de milliers d'années des unes aux autres – sont voisines, séparées parfois par un étroit sillon où des fleuves s'installent.

L'Europe se rassemble, s'entremêle dans cet hexagone qui sera la France.

Ce pays est comme un résumé de ce qui, ailleurs, s'étale dans une monotonie semblant ne jamais devoir s'interrompre, alors qu'ici on passe d'un paysage, d'un relief à l'autre.

Et ce commencement de l'âme de la France dit ainsi la diversité, une marqueterie de différences, un lieu où l'on se rencontre et se mêle.

Ce n'est qu'une terre, mais c'est l'empreinte première.


Cependant, rien encore n'est définitif. Les assauts glaciaires se succèdent.

Autour de huit mille ans avant notre ère, la mer fait irruption, séparant ce qu'on nommera les îles Britanniques du continent, isolant le bassin fluvial de la Tamise de celui du Rhin, donnant ses limites à l'hexagone. Par ses origines, par la mémoire de la terre, il était donc lié à cette partie que la mer éloigne, qui devient îles. Ce sont désormais comme des frères siamois tranchés par l'encastrement, entre eux, de la mer du Nord. Et chacun vivra différent malgré leur souche commune.

Les formes et les limites sont ainsi en place.

La terre hexagonale enseigne la diversité des horizons, des sols et des roches aux premiers hommes qui surgissent, venant de l'est par la grande voie danubienne, et du sud par la voie méditerranéenne.


Que sait-on de ces hommes d'il y a plus d'un million d'années ?

Peut-on imaginer qu'en eux, au fond de leur regard, il y a de temps à autre – et, entre chacun de ces moments, peut-être faut-il compter cent mille années ? – une étincelle qui, un jour, après un nouveau déluge de temps – 800 000 ans ? – donnera une flammèche ?

Elle annonce qu'ici, sur ce sol, surgira – il y faudra une autre coulée gigantesque d'années – l'âme de la France.


Les premiers de ces hommes-là sont des prédateurs que leur nomadisme pousse d'un paysage à l'autre, que le froid et le vent font reculer, se réfugier dans des grottes, mais auxquels le réchauffement du climat donne l'audace de repartir.

Ils chassent. Ils pêchent. Ils cueillent. Ils taillent dans la pierre des armes et des outils rudimentaires. Ils tendent des pièges et, selon les époques – entre elles s'étendent des millénaires –, ils tuent l'hippopotame, le rhinocéros ou l'ours brun, le cerf, le sanglier ou le lapin, le bison ou le cheval sauvage, le taureau ou le bouquetin.

Ils façonnent des grattoirs, des perçoirs, et bientôt polissent la pierre, le bois de ces arbres qui, en fonction du climat, s'enracinent dans le nord ou le sud de l'hexagone : bouleaux, pins, noisetiers, chênes, ormes, tilleuls...

Et, le temps s'étant encore écoulé, voici qu'en frottant des bouts de bois l'un contre l'autre ils font jaillir des étincelles, maîtrisant ce feu que parfois déjà la foudre leur offrait.


Ils s'accroupissent autour du foyer, ces hommes qu'on nomme de Neandertal – du nom d'un site proche de Düsseldorf.

Ils ont la voûte crânienne surbaissée, des arcades sourcilières renflées, énormes, un front fuyant, leur face sans menton est un museau. Ils sont pourtant Homo sapiens. Après eux viendront les Homo sapiens sapiens, l'homme de Cro-Magnon – vieux de 35 000 ans, trouvé aux Eyzies-de-Tayac-Sireuil, dans la Dordogne –, dont la boîte crânienne s'est allongée.

Mais, pour passer de l'un à l'autre, de la pierre taillée (paléolithique) à la pierre polie (néolithique), il a fallu plusieurs milliers d'années, peut-être plus de cent mille.

Ils brisent la pierre à coups de burin. Ils la grattent. Ils la lustrent. Ils sont encore nomades, mais déjà, dans un climat plus tempéré, ils demeurent longuement sur les lieux qu'ils jugent favorables à leurs chasses.


Ils sont là, entre Loire et Garonne, et leurs générations se succèdent sans aucune interruption, faisant de cette région l'une des seules de France où l'occupation humaine ait été permanente.

Le peuplement est dense dans les vallées de la Dordogne et de la Vézère, dans le Périgord, la Corrèze.

Lesquels de ces hommes-là, qui se rassemblent autour des feux et soufflent sur les braises pour que les flammes bleutées dansent devant leurs yeux fixes, ont, quand la mort frappait l'un des leurs, décidé de l'enfouir dans une tombe afin qu'il vive une autre vie et que son corps abandonné ne soit pas livré aux rapaces, aux fauves ?

Dans la Corrèze, à La Chapelle-aux-Saints, ils ont préparé cette sépulture.


Est-ce le premier indice d'une âme qui, en eux, commence son travail de genèse de l'homme ? Pour qu'ainsi la terre de l'hexagone devienne un grand reposoir où, génération après génération, durant des millénaires, les corps fécondent le territoire, millions de morts qui sont comme l'humus de l'âme de la France ?

Cette tombe de La Chapelle-aux-Saints, les hommes l'ont conçue et creusée quarante mille ans avant notre ère. Et c'est le signe qu'ils s'interrogent à tâtons, entre effroi et rêve, sur ce qu'est cette vie qui un jour les abandonne, sur ces animaux, biches, bouquetins, chevaux, taureaux, qu'ils tuent et dont ils se repaissent, et parce qu'ils veulent les « saisir » ils les emprisonnent dans leur regard, les représentent sur les parois des grottes à Lascaux, à Rouffignac (Dordogne).

Un renne apparaît sur ces parois, seul témoin d'un temps glaciaire qui a disparu, puis viennent taureaux, bisons, cerfs, chevaux peints en noir, en jaune, en rouge, animaux d'un climat tempéré installé dans l'hexagone autour de ces années 17 000-15 000 avant notre ère.

Et c'est ainsi que sur cette terre hexagonale surgit la première civilisation connue de l'humanité, brille l'étincelle de l'art, ce phénomène majeur du paléolithique. Dans la profondeur abyssale du temps, l'âme germe là où l'homme jette un regard interrogateur sur lui-même et sur le monde.

Là, il creuse une tombe, et quelques millénaires plus tard, alors que les temps glaciaires s'achèvent, il prend soin de ses morts. Il dresse des pierres en de longs alignements, et ces menhirs, encore debout, rappellent que le temps le plus reculé, le plus obscur, est toujours le nôtre, que l'âme de la France d'aujourd'hui n'en finit pas de communier avec ses origines.

Ailleurs, l'homme d'après le paléolithique construit des dolmens, lourdes tables de granit, tombes individuelles ou collectives. Ces rites funéraires, ces monuments dressés aux disparus, ces manifestations de l'âme, révèlent que l'homme vivant veut que ses morts demeurent à ses côtés.

Il ne lui suffit plus de se livrer à des repas rituels où il mange le cœur et le cerveau, la moelle des os des disparus, manière de conserver leurs forces en lui. Il veut les honorer, les garder près de lui en ces lieux où désormais il s'installe en sédentaire, où il commence – quatre mille ans avant notre ère ? – à gratter le sol pour creuser un trou, tracer un sillon, enfouir une semence, devenant ainsi agriculteur et non plus seulement chasseur.

Les terroirs se dessinent entre les tombes.

Et ils composent aujourd'hui une cartographie de la préhistoire française.

Qui marque encore notre sol, notre présent.


Chaque année, durant le dernier quart du xxe siècle de notre ère, moins d'une dizaine de milliers d'années après la construction des menhirs et des dolmens, et moins de vingt mille ans après que les hommes eurent peint les fresques rupestres de la grotte de Lascaux, un président de la République gravissait la roche de Solutré, en Saône-et-Loire, accompagné d'une petite foule de courtisans et de journalistes.

Autour de ce rocher surplombant la plaine se trouvait un amoncellement de carcasses de plus de dix mille chevaux. Poussés vers le vide par les chasseurs préhistoriques qui, les poursuivant, les acculaient à la mort, ou bien victimes d'un cataclysme ? Le mystère demeure.

Mais ce « pèlerinage présidentiel », ce rituel, cette manière de tenir le fil noué avec les hommes des premiers temps, leurs lieux sacrés, de mettre ses pas dans l'humus humain de notre hexagone, montrait que l'âme de la France restait liée aux temps préhistoriques et qu'elle se reconnaissait comme leur fille lointaine. Mais peut-on employer ce mot pour dire vingt mille ans, après avoir parcouru des centaines de milliers d'années ?


2.

Ce n'était plus les temps glaciaires, et l'âme des hommes de cette terre hexagonale qui s'appellerait la France fixait ses premiers repères dans un climat tempéré.

De la grotte de Lascaux à la roche de Solutré et aux milliers de menhirs dressés à Carnac, les représentations picturales ou les tumulus funéraires collectifs et les tombes individuelles faisaient de la terre un espace sacré, d'autant plus qu'on apprenait à la labourer, à la ensemencer, et qu'ainsi sanctifiée par l'humus humain elle devenait la Grande Mère qui conservait les corps pour leur donner une autre vie, mais aussi la Nourricière qui compensait les aléas de la chasse et de la cueillette.

Et on voulait désormais s'enraciner, se tenir serrés les uns contre les autres pour cultiver, tisser, modeler ces poteries que l'on décorait en griffant le vase encore malléable avec des coquillages (le cardium). Et l'art naissait ainsi, sur les rives de la Méditerranée, pour remonter la vallée du Rhône vers le nord.

C'est là, non loin du fleuve, entre le massif hercynien et la montagne alpine, que l'on retrouve, à mi-chemin entre Avignon et Orange, les traces du premier village d'agriculteurs de la future France : Courthezon.


On y polit la pierre – c'est l'époque néolithique –, mais on y utilise bientôt les métaux, le cuivre – l'âge chalcolithique – puis le bronze, et, à la fin du néolithique, le fer.

En moins de cinq mille ans – Courthezon a été créé vers 4650 avant notre ère – il se produit ainsi plus de transformations dans notre hexagone qu'il ne s'en était accompli en plus de cinquante mille ans !

On incinère les morts, on enfouit leurs cendres dans des urnes que l'on regroupe en vastes champs ainsi peuplés de l'âme des défunts. On crée des tombes individuelles, on édifie des tumulus de bronze. Et la terre n'est plus seulement une étendue, mais un berceau de l'âme. On crée des paysages, on ouvre des clairières, on trace des chemins, des routes.

On construit des maisons sur des pieux au lac de Chalin, dans le Jura. Un village est identifié à Chassey, près de Chagny, en Saône-et-Loire. Entre les groupes de sédentaires, les échanges se multiplient, les routes forment un réseau qui peu à peu dessine la trame de l'hexagone.


Ces hommes qui façonnent des poteries, qui abattent les arbres pour aménager chemins et clairières, qui se préoccupent du destin de leurs morts, sont les premiers occupants de l'hexagone.

Ils ont le crâne court. Ils sont râblés. Mais, au cours du dernier millénaire d'avant notre ère, ils voient prendre pied sur la terre hexagonale d'autres hommes.

Les uns viennent de l'Est, du bassin du Danube, et peut-être de plus loin encore. Les Grecs les appellent Keltai, Celtes, ce qui signifie « les hommes supérieurs, sublimes ».

Les autres viennent du Sud. Ce sont des Grecs de Phocée, et, en 620 avant notre ère, ils créent Marseille, la première cité grecque de l'hexagone. Elle essaimera, donnant naissance à Nikaia-Nice, Antipolis-Antibes, Agathé-Agde, Theline-Arles.

Ces cités-là restent nos repères. Elles sont quelques-uns des premiers points d'appui de l'âme de la France qui, peu à peu, investit l'hexagone, cette terre qui est la première des régions d'Occident à entrer en contact direct avec les grandes civilisations du bassin oriental de la Méditerranée.

Ainsi, durant le premier millénaire avant notre ère, alors que commence l'âge du fer, l'hexagone s'ouvre aux Celtes et aux Grecs qui vont, à leur manière, féconder la terre de la future France et commencer à modeler son âme.


3.

C'est désormais le vent de l'histoire qui souffle sur l'hexagone. Le temps ne se compte plus en centaines ou en dizaines de milliers d'années, mais en siècles.

L'esprit qui errait dans les temps préhistoriques peut désormais concevoir ces durées qui lui sont plus familières.

De même, il voit entrer dans l'hexagone et dans l'histoire des peuples identifiés qui font partie de sa mémoire et de ses légendes.

Celtes – Gaulois –, Grecs, Romains et Germains peuplant nos mythologies sont autant d'éléments de notre âme contemporaine. Les noms de cités, les vestiges, les monuments, la symbolique qui en est issue, sont au cœur de notre présent.

Nous imaginons que nous sommes leurs descendants directs. On peut, dans un cortège d'aujourd'hui, voir un manifestant, vêtu en Gaulois de légende, porté sur un bouclier, incarner la « résistance » à une loi que l'opinion condamne !

Ainsi, à tout instant, le passé légendaire investit le présent, oriente le futur, garde vivante une âme qui se structure dans les derniers siècles d'avant notre ère.


Les Grecs sont installés le long de la côte méditerranéenne. Les Celtes demeurent au nord, au centre et de part et d'autre du Rhin. Des tribus nouvelles – les Belges – arrivent et les refoulent. Puis surviennent les Germains, qui menacent les Celtes, les repoussent vers le sud, les font entrer en contact avec les Romains.

Ces peuples se côtoient et s'interpénètrent dans ce résumé d'Europe qu'est l'hexagone.

Il n'y a pas une seule « race », un seul « peuple », maîtres du territoire.

Ainsi, dès sa genèse, parce que l'hexagone est comme un impluvium qui recueille toutes les « averses » de peuples, l'âme de ce qui sera la France est ouverte. Les peuples venus d'ailleurs l'irriguent.

C'est leur présence sur le sol hexagonal, et non leur sang, qui détermine leur appartenance et bientôt leur identité, quelle qu'ait été celle de leurs origines.


Dès ces premiers siècles historiques, ce qui concerne l'hexagone touche le reste de l'Europe et toute la Méditerranée. Le bassin danubien et, au-delà, la Grèce et ses colonies d'Asie sont aux sources de ce peuplement hexagonal.

Et les Celtes ne se contentent pas de se répandre dans l'hexagone ; ils envahissent le nord de la péninsule Italique.

Ils ont le coq pour emblème et deviennent, pour les Romains, Galli, Gaulois, du nom de ce coq, gallus.

En 385 avant Jésus-Christ, ces Gaulois sont sous les murs de Rome et menacent le Capitole.

Quand ils se replient, battus par les Romains, ils s'installent dans la plaine du Pô, où l'un de leurs peuples, les Boii, fonde Bononia, Bologne.

Et cette région padane qu'ils marquent de manière indélébile – n'y a-t-il pas une Ligue du Nord dans l'Italie d'aujourd'hui, et les dialectes de l'Émilie ne recèlent-ils pas des mots « gaulois » ? – devient, pour les Romains, la Gaule Cisalpine, la première Gaule, antérieure à l'hexagonale, la « nôtre », qui ne surgira que peu à peu, trouvant son identité gauloise dans la perception de sa différence d'avec les Grecs, les Romains, les Germains.


Les Gaulois de cette Gaule Transalpine – ainsi nommée par les Romains – s'hellénisent au contact des Grecs des cités de la côte méditerranéenne. Le commerce unit ce Sud au Nord. Des amphores remplies de vin sont transportées sur le Rhône, la Saône, la Seine, le Rhin. D'autres marchandises – armes, tissus, poteries – franchissent les cols des Alpes.

Ainsi, en même temps que surgissent l'identité gauloise et l'âme de la Gaule, se constitue l'Occident.


Cette période de l'âge du fer est donc décisive.

La première séquence – la période dite de Hallstatt, du nom d'un village proche de Salzbourg –, jusqu'aux années 400 avant Jésus-Christ –, puis la seconde, la période de la Tène – du nom d'un village proche de Neuchâtel –, jusqu'aux années 150 avant Jésus-Christ, voient se mettre en mouvement cette dialectique de l'unité et de la division de l'Europe qui sera à l'œuvre tout au long de l'histoire de ce continent.

Les peuples et les régions se séparent et s'unissent. Le réseau des routes commerciales les rapproche, unifie peu à peu leurs mœurs.


À Vix, dans la Côte-d'Or, au pied du mont Lassois qui commande et verrouille la vallée de la Seine, la tombe d'une princesse, morte autour de sa trentième année vers l'an 500 avant Jésus-Christ, contient un immense cratère grec (1,65 mètre de haut, plus de 200 kilos). Les bijoux de cette jeune femme permettent de mesurer l'éclat de cette civilisation celtique – on dira bientôt gauloise – ouverte aux influences grecques, qui marque une étape de plus dans la construction de l'âme de la France.

Plus au sud, dans la Drôme, le village du Pègue révèle lui aussi l'influence grecque : un champ d'urnes, un ensemble de fortifications.

