Et c’est vrai que tu as besoin de lui porter aide et assistance. Sa grande dignité juvénile qui opère. Une grande fifille de deux douzaines d’années, non déberlinguée, c’est intimidant. Et si belle ! Si tentante ! Quelle rencontre !
— Je crois savoir pourquoi je viens de vous faire ces confidences spontanées, déclara-t-elle.
— Ah oui ? modulé-je.
Elle murmure, d’un ton effarouché :
— C’est parce que je vous ai vu, ce matin.
— C’est-à-dire ?
— Hormis celui de mon beau-père, je n’avais jamais aperçu de sexe d’homme.
— Et alors ?
— Depuis le jour fatal, la perspective de regarder un pénis m’épouvantait, me répugnait, surtout.
— Quel dommage !
Elle sourit triste.
— C’était plus fort que moi, admet-elle. Chose stupéfiante, de me trouver brusquement en présence de vos attributs m’a causé un choc. Un choc… positif. Instantanément, je me suis sentie délivrée de ce sortilège. Comment vous expliquer ?
— Je suis ravi d’avoir été l’électrochoc salvateur, chère Mélanie. Sans doute pourrez-vous rattraper le temps perdu, nonobstant Verlaine ?
Elle secoue la tête.
— Vous ne me comprenez pas : ce n’est pas du tout à cela que j’aspire. Je souhaite simplement rencontrer un homme sans être terrorisée par sa qualité de mâle. Un homme capable de m’inspirer l’amour et, qui sait, le désir.
— Vous devez avoir du succès auprès des garçons ?
— Comme cela ne m’intéressait pas, ils ont su se comporter en simples camarades.
— Aucun d’eux n’a tenté sa chance ?
— Quelques-uns, mais mon attitude les a rapidement dissuadés de poursuivre. Pour eux, je suis Mélanie, la fille solitaire.
— Ils doivent vous supposer des mœurs particulières ?
— Rien dans mes relations féminines ne saurait le faire croire.
Sur ces paroles mélancos et un poil de cul mélodramatiques, Salami opère un retour de théâtre. Il est haletant, baveur, et a le pelage constellé de minuscules chardons.
— Vous venez de traquer quelque gibier, l’ami ? l’interrogé-je.
En manière de réponse, il aboie à deux ou trois reprises, d’un ton sec, puis me fait signe de le suivre.
— Pardonnez-moi, dis-je à la douce artiste, mon collaborateur a une information à me communiquer.
Et de filocher ce basset-hound d’un genre si particulier.
Il va presto, le brave cador, sans toutefois courir. Son fouet blanc et fauve reste rectiligne, dans le prolongement de son dos pour l’aérodynamiser. Ses pattes épaisses et torses tricotent la pente herbue. Il se dirige vers une pièce d’eau croupie cernée de saules vénérables, aux troncs ouverts. S’arrête au pied de l’un d’eux dont il commence à gratter furieusement la rude écorce. Il geint d’impatience, contient mal les aboiements qui lui viennent spontanément.
— Qu’avez-vous, Salami ? le calmé-je. Vous paraissez dans tous vos états.
Alors il tourne sa tête en forme de marteau vers ma pomme et, à cet instant, je te le jure, c’est presque comme s’il parlait enfin.
— Il y a quelque chose dans le ventre de cet arbre ?
— Vouahi !
— Je vais vérifier.
Il me cède la place et je pénètre à l’intérieur du vieux tronc désabusé.
Ne mets pas longtemps à repérer ce qui le chicane : une cravate ! C’est de la toute bioutifoule baveuse Hermès. Le motif représente une profusion de minuscules moulins à vent blancs, sur fond bleu ciel. Elle est attachée à une branchette poussée curieusement à l’intérieur du tronc. Je la dénoue, la roule sur trois de mes doigts avant de l’enfouiller. Après quoi, je conduis plus loin mes investigances. Elles me permettent de découvrir une balle fichée dans le saule. Grâce à mon couteau légendaire, l’en extrais, la glisse dans ma vague arrière.
Tiens, du sang ! Une traînée contre l’écorce interne.
Hors de l’arbre, on décèle également des taches brunes dans l’herbe. Le diligent Salami est en train de les suivre, mais je préfère interrompre sa quête aux indices car elle nous conduit droit à la maison « des meurtres ». Je ne suis vraiment pas pressé de connaissancer mes confrères du coin.
Retour auprès de Mélanie, laquelle s’est remise à peindre. Talent sûr. Chaque contact de son pinceau avec le papier apporte un élément indispensable à l’œuvre.
— Quand votre livre sortira, je l’achèterai, promets-je ; à moins que nous ne soyons mariés d’ici là.
Elle s’interrompt de barbouiller, tourne la tête vers moi, l’air mi-indécis, mi-fâché.
— Il ne faut pas plaisanter avec ces choses-là ! dit-elle.
— Je ne plaisante pas. C’est très clair : je vous propose de m’épouser.
La jeune fille est devenue pâle. Son mécontentement, son incrédulité font place à une émotion intense.
— Expliquez-moi. Cela est si… extravagant.
— Je sais, mais j’obéis toujours à des pulsions, et chaque fois bien m’en a pris : comme si la Providence me contraignait à proférer certaines phrases avant que je les eusse pensées. Je ne peux encore vous déclarer un amour éperdu puisque je ne vous connais pratiquement pas, pourtant un élan me saisit, qui ressemble à un télescopage d’âmes.
Je me tais, la gorge nouée par un trouble dont j’ignorais. La prends dans mes bras, la presse contre moi.
« Non, mais qu’est-ce qui arrive à mes châsses, Anastase ? » Des giboulées dans mes lotos ? Ça se brouille. Ma glotte est plus grosse que la boule d’un bilboquet. Et je vais te dire : je ne trique même pas. C’est la first fois que, pressant une superbe fille contre moi, Mister Popaul interprète Le Bel Indifférent.
Sa joue, peu à peu, brûle la mienne.
Elle a été commotionnée, adolescente. Le bec verseur de son saligaud de beau-père lui a donné le dégoût du mâle. Et puis, ma pomme, avec M’selle Zigounette battant la mesure, je surgis dans le couloir au moment où elle passe devant ma porte. C’est tellement inattendu qu’elle n’a pas le temps de se mettre sur la défensive. C’est dard-dard le panorama imprenable sur le phare d’Ouessant. Elle pense, inconsciemment, mais en français : « Seigneur, le bel engin ! Qu’il doit être agréable à palper, à bisouiller, à prendre dans l’escarcelle ! » Et ce traumatisme répare celui infligé par le vilain mec à sa mother. Cette planturade pulvérise dans son esprit la trique noueuse et veinée[13] du beau-parâtre. Le goût de la vie (et du vit) lui vient. C’est le grand retour après une si longue absence. Tout est à faire ! Et Bibi de répondre « Présent », comme jadis nos pères au maréchal Pétrin.
— Je veux que nous vivions un formidable amour, murmuré-je.
Elle ne bronche pas. Je sens le doux papillotement de ses paupières sur mon cou.
Je devrais probably lui placer une pelloche vénitienne ? Mais je m’y refuse. Le spirituel d’abord, l’intendance suivra de loin.