4 JE TE PASSERAI LE SÉNÉ

Il paraissait fourbu et portait sur le « visage », outre sa fatigue, une mine amère qui ne me disait rien qui vaille.

Je finis calmement ma bouchée, plaçai mon regard dans le sien et articulis avec froideur :

— Mon cher Salami, je crains que nous ne nous soyons mal compris. Un chien-compagnon, un chien-ami, je l’accueille de grand cœur ; mais un chien vadrouilleur, un chien découcheur, j’en ai strictement rien à cirer. Vous l’aurez sans doute remarqué, cette demeure n’est pas un lieu de débauche. Elle appartient à une femme de classe, peu soucieuse de donner la pâtée à un vagabond. Vous m’entendez, monsieur « Traîne-ses-couilles » ?

Il me vota une expression que je n’oublierai jamais, faite de pitié, d’amertume, de dédain. Sa queue en cor de chasse se relâcha progressivement et se prit à traîner sur le carreau de la cuisine, comme les bretelles d’un petit vieux sortant des cagoinsses.

Il libéra un très long soupir dont je me sentis accablé.

— Pas d’accord avec moi ? insistai-je d’un ton déjà fléchissant.

Il exécuta un mouvement que je n’avais encore jamais vu faire à un chien : il haussa les épaules.

Je devins perplexe : était-ce sa manière de présenter des excuses ou bien une façon de protester ? Je décidai de lui poser carrément la question :

— Écoutez-moi, Salami. Dois-je en conclure que vous estimez mes reproches mal fondés ?

Il émit quelques jappements brefs, porteurs de réprobation.

— Donc, vous jugez votre fugue de cette nuit justifiée ?

Il réitéra son jeu.

— Selon vous, un honnête chien est fondé à quitter nuitamment le domicile de son maître ?

Il devint furieux et aboya avec éclat, de l’air que tu prends pour traiter un con de con.

— Hé, l’ami ! m’écriai-je, où vous croyez-vous ? Dans une chasse à courre ?

Le cador prodige se calma et essuya ses grands yeux ovales de ses pattounes caoutchoutées. Il se taisait, mais je le sentais en proie à un fort courroux.

— Allons, mon cher, conciliai-je, tentons de nous expliquer au lieu de nous comporter en rabatteurs mal embouchés. Si nous devons coexister, pratiquons cette vertu irremplaçable qu’est la franchise.

Il s’adoucit comme par enchantement et je vis un sourire de bon toutou entrouvrir ses babines.

— Vous ne niez pas vous être enfui pendant que nous prenions congé de nos invités ?

Il esquissa un léger mouvement de tête entendu.

— Cette virée nocturne correspondait-elle à un caprice d’ordre sexuel ? Je pourrais le comprendre, vous savez, était moi-même très porté sur le sexe opposé.

Salami contint une nouvelle flambée de rage, puis il secoua la tête et ses interminables oreilles parurent prendre leur envol.

— Aviez-vous éprouvé le besoin de vous dégourdir les pattes ?

« Non », répondit-il résolument.

— Une pulsion incoercible ? proposai-je en employant le vocabulaire de mes frères en littérature « point à la ligne ».

Il marqua un temps, comme s’il butait sur ce mot qui fait si bien dans « Casse pas des noix avec ma bite ».

Au moment où je cherchais un synonyme plus simple, il eut une idée qui nimba son regard pour dessins animés, saisit délicatement le pan de ma robe de chambre, ayant reconnu qu’elle provenait de chez Cardin, et m’entraîna hors de la cuisine.

Intrigué, je le suivassis docilement. Nous passâmes ainsi dans le vestibule, lequel, chez nous, constitue presque une pièce, et il s’arrêta au pied du vieux bigophone mural.

Je décrochis. Les gens des Télécoms avaient tenu leur promesse et la sonorité s’établit avec sa tranquille bonhommie habituelle.

Je remis l’esgourdeur-jacteur en place. Brusquement, une pensée me frappa ; complètement folle (c’est pour cela qu’elle me frappa).

— Chercheriez-vous à me dire que c’est à cause du téléphone que vous avez mis les adjas ?

Cette fois, il jappa d’allégresse et son fouet se mit à ressembler à la bannière de Jeanne d’Arc dans le vent victorieux d’Orléans.

Il ne restait plus qu’à hypothéser.

Ce que je fis avec mon brio proverbial :

— Je vais vous soumettre ce qui est pour moi simples suppositions ; quand je débloquerai, prévenez-moi.

— Antoine ! Et ton chocolat ? cria Félicie depuis la cuisine.

À sa voix angoissée, je compris son drame devant une bolée dont la surface s’encombrait d’une peau que j’ai toujours trouvée gerbante.

— Je viens, m’man. Poursuivons cet entretien à la cuisine, suggérai-je à mon compagnon ; je vous offrirai un croissant ; notre pâtissier-boulanger en confectionne de savoureux.

Il me précéda, ayant horreur de suivre, ce qui implique fatalement un asservissement. M’man, connaissant mes goûts et dégoûts, était en train de libérer ma tasse de cette taie déprimante et la réchauffait par une adjonction de lait bouillant.

Nous mangeâmes l’un et l’autre (moi plus rapidement que lui).

— Si je comprends bien, my dear, pendant que je palabrais dehors avec mes invités en partance, l’appareil a remis ça ?

Il cligna de l’œil, heureux de ma sagacité.

— Parce que vous avez l’ouïe aussi développée que l’odorat, poursuivis-je, n’hésitant pas à lui mouiller la compresse, vous êtes donc rentré précipitamment ?

Nouvelle mimique oculaire.

Je brûlais, comme on dit puis à Bourgoin-Jallieu quand on joue aux devinettes.

— Je suppose que vous n’avez pu décrocher, vous n’en eûtes pas besoin car, à cause des travaux en cours, le son filtrait de l’écouteur ?

Ma perspicacité lui arracha un bref aboiement qui ressemblait au cri poussé par une chaisière avisant le bedeau en train de pomper un enfant de chœur derrière la tribune des orgues.

— Dès lors, cher Salami, n’auriez-vous point reconnu la voix de femme qui tant m’a troublé lors d’une précédente communication ?

N’en pouvant plus d’allégresse, le basset se mit à courir après sa queue, exercice que je ne saurais exécuter pour ma part qu’en marche arrière. Il renversa une chaise dans ses transports, ce qui le ramena au calme.

— Il est tout fou, ton chien, remarqua ma tendre vieille.

Malencontreuse appréciation qui meurtrisit la vanité de mon pote. Il devint alors raide et guindé comme s’il appartenait à un membre de la Famille britannouille. On l’aurait affublé d’un imperméable à épaulettes, tu l’aurais pris pour ce cher duc de Windsor qui tant a dû se faire chier dans la vie derrière le royal fion de sa lamdé.

— Ne prenez pas les réflexions de maman en mauvaise part, fis-je afin de la désamorcer, les rapports entre les hommes et les chiens sont établis depuis des millénaires, les modifier va prendre beaucoup de temps. Revenons plutôt à cette affaire qui paraît vous passionner autant que moi. Donc, si je m’en réfère à votre explosion d’allégresse, vous avez à nouveau perçu la voix de la femme alarmée ?

Il bougonna un « vouah vouah » qui manquait de chaleur.

Je lui tendis une main dans laquelle il plaça sa patte et nous échangeâmes un shake-hand d’une parfaite loyauté.

— Vous êtes un phénomène, Salami, difficilement concevable pour un esprit humain si dépourvu d’imagination, si rétréci, si cartésien. Nous autres mammifères bipèdes, nous nous accrochons à l’évidence et repoussons ce qui semble anormal, quitte à aller chercher le merveilleux chez les cartomanciennes. Nous sommes conscients de notre « intelligence », mais ignorons qu’elle est une intelligence de cons. Il va falloir vous armer de patience et d’indulgence pour vivre sans trop d’encombre votre stupéfiante aventure.

Mon discours lui plut et un éclat de plaisir traversa son regard.

— Avez-vous entendu ce que disait cette personne ?

« Vouahi ! » crus-je entendre.

— Parlait-elle à ce Pierre qu’elle n’avait pas réussi à joindre la première fois ?

— Vouahi !

Je ne pus réprimer une caresse qu’il reçut sans grand plaisir, trouvant sans doute avilissant une telle manifestation ; mais je n’allais pas me confondre en excuses à chacun de mes faux pas !

— Lui a-t-elle parlé du danger qui la menaçait ?

Salami se lécha les couilles et restit muet.

— A-t-elle demandé à l’homme de la rejoindre ?

Le cador acquiesça du chef.

— Elle lui a fixé rendez-vous chez elle ?

Ses oreilles voletèrent pour un « non » catégorique.

— Ailleurs ?

— Vouahi.

— À Saint-Cloud ?

— Vouahi.

— Chez quelqu’un ?

Nouveau mouvement qui repoussa mon hypothèse.

— Dans un café ?

Négation.

— Évidemment, fis-je, il était près de quatre heures du matin, tout était fermé !

Je réfléchis tel un miroir à trois faces, comme disait un célèbre humoriste dont je suis infoutu de me rappeler le nom.