La civilisation celtique s'enracine ainsi en maints lieux de l'hexagone.

À Entremont, non loin d'Aix-en-Provence, on identifie un ensemble fortifié construit vers 450 avant Jésus-Christ.

Des villes : Bibracte, près d'Autun, sur le mont Beuvray, Gergovie, proche de Clermont, Alésia, dans la Côte-d'Or, témoignent du déploiement de cette âme « gauloise ».

Un président de la République, à la fin du xxe siècle, a même songé, un temps, à se faire inhumer sur le mont Beuvray. Il avait même acquis à cette fin une parcelle de terre, voulant par là s'insérer au plus profond de notre histoire, peut-être se l'approprier.

Vitalité toujours renouvelée de nos origines légendaires...


En tous ces lieux on découvre la créativité gauloise. Ils inventent le tonneau et le savon. Ils sont charrons, forgerons, charpentiers. Ils construisent des chars à deux ou quatre roues. Ils les placent parfois auprès de leurs chefs décédés, dans les tombes princières qu'ils bâtissent pour les honorer.

Ce sont des guerriers valeureux, aux armes puissantes : glaive court, hache. Ils sont bons cavaliers et chargent, casqués. Impitoyables, ils pendent à leur ceinture les têtes de leurs adversaires vaincus.

Les Romains se méfient de ce peuple gaulois qu'ils contrôlent en Gaule Cisalpine, mais qui reste tumultueux en Gaule Transalpine.

Ils veulent l'isoler de cette mer Méditerranée où se croisent et s'articulent les relations entre toutes les provinces de leur république : cette Mare Nostrum qui ne saurait être menacée par les Gaulois.

Alors ils font la conquête du littoral méditerranéen, y créent des villes, dont Narbonne. La province qu'ils y instituent, qui portera le nom de Narbonnaise, tient les Gaulois éloignés de la mer.


Ainsi s'ébauche à partir de cette province la surveillance – qui conduit à la domination – par les Romains de la Gaule Transalpine. Ils y interviennent, nouant des alliances avec tel ou tel des peuples gaulois, Éduens, Arvernes, Séquanes, Rèmes, Lingons. Ils jouent habilement des rivalités entre eux tous.

Dès l'origine, ce peuple gaulois qui s'unifie porte donc en lui, par sa diversité même, des ferments de division. L'âme de la France peut toujours se fissurer, une partie d'elle-même, être attirée par la rupture, la séparation, l'alliance avec l'étranger.

Et les Romains, adossés à la Narbonnaise, de définir ainsi trois Gaules : l'Aquitaine, la Celtique, la Belgique.

Ils creusent de cette manière, sur le territoire de la Gaule, des sillons, presque des frontières, qui ne s'effaceront plus.


Dans chacune de ces Gaules, les cités sont autant de lueurs qui continuent de briller depuis ces débuts de l'histoire.

Avaricum (Bourges), Cenabum (Orléans), Autricum (Chartres), Vesontio (Besançon), Lutetia (Paris), Adenatunum (Langres), Burdigala (Bordeaux), Segodunum (Rodez), Mediolanum (Saintes), Lemonum (Poitiers), Samarobriva (Amiens), Rotomagus (Rouen), Arras, Beauvais, Reims (créées respectivement par les peuples des Arelates, des Bellovaci, des Rèmes) : nommer ces cités, c'est parcourir toute l'histoire de France jusqu'à l'avènement du xxie siècle.

C'est découvrir, au cœur des villes d'aujourd'hui, des vestiges qui sont les racines de notre présent.


Ces cités et ces lieux constituent une sorte d'archipel dont la plupart des « îles » – ces villes – se perpétuent au milieu d'un grand remuement de peuples.

Les Parisii et les Séquanes quittent alors le bassin de la Seine sous la poussée des Belges, et gagnent les uns le Yorkshire, les autres la Franche-Comté.

Les Romains s'emploient à refouler les Germains, dont ils craignent l'alliance avec les Gaulois. Et en 102-101 avant Jésus-Christ, le consul Marius bat les Teutons à Aix-en-Provence, et les Cimbres à Verceil, en Gaule Cisalpine.

Ainsi se créent des séparations, des oppositions, qui vont perdurer.


La Gaule qui a rassemblé et amalgamé les peuples est aussi le lieu de leur émiettement, une source qui se déverse dans les régions voisines.

