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RENOUVEAU ET EXTINCTION DU BONAPARTISME


1849-1870


49.

À partir de décembre 1848, la République est donc présidée par un Bonaparte que le peuple a élu au suffrage universel.

Peut-on imaginer que cet homme-là, symbole vivant de la postérité napoléonienne, incarnation de la tradition bonapartiste, se contentera d'un mandat de président de la République de quatre années, non renouvelable ?

Cependant, son entreprise – conserver le pouvoir au-delà de 1852, fût-ce par le recours au coup d'État, et peut-être proclamer l'Empire – paraît aléatoire et difficile.

Les élites politiques conservatrices sont désireuses de garder, par le moyen des Assemblées, la réalité du pouvoir. Elles sont favorables à un régime – monarchie ou république – constitutionnel dans lequel le président ou le monarque n'aura qu'une fonction de représentation.

Elles se défient d'un Bonaparte, élu d'occasion, qu'elles espèrent manœuvrer à leur guise.

Elles craignent davantage encore les « rouges », les partageux, ce peuple auquel on a dû accorder le droit de vote.

Elles aspirent à l'ordre.

Leur parti s'appellera d'ailleurs le parti de l'Ordre.


Mais Louis Napoléon Bonaparte trouve aussi sur sa route ces « démocrates socialistes – « démocsoc » – qui se réclament de la Montagne et de 1793, qui aspirent à une république sociale et constitueront le parti des Montagnards, hostile à la fois au prince-président et au parti de l'Ordre.


C'est donc un jeu politique à trois qui va commencer dès le lendemain de l'élection de Louis Napoléon Bonaparte à la présidence de la République.

Partie difficile, car il existe un quatrième joueur, le plus souvent sur la réserve, mais toujours sollicité par les trois partis – le bonapartiste, le parti de l'Ordre et les Montagnards : il s'agit du peuple.

Et puisqu'il y a suffrage universel, la bataille politique s'étend des villes aux campagnes, là où se concentre la majeure partie de la population.

Celui qui tient et convainc le monde paysan, celui-là peut imposer ses choix.

Le suffrage universel est ainsi un facteur d'unification politique de la nation, et, en même temps, il divise le monde paysan en partisans de l'un ou l'autre des trois « partis ».

Les paysans apporteront-ils toujours leurs voix à un descendant de Napoléon (ils viennent de le faire en décembre 1848), ou aux représentants des notables, ou encore seront-ils gagnés par les idées socialisantes des « démocrates socialistes », et suivront-ils les Montagnards ?


Les quatre années qui vont de décembre 1848 à décembre 1852, date de la proclamation du second Empire, sont décisives pour la vie politique nationale. C'est là, autour de la République, du suffrage universel, du conflit entre bonapartisme, parti de l'Ordre et Montagnards, que se précisent les lignes de fracture politiques de la société française.

L'âme de la France contemporaine y acquiert de nouveaux réflexes.

Les thèmes de l'homme providentiel – au-dessus des partis – et du coup d'État (celui que va perpétrer Louis Napoléon Bonaparte) s'enracinent dans les profondeurs nationales.

Naturellement, la référence au passé pèse sur les choix. Marx qualifie ainsi le coup d'État du 2 décembre 1851 de « 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte ».

Mais cette « répétition », cinquante-deux ans après la prise du pouvoir par Napoléon Bonaparte, peut-elle être autre chose qu'une farce, comme si l'histoire se parodiait, comme si Napoléon le Petit pouvait être comparé à Napoléon le Grand, et le républicain socialisant Ledru-Rollin, à Robespierre ?

Marx conclut à la « farce ».


Dans l'histoire nationale, les événements de ces quatre années n'en sont pas moins d'une importance majeure : ils suscitent des comportements politiques, des réactions « instinctives » qui détermineront les choix du pays.

Ainsi, alors que le pouvoir personnel de Louis Napoléon est installé à l'Élysée, que quelques observateurs lucides craignent « une folie impériale » que « le peuple verrait tranquillement », les élections législatives du 13 mai 1849 marquent la constitution et l'opposition à l'échelle de la nation – et non plus seulement dans les villes – du parti de l'Ordre et du parti montagnard.

Deux blocs – on dira plus tard une droite et une gauche – se sont affrontés. Les résultats sont nets : le parti de l'Ordre – religion, famille, propriété, ordre – remporte 500 sièges à l'Assemblée législative, contre 200 aux Montagnards de Ledru-Rollin, et moins d'une centaine à un « centre ».

« La majorité – sur 750 sièges – est aux mains des ennemis de la République », note Tocqueville.


Mais le parti de l'Ordre n'est pas pour autant rassuré par cette victoire.

Les milieux ruraux ont été – fût-ce marginalement – pénétrés par les idées des Montagnards.

Dans le nord du Massif central – de la Vienne à la Nièvre et à la Saône –, dans les départements alpins (de l'Isère au Var) et dans l'Aquitaine (Lot-et-Garonne, Dordogne), les démocrates sociaux sont présents.

Les villes moyennes sont touchées.

Le parti de l'Ordre mesure qu'à partir de Paris – et des villes ouvrières – les idées socialistes se sont répandues par le biais du suffrage universel dans tout le territoire national.

Elles sont minoritaires, mais le germe en est semé.


Au sein du parti montagnard, on commence à croire que le socialisme peut vaincre pacifiquement grâce au suffrage universel. Des associations et des sociétés secrètes se constituent pour diffuser les idées « montagnardes » et organiser les « militants ».


Dès lors, il reste au parti de l'Ordre, majoritaire à l'Assemblée, à faire adopter un ensemble de lois qui interdiront la propagande socialiste (lois Falloux livrant l'enseignement à l'Église, lois restreignant la liberté de la presse).

L'élection de l'écrivain socialiste Eugène Sue (28 avril 1850) contre un conservateur conduit le parti de l'Ordre à voter, le 31 mai 1850, l'abrogation de fait du suffrage universel, les plus pauvres, par une série de dispositions, se voyant retirer le droit de vote.

Mais puisque la voie électorale est ainsi fermée, resurgissent dans la « Nouvelle Montagne » les idées de prise du pouvoir par les armes.

La fascination et la mystique de la révolution, de la « journée » révolutionnaire, des barricades, trouvent alors une nouvelle vigueur.

Cela ne concerne évidemment que des « minorités ». Mais le peuple constate qu'on le prive de ce droit de vote qu'il avait commencé à s'approprier.

Le parti de l'Ordre croit avoir remporté la mise contre les Montagnards. Fort de cette victoire, il s'oppose à toute révision constitutionnelle qui aurait permis à Louis Napoléon, en 1852, de se présenter pour un nouveau mandat.

Les Montagnards ont voté en l'occurrence avec le parti de l'Ordre. Mais ils mêleront leurs voix à celles du parti bonapartiste pour s'opposer à la constitution d'une force militaire destinée à protéger l'Assemblée d'un coup d'État.


En fait, ces manœuvres politiciennes laissent Louis Napoléon Bonaparte maître du jeu.

Le 13 novembre 1851, il peut proposer à l'Assemblée l'abrogation de la loi du 31 mai 1850 qui a aboli le suffrage universel.

L'Assemblée conservatrice repousse cette proposition, et le prince-président apparaît ainsi comme l'homme qui, contre les notables, mais aussi contre les rouges partageux, entend redonner la parole au peuple.

Il retrouve de cette manière l'une des sources du bonapartisme, qui veut tisser un lien direct avec la nation en se dégageant de l'emprise des partis.

Il dispose dans l'armée – épurée par ses soins – du soutien que lui apporte le « souvenir napoléonien ».

Et parce qu'il est au cœur de l'institution – à l'Élysée –, il va pouvoir préparer son coup d'État, exécuté le 2 décembre 1851, jour anniversaire d'Austerlitz.


Des députés, dont Thiers, sont arrêtés.

Ceux qui résistent et tentent de soulever le peuple parisien sont dispersés par la troupe, qui tire.

Le député Baudin est tué sur une barricade pour avoir montré au peuple comment on meurt pour 25 francs par jour, cette indemnité parlementaire que le peuple, spectateur, conteste.

Sur les boulevards, dans Paris, afin d'empêcher par la terreur l'extension de la résistance, les troupes de ligne ouvrent le feu sur la foule des badauds (trois à quatre cents morts).

La résistance est vive dans les départements pénétrés par les idées républicaines, ceux qui ont voté « rouge » en 1849. La répression est sévère : 84 députés expulsés, 32 départements en état de siège, 27 000 « rouges » déférés devant des commissions mixtes (tribunaux d'exception : un général, un préfet, un procureur), dix mille déportés en Algérie et en Guyane, des milliers d'internés et d'exilés.

Mais le suffrage universel est rétabli, et, le 20 décembre, 7 500 000 voix approuvent le coup d'État, contre 650 000 opposants. On compte un million et demi d'abstentions.

Un an plus tard, un nouveau plébiscite – 7 800 000 oui – permet à Louis Napoléon, devenu Napoléon III, de rétablir l'Empire. Celui-ci est proclamé le 1er décembre 1852, cinquante-huit ans après le sacre du 2 décembre 1804.


C'est le renouveau du bonapartisme, mais aussi le début de son extinction.

Car la résistance au coup d'État et la rigueur de la répression marquent une rupture irréductible entre une partie du peuple et la figure de Bonaparte.

Certes, l'immense succès des plébiscites de 1851 et 1852 montre bien que le mythe demeure, que l'homme providentiel, la figure d'un empereur tirant sa légitimité du peuple consulté dans le cadre du suffrage universel, continuent de fonctionner.

Mais les républicains ont une assise populaire.

La grande voix de Victor Hugo, l'exilé, va commencer de se faire entendre.

Le 2 décembre 1851 sera qualifié de « crime ».

Louis Napoléon est un « parjure » que Marx désigne sous le nom de Crapulinsky.

Louis Napoléon a beau répéter : « J'appartiens à la Révolution » et décréter la mise en vente de tous les biens immobiliers des Orléans, on sait aussi que les préfets ont reçu l'ordre, dès le 6 janvier 1852, d'effacer partout la devise « Liberté, Égalité, Fraternité ».

Et le ralliement de la plupart des conservateurs du parti de l'Ordre à l'Empire confirme que ce régime n'est pas au-dessus des « partis » : il est « réactionnaire ».

On le sait, même si on le soutient ou si on l'accepte par souci de paix civile.

Mais les républicains refuseront ce « détournement » du suffrage universel. Et, fruit de cette expérience, ils garderont une défiance radicale à l'endroit du plébiscite, de la consultation directe du peuple mise au service d'un destin personnel.


L'âme de la France contemporaine vient d'être profondément marquée. La République avait massacré les insurgés de juin 1848, ce qui avait conduit le « peuple » à choisir pour président Louis Napoléon Bonaparte.

Après le coup d'État du 2 décembre 1851, il y a désormais, minoritaire mais résolu, un antibonapartisme populaire.

Ce Napoléon III, c'est Badinguet, Napoléon le Petit !

La colère et le mépris qu'il suscite renforcent le désir de République et le souvenir de la Révolution.


50.

Au lendemain de la création du second Empire, les Français ne croient pas à la longévité de ce régime né d'un coup d'État sanglant et que deux plébiscites ont légitimé.

L'âme de la France est une âme sceptique.

Depuis le 21 septembre 1792, les citoyens de cette nation « politique » ont vu se succéder la Ire République, le Directoire, le Consulat, l'Empire, une monarchie légitimiste, une monarchie orléaniste et constitutionnelle, la IIe République et enfin le second Empire. Déclarations, Chartes, Actes additionnels, Constitutions ont tour à tour régenté la vie publique.

On a débattu, en 1789, dans les villages des cahiers de doléances, on a voté pour celui-ci ou pour celui-là, on a disposé du droit de vote, puis on l'a perdu, et on en a de nouveau bénéficié.

Le Français, si éprouvé par les changements politiques, est devenu prudent, attentiste.

Puisque la monarchie millénaire de droit divin s'est effondrée et que Louis XVI a été décapité, lui qui avait été sacré à Reims, qui peut croire qu'en ce bas monde un régime politique soit promis à la longue durée ?

Le sacre par le pape de Napoléon Ier n'a pas empêché l'Empereur d'être vaincu et de mourir en exil à Sainte-Hélène.

Et Charles X n'a pas durablement bénéficié de la protection divine, bien qu'il eût été lui aussi sacré à Reims.

Comment imaginer dès lors que ce Louis Napoléon Bonaparte, même devenu Napoléon III, puisse régner plus longtemps que son oncle Napoléon Ier ?

Nul ne peut le concevoir.


On observe. On ne commente pas : trop d'argousins, trop de mouchards, trop de gendarmes. Trop de risques à prendre parti pour un régime dont on comprend bien qu'il est fragile, comme tous les régimes, et que viendra son tour de chanceler, de se briser.

Telle est alors l'âme de la France, qui, en soixante années, a subi tant de pouvoirs, entendu tant de discours, qu'elle baisse la tête et fait mine de se désintéresser des affaires publiques que gèrent ces messieurs les intelligents, les notables.

Or ceux-ci, précisément, ne croient guère à la longévité du second Empire.

Guizot, qui exprime la pensée des milieux de la bourgeoisie libérale, déclare : « Les soldats et les paysans ne suffisent pas pour gouverner. Il y faut le concours des classes supérieures, qui sont naturellement gouvernantes. »

Tocqueville est tout aussi réservé sur l'avenir du régime quand il écrit en 1852 :

« Quant à moi qui ai toujours craint que toute cette longue révolution française ne finît par aboutir à un compromis entre l'égalité et le despotisme, je ne puis croire que le moment soit encore venu où nous devrions voir se réaliser définitivement ces prévisions, et, en somme, ceci a plutôt l'air d'une aventure qui se continue que d'un gouvernement qui se fonde. »

Il n'empêche : l'« aventurier » Louis Napoléon, entouré d'habiles et intelligents complices – dont Morny, son demi-frère –, va régner de 1852 à 1870, soit sept ans de plus que Napoléon Ier, sacré en 1804 et définitivement vaincu en 1815 !

Cette longue durée du second Empire et les transformations qui la caractérisent vont servir de socle à la fin du xixe siècle et aux premières décennies du xxe.


Le second Empire dit « autoritaire » est ainsi, durant quinze années – de 1852 à 1867 –, le moule dans lequel l'âme de la France prend sa forme contemporaine.

L'État centralisé – répressif, policier même – organise et régente la vie départementale, sélectionne les candidats aux élections.

Ces « candidatures » officielles bénéficient de tout l'appareil de l'État.

Le préfet devient pour de bon la clé de voûte de la vie locale sous tous ses aspects. Il fait régner l'« ordre » politique et moral. Il est le lien entre le pouvoir central – impérial – et toutes les strates de la bourgeoisie : celle qui vit de ses rentes, de la perception de ses fermages ; celle qui est, d'une certaine façon, l'héritière des « robins » : avocats, médecins et apothicaires, notaires, parfois tentée par un rôle politique, mais prudente et surveillée.

L'Empire n'aime pas les esprits forts, les libres penseurs.

D'ailleurs, aux côtés du préfet, l'évêque est, avec le général commandant la place militaire, le personnage principal. Il a la haute main sur l'enseignement, entièrement livré à l'Église. Les ordres religieux – au premier rang desquels les Jésuites – ont été à nouveau autorisés.

L'Empire est clérical.

La police et les confesseurs veillent aux bonnes mœurs.

Le réalisme de certains peintres (Manet, Courbet) est suspect. Madame Bovary, Les Fleurs du mal, sont condamnées par les tribunaux.

Les journaux sont soumis à l'autorisation préalable.