— À la gare ? reprends-je.

Il se met à travailler du fouet allégrement.

Un éclat admiratif passe dans son regard d’huissier de ministère réveillé en sursaut pendant une séance du budget.

— Apprenant la chose, vous avez détalé ? Comment avez-vous su où se trouvait la gare ? Votre odorat ?

Mes questions lui paraissent saugrenues. Il ne va pas me passer un documentaire sur les dons prodigieux des canins, leur sens de l’orientation, leur instinct infaillible, tout ça… C’est pourquoi je me hâte d’enchaîner :

— Donc, vous êtes allé directo à la gare ?

— Vouahi.

— À cette heure !

— Vouahi.

— Répondez-moi vite, cher Salami : avez-vous vu la femme ?

— Vouahi.

Je lui refile encore un croissant tant est vive mon admiration.

Il l’empare du bout des dents et le dépose sur le carrelage bien briqué de m’man.

— Vous allez me la décrire ! Jeune ?

— Vouahi.

— Jolie ?

Un temps de réflexion. Il doit établir un rajustement concernant mes critères de l’esthétisme féminin et les siens. En fin de compte, il émet un nouveau jappement approbateur.

— Blonde ?

Il ne « répond » rien.

— Rousse ?

Silence complet.

— Alors brune ?

— Vouahi.

— Elle était seule, devant la gare ?

Il a ce geste si humain et si peu canin du « haussement d’épaules ».

— Voudriez-vous dire qu’elle l’était quand vous êtes arrivé à la gare, mais que quelqu’un l’a rejointe ?

Enthousiasme de mon pote quadrupède.

M’man qui nous observe, s’exclame :

— Mon Dieu ! Mais vous communiquez !

— Tu vois.

— Cet animal comprend tout !

— C’est un chien surdoué, m’man. Il constitue un véritable prodige de la nature.

Je lui résume brièvement l’affaire : ce « cadeau » ahurissant du Vieux.

— Il va révolutionner mes activités professionnelles, conclus-je. D’ailleurs il a déjà commencé.

Puis, revenant à mon enquête qui n’en est pas encore totalement une :

— Nous disions, cher Salami, que la femme brune a été rejointe par quelqu’un. Il s’agissait d’un homme, je suppose ?

— Vouahi.

— Ce dernier était en voiture ?

— Vouahi.

— Vous l’avez vu ?

Dénégation de mon nouveau collaborateur.

— Vous avez quelque chose à m’apprendre sur son auto ?

Hochement de tête vague de mon partenaire.

— Vous n’avez pas enregistré le numéro ?

Son regard commisératieux me raconte que les surdouances ont leurs limites : mon ami ne sait pas lire les chiffres.

— Grosse bagnole ?

— Vouahi.

— Sauriez-vous me dire s’il s’agissait d’une Mercedes, par exemple ?

Cette fois, il me délivre un acquiescement prudent. Visiblement, il n’est pas tourmenté par les automobiles. En cela il diffère des hommes.

Féloche s’approche et fait timidement au clébard :

— Je vous prie de m’excuser de vous avoir tutoyé : je ne pouvais pas me douter… C’est d’autant plus regrettable que je ne suis pas encline à la familiarité.

— Arrvoua vouah ! répond le basset avec indulgence.

Je sens que sa réticence vis-à-vis de ma mère a fait long feu. Leurs rapports, désormais, vont être « harmonisés ».

— Cher Salami, je suppose que la dame a pris place dans l’automobile, laquelle est repartie sans attendre ?

Réponse affirmative de mon compère.

— Bien entendu, il n’était pas question de les suivre, votre vélocité ne saurait se mesurer à celle d’une forte bagnole.

Humilité (sans doute feinte) de Salami.

— Vous connaissant comme je crois commencer à vous percevoir, je gage que vous ne vous êtes pas avoué vaincu. Exact ?

Mimique de mon interlocuteur.

— Vous n’avez pu vous retenir de partir dans la direction adoptée par le couple. Oui, n’est-ce pas ? J’en étais sûr ! Mais vos efforts ont été vains et vous êtes revenu à la maison. Las, vous avez trouvé porte close et avez fini la nuit sur le trottoir, mon cher. Cette perspective me navre.

Il bâille.

— Oui, je comprends que vous ayez sommeil ; il faut vous reposer, maintenant. Préférez-vous faire un somme au fond du vestibule ou dans ma chambre ?

Il opte pour ma seconde propose et je grimpe avec lui, veiller sur son installation.

En quittant la pièce, je surprends m’man qui prie afin de remercier le Seigneur de Ses prodiges, sans cesse renouvelés.

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