Elle est, comme sa géographie la détermine, un condensé d'Europe, le territoire où toute l'histoire du continent se noue.

Et sur ce grand berceau hexagonal où vagissent les âmes des futures nations rivales et proches s'étend l'ombre de l'aigle romaine.


4.

Quand les légions de Jules César avancent en Gaule, précédées de leurs aigles aux ailes déployées, l'histoire se mêle à la légende.

Et c'est en s'appuyant sur les Commentaires de César vainqueur qu'on peut se représenter comment se construit alors l'âme de la France.

On voit – on imagine – Vercingétorix, le jeune chef des Arvernes, peuple d'Auvergne, diriger et incarner durant dix mois la résistance à la plus grande armée du monde. Avant d'être battu à Alésia et de mourir étranglé dans une prison souterraine de Rome – le Tullianum – après le triomphe de César, le Gaulois aura réussi à rassembler autour de lui la plupart des peuples de la Gaule, une armée de cent mille hommes, et à infliger au général romain une défaite sous les murs de Gergovie.

Les lieux de ces affrontements entre les légions de César et les guerriers gaulois se sont inscrits dans la longue histoire française.

C'est ainsi qu'une âme nationale palpite au souvenir qu'à Cenabum (Orléans) débuta la première rébellion gauloise contre Rome, qu'elle subit une défaite à Avaricum (Bourges), puis l'emporta à Gergovie (près de Clermont), avant d'être terrassée à Alésia/Alise-Sainte-Reine, sur le mont Auxois.

Cette résistance, magnifiée par les historiens, les romantiques du xixe siècle, devient ainsi l'un des ressorts de l'âme de la France. Et le combattant gaulois apparaît comme l'ancêtre du citoyen républicain. Vercingétorix et ses guerriers préfigurent les soldats de l'an II, les francs-tireurs de 1870 et ceux de 1944. Ils les inspirent. Un peuple résiste à l'envahisseur. Vaincu, il jette ses armes aux pieds du conquérant dans un dernier geste de défi.

Vingt siècles plus tard, Astérix vengera Vercingétorix...


La légende est une potion magique.

Mais, ses vertus évanouies, il reste la réalité, l'histoire. Celle-ci contribue à faire comprendre comment se constituent une âme collective, une nation, dès le temps de César, dans les années 60-50 d'avant notre ère.


Au début, avant que les légions de César n'entrent en Gaule, cette terre est divisée en cent peuples souvent rivaux.

Mais entre eux existe la communauté d'une civilisation celtique avec sa langue, ses dieux, ses prêtres – les druides –, ses rites souvent cruels.

On sacrifie aux dieux – Ésus, Teutatès, Taranis, Lug – des hommes (on retrouvera les vertèbres brisées révélant des meurtres rituels).

Les druides et une « aristocratie » dominent ces peuples.

Le sanglier plus que le coq pourrait leur tenir lieu d'emblème.

Mais cette civilisation commune ne peut effacer les divisions. Les Éduens (établis entre la Loire et la Saône, autour de Bibracte), les Lingons (région de Langres), les Rèmes (région de Reims), sont les alliés de Rome.

Cette division des Gaulois est le levier dont se sert Jules César pour intervenir en Gaule, empêcher les tentatives d'unité entre les Éduens, les Séquanes (Seine), les Helvètes.

Alors que s'ébauche la préhistoire de ce qui deviendra la France, on mesure que l'incapacité à s'unir est comme une maladie génétique de ce territoire, lieu d'accueil de peuples différents, tentés de jouer chacun leur partie.


César exploite cette pathologie.

Il soutient ses alliés. Il protège les Éduens contre les Suèves (des Germains). Il refoule et massacre les Helvètes. Il écrase la révolte des Belges en 57. Il sépare ces peuples et fait du Rhin la frontière entre Gaulois et Germains, entre la Gaule et la Germanie.

César trace là une ligne de fracture décisive qui rejouera tout au long de l'histoire, estompée à certaines périodes, puis à nouveau creusée, un fossé de part et d'autre duquel les peuples devenus ennemis s'observent avant de s'entretuer.

Et tandis qu'il se contente de cantonner les Germains dans les forêts de la rive droite du Rhin, il opprime les peuples gaulois.

Les violences, les atrocités que leur infligent les légions romaines suscitent la rébellion.

Les peuples divisés se rassemblent autour de Vercingétorix. Après plus de cinq ans d'un impitoyable protectorat romain, la résistance s'enflamme et les dix mois de lutte qui suivent forgent la nation gauloise.

C'est dans la lutte et la résistance qu'un peuple se donne une âme.


La légende s'empare alors du dernier carré de combattants gaulois : ceux d'Uxellodunum (dans le Quercy), qui résistent jusqu'en 51 aux légions de César, et qui, afin que tous les peuples de Gaule sachent à quel point les Romains sont implacables, auront les mains tranchées ou les yeux crevés – leur mutilation paraissant à leurs vainqueurs plus exemplaire qu'une mise à mort, plus effrayante qu'un simple égorgement.


Mais le sang répandu, les violences subies, les martyres endurés, ne sont jamais oubliés.

Ils irriguent la longue mémoire d'un lieu, d'un territoire. Et les peuples qui, des siècles plus tard, y demeurent, redécouvrent ces origines englouties, rivières souterraines qui disparaissent durant de longs parcours, puis soudain refont surface.

Et l'âme s'y abreuve, découvrant ces dix mois de résistance, ce chef gaulois, Vercingétorix, qui devient un héros emblématique.

L'âme prend aussi conscience que c'est en Gaule que s'est joué le sort de l'histoire de l'Occident – l'histoire mondiale d'alors.


César, vainqueur de cette guerre des Gaules qu'il a voulue, provoquée, pour rentrer dans Rome en triomphateur, a transformé la République. L'Empire romain va naître comme ultime conséquence de son initiative.

Mais c'est en Gaule qu'il aura trouvé la force de franchir – en 49 – le Rubicon, cet acte qui va changer la face du monde connu.

Comment mieux dire l'importance décisive de ce coin de terre entre les mers, où l'Europe se rassemble ?


5.

Morte était la Gaule celtique, étranglée par la poigne romaine comme l'avait été Vercingétorix dans le Tullianum, à Rome, après six années de captivité au fond de cette prison en forme de fosse.

Mais les peuples renaissent quand ils disposent d'un territoire tel que la Gaule, carrefour entre le Nord et le Sud, lieu de passage et de rencontre.

Celui qui s'installe dans l'hexagone dispose de ce trésor – la situation géographique – qui peut ne pas être utilisé, mais qui, dès lors qu'on le découvre, donne à qui en dispose un atout maître.

Et sur le corps vaincu et blessé de la Gaule celtique surgit ainsi une Gaule latine, pièce maîtresse de l'Empire romain.

César le veut, lui qui a fixé les limites de ce qui constitue son point d'appui pour régner à Rome.

Et ses successeurs, dont certains naîtront dans ce pays gallo-romain – Claude, à Lyon, qui régnera sur l'Empire de 41 à 54 ; Antonin, à Nîmes, qui sera empereur de 138 à 161 –, veilleront sur ces trois Gaules, l'Aquitaine, la Celtique, la Belgique, les défendant contre les incursions barbares, germaniques, élevant un limes sur le Rhin.


Quand, à partir du iiie siècle de notre ère, les Alamans et les Francs, des Germains, s'avanceront, les empereurs tenteront de les repousser, divisant la Gaule en deux circonscriptions administratives, l'une (au nord de la Loire et du cours supérieur du Rhône) ayant Trèves pour capitale, et l'autre, au sud, avec Vienne.

Pour trois siècles la Gaule romaine échappera aux invasions germaniques et restera unifiée.

C'est le latin, devenu la langue de ce nouveau pays, qui y structure l'âme des peuples.


On découvre ainsi que l'hexagone est un creuset assimilateur. La civilisation romaine envahit tout l'espace, conserve les lieux de culte des dieux gaulois pour y célébrer les siens propres.

Ceux qui refusent la collaboration et l'assimilation quittent la Gaule pour les îles Britanniques ou bien pour les forêts de Germanie.

Ceux des Gaulois qui ne sont pas réduits en esclavage, qui n'ont pas été mutilés, qui n'ont pas eu les yeux crevés, les mains tranchées par leurs vainqueurs, acceptent cette nouvelle civilisation, accueillante dès lors qu'on collabore avec elle, qu'on reconnaît ses dieux, son empereur, qu'on sert dans son armée – c'est ce que fait l'aristocratie gauloise.

