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LOUIS XV


Le vent se lève


1715-1774


30.

1715 : on entre dans un nouveau siècle.

C'est le temps des salons parisiens et non plus celui de la chapelle et des confessionnaux de Versailles.

On loue en Louis XIV « cette fermeté d'âme, cette égalité extérieure, cette espérance contre toute espérance, par courage, par sagesse et non par aveuglement », mais, après avoir ainsi salué le monarque défunt, édenté et dévot, Saint-Simon, l'ami et porte-parole du Régent Philippe d'Orléans, le pousse à rompre et à oublier le vieux roi qui s'était prolongé en ce xviiie siècle et qu'on ne supportait plus.

On veut participer aux fêtes du Régent, pétillantes et libertines.

On veut tomber le masque. On rejette les bigoteries et les jésuites.

Les élites françaises – princes du sang, haute noblesse – désirent à la fois retrouver leur pouvoir et leur influence, contenus par l'absolutisme de Louis XIV, et se mêler aux beaux esprits, aux jeux de l'amour et de la pensée.

En 1715, Marivaux a déjà vingt-sept ans, Montesquieu, vingt-six, Voltaire, vingt et un.

Philippe d'Orléans, homme de tous les talents, brillant et beau, libertin mais conscient de ses devoirs, incarne cette dizaine d'années de régence. Il meurt en 1723, l'année de la majorité de Louis XV, et le duc de Bourbon lui succède jusqu'en 1726 – cette année-là, le roi, assisté du cardinal Fleury, gouverne.

La décennie de la Régence est, après le long hiver du Grand Roi, une période de retournement et de créativité qui marque l'âme et la mémoire de la France.


Louis XIV a tenté de prolonger son règne au-delà de sa propre mort. Le conseil de régence doit tenir en tutelle ce neveu, Philippe d'Orléans, dont il s'est toujours méfié : trop beau, trop talentueux, donc trop ambitieux, trop dangereux pour un monarque absolutiste.

Avant de mourir, Louis XIV a fait de ses deux bâtards légitimés – les fils de madame de Montespan –, le duc du Maine et le comte de Toulouse, des princes du sang ayant le droit de succéder à leur père. Pis : le duc du Maine a été désigné par Louis XIV pour prendre en main l'éducation de Louis XV.

Le Régent veut le pouvoir. Il fait casser le testament de Louis XIV par le parlement de Paris, auquel il rend en échange son droit de remontrance ; il fait de même pour toutes les cours souveraines.

Ainsi les parlementaires, écartés du jeu par la monarchie absolutiste, retrouvent-ils leur pouvoir de contrôle, de contestation, d'opposition.

Défaite posthume de Louis XIV et de la volonté absolutiste qui, depuis la dernière convocation des états généraux, en 1614 – il y a alors un siècle –, l'avait emporté. Le Parlement et les cours souveraines se présentent à nouveau comme le « corps » de la nation.

Imposture, puisque les parlementaires sont propriétaires de leurs charges héréditaires, qu'ils représentent un groupe social puissant qui peut certes s'attribuer le rôle de « défenseur » du peuple, mais qui est partie prenante dans la caste des privilégiés. Cependant, en réintroduisant les parlements dans le jeu politique comme acteurs influents, le Régent veut aussi faire contrepoids aux princes, à la haute noblesse, à laquelle – dans sa lutte contre les bâtards de Louis XIV – il a sacrifié le gouvernement ministériel, celui de « la vile bourgeoisie », instrument de l'absolutisme royal.


Durant trois années (1715-1718), huit Conseils – de conscience, des finances, de justice, etc. – peuplés par la haute noblesse gouvernent en lieu et place des descendants des familles ministérielles, les Colbert, les Louvois, les Pontchartrain, etc.

Cette « polysynodie » est une réaction aristocratique à la pratique de Louis XIV. Elle tente de mettre sur pied un autre mode de gouvernement, mais l'incompétence, la futilité de cette haute noblesse, ses rivalités, tout comme le désir du Régent de gouverner lui-même, mettent fin à cette expérience qui avait aussi un but tactique : permettre à Philippe d'Orléans de s'imposer en rassemblant autour de lui les princes contre les bâtards de Louis XIV et contre les parlementaires, auxquels on a rendu leurs pouvoirs.

Cet exercice d'équilibre, qui se termine par la création de secrétariats à la Guerre, aux Affaires étrangères (pour le cardinal Dubois), donc par un retour du gouvernement ministériel, n'en a pas moins fissuré l'absolutisme.

