11 PAGES D’AMOUR POUR SE TORCHER L’OIGNE

La lumière de l’été est rasante comme un discours électoral, quand j’arrive à Garches.

Je remise mon bolide sur le parking réservé aux médecins et marche en direction de la réception. Une admirable jeune femme qui rit à gorge d’employée me fait un double appel de phares avec ses châsses plus bleus que la mer des Caraïbes.

— J’aimerais voir M. Luciano Casanova, lui susurré-je.

Elle éplore à la langoureuse :

— L’heure des visites est passée.

D’un mouvement aisé de prestidigitateur sortant un éléphant grandeur nature de son chapeau, je lui produis ma carte professionnelle.

— Je n’en aurai pas pour longtemps, ma divine.

Elle examine ce document prestigieux et s’exclame :

— C’est vous, San-Antonio !

— De la cave au grenier. Quel numéro, la chambre de Casanova ?

— Le 133, répond-elle, vaincue.

Et d’ajouter :

— C’est mon jour de chance !

— Pourquoi ?

— Mon service se termine dans un quart d’heure, j’aurais pu vous manquer.

Dans la famille « Rentre dedans et régale-toi, je voudrais la fille ! ». Charogne, cette provocation en prise directe !

— Votre ange gardien veillait ! lui dis-je, car je ne perds jamais l’occasion de faire de la pub au Seigneur.

Et de me diriger vers les ascenseurs.

Elle est déçue jusqu’au revers de son slip.

— Môssieur ! me hèle-t-elle d’un ton changé.

Je me retourne.

— Les chiens sont formellement interdits dans l’hôpital ! hargnit la pécore, en désignant Salami à mon côté.

Mon compagnon repart d’un quadrupas nonchalant vers l’entrée, laquelle, répété-je volontiers, avec humour, peut également être utilisée comme sortie.


En parvenant à l’étage qui m’échoit, quelle n’est pas mon effarure d’aviser, à l’extrémité du couloir, mon brave toutou assis devant une porte, la langue dégoulinante.

Je lui adresse un geste complimenteur de la main qui le met en liesse, car il ne se lasse pas des félicitations.

Naturellement, c’est devant le 133 qu’il m’attend, bien qu’il ne connaisse pas les chiffres. Je le rejoins et frappe délicatement de façon à être entendu le moins possible.

— ’trez ! dit une voix mâle.

Il est seul dans la chambre, l’ancien rallyeman. Un appareil de belle technicité fait remuer ses membres fanés en souplesse. Il tourne vers moi un visage aristocratique. En dépit de son nom latin, il est d’un blond sombre de bronze. Son regard est vert très pâle. Ta première pensée, en découvrant ce mec, est de commisération. Tu te dis comment : « Quel dommage ! Un individu aussi beau ! » Et puis tu te reprends. Pourquoi un play-boy devrait-il être exempté de malheur ? Pas charitable, pareil regret ! La vie des hommes, disait ma grand-mère, est une loterie. Elle avait un peu raison. Au départ, tu reçois un numéro : il est bénéfique ou foireux, mais dans l’ensemble, tout le monde l’a dans le cul, j’ai remarqué.

Casanova me défrime, puis avise Sa Majesté le hound et remarque :

— On vous a laissé entrer avec votre chien ?

— Non, le rassuré-je ; il s’est débrouillé pour me suivre ; ça sert d’être basset, dans ces cas-là.

Je brandis ma brème poulardière devant son blair, afin d’éviter les jactances préliminaires.

— C’est encore pour mon accident ? questionne-t-il. Je croyais que tout était en ordre, depuis le temps.

— Vous confondez police d’assurance et police d’État, dis-je avec bonhommie.

Sa machine à agiter la viande naze émet un curieux bruit de succion, régulier et vaguement geignard.

— Expliquez-vous ! soupire cet archange foudroyé.

Je désigne une magnifique photo de fille brune dans un cadre de cuir noir.

— Je viens vous parler de mademoiselle.

— Valériane ? sursaute-t-il.

— Plus comme du grand public sous le nom d’Éléonore.

— Il lui est arrivé quelque chose ?

— À elle, pas encore, mais on décède dramatiquement dans son entourage. Vous me permettez de prendre une chaise ? Je n’ai rien d’un orateur et déteste parler debout.

Je vais quérir un siège, au piquet devant un mur, et l’amène près du blessé.

— Il s’agit d’une histoire singulière, attaqué-je. Elle a débuté la nuit derrière, le plus fortuitement du monde, et elle s’est développée comme une épidémie au cours de cette journée.

Ce préambule posé, pour la énième fois je narre les péripéties dont j’ai tenu le lecteur informé.

Mon récit le fascine ; je peux suivre sur son mâle visage les états d’âme qu’il se farcit : ils vont de la stupeur à la crainte, du scepticisme à la curiosité.