Un « homme de lettres » qui est perçu comme un opposant, un rebelle – ainsi Jules Vallès –, est réduit à la misère, voire à la faim. Il n'écrit pas dans les journaux, il ne peut enseigner – l'Église est là pour le lui interdire –, il remâche sa révolte. Il se souvient des espoirs nés en février 1848 et noyés dans le sang des journées de juin. Il rêve à de nouvelles journées révolutionnaires qui lui permettraient de prendre sa revanche.


On voit ainsi s'opposer deux France complémentaires mais antagonistes.

Une France « officielle », adossée aux pouvoirs de l'État, qui cherche dans l'Église, l'armée, la police, la censure, les moyens de contenir l'autre France.

Celle-ci est minoritaire, souterraine, juvénile, conduite parfois par le sentiment qu'elle ne peut rien contre la citadelle du régime à une sorte de rage désespérée.

L'hypocrisie du pouvoir, qui masque sa corruption et sa débauche sous le vernis des discours moralisateurs, révolte les « vieux » républicains révolutionnaires – ils avaient, pour les plus jeunes, une vingtaine d'années en 1848. Ils sont rejoints par des éléments des nouvelles générations, « nouvelles couches » elles aussi républicaines.

Mais, jusqu'aux années 1860, le pouvoir semble enfermé dans son autoritarisme. C'est Thiers qui, en 1864, parle au Corps législatif des « libertés nécessaires ».

Il reste aux opposants à s'enivrer, à vivre dans la « bohème », à clamer leur athéisme, leur anticléricalisme, leur haine des autorités.


Mais ils sont le pot de terre heurtant le pot de fer.

Car la France se transforme, et son développement sert le second Empire.

C'est sous Napoléon III que le réseau ferré devient cette toile d'araignée de 6 000 kilomètres qui couvre l'Hexagone.

C'est durant cette période que la métallurgie – et le Comité des forges, où les grandes fortunes se retrouvent – augmente ses capacités. Houillères et sidérurgie dressent pour plus d'un siècle leurs chevalets, leurs terrils et leurs hauts-fourneaux dans le Nord, au Creusot, en Lorraine.

C'est le second Empire qui dessine le nouveau paysage industriel français, qui trace les nouvelles voies de circulation, en même temps qu'ici et là des progrès sont accomplis dans l'agriculture.

Les traités de libre-échange contraignent les industriels français à se moderniser.

Et c'est une fois encore l'État qui donne les impulsions nécessaires, qui soutient le développement du système bancaire.

Vallès écrira : « Le Panthéon est descendu jusqu'à la Bourse. »

Car l'argent irrigue la haute société et ses laudateurs (journalistes, écrivains), ses alliés (banquiers, industriels), ses protecteurs (les militaires, les juges), ses parasites (les corrompus).

Le visage de Paris se transforme : Haussmann perce les vieux quartiers, crée de grands boulevards qui rendront difficile à l'avenir la construction de barricades.

Et chaque immeuble construit sur les ruines d'une vieille demeure enrichit un peu plus ceux qui, avertis parce que proches du pouvoir, anticipent les développements urbains.


Le modèle français se trouve ainsi conforté.

Le pouvoir personnalisé est entouré de ses courtisans et de ses privilégiés.

Centralisé, autoritaire, il préside aux bouleversements économiques et sociaux qu'il encadre. Et la richesse nationale s'accroît.

On fait confiance à cet État qui maintient l'ordre : les emprunts lancés sont couverts quarante fois !

Structure étatique et fortunes privées, pouvoir et épargne, se soutiennent mutuellement.

Quant aux pauvres, aux salariés, aux « misérables », aux « ouvriers » – Napoléon III se souvient d'avoir écrit et voulu L'Extinction du paupérisme –, ces humbles obtiennent quelques miettes au grand banquet de la fête impériale.

C'est la particularité d'un pouvoir personnel issu d'un coup d'État, mais aussi du suffrage universel, de n'être pas totalement dépendant des intérêts de telle ou telle couche sociale.

Napoléon III va accorder en 1864, dans un cadre très strict, le droit de grève.

Dès 1862, il a permis à une délégation ouvrière de se rendre à Londres à l'Exposition universelle, d'adhérer à l'Association internationale des travailleurs à l'origine de laquelle se trouvent Marx et Engels.

Ces ouvriers peuvent faire entendre leurs voix dans le « Manifeste des 60 » sans connaître la prison de Sainte-Pélagie (1864).


Ainsi s'esquisse, toujours en liaison avec l'État – et dans le cadre de sa stratégie politique –, une nouvelle séquence de l'histoire nationale : elle voit apparaître sur la scène sociale des « ouvriers » d'industrie qui manifestent au cours de violentes grèves et créent à Paris, en 1865, une section de l'Internationale ouvrière.

Pourtant, ces manifestations, ces novations, n'affaiblissent pas le régime. L'État les encadre, il conserve l'appui des bourgeoisies et la neutralité bienveillante des paysans, qui constituent encore la majorité de la population française.


Mais Napoléon le Petit aspire à chausser les bottes de Napoléon le Grand. Sa politique étrangère active, après une période de succès, connaîtra des difficultés qui saperont son régime.

La tradition bonapartiste, qui a été l'un des leviers de la conquête du pouvoir, devient ainsi la cause de sa perte.

Dans l'âme française, la quête d'un grand rôle international pour la nation aveugle le pouvoir.

Il croit avoir barre sur le monde comme il a barre sur son pays.

Là est l'illusion mortelle.


Certes, Napoléon III jette les bases d'un empire colonial français au Sénégal, à Saigon. La Kabylie est « pacifiée » ; Napoléon III pense à promouvoir un « royaume arabe » en Algérie, et non pas une domination classiquement coloniale : anticipation hardie !

Il intervient en Italie en s'alliant au Piémont contre l'Autriche, et les victoires de Magenta et de Solferino (4 et 24 juin 1859) permettront à la France, en retour, d'acquérir, après plébiscite, Nice et la Savoie (1860).


Pourtant, la guerre contre la Russie (1855) en Crimée, pour défendre l'Empire ottoman contre les visées russes, était déjà une entreprise discutable.

Elle avait cependant pour contrepartie l'alliance avec l'Angleterre, dont Napoléon III, tirant les leçons de l'échec du premier Empire, voulait faire le pivot de sa politique étrangère, prolongeant ainsi l'Entente cordiale mise en œuvre par Louis-Philippe.

Cette alliance Paris-Londres demeurera d'ailleurs, durant toute la fin du xixe siècle et tout le xxe siècle – et malgré quelques anicroches –, l'axe majeur de la politique extérieure française.


Mais l'expédition au Mexique « au profit d'un prince étranger (Maximilien d'Autriche) et d'un créancier suisse », dira Jules Favre, républicain modéré, alors que la situation en Europe est mouvante et périlleuse pour les intérêts français, constitue un échec cuisant (1863-1866).

Plus graves encore sont les hésitations devant les entreprises de Bismarck, qui, le 3 juillet 1866, écrase l'Autriche à Sadowa, la Prusse faisant désormais figure de grande puissance allemande.

Toutes les contradictions de la politique étrangère de Napoléon III apparaissent alors au grand jour.


Il a été l'adversaire de l'Autriche, servant ainsi le Risorgimento italien. Mais les troupes françaises ont soutenu le pape contre les ambitions italiennes. Et Napoléon III a perdu de ce fait le bénéfice de ses interventions en Italie. À Mentana, en 1867, des troupes françaises se sont opposées à celles de Garibaldi : il fallait bien satisfaire, en défendant le Saint-Siège contre les patriotes italiens, les catholiques français, socle du pouvoir impérial.

Et c'est seul que Napoléon III doit affronter Bismarck, qui, en 1867, rejette toutes les revendications de compensation émises par Paris (rive gauche du Rhin, Belgique, Luxembourg...). Ni l'Angleterre, ni la Russie, ni l'Italie, ni bien sûr l'Autriche, ne soutiennent la France contre la Prusse.


Comme toujours en France, politique extérieure et politique intérieure sont intimement mêlées.

Le premier Empire avait succombé à la défaite militaire et à l'occupation.

Napoléon III peut se souvenir de Waterloo.


51.

Voilà quinze ans que le second Empire a été proclamé.

C'est le temps qu'il faut pour que de nouvelles générations apparaissent et que les conséquences des transformations politiques, économiques et sociales produisent leurs effets.


En 1869, des grèves meurtrières – de dix à quinze morts à chaque fois –, réprimées par la troupe, éclatent à Anzin, à Aubin, au Creusot. Des troubles se produisent à Paris. Des « républicains irréconciliables » s'appuient sur ce mécontentement qui sourd et sur les échecs humiliants subis en politique extérieure – Mexico a été évacué par les troupes françaises en février 1867 – pour rappeler les origines du régime impérial.

On célèbre les victimes du coup d'État du 2 décembre.

On veut dresser une statue au député Baudin.

On manifeste en foule, armes dissimulées sous les redingotes, en janvier 1870, quand le cousin germain de l'empereur, Pierre Bonaparte, tue le journaliste Victor Noir.

Des hommes nouveaux – Gambetta – font le procès du régime, s'expriment au nom des « nouvelles couches », formulent à Belleville un programme républicain : séparation de l'Église et de l'État, libertés publiques, instruction laïque et obligatoire. Les candidats républicains au Corps législatif sont élus à Paris. À ces élections du mois de mai 1869, un million de voix seulement séparent les opposants résolus des candidats de la majorité.


Mais ces derniers sont des partisans de l'ordre plutôt que des « bonapartistes ».

À leur tête, le « vieux » Thiers, qui rassemble autour de lui les « modérés », les anciens soutiens de la monarchie constitutionnelle, ceux que le coup d'État du 2 décembre 1851 a privés du pouvoir.

Ils se sont ralliés à Louis Napoléon Bonaparte. Ils ont participé à la « fête impériale », mais Napoléon III ne leur semble plus capable d'affronter les périls intérieurs et extérieurs. Lorsqu'il était l'efficace défenseur de l'ordre, brandissant le glaive et faisant de son nom le bouclier de la stabilité sociale, on l'acceptait, on l'encensait. Mais le « protecteur » semble devenu impotent.

Thiers l'avertit au printemps de 1867 : « Il n'y a plus une seule faute à commettre. »

Le préfet de police de Paris, Piétri, déclare : « L'empereur a contre lui les classes dirigeantes. »


C'est ce moment où le gouffre se crée sous un régime, et la France, vieille nation intuitive et expérimentée, attend la crise, continuant de vivre comme si de rien n'était, mais pressentant la tempête comme une paysanne qui en flaire les signes avant-coureurs.

Cependant, le décor impérial est toujours en place.

En 1867, Paris est illuminé pour l'Exposition universelle que visitent les souverains étrangers. Victor Hugo a même écrit la préface du livre officiel présentant l'Exposition et le nouveau Paris de Haussmann. N'est-ce pas la preuve que l'Empire autoritaire devient libéral ?

Napoléon III desserre tous les liens : ceux qui étranglaient la presse, qui limitaient le droit de réunion ou les pouvoirs des Assemblées.

L'Empire semble recommencer. Des républicains modérés s'y rallient. L'un d'eux, Émile Ollivier, devient chef du gouvernement.


Au plébiscite du 8 mai 1870, 7 358 000 voix contre 1 572 000 et 2 000 000 d'abstentions approuvent les mesures libérales décidées par l'empereur.

Une fois encore, le suffrage universel – contre les élites – ratifie ses choix.

Napoléon III paraît demeurer l'homme providentiel capable d'entraîner le pays et de le faire entrer dans la « modernité ». C'est un Français, Lesseps qui, en présence de l'impératrice, inaugure en 1869 le canal de Suez, son œuvre.

« L'Empire est plus puissant que jamais », constatent les républicains accablés.

« Nous ferons à l'empereur une vieillesse heureuse », déclare Émile Ollivier en commentant les résultats du plébiscite : après plus de quinze ans de règne, Napoléon III a « retrouvé son chiffre ».


Pourtant, en quelques mois, le régime va s'effondrer. Le piège est ouvert par Bismarck.

Candidature d'un Hohenzollern au trône d'Espagne. Indignation de Paris ! Retrait de la candidature, mais dépêche d'Ems (où le roi prussien Guillaume Ier est en villégiature), humiliante.

Embrasement à Paris. L'entourage de Napoléon III, l'impératrice, les militaires : « La guerre sera une promenade de Paris à Berlin ! » Les journalistes à gages, les courtisans poussent à la guerre afin de laver l'affront et de recouvrer, par la victoire sur la Prusse, l'autorité que l'on a perdue par les réformes libérales.


Illustration et confirmation d'une caractéristique française : un monarque – ici l'empereur – n'accepte pas de n'être qu'un souverain constitutionnel dépendant des élus.

Le pouvoir exécutif refuse d'être entravé ou contrôlé ou orienté par les députés.

La politique étrangère étant le terrain sur lequel il est le seul maître, il va donc y jouer « librement », en souverain absolu, sa partie.

Encore faut-il qu'il soit victorieux.


Le 19 juillet 1870, Émile Ollivier salue la déclaration de guerre à la Prusse d'un « cœur léger ».

La France est pourtant seule face à Berlin, qui dispose d'une armée deux fois plus nombreuse et d'une artillerie – Krupp ! – supérieure.

Ni l'Autriche ni l'Italie ne s'allient à Paris. Et en six semaines de guerre l'état-major français montre son incapacité.

On perd l'Alsace et la Lorraine. On se replie sur Metz, où le maréchal Bazaine – le vaincu du Mexique – s'enferme.

À Sedan, le 2 septembre, Napoléon III – à la tête de ses troupes depuis le 23 juillet – se constitue prisonnier avec près de cent mille hommes.


Que reste-t-il d'un empereur qui a « remis son épée » ?

L'humiliation, cependant que la nation est entraînée dans la débâcle.

La France connaît là un de ces effondrements qui, tout au long des siècles, ont marqué son âme.

Le pays est envahi. L'armée, vaincue. Le pouvoir, anéanti. C'est l'extinction du bonapartisme.


Les républicains, les révolutionnaires qui, en juillet, avaient tenté – c'est le cas de Jules Vallès – de s'opposer au délire guerrier, et que la foule enthousiaste avait failli lyncher, envahissent le Corps législatif.

Ils déclarent l'empereur déchu.

Le 4 septembre 1870, ils proclament la république.

Au coup d'État originel répond ainsi le coup de force républicain et parisien.

Le 2 décembre 1851 a pour écho le 4 septembre 1870.

Au second Empire succède, par et dans la débâcle, la IIIe République.


Mais l'émeute républicaine, révolutionnaire et patriote – on veut organiser la défense nationale contre les Prussiens – n'a pas changé le pays, celui qui, en mai, a apporté 7 358 000 voix à l'empereur, ou plutôt au pouvoir en place, garant pour l'écrasante majorité de l'ordre et de la paix civile.

Rien n'a changé non plus dans les hiérarchies sociales, les rouages du pouvoir.

Les préfets sont en place.

Les généraux vaincus par les Prussiens gardent le contrôle de cette armée qui a été l'armature du pouvoir impérial.

Or tous les notables – le parti de l'Ordre – craignent que la débâcle ne soit l'occasion, pour les « rouges », de s'emparer du pouvoir. L'armée, à leurs yeux, est le recours contre les « révolutionnaires ».

L'un de ces « modérés » – républicain – déclare dès le 3 septembre : « Il est nécessaire que tous les partis s'effacent devant le nom d'un militaire qui prendra la défense de la nation. »

Ce sera le général Trochu.

« Participe passé du verbe trop choir », écrira Victor Hugo.

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