On mesure même, à cette occasion, combien les élites françaises sont divisées, le pouvoir, fragmenté, les ambitions de chaque « clan », contradictoires.

Les risques d'éclatement du groupe social des élites ne sont pas encore perçus. Et cependant, en 1721, paraissent les Lettres persanes de Montesquieu. En 1720, Marivaux, sur le modèle anglais du Spectator, lance un périodique, Le Spectateur français.

Ainsi, une « opinion » souvent critique – prenant modèle sur ce qui se passe à Amsterdam, à Londres – commence d'apparaître. Elle est influente dans les salons. Elle attire telle ou telle personnalité de la haute noblesse, du Parlement.

En face d'elle, le pouvoir est hésitant.

Voltaire a déjà connu la Bastille en 1717. Mais, à sa sortie, ses premières œuvres lui ont valu la notoriété. Ses pièces sont jouées en 1725 lors du mariage du roi avec Marie Leszczynska, fille du roi de Pologne détrôné. Une épigramme contre le Régent le renvoie à la Bastille. En 1726, il s'exilera en Angleterre au terme d'une querelle avec le chevalier de Rohan qui l'a fait bâtonner, refusant de se battre en duel avec un homme qui « n'a même pas de nom ». Et Voltaire a répondu, comme s'il pressentait l'avenir : « Mon nom je le commence, vous finissez le vôtre ! »


Épisode symbolique illustrant comment, sous l'apparence d'un système politique et social qui est l'ordre naturel et sacré du monde, des ferments de division prolifèrent.

Et si les « idées nouvelles » – les « Lumières », dira-t-on bientôt – sont acceptées, c'est que le royaume continue d'être rongé par la « maladie » financière, l'endettement, la recherche haletante de revenus, l'anticipation des recettes pour faire face aux dépenses courantes, à l'impossibilité de prélever de nouveaux impôts.

Naturellement, le regain de pouvoir des parlements et de la haute noblesse réduit encore les marges de manœuvre de la monarchie.

Comment faire payer les privilégiés qui sont le socle du système social et le symbole même de la société d'ordres ?

Ce dilemme, la Régence essaie de le contourner, à défaut de le résoudre.

La fondation en 1716 par l'Écossais John Law d'une Banque générale est le point de départ de cette tentative.

Il s'agit de créer des billets circulant rapidement, en nombre suffisant pour impulser la croissance économique, favoriser le grand commerce maritime et, sinon remplacer, en tout cas entamer le monopole des « espèces sonnantes et trébuchantes », or ou argent, dont la frappe est limitée.

Ce modèle de banque – devenue Banque royale – est emprunté à la Hollande et à l'Angleterre, qui ont créé leurs propres banques respectivement dès 1609 et 1694.

C'est aussi sur les modèles anglais et hollandais que Law fonde en 1717 la Compagnie d'Occident, devenue Compagnie française des Indes.

Ces premières initiatives sont un succès.

Elles permettent, par le jeu de la valeur des billets, des taux d'intérêt, de réduire les endettements – ce qui ruine certains prêteurs. Elles facilitent les investissements, donnent une impulsion aux manufactures et à l'artisanat de luxe favorisés par le grand commerce.


Mais cette économie et cette finance nouvelles se heurtent à la réalité du modèle français.

Law propose une circulation rapide de la monnaie et la prépondérance du commerce dans un royaume où la fortune est foncière, liée à la rente, aux revenus que l'on tire de son statut, de son office, au rôle que l'on joue dans le prêt d'argent à l'État.

Or, en 1719, Law se fait attribuer la Ferme générale – la levée des impôts –, puis, en 1720, il devient contrôleur général des finances.

Cette rencontre entre fonctions liées à l'État et nouvelle économie et nouvelle finance suscite des inquiétudes parmi les princes, prêteurs habituels. Ils retirent leur or de la Banque, la valeur du papier s'effondre, la Bourse de la rue Quincampoix ferme.

Le système novateur a fait faillite. Il s'est brisé contre la structure traditionnelle de la finance dans le royaume. Et aussi sur la rapacité des grands, qui se sont enrichis dans cette spéculation sur le « papier-monnaie », entraînant, par leur volonté de sauver leurs gains en or, le naufrage de la Banque.


Les conséquences de la « banqueroute » de Law vont s'inscrire dans la longue durée de la mémoire nationale.

La défiance à l'égard de l'État, des « élites » qui se sont enrichies, des affaires d'argent, en est renforcée.

Elle se double d'un rejet du « papier-monnaie », d'un attachement aux pièces d'or ou d'argent – la livre-tournoi, dont le cours est stabilisé en 1726 et le restera pour près de deux siècles.

La conviction s'enracine dans l'âme des Français que les « rentes » d'État ou les fermages, l'achat de terres ou d'immeubles, sont les seuls moyens de protéger sa fortune.

Ainsi, le « modèle » marchand et l'aventure coloniale tels que les pratiquent les Hollandais et les Anglais n'entraîneront jamais la totalité des élites françaises dans un projet commun.

Certes, l'économie, grâce à la circulation des billets de John Law, a été fouettée, le commerce du sucre, la traite négrière, se sont développés, de même que les villes portuaires : Bordeaux, Nantes, Lorient, et aussi, pour le commerce avec le Levant, Marseille. Mais le « système » – rente, usure, propriété foncière, achat d'« offices » – n'est pas modifié en profondeur.


Quant à la crise financière, elle n'est pas réglée.

La tentative du duc de Bourbon, principal ministre après la mort du duc d'Orléans en 1723, de créer un impôt du cinquantième – sur les revenus de tous les propriétaires – est rapidement abandonnée.

La monarchie se révèle capable de formuler le diagnostic de sa maladie financière, mais est impuissante à appliquer les thérapies qu'elle élabore.

Le mal et les remèdes sont identifiés, connus ; mais le régime est incapable d'entreprendre l'opération qui permettrait d'extirper la tumeur.

D'autant que le pouvoir des parlementaires rend encore plus difficile l'action du roi.


Cependant, une partie des élites – dans le gouvernement (ainsi le cardinal Dubois, chargé des Affaires étrangères jusqu'à sa mort en 1723) mais aussi dans les mondes juridique et littéraire – regarde les modèles anglais et hollandais avec attention, persuadée qu'il y a là une voie nouvelle pour l'organisation sociale et politique, économique et financière.


C'est une des raisons qui expliquent le « retournement » de la politique extérieure du royaume.

On s'allie avec l'Angleterre et la Hollande, puis avec le Habsbourg de Vienne (1717-1718), et l'on renonce ainsi au rôle d'arbitre ou à une posture impériale en Europe, au bénéfice d'une pacification des rapports avec la puissance britannique, différente mais alors en plein essor.

Et on n'hésite pas, en 1719, à faire la guerre à l'Espagne où continue de régner le petit-fils de Louis XIV, Philippe V, pour lui imposer de se joindre à l'accord passé avec Londres !

L'Angleterre est la référence et en même temps la vraie rivale.


Ruiné par la banqueroute de Law, Marivaux imite les Anglais quand il veut créer un périodique.

Et Voltaire, sortant de la Bastille, s'exile outre-Manche en 1726.

Louis XV, qui, cette année-là, décide de gouverner avec son précepteur, le cardinal de Fleury, n'a encore que seize ans.

Va-t-il, peut-il saisir l'avantage que lui donne la perspective d'un long règne ?


31.

Le temps n'a pas manqué à Louis XV.

Lorsque le cardinal de Fleury, son ancien précepteur devenu en 1726 son principal ministre, meurt en 1743 à l'âge de quatre-vingt-neuf ans, le roi n'en a que trente-trois.

Il règne sur un royaume taraudé par une crise financière permanente, mais qui connaît un vif essor économique.

Fleury a gouverné prudemment. Des guerres, certes, mais qui n'épuisent pas le pays. Les blés sont abondants. Le grand commerce, actif. Les foires, prospères. L'administration du royaume – intendants, subdélégués, gouverneurs –, efficace. On trace des routes. On enquête pour connaître la réalité des fortunes, des récoltes, des revenus, le nombre des habitants. On en dénombre une vingtaine de millions, soit la population la plus importante d'Europe.

Certes, les inégalités s'accroissent entre fermiers, coqs de village et manouvriers. Mais chacun se souvient du pire qu'ont connu ses aïeux : disette, famine, épidémies, peste, guerres civiles, soldatesque répandue comme une vermine sur les campagnes.

L'ordre règne. L'armée est réorganisée. On crée des écoles militaires. On ouvre des classes pour apprendre à lire aux fils de paysans. La misère s'éloigne un peu des masures.


On sait que le monarque est jeune, beau, séducteur, conquérant. À Paris, on connaît le nom de ses maîtresses, nombreuses, titrées, comtesses, duchesses ou marquises : la Pompadour, la Du Barry. Mais au royaume de France on ne juge pas un roi sur ses fréquentations d'alcôve.

Le sacre en fait un être distingué par Dieu, homme au-dessus des autres humains.

Les conseillers, ses ministres, ses maîtresses, ses confesseurs, peuvent le tromper, lui faire commettre des erreurs. Mais lui est sacré. On prie pour son salut, afin que Dieu l'éclaire dans les choix qu'il doit faire pour ses sujets.

Quand, en 1744, il tombe malade à Metz, les églises se remplissent. Il faut sauver Louis le Bien-Aimé.

Mais, treize ans plus tard, quand, dans les jardins du château de Versailles, un domestique, Robert François Damiens, frappera le roi d'un coup de canif, l'écorchant à peine, on ne relèvera aucune émotion dans le royaume, plutôt une indifférence méprisante. Et presque de la pitié et de l'indulgence pour ce Damiens qu'on va rouer, cisailler aux aines et aux aisselles pour faciliter l'écartèlement par quatre chevaux attelés à ses membres.


Au mitan du xviiie siècle, dans les années 1740-1760, quelque chose de décisif s'est donc produit dans le rapport du peuple et de son roi.

Le monarque et l'institution monarchique paraissent désacralisés.

Dans la constitution et l'évolution de l'âme de la France, ce tournant est capital.

Il s'agit en fait d'une véritable révolution intellectuelle.


Les esprits de ceux qui pensent, écrivent, publient, font jouer leurs pièces sur les scènes des théâtres, lisent leurs œuvres dans les salons parisiens, entretiennent une correspondance quotidienne avec Londres ou Berlin, ont échappé à la monarchie absolue.

Ils portent un regard différent sur le monde.

La raison plus que la foi guide leur pensée. Ils décrivent, ils analysent. Ils sont écoutés, applaudis.


Face à ce mouvement des idées, à ces Lumières qui se répandent, la monarchie est hésitante.

Ces esprits indépendants n'appellent pas à la révolte. Cette fronde intellectuelle ne fait pas tirer le canon sur les troupes royales. Ces « philosophes » – puisque c'est ainsi qu'on les nomme – fréquentent les salons, sont accueillis à la Cour, courtisés et protégés par les aristocrates.

Mais cette révolution dans les esprits sape les fondements de la monarchie absolue.

Marivaux, Voltaire (les Lettres philosophiques en 1734, Zadig en 1747, l'Essai sur les mœurs et l'esprit des nations en 1757, année de Damiens, le régicide), Rousseau, qui, lui, s'avance au nom de l'égalité et ébranle ainsi les bases sociales du système monarchique, font triompher l'esprit laïque.

Quand, en 1752, Voltaire publie Le Siècle de Louis XIV, il jauge le règne avec une indépendance d'esprit qui, par-delà les jugements qu'il porte sur la période, sont un acte révolutionnaire.

Et la parution en 1751 du premier tome de l'Encyclopédie, qui s'approprie tous les domaines pour les reconstruire hors de la « superstition », a la même signification.


Que faire avec ces philosophes ?

En 1749, Diderot a été emprisonné à Vincennes. En 1752, un arrêt du Conseil annule l'autorisation de paraître des deux premiers volumes de l'Encyclopédie.

Mais, outre que les philosophes bénéficient de la protection de membres influents de la Cour (madame de Pompadour), chaque mesure prise à leur encontre les renforce en attirant l'attention sur leurs discours. Un « parti philosophique » se constitue ainsi, vers les années 1750, autour de l'Encyclopédie, de Voltaire, de Diderot et de d'Alembert.

Il devient un acteur déterminant de l'évolution du royaume. Sa vigueur, sa créativité et sa diversité en font un des éléments constitutifs de l'âme de la France.


Pour la première fois dans l'histoire nationale, un pouvoir « intellectuel » se crée hors des institutions – la Cour, l'Église, les parlements, etc. –, transcendant les ordres, les classes – noblesse, clergé, tiers état –, et fait face à celui de la monarchie.

Avec De l'esprit des lois, Montesquieu lui confère en 1748 une dimension politique en mettant l'accent sur le risque de dérive despotique de la monarchie absolue.

Il souligne que la seule manière de l'empêcher est de dresser contre le pouvoir un autre pouvoir. Ce « contre-pouvoir », les corps intermédiaires en sont l'expression.


Ainsi se dessine une caractéristique majeure de l'histoire française : le parti philosophique devient un pouvoir intellectuel qui intervient dans l'arène politique.

Ces philosophes, ces écrivains transmettent l'exemple d'une monarchie contrôlée telle qu'elle existe en Angleterre. Voltaire est le propagateur de ce modèle. Rousseau s'interroge sur l'origine de l'inégalité. L'Encyclopédie – dont le pouvoir se voit contraint de tolérer la diffusion – examine dans un esprit laïque tous les sujets.

La diffusion de cet « esprit des Lumières » imprègne toutes les élites.

Le débat intellectuel, la polémique, deviennent un des traits significatifs de la vie parisienne, des théâtres aux salons.

On discute, on conteste. Plus rien ne va de soi.

Une idéologie nouvelle aux multiples nuances se constitue. Les divergences et les polémiques qui la caractérisent – entre Voltaire et Rousseau, il y a un fossé – n'empêchent pas qu'elle porte une critique radicale de la monarchie absolue et qu'elle exprime, avec Montesquieu, un « libéralisme » politique, une idée de l'équilibre et de la limitation des pouvoirs qui s'inscrit à contre-courant de l'évolution du régime en place.

Cette influence des « philosophes » au cœur du xviiie siècle donne ainsi naissance à une spécificité nationale, à une orientation singulière de l'âme de la France.


Le parti philosophique pèse d'autant plus que sa contestation de la monarchie absolue rencontre celle que, pour des raisons différentes, conduisent les parlementaires.

Ces privilégiés auxquels le Régent a rendu leur pouvoir de remontrance contestent la plupart des décisions de la monarchie.

Quel que soit le sujet – création d'un impôt du vingtième sur tous les revenus (1749) ou bien problèmes posés au clergé français par la bulle pontificale Unigenitus –, les parlementaires se dressent contre le pouvoir royal en affirmant qu'ils représentent les corps intermédiaires, là où se conjoignent l'autorité souveraine et la confiance des sujets. Qu'en somme rien ne peut se faire sans leur approbation.

Les « lits de justice » – ces manifestations de l'autorité royale censées imposer sa décision – sont inopérants.

Les parlementaires se mettent en grève. Le pouvoir les exile hors de Paris, à Pontoise en 1752. Mais les cours souveraines de province relaient le parlement de Paris empêché.

Contre les évêques décidés à suivre le pape et donc à reconnaître l'autorité de la bulle Unigenitus contre les jansénistes, les « convulsionnaires », les parlementaires se présentent comme les défenseurs des traditions gallicanes, alors que le roi choisit pour sa part de soutenir les décisions pontificales.

Une véritable opposition frontale – à propos des sacrements refusés aux mourants qui ne disposent pas d'un billet de confession signé par un prêtre favorable à la bulle Unigenitus – se manifeste ainsi entre les parlements et le pouvoir royal.

C'est bien l'ancienne querelle sur la question de la monarchie absolue qui se rejoue à propos du gallicanisme, celui-ci n'étant qu'un prétexte, mais dans un contexte nouveau déterminé par l'esprit des Lumières.

S'il y a désaccord profond entre les parlementaires et les philosophes, ils se retrouvent côte à côte contre la monarchie absolue.

Et Louis XV cède.


Le pouvoir monarchique est ainsi atteint alors que le pays voit non sans inquiétude les guerres succéder aux guerres.

Elles ne pèsent pas encore sur la vie du royaume – rien qui rappelle le « grand hiver » de 1709 –, mais on n'en comprend pas les mobiles. Elles sont décidées hors du Conseil, dans le « secret du roi ». Elles apparaissent plus dynastiques que nationales. Encore et toujours, il faut les financer.

La première, la guerre pour la succession de Pologne, contre l'Autriche qui réussit à imposer son candidat en empêchant le retour du beau-père de Louis XV, se solde au traité de Vienne (1738) par la promesse qu'à la mort de Stanislas Leszczynski la Lorraine, qu'on lui a attribuée en compensation, reviendra à la France.

On mesure à cette occasion, puis surtout à propos de la succession d'Autriche – à la mort de l'empereur, sa fille Marie-Thérèse lui succède, mais la France conteste qu'elle puisse être élue au trône impérial –, que la situation a profondément changé en Europe.

La Prusse est devenue un royaume puissant que Frédéric II a doté d'une remarquable armée. La France s'allie à lui dans un premier temps contre l'Angleterre, la Hollande, la Russie, qui soutiennent Marie-Thérèse d'Autriche et ses ambitions impériales.

Les Français entrent dans Prague, remportent le 11 mai 1745 la bataille de Fontenoy contre les Anglo-Hollandais. Mais, à la paix d'Aix-la-Chapelle, Louis XV renonce à ses conquêtes : « Nous ne faisons pas la guerre en marchand, mais en roi. »

Il a, en fait, « travaillé pour le roi de Prusse » alors que, durant cette guerre inutile, s'est profilé le concurrent principal : l'Angleterre.


Cette rivalité avec Londres est « atlantique », « moderne », lourde d'avenir, puisqu'elle a pour enjeu le contrôle des colonies américaines, des Antilles, des comptoirs des Indes.

Elle supposerait soit qu'on passe un accord avec l'Angleterre – une bonne entente ne prévaut-elle pas depuis vingt ans ? –, soit, si on choisit la guerre, que la France réoriente ses efforts vers la constitution d'une puissante marine et d'une économie ouverte, structurée par de grandes compagnies marchandes.

Mais la fortune française est « rentière », foncière. Et Paris poursuit son rêve de dominer le continent, d'arbitrer les conflits européens.

Dès lors, autour du roi, les « conservateurs » choisissent l'alliance avec Vienne au traité de Versailles de 1756.

C'est là un véritable renversement d'alliance.

Or cette nouvelle orientation est pleine de contradictions. Le parti philosophique admire l'Angleterre – l'adversaire –, ses institutions, ses mœurs. Il est fasciné par Frédéric II, le souverain philosophe, alors que la Prusse est l'ennemie de Vienne.


Ainsi, alors que commence en 1756 une nouvelle guerre, celle-ci franco-anglaise, le royaume de France est parcouru de courants contradictoires.

Le roi n'est plus Louis le Bien-Aimé. Et Voltaire, en brossant l'histoire du Siècle de Louis XIV, fait à sa manière une critique de celui de Louis XV : le Roi-Soleil, majestueux, était implacable mais glorieux. Louis XV est un souverain de cinquante-sept ans qui n'inspire plus la ferveur quasi religieuse qu'on doit à celui que Dieu a sacré.

Le geste de Robert François Damiens, le 5 janvier 1757, même s'il n'inflige qu'une blessure légère au souverain, frappe durement le principe de la monarchie absolue.


32.

Louis XV va encore régner dix-sept ans.

Le temps ne lui est donc pas compté. Mais son gouvernement personnel est déjà vieux de trente et une années. Et l'on s'est lassé de ce roi dont les pamphlets affirment qu'il ne s'intéresse qu'à la chasse et aux dames.

Certes, l'économie est prospère, le commerce, actif, les récoltes, abondantes, car l'embellie climatique se poursuit et les « physiocrates » élaborent les premiers rudiments d'une science des échanges, une réflexion sur l'économie.

En juin 1763 est même autorisée la libre circulation des grains.

Cependant, le monarque n'est ni vénéré ni respecté.

On est impitoyable avec sa maîtresse, la comtesse Du Barry, auquel le banquier de la Cour remet 300 000 livres par mois.

On serait indulgent pour la débauche de luxe qui entoure la favorite si le roi n'apparaissait pas seulement comme l'homme des plaisirs, mais comme un souverain attentif au sort de son royaume, homme au-dessus des autres hommes, incarnation de la majesté et de la gloire.


Or la guerre contre l'Angleterre et la Prusse est une succession humiliante de désastres.

Elle blesse le sentiment national.

En 1757, à Rossbach, Soubise cherche son armée franco-autrichienne défaite par les Prussiens. Et toute l'Europe salue le roi Frédéric II, constructeur d'une nation puissante, modèle d'administration, qui change la donne sur le continent.

Le parti philosophique loue le prince éclairé et conteste l'alliance française avec l'Autriche.

Le pacte de famille conclu entre Louis XV et les Bourbons de Madrid et de Naples ne peut changer l'équilibre des forces.

Les colonies tombent les unes après les autres : le Canada est perdu, Montréal capitule (1759-1760), Pondichéry connaît le même sort en 1761.

Le 10 février 1763, le traité de Paris dépouille la France de l'essentiel de ses possessions d'outre-mer.


Comment faire face à cette humiliante défaite infligée par ceux qu'on admire, Anglais, Prussiens, les « modernes », alors qu'on a pour alliée cette Autriche archaïque à laquelle Louis XV veut rester fidèle, mariant son petit-fils Louis avec l'archiduchesse Marie-Antoinette, une Habsbourg (mai 1770).

L'opinion, suivant le parti philosophique, ne peut que se détourner de ce roi et de son gouvernement qui infligent à la nation une telle banqueroute internationale.

On se moque des ministres (Choiseul), des généraux (Soubise), du monarque lui-même.

Le pouvoir royal n'est plus respecté. On l'accuse d'avoir sacrifié les intérêts de la nation. Comment, dès lors, accepterait-on que la monarchie demeure absolue alors qu'elle est si peu glorieuse ?

