Sur les testicules de midi, j’eus un appel de Jérémie. Sa chère Ramadé venait de le rendre père (une fois de plus) d’un superbe garçon de huit livres qu’ils comptaient appeler Santantonio pour me rendre hommage. Ils souhaitaient que j’en fusse le parrain et Félicie la marraine, comme elle l’est d’Apollon-Jules, le chiare des Bérurier. Ces délicates attentions démontraient le grand cas qu’ils faisaient de nous et me touchèrent.
Je lui posai alors une question qui me picotait la langue et concernait le fameux coup de téléphone de la nuit. Dans l’ivresse de sa paternité renouvelée, il l’avait quelque peu occulté. Quand je l’entendis s’écrier « Ah ! oui, au fait ! » je sus immédiatement que j’allais devoir me l’arrondir à la main.
— Pratiquement négatif, me dit-il. Les gens du réseau n’ont pu me donner aucune précision. La seule chose qu’ils étaient en mesure d’affirmer, c’est qu’il émanait du secteur en dérangement.
— Gentil de leur part, grommelai-je.
— Attends, il y a tout de même du positif dans l’affaire. Ces travaux n’ont concerné qu’une assez faible partie de Saint-Cloud. J’ai demandé qu’on nous indique sur le plan la zone précise du dérangement ; on me le prépare pour le début de l’après-midi.
— Pouponne en paix, j’irai chercher le document moi-même, assurai-je, ravi de son initiative.
Ce grand diable de négro, faut reconnaître, est devenu un bon policier.
Au Service bigophonique, le préposé est une dame pas désagréable du tout à visionner. Style « brunette piquante », te dirait m’man. Un grain de beauté sur la joue gauche, des yeux sombres tels les desseins du docteur Petiot, une bouche à pipes, le regard qui te soupèse chaque rouston, bref de la personne de bonne venue. Comme, de surcroît, elle jouit d’un accent chantant aux arrière-saveurs d’ail, on se sent en confiance avec elle.
Ma carte, élégamment présentée, lui arrache une exclamation :
— San-Antonio ! C’est vous ? Je vous imaginais pas aussi séduisant.
Cette phrase d’accueil me fait bien augurer de nos éventuelles relations.
— Et moi donc ! Que devrais-je dire, ma chérie : je comptais tomber sur un grincheux qui aurait foiré son tiercé !
Je ne déteste pas sa robe en jean qui lui colle au corps. Je lui explique le but de ma visite. Elle est au courant et fouinasse dans les papelards de son burlingue. Trouve le plan de ma chère commune, si admirablement gérée, me le tend.
On a délimité un secteur en forme de coutelas qui ne représente, en effet, qu’une modeste partie de Saint-Cloud. Notre maison est située presque à la virole du surin figuré. Je cherche la gare sur le plan ; elle se trouve au haut du manche.
Comme votre San-A. chéri, mesdames, n’a pas son esprit de déduction immergé dans du formol, il se dit que la femme qui lançait ses S.O.S. doit crécher non loin de la station. Dans la mesure où elle se sentait en danger, elle n’allait pas parcourir du ruban pour filer rancard à l’homme de qui elle escomptait du secours.
J’en suis à peu près là de mes cogitations, quand la demoiselle au grain de beauté pousse un cri et exécute une cabriole.
— Que vous arrive-t-il, jolie personne ? m’inquiété-je.
Elle en a le chamadeur qui trépide kif une casserole d’eau bouillante sur la flamme du réchaud.
— Ce que j’ai eu peur ! fait-elle. Touchez !
Elle me propose son décolleté garni. Je coule une main compréhensive par la fente, ce qui la met au contact d’un nichebabe plus gros qu’un pamplemousse et beaucoup plus tiède.
— C’est à vous, ce chien qui m’a mis un coup de langue entre les cuisses ? s’enquiert l’employée.
Je mate par-dessus le comptoir de bois verni et avise Salami, assis derrière elle, l’air égrillard et la bite nonchalante.
— Qu’apprends-je, mon cher ? Vous vous êtes livré à une telle paillardise sur cette dame sans lui en demander la permission ?
Le basset-hound n’est pas contrit le moins du monde. Il entrouvre la gueule pour un halètement avec sécrétion surabondante.
— Tout ce que vous voudrez ! m’emporté-je. Certes, je conçois votre coupable excitation devant une aussi ravissante personne dont la robe courte porte aux fantasmes, mais vous devez réfréner vos désirs. Vous croyez que si je m’écoutais, je ne mettrais pas ma langue au même endroit où vous mîtes la vôtre, et sans doute un peu plus haut ? Vous sentez bien que cette jeune fille porte à mes sens davantage qu’aux vôtres, à vous qui n’appartenez pas à son espèce ! Moi aussi, en l’apercevant, j’ai éprouvé un émoi irrépressible dans mes reins et mes génitoires. Moi aussi, j’aimerais promener doucement mes lèvres sur la peau satinée de ses cuisses et lui débroussailler l’Amazonie. Et quand, après une longue préparation d’artillerie, je passerais à l’attaque, savez-vous ce que je ferais, Salami ? Le savez-vous ?
— Vouahi ! vouahii ! jappe mon compère.
— Parfaitement : je l’étendrais sur ce bureau, les jambes pendantes, après m’être assuré qu’aucun crayon feutre fâcheux ne risquerait de souiller sa toilette, et je la prendrais à la soudard, mais en y mettant un maximum d’égards. Ce serait un enchantement. Elle s’abandonnerait une première fois. Je la laisserais ensuite retrouver ses esprits en suçant chacun de ses orteils, puis reprendrais mon œuvre de besognance par la face nord.
« Cela durerait probablement tout l’après-midi. Je la voudrais totalement anéantie, vidée, éjutée, jusqu’à ce que son admirable frifri soit devenu plus déshydraté que le désert du Sahel. Ensuite, afin que cet acte soit accompli totalement, j’engagerais mon médius sur la voie royale, dans son œil de bronze si câlin, je le devine. »
Je me tais enfin et contemple la préposée en défaillance.
— Salami, mon cher ami quadrupède, confirmez-moi un doute que je nourris depuis que j’ai pénétré dans ce local : mademoiselle ne porte pas de culotte, n’est-ce pas ?
Le pseudo-chien secoue négativement la tête et se met à gambader en aboyant, ce qui rameute les collègues du bureau voisin.
Persuadé que mon marivaudage doit s’interrompre, je chuchote à l’aimable donzelle que je l’attendrai infailliblement, ce soir, à la brasserie du Panier Rouge, au centre de Saint-Cloud, avant de l’emporter toute crue en une auberge d’amoureux où le foie gras est sans doute sous cellophane mais ma grosse zigougnette le sera également.
La chère essorée, anéantie par ce brin de cour cosaque, bredouille qu’elle viendra. Je la conjure de rester sans culotte jusque-là, ce qui constituera un gain de temps non négligeable.
Ma carte à la main, je dépose la partie faite pour de ma personne sur un banc qui vient de surgir inopinément. Salami s’installe à ma droite, comme il sied. Je me perds alors dans des réflexions uniquement professionnelles, génératrices de progressions.
J’étudie la zone concernée par les réparations. Pourquoi ce rancard à la station, au lieu d’attendre tout bonnement le mec chez elle ?
Réponse envisageable : « Parce qu’elle ne se sentait plus en sécurité à son domicile. »
« Pourquoi avoir choisi la gare, fermée à pareille heure ? »
« Parce que c’est un endroit facile à trouver. »
« Existait-il dans le secteur d’autres lieux pouvant servir également de point de ralliement ? »
Examen du plan.
« Effectivement, il y aurait eu l’église Sainte-Meringue située à trois jets d’eau bénite de chez nous. Mais la femme paniquée (voire pas niquée) lui a préféré la station. Probable parce que proche de son domicile (missi dominici, ou missile à domicile). »
Bon : allons-y.
Certes, mais où ?
Je me pose sur le parking de la gare. En ce début d’aprème, peu de voyageurs : de friponnes petites-bourgeoises qui vont à Pantruche se faire tirer tandis que leur gagneur trime.
Salami qui a trop chaud s’égoutte de la menteuse en haletant.
— Ma parole ! grondé-je exaspéré, vous vous la donnez belle, baron ! Qui a du nez, de nous deux ? La grognasse qui nous intéresse, c’est vous qui l’avez vue, non ? Si j’avais la chance d’être chien de chasse, j’irais renifler à mort la partie de la place où elle poireautait.
« Un cador digne de sa race doit pouvoir “lever” quelque chose, un brin de piste, n’importe quoi ! Partant du lieu où elle attendait jusqu’à l’endroit où le mec l’a prise à son bord, il y a fatalement eu une émission d’effluves ! Au lieu de laisser traîner votre grosse bite sur le pavé, vous feriez mieux de la rechercher ! »
Là, je l’ai vexé, Ventre-à-terre. Il sent que je n’ai pas complètement tort et me démarre une action de grand style, pif au ras du sol, fouinasseries circulaires sur le terre-plein, portugaises en ailes d’albatros, grognements de sanglier fouisseur aux prises avec un gisement de truffes. Par instants, un furtif jappement de roquet pouvant faire douter de l’orthodoxie de ses mœurs, lui échappe.
Après avoir tourné-viré, le voici qui, oublieux de ma présence, s’élance dans une artère paisible. Il monte sur un trottoir qu’il continue de flairer avec délices et circonspection, stoppe çà et là, tournique sur soi-même, repart, arrose à la volée le pied d’un lampadaire et reprend sa piste.
Je le file à maigre distance. Le vois traverser une rue, marquer un temps, revenir en arrière, puis repartir. Nous parcourons une quatre centaine de mètres de cette allure hachée. Pour terminer, mon guide s’immobilise devant un ravissant petit immeuble grand standing posé sur un îlot de verdure cossue[4].
La construction comprend deux étages répartis entre deux propriétaires. Leurs entrées sont tête-bêche. Mon Sherlock Holmes, après de rapides investigations se rend à l’entrée desservant le premier, ce qui ne me surprend pas car les lumières brillent à toutes les fenêtres du niveau supérieur, bien que nous soyons, non seulement en plein jour mais, de surcroît, en plein soleil.
Salami parvient avant moi sur le palier. Ses efforts physiques le font haleter ; un filet argenté dégueuline de sa langue rose jambon. Il se retourne pour s’assurer que je l’ai suivi. Rassuré, il redresse sa queue fléchissante.
La porte surenchérit sur le cossu ambiant. On en devine l’épaisseur rien qu’à la voir. Bois du Nord très clair, avec des cloutures dorées. Sur le chambranle, une plaque de cuivre : « ÉLÉONORE » en caractères noirs. Pas de nom de famille. Mais peut-être en est-ce un ? Grand-mère me disait que les gens possédant un prénom pour patronyme descendent d’enfants trouvés. Je n’ai jamais eu confirmation d’une telle assertion ; si elle est fondée, je salue tous ceux qui, ayant au démarrage un prénom pour raison sociale, ont su s’en confectionner un blaze à toute épreuve.
Sous les huit lettres, un bouton que je presse. Le timbre à modulation de fréquence retentit dans l’apparte. Combien de sonnettes ai-je actionnées au cours de ma carrière ? On exerce un boulot de démarcheurs à domicile. À force de pratiquer cette manœuvre, j’ai acquis un vingt-deuxième sens qui me prévient lorsque mon geste restera stérile.
— Nobody, hé ? fais-je à mon tronçon de boa à pattes.
Il lève la tête, puis hausse l’épaule comme je le lui vois faire dans les périodes d’expectative.
— La règle des trois sommations, soliloqué-je en filant une nouvelle branlée au carillon.
Attente de soixante secondes, ensuite de quoi je sors mon sésame avant d’actionner le bistougnet pour la dernière fois.
Et nous voici « in ».
Te dire quel chien est Salami : il essuie ses papattes avant de pénétrer.
Moi pas.
L’appartement moderne est d’inspiration danoise. Y a du teck et du verre à profusion. La charpente du toit constitue le principal élément de la décoration. Ça fait un peu caravelle. Les branches d’un cyprès donnent vie aux baies. Ameublement dépouillé jusqu’à l’arête. Japonouille, si tu connais. Des canapés au ras de l’ardoise garnissant le sol. Des étagères immenses pleines de livres et d’objets saugrenus. Sur les murs, des dessins traités à l’encre de Chine et au pinceau, que ça représente des roseaux, voire des idéogrammes. Style intéressant, mais moi je m’y ferais chier la bite. J’ai trop l’habitude de nos vieux meubles de famille et des pomponnettes chères à m’man.
Ce qu’il y a d’incommodant, ce sont toutes les lumières raffinées allumées dans cette clarté solaire… Le seul endroit à peu près vivable c’est un coin cheminée (de cuivre) pourvu de deux fauteuils (bas, certes) en cuir noir faisant songer à de la peau de squale. Sur l’un des sièges se trouve un téléphone portable ainsi qu’un livre de Harry Crews intitulé Body et un verre long drink vide. Je le hume. Il a contenu du Pipermint.
À ce point de mes recherches, je suis alerté par les aboiements sourds de mon auxiliaire. Ils proviennent du fond de l’habitation. Comme je m’y dirige, mon sens olfactif est mis en éveil par une odeur que nous connaissons bien, nous autres flics : celle de la poudre.
Salami se tient devant une lourde, à l’extrémité du couloir. Il donne de la voix, sans entrain, de manière espacée.
D’un regard sagace, je couvre l’événement. La porte qui excite le quadrupède est celle des tartisses. Six trous disposés en losange la perforent à mi-hauteur.
— Mettez-y une sourdine ! lui intimé-je.
Il cesse son solo et sa queue trompetteuse fait le salut aux couleurs.
— Sortez-vous, le ténor !
Il s’écarte docilement. Je chope la poignée de la porte, mais c’est targetté de l’intérieur.
Pas d’autre solution que le coup d’épaule gestapiste. Un seul a suffi, fort et sec. Le panneau cède et court embrasser le mur après avoir anéanti le distributeur de faf à fion.
Je découvre une femme en robe de chambre de satin rose, effondrée sur le côté gauche des cagoinsses. Personne d’un âge certain : cheveux blancs, revigorés au rinçage bleuté, rides en toile d’araignée formant une crépine sur sa figure.
Une bastos a fait éclater la pommette gauche, une deuxième a pénétré le sternum, une troisième a perforé l’estomac, une quatrième lui a fracassé l’épaule droite : les deux dernières ont été pour le mur tendu de moleskine orange.
Si, après ce bref descriptif je t’annonce que cette digne créature est extrêmement morte, et pas pour rire, tu ne seras pas surpris, je gage (ajouterait Sganarelle) ?
Salami me regarde d’un air indécis.
— Eh bien, vous voyez, quand vous voulez vous donner de la peine on obtient des résultats, lui dis-je.
Il me répond d’un clin d’œil.