17 COURSE EN SAC

En attendant les auxiliaires parisiens, je me love sur le canapé du salon pour une dormure précaire Rêves et cauchemars entremêlés.

Quel imbroglio. Quelle pépinière à questions ! Champ plus vaste que toute la Beauce, où se cultive le point d’interrogation. Pourquoi la vieille voisine d’Éléonore est-elle montée chez elle non armée, alors qu’elle disposait d’une arquebuse relevant de l’artillerie lourde ? Pourquoi l’œil bidon de ladite a-t-il été replacé dans sa cavité oculaire après qu’on l’eut vidé de ce qu’il contenait ? Et que contenait-il ? Pourquoi a-t-on détruit ma Ferrari ? Pourquoi a-t-on buté la vieille bonne-gouvernante d’Éléonore ? Pourquoi un malfrat inhomologué par les polices s’était-il ingénié à prendre l’aspect de cette vioque ? Pourquoi a-t-on virgulé une grenade dans notre pavillon ? Pourquoi le couple Éléonore-Pierre Cadoudal se trouvait-il dans cette maison de campagne ? Comment le mannequin savait-il que je dirigeais l’enquête et de quelle manière a-t-il eu mon fil professionnel ? Pourquoi les gens qui étaient avec eux dans la villa du mandataire les ont-ils entravés dans un premier temps, puis trucidés, dans un second ? Pourquoi le carré de l’hypoténuse est-il égal à la somme des carrés des deux autres côtés ? Bonne question ; je vous remercie de me l’avoir posée.

Black-out complet.


Une arrivée nombreuse me tire du sirop.

J’avise un groupe d’hommes mal réveillés, dont la maussaderie est contiguë au mécontentement. Je leur prodigue quelques vibrantes paroles sur leur sens du devoir, nani-nanère, mais ça ne les amadoue pas davantage que si on leur montrait les gentilles princesses monégasques tournant un film sur leur entrée au Carmel. Néanmoins, ils écoutent mes explications, font connaissance avec les pièces à conviction et se consacrent aux tâches que je viens de leur dévolure. Qu’espérer de mieux ?

Quand mon petit trèpe est à pied d’œuvre, Hanoudeux me prend à part :

— Monsieur le directeur, j’ai trouvé le sac à main de la femme brûlée dans le foyer de la chaudière, après l’avoir éteint.

— Intéressant.

Il a placardé l’objet dans un cache-pot marocain et va le chercher.

— Pourquoi l’aviez-vous dissimulé ? j’y demande.

— J’estimais que vous deviez avoir la primeur pour l’examiner.

L’officier au visage ingrat est l’heureux bénéficiaire de mon regard chaleureux. Pas si mal que ça, l’Auverpiot ! Je sens venir une onde bienveillante à son égard !

— Où est Bérurier ?

— Il dort dans la voiture ; je pense qu’il a trop forcé sur le whisky pour garder la forme.

Haussement d’épaules : il ne changera jamais, l’homme à la queue d’âne.

Je prends place à la table du salon pour inventorier cette chose puante et noircie qui fut un réticule féminin. Son fermoir est à demi fondu, aussi dois-je l’éventrer à l’aide de mon Opinel (citation gratuite de l’illustre marque). Ce qu’il contient est presque entièrement calciné : un passeport aux pages soudées par le feu, une liasse de billets de banque (probablement des coupures de 500 points) qui se sont agglomérés, un poudrier d’or, un trousseau de clés et un agenda en aussi pitoyable état que les biftons.

Ma loupe de poche en batterie, je tente de déchiffrer les infimes bribes de texte subsistant à la une du document douanier, mais il s’agit d’un boulot que seuls des spécialistes au matériel sophistiqué seront à même de mener à bien.

— Mon bon ami, lui dis-je, vous allez rentrer à Paris avec le Gros et faire établir une expertise de ce que contient le sac. Pendant qu’elle s’opérera, vous rendrez visite à Rigobert Panoche, le proprio de cette casa. Allez-y avec Béru : il saura admirablement obtenir des réponses aux questions que vous ne poserez pas ! Je veux un interrogatoire très pointu, vous m’entendez ? Consacrez-y le temps qu’il faudra. Éléonore et son copain comptaient-ils parmi les relations du mandataire et de sa gerce ? Tout est là !

— Nous allons étudier ces différents points, monsieur le directeur.

J’harangue les troupes fraîches pour leur dire d’investiguer comme des malades et de ramener leur provende à la Grande Taule. C’est l’officier de police Hanoudeux qui est, jusqu’à nouvel ordre, chargé de centraliser les informations relatives à cette affaire.

Là-dessus, on va rejoindre le Penseur du Val dans l’auto de fonction qui pue très fort la porcherie surmenée.

* * *

L’Hôtel de l’Écu de Bourgogne vient d’ouvrir lorsque mes potes m’y déchargent.

« Pourquoi cette lubie ? » demanderas-tu au flic qui assure le service d’ordre devant l’école communale de ton quartier ? Je te répliquerais bien « parce que », mais tu prendrais cette réponse (Pilate) pour une impertinence, ce qui ne serait vrai qu’à moitié. Disons que, souvent (pour ne pas dire toujours), je me laisse guider par mon instinct.

Qu’espère-t-il, ce bougre si fantasque ? Maintenant, on devrait circuler, y a plus rien à voir. Eh ben, Bibi a des états d’âme. J’éprouve une envie incoercible de prolonger mon séjour ici, biscotte un pressentiment m’en avertit : je devrais revenir très vite.

C’est bizarre, tu sais, un grand policier doublé d’un grand écrivain. Il fonctionne au renifleur, aux élans secrets. Qu’en général bien lui en prend.

Avant de mouler le tandem, je tends le bigophone portable de Béru au Clermontois.

— Tenez, vieux, prenez cet appareil et ne vous en séparez plus avant que je le récupère. Dormez avec lui, conservez-le aux chiottes, voire pendant que vous limez votre brancard, je veux pouvoir vous appeler à tout moment, O.K. ?

Il opine, terriblement ému, le bougre.

— Monsieur le directeur, borborygme-t-il, je ne sais comment vous exprimer combien la preuve de confiance que vous me témoignez…

— Alors n’exprimez pas. Je peux vous le confier : lors de notre première rencontre, je vous ai trouvé aussi sympathique qu’une diarrhée fourvoyée dans mon slip ; mais à l’usage, mon opinion a changé.

Là-dessus, je déhotte de la tire et pénètre dans l’hostellerie.

L’établissement correspond à ce que j’aime, au fond de mon âme provinciale à jamais. Il est vieillot, propret, et sent la gelée de coings. Cependant, c’est pas l’époque où le « connassier », dirait le Chérubin obèse, fructifie.

Deux personnes s’offrent à mon regard avide : un cuistot en veste blanche et une servante en blouse bleue.

Le premier sort des cageots de légumes d’une fourgonnette, la seconde promène un aspirateur asthmatique sur la moquette de l’escalier.

— Vous désirez ? s’inquiète le cuistot.

— Une chambre, réponds-je.

Il sourcille, car il est infréquent qu’un quidam réclame une piaule aux premières heures de la matinée. Son regard souligné de bouffissures, dues à une insuffisance de sommeil autant qu’à un excédent d’alcool, s’emplit de perplexité d’abord, puis d’inquiétude. Je porte alors à ma connaissance que je suis inrasé, froissé, amer de la clape et chassieux des lanternes.

D’un sourire, j’essaie de lui inspirer confiance.

Vaine entreprise.

— Vous n’avez pas de bagages ?

— Si, mais ils sont restés chez moi.

Comprenant qu’il me faut mettre le pacsif, je lui flanque ma brème sous le blair. Tu crois que ça l’amadoue ? Il n’en renfrogne que davantage.

— Pourquoi la Police ? grommelle-t-il.

— Une vocation de jeunesse, réponds-je. Mais dites-moi, cher monsieur, vous êtes douanier ou hôtelier ? Je vous montre ma carte professionnelle indiquant le grade que j’assume à la P.J. de Paris. En outre je suis prêt à verser des arrhes. Éventuellement le président de la République peut se porter caution pour moi. Ces garanties suffisent-elles ? J’ajoute que le ministre des Finances est un ami intime qui se ferait un devoir de vous envoyer les polyvalents si vous le souhaitiez !

Contre toute attente, c’est l’aspireuse qui met les pendules à l’heure.

— M’sieur Paul, dit-elle, vous z’avez pas r’connu ce monsieur ? C’est lui qu’écrit les San-tantonio, dont Mme Marthe aime tant !

Dès lors (comme dit Jacques, qui aurait pu faire un geste, merde !) l’attitude du taulier passe de l’ombre à la lumière. J’ai droit à des salamalecs, des excuses, des courbettes, des serments. Plus à la meilleure chambre (avec balcon) de l’établissement.

Un peu plus tard, me voici à loilpé entre des draps de campagne parfumés à la lavande des Alpes. La préposée m’amène un pot de caoua et des tartines d’un pain croustillant, ainsi que du beurre et un pot de confitures de coings ! Tu noteras la fiabilité de mon tarbouif !

Je petitdéjeune en grande sérénité et de bon appétit. Pour ne pas risquer d’importunances ancillaires, je vais déposer mon plateau dans le couloir, pile à l’instant où une ravissante fille blonde en jean passe, bardée d’un attirail de peintre. Or il se trouve que je trique à en ridiculiser la colonne Vendôme.

L’exquise personne s’avise du phénomène, conserve son calme et va même jusqu’à m’adresser un sourire complimenteur.

— Votre journée commence bien, me dit-elle.

— Erreur, réponds-je : elle s’achève.

Je vais me coucher.

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