Les Gaulois deviennent citoyens de Rome ; ils se mêlent aux vétérans romains qui fondent des colonies d'abord en Narbonnaise, puis, plus au nord, le long de la vallée du Rhône.

La paix romaine s'appuie sur ces villes nouvelles : Béziers, Valence, Vienne, Nîmes, Orange, Arles, Fréjus, Glanum – près de Saint-Rémy-de-Provence –, Cemelanum – près de Nice. On élève des trophées à La Turbie, à Saint-Bertrand-de-Comminges, pour célébrer la pacification, la victoire sur des résistances locales.

On écrase des révoltes – celle de Vindex en 68 –, des mutineries dans l'armée du Rhin en 70 de notre ère.

Mais plus jamais la Gaule tout entière ne s'embrase. Elle est désormais romaine.


Les repères que retient notre mémoire, qui balisent l'âme de la France, sont désormais des constructions romaines.

Les voies pavées se ramifient, l'une conduisant du sud (Arelate, Arles) au nord-est (Augusta Treveronum, Trèves), et l'autre d'est en ouest, les deux se croisant à Lugdunum (Lyon).

C'est la ville de l'empereur Claude, la capitale des Gaules. Un môle dans l'histoire nationale.

Ici les trois Gaules – Aquitaine, Celtique, Belgique – envoient chaque année les délégués de leurs soixante peuples pour débattre au sein d'une assemblée fédérale qui se réunit le 1er août. Là, au confluent du Rhône et de la Saône, on célèbre le culte de Rome et de l'empereur, on affirme l'unité de la Gaule romaine et sa fidélité à l'Empire.

Lugdunum devient l'un de ces lieux emblématiques qui renaissent à chaque période de l'histoire. Elle doit son nom au dieu gaulois Lug, voit s'élever un autel pour célébrer l'empereur, et c'est dans l'amphithéâtre de la ville que sont torturés les martyrs chrétiens – sainte Blandine –, en 177, sous le règne de l'empereur philosophe Marc Aurèle.

Et c'est Lugdunum qui deviendra ultérieurement le siège du primat des Gaules, capitale du christianisme comme elle avait été capitale de la Gaule romaine.


Mais Lugdunum n'est que le centre d'une constellation de villes, d'un maillage urbain qui sert de trame à l'histoire de la nation et d'armature à son âme.

Pas une de ces villes romaines (presque toutes nos villes d'aujourd'hui se sont élevées sur un premier noyau romain qui lui-même a souvent germé sur une cité gauloise) qui n'ait laissé une trace monumentale : vestiges de thermes ou d'amphithéâtres, d'aqueducs, de demeures – Maison carrée de Nîmes, pont du Gard, théâtres d'Arles, de Nîmes, d'Orange, arènes de Lutèce, thermes de Vaison-la-Romaine...

Toute une civilisation romaine s'épanouit et les campagnes se peuplent de villae, les clairières s'étendent, l'agriculture et l'arboriculture se répandent. Le vignoble progresse jusqu'au Rhin.


Qui se rappelle que tel temple de Janus, près d'Autun, a été construit sur un lieu de culte des dieux gaulois ? Et que l'oppidum de Bibracte – sur le mont Beuvray –, d'origine gauloise, est lui aussi devenu lieu de culte romain ?

Mais ce passé s'estompe, s'enfouit, même si on en retrouvera un jour la trace et s'il rejaillira.

Après Alésia et la reddition de Vercingétorix, la Gaule est devenue romaine sans réticence ni remords. Son âme se construit autour des valeurs et des mœurs romaines. La bière a cédé la place au vin.

Quand on s'insurge – à partir de la fin du iiie siècle –, c'est contre telle ou telle mesure jugée trop rigoureuse ou trop coûteuse (les impôts). Mais ces paysans révoltés, les bagaudes, ne visent pas à construire une autre unité politique.

Rome est l'horizon de tous.


Seuls les chrétiens refusent, malgré les tortures, le martyre – ainsi ceux qui ont pour théâtre Lugdunum –, de célébrer le culte de l'empereur et de Rome.

Mais les peuples barbares qui se pressent contre le limes rhénan rêvent, eux, de submerger la civilisation romaine. Et c'est le creuset gaulois qui, au début du ve siècle, paraît, autant que l'Italie, le représenter.

Ils vont déferler, couvrir l'hexagone de leurs peuples, et, au contact d'une terre déjà imprégnée d'« âme », s'y transformer.

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