Doté d’une grande maîtrise (son fatal accident était dû à l’éclatement d’un pneu), il ne m’interrompt pas une seule fois. Mais sitôt que je la boucle, il s’écrie :

— Valériane est en danger !

— Je ne saurais vous détromper, mon cher ; c’est pourquoi vous devez m’aider par tous les moyens dont vous disposez !

Il clame, angoissé :

— Mais je ne sais rien, rien de rien ! Jamais elle ne m’a parlé d’un péril qui l’aurait menacée. Vali est une fille forte, maîtresse d’elle-même. Si un événement grave s’est produit dans son existence, il est tout récent !

— Quand l’avez-vous vue pour la dernière fois ?

— Dimanche dernier. Lorsqu’elle me rend visite, c’est presque toujours le dimanche.

— Elle vient fréquemment ?

— Cela dépend de ses occupations. Parfois je la vois deux fois par mois, parfois elle reste sept ou huit semaines sans se montrer ; mais nos échanges téléphoniques ont une fréquence de deux appels par semaine, qu’elle soit aux U.S.A. ou à Rome.

— Vous communiquez aussi par cassettes ?

Il fronce les sourcils.

— Comment le savez-vous ?

Avec un soupir d’ennui je lui produis ma carte pour la deuxième fois consécutive, d’un air penaud.

— Il ne faut pas demander ça à un flic, monsieur Casanova. Donc, elle ne vous a jamais fait part de ses craintes ?

— Jamais !

— Vous parlait-elle de ses relations extraprofessionnelles ?

— Non. Et c’était mieux ainsi.

— Pardonnez-moi cette question…

Il ne me laisse pas achever :

— Je suis impuissant à jamais, oui, monsieur l’inspecteur.

Il enchaîne :

— Pour éclaircir tout à fait notre situation affective, laissez-moi vous dire que l’amour est devenu différent et qu’il risque de durer longtemps ; je puis même affirmer « toujours », en ce qui me concerne.

Son ton et son expression sont si pathétiques, à force de sincérité, que je sens mes châsses s’humidifier.

— L’avez-vous entendue parler d’un certain Pierre ?

Il réfléchit. Salami profite du silence pour se gratter l’oreille.

— Je crois bien que oui, répond enfin Luciano. Un jour, elle a appelé, depuis ma chambre, un homme portant ce prénom. C’était au milieu de notre conversation ; Valériane a brusquement poussé un cri et m’a demandé la permission de passer un coup de fil.

— Que lui a-t-elle dit ?

— Je crois qu’elle a décommandé un rendez-vous qu’ils avaient.

— Elle le tutoyait ?

— Il me semble. Mais ce fut très bref.

— Elle ne vous a fait aucune confidence au sujet de ce type ?

— Pas la moindre ; elle restait très… comment dire ? Désinvolte.

— Et c’est tout ?

— Absolument.

— Quelle sorte de gens pourraient attenter à ses jours, d’après vous ?

— Je ne vois vraiment pas ; ça paraît tellement invraisemblable ! Valériane est une fille active, au plan professionnel, mais infiniment détendue dans le privé. Elle vit en compagnie d’une vieille personne qui a été la nourrice de sa mère… Vous m’avez dit qu’on l’a tuée ?

J’opine. L’infirme s’agite :

— Donc Valériane risque sa vie ?

— C’est probable.

— Il faut coûte que coûte la prévenir !

— Elle ne l’ignore pas.

Un temps, meublé par les bâillements de Salami.

— Vous savez qu’elle venait d’acheter un appartement à Saint-Cloud ? demandé-je.

— Elle m’en avait vaguement parlé.

— L’on pense qu’il s’agit du cadeau de ce que l’on appelait jadis « un riche protecteur ».

— Je ne crois pas que ce soit son genre.

— Notez qu’il s’agit de « on-dit ».

— Les jeunes femmes seules y sont en bute.

L’ex-coureur automobile me semble désenchanté, soudain. Il avait déjà sa croix à traîner, et je viens le coiffer d’une couronne d’épines.

— Il y a une chose inexplicable dans tout cela, reprend Casanova. Si elle est traquée, pourquoi s’enfuit-elle, au lieu de demander l’assistance de la police ?

— Bonne question qui constitue sans doute le nœud du problème. Il est temps que je vous laisse. Voici mes coordonnées ; je mets ma carte à côté du téléphone, si vous avez de ses nouvelles, prévenez-moi, que celles-ci fussent bonnes ou mauvaises. Et dites-vous bien, cher monsieur, que l’on doit parfois assurer la sécurité des gens malgré eux.

J’ai un réflexe pour lui tendre la main. Hélas, il ne peut s’en saisir.

Il me dit d’un ton pitoyable :

— Tirez-la de ce tas de merde, inspecteur, je vous en supplie !

J’acquiesce avant de filer. Un étrange malaise me cigogne. Y a des moments qui ressemblent à un marteau mal emmanché.

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