Chanter les louanges de Frédéric II et de la Prusse, c'est une manière de refuser d'être confondu avec un pouvoir incapable. Et c'est un ministre, le cardinal de Bernis, qui, jugeant le rôle des différents États, écrit : « Le nôtre a été extravagant et honteux. »


On mesure à quel point s'élargit la faille, si souvent présente dans notre histoire, entre le « pouvoir » et l'« opinion ». Comment se reconstitue, pour les meilleures raisons philosophiques, et parce que en effet la politique extérieure a eu des résultats désastreux, un « parti de l'étranger » d'autant plus menaçant, cette fois-ci, qu'il rassemble contre le pouvoir politique le pouvoir intellectuel.

Ce dernier devient une véritable force capable de mener des campagnes politiques au nom des principes « éclairés » qu'il défend.

Le pouvoir politique apparaît ainsi acculé, affaibli, injuste et corrompu.

Mais le roi n'est pas seul atteint. Ce sont les piliers de la monarchie qui se fissurent.

On critique le clergé. On critique les parlementaires, même si parfois on se ligue avec eux contre l'absolutisme.

Le « pouvoir » en tant que tel est ainsi remis en cause.


Voltaire prend parti pour le huguenot Calas, roué en mars 1762, accusé à tort d'avoir tué son fils afin de l'empêcher d'abjurer la foi réformée.

La campagne que mène Voltaire renvoie tous les « pouvoirs » – religieux, judiciaire, monarchique – du côté de l'injustice. La réhabilitation de Calas, en 1765, est une victoire du parti philosophique et une nouvelle perte d'autorité des institutions « monarchiques ».

Même combat pour faire acquitter un autre protestant, Sirven. Mêmes campagnes pour tenter de sauver du bourreau Lally-Tollendal, gouverneur de Pondichéry, condamné pour s'être rendu sans combattre, et le jeune chevalier de La Barre, condamné à mort pour un geste sacrilège.

Les deux hommes sont exécutés, mais l'obstination du pouvoir – le roi a refusé la grâce de La Barre – l'isole, et constitue pour lui, en fait, une défaite morale.


La légitimité sans laquelle il n'est pas de pouvoir fort et respecté passe du côté du parti philosophique, qui étend son influence (le Grand Orient de France est créé en 1773 ; le duc d'Orléans lui-même, neveu du roi, est initié à la franc-maçonnerie).

Les loges maçonniques sont des lieux de débat, des « sociétés de pensée » où se constitue une « opinion éclairée » qui reconnaît le « Grand Architecte de l'Univers » et critique les Églises au nom du déisme.

Les représentants du pouvoir politique en prennent conscience, et, en 1770, l'avocat général Séguier prononce un réquisitoire lucide, mais qui est un constat de défaite :

« Les philosophes se sont élevés, dit-il, en précepteurs du genre humain. Liberté de penser : voilà leur cri, et ce cri s'est fait entendre d'une extrémité du monde à l'autre. Leur objet était de faire prendre un autre cours aux esprits sur les institutions civiles et religieuses, et la révolution s'est pour ainsi dire opérée. »

En 1717, Voltaire était emprisonné à la Bastille. En 1770, madame Necker, épouse de financier, ouvre une souscription pour lui faire élever une statue.


Ces années sont décisives pour l'évolution de l'âme de la France. Paris est la capitale des Lumières. Le roi est vaincu sur les champs de bataille, mais les « philosophes », lus dans toute l'Europe, sont invités à Berlin et à Saint-Pétersbourg.

Ce que le pouvoir monarchique a perdu en gloire et en influence en Europe, les philosophes l'ont reconquis.

La dissociation s'accuse encore entre pouvoir politique et pouvoir intellectuel.


Mais – c'est une autre spécificité française qui apparaît là – une séparation s'opère au sein du parti philosophique, entre ceux – tel Voltaire – qui ne remettent pas en cause l'organisation sociale, et ceux – tel Rousseau – qui condamnent l'« inégalité ».

Radicale, cette pensée se répand aussi dans la société, enflamme les esprits, isole davantage encore le pouvoir monarchique, dont le mode de vie, naguère accepté comme naturel et légitime, devient une manifestation de l'injustice :

« Le goût du faste ne s'associe guère dans les mêmes âmes avec celui de l'honnête, écrit Rousseau. Non, il n'est pas possible que des esprits dégradés par une multitude de soins futiles s'élèvent jamais à rien de grand, et quand ils en auraient la force, le courage leur manquerait. »

Plus critique encore, cette dénonciation du luxe comme cause de la pauvreté : « Le luxe nourrit cent pauvres de nos villes et en fait périr cent mille dans nos campagnes... Il faut des jus dans nos cuisines ; voilà pourquoi tant de malades manquent de bouillon. Il faut des liqueurs sur nos tables ; voilà pourquoi le paysan ne boit que de l'eau. Il faut de la poudre à nos perruques ; voilà pourquoi tant de paysans n'ont pas de pain. »


Critiqué, dénoncé, accusé, méprisé, le pouvoir royal, affaibli et isolé, est contesté par les parlementaires, ces « Grandes Robes » privilégiées qui prétendent défendre les sujets du royaume alors que, propriétaires de leurs charges, ils se soucient d'abord et avant tout des intérêts de leur caste.

Le roi, dont ils sont fondamentalement solidaires, est cependant leur adversaire. Ils réclament la convocation des états généraux. Ils se mettent en « grève ». Ils décident – contre lui – l'expulsion des Jésuites en 1764. Ils contestent toute remise en cause des privilèges fiscaux. Et, pour donner plus de force à leurs prises de position, ils organisent la concertation du parlement de Paris avec ses homologues provinciaux.


Ce sont là deux conceptions de la monarchie qui s'opposent. En mars 1766, dans un lit de justice, la « séance de la flagellation », Louis XV rappelle que les cours souveraines ne forment pas un seul corps, mais qu'elles tiennent leur autorité du roi :

« C'est en ma personne seule que réside la puissance souveraine, déclare Louis XV. C'est à moi seul qu'appartient le pouvoir législatif, sans dépendance et sans partage. L'ordre public tout entier émane de moi, et les droits et les intérêts de la nation, dont on ose faire un corps séparé du monarque, sont nécessairement unis avec les miens et ne reposent qu'en mes mains. »


Il y a ainsi forte contradiction entre le roi et les parlementaires, en même temps qu'une complicité de fait.

Quand le parlement de Paris a à juger le chevalier de La Barre, en 1766, il le condamne à mort pour marquer qu'en dépit de sa décision d'expulser les Jésuites il ne protège pas l'impiété ni le parti philosophique – n'a-t-on pas trouvé chez La Barre un exemplaire du Dictionnaire philosophique de Voltaire ? –, mais sait se ranger à l'avis du roi, hostile à la grâce du jeune homme.

Mais les parlementaires et le souverain, complices, perdent aux yeux de l'opinion toute autorité morale.

Ces Grandes Robes « font périr dans les plus terribles supplices des enfants de seize ans ! » s'écrie Voltaire.

Diderot ajoute : « La bête féroce a trempé sa langue dans le sang humain, elle ne peut plus s'en passer, et n'ayant plus de jésuites à manger, elle va se jeter sur les philosophes ! »


Quand, en 1771, le nouveau chancelier et garde des Sceaux, Maupeou, et l'abbé Terray, contrôleur général des finances, décident, devant l'attitude des parlements, de faire un « coup de majesté », autrement dit d'arrêter les parlementaires, de restreindre la juridiction du parlement de Paris, de mettre fin à la vénalité des offices et de la justice, de nommer dans les cours souveraines des « fonctionnaires » au service du roi, Voltaire soutient ce qui constitue à ses yeux une mesure révolutionnaire, une tentative de la monarchie de réaffirmer ses pouvoirs contre le « féodalisme » des Grandes Robes.

Mais d'autres écrivains – tel Beaumarchais – défendent les parlementaires et entraînent derrière eux l'opinion, tant le rejet de la monarchie absolue est devenu grand.

La réforme vient trop tard.

La monarchie est déjà trop affaiblie pour la mettre à exécution !


La maladie du roi, en avril-mai 1774, illustre de manière tragique cette situation nouvelle de la monarchie. Le monarque est atteint de la petite vérole, son visage se couvre de croûtes ; méconnaissable, il exhale une odeur fétide.

Son confesseur a beau murmurer : « Messieurs, le roi m'ordonne de vous dire que s'il a causé du scandale à ses peuples, il leur en demande pardon », le peuple ne pardonne pas.

En 1744, alors que le souverain était tombé malade à Metz, six mille messes avaient été célébrées pour le salut de Louis le Bien-Aimé. Trente ans plus tard, on n'en compte plus que trois.

Et après la mort du roi, le 10 mai 1774, le cortège qui conduit la dépouille de Versailles à Saint-Denis n'est accompagné dans la nuit que par des gardes et quelques domestiques.

Se souvenant des passions du défunt, certains, parmi ceux qui voient passer le cortège, lancent : « Taïaut ! Taïaut ! » et : « Voilà le plaisir des dames ! Voilà le plaisir ! »


C'est un roi de vingt ans, Louis XVI, qui doit assumer le périlleux héritage.

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