Un peu moudu comme je te sais, tu te dis : « Un chapitre pour rien ! Il nous a replacé son éternel couplet de la séduction-bite-en-l’air, notre Victor Hugo des Relais H. Juste il voulait qu’on le voie bouillaver la maman de la pure jeune fille qu’il convoitait, ce sadique ! Il écrit des pouèmes pour la gentille Mélanie, seulement il embroque sa jolie mother contre un secrétaire Napo Troisième (lequel n’avait rien à branler dans un salon Louis XV, je dois conviendre). »
Ben, tu vas voir, beau cornichon en fleur, que rien n’est gratos dans l’œuvre du Maître. La plus petite virgule a sa raison d’être. L’imprimeur oublie une parenthèse et faut le retenir, pas qu’il s’hara-kirise la brioche, l’Antonio. Un style comme le sien ne permet pas le moindre écart. Question méticulosité de l’écriture. Montaigne aurait passé pour le rédacteur de la chronique gay de La Croix.
— Où que je dois-je-t-il vous conduire, monsieur le directeur ? s’inquiète mon agent-driver.
Je lui file l’adresse de mon bottier, aux Champs-Élysées. Il branche le gyrophare des cas d’extrême urgence, si bien que quarante-deux minutes plus loin, me voilà chaussé de targettes en peau d’autruche. Ça me donne un côté vaguement rasta, je ne le nie pas, mais j’aime, et c’est une raison qui prime, selon moi, toutes les autres.
Retour à la Casa Poulette.
Y trouve Pinuche, mélanco, avec le bon Salami, le museau posé sur ses ribouis.
— J’ai reçu un appel du labo pour toi, grand : ils ont identifié l’écriture du morceau de lettre trouvé dans les toilettes de Mlle Éléonore, tu te rappelles : ce qui serait dramatique et aurait des conséquences… C’est celle de Pierre Cadoudal, son copain. Et puis…
— Quoi donc ?
Ma vieille morille déshydratée se met à regarder en elle-même et, bien entendu, n’y trouve rien puisque le vide y règne en maître. Il se crispe tel un anus de constipé, puis soudain s’auroreboréalise.
— J’y suis : un handicapé a quelque chose à te dire, voire même à te montrer de toute urgence. Je crois me rappeler son nom : Sade !
— Plutôt Casanova, non ?
— Pas impossible, convient le Débris.
— Eh bien ! en route pour l’hosto !
— Veux-tu que je t’accompagne ? J’ai ma Rolls.
— C’est gentil.
Nous nous apprêtons à appareiller lorsque mon ronfleur retentit. Je marque un léger temps d’hésitance, mais il y a une telle détermination dans cette sonnerie que je vais décrocher.
Une voix de femme en pleine exaltation que je ne reconnais pas immédiatement :
— Monsieur le directeur ? Ici Lucienne !
Coup de sonde dans mes souvenirs. Doivent y figurer une bonne vingtaine de Lucienne dont j’ai tringlé les trois quarts.
Sentant mon hésitance, ma correspondeuse précise :
— Lucienne Izaure !
— Pardonnez-moi, confusé-je, nous n’avons pas eu le temps d’échanger nos prénoms. C’est gentil de m’appeler : je pensais très fort à vous.
— Imaginez qu’il vient de se produire une chose ahurissante, enchaîne-t-elle précipitamment, signe qu’elle ne doit pas être seule.
— Je vous écoute ?
— Peu de temps après votre départ, un individu masqué s’est présenté chez nous. Il a menacé ma femme de chambre d’un revolver et est entré. Savez-vous ce qu’il a exigé que je lui remette ?
— Aucune idée, jolie dame.
— Votre chaussure !
Je deurondflance, jette un regard ahuri sur Pinaud-la-Gâtoche dont le radieux sourire me décroche les roustons.
— Ma chaussure ! reprends-je.
— Oui, monsieur. Votre chaussure. Je ne m’étais même pas rendu compte que vous l’aviez laissée. L’homme l’a aperçue, s’est précipité dessus et s’est sauvé en l’emportant. Stupéfiant, non ?
— Tout à fait. Comment était-il, cet étrange agresseur ?
— À cause de son foulard sur le visage je n’ai pas vu ses traits. D’autant qu’il avait une espèce de casquette de foot-balleur américain à longue visière. Il était vêtu d’un blouson de cuir fauve, d’un jean, et portait des baskets. Son allure générale était celle d’un homme jeune.
Un temps. Puis, l’éminent San-A :
— Merci de m’avoir prévenu, ravissante madame. Nous allons nous occuper de cette histoire. Selon mon sentiment, vous n’avez plus rien à redouter.
— Vous le pensez vraiment ?
— Tout à fait, je vous en donne ma parole.
Elle murmure :
— Vous croyez que…
Se tait, mais j’ai pigé. Il renifle tout, le bel Antonio.
— Oui, madame Izaure : nous nous reverrons, promets-je, et le plus rapidement possible ! J’ai réellement envie de vous fourrer !
Je raccroche sur cette promesse catégorique et presque bifide. Pinaud essuie d’une main tremblante la commissure chassieuse de ses yeux veloutés.
— Saperlipopette ! jure-t-il, j’ai encore une nouvelle à te transmettre, mais là ! je ne me rappelle plus quoi.
— Pas grave, César, je suis sûr que, sur ton lit de mort, ça te reviendra.
Et nous décarrons enfin en direction de l’hôpital.
À mon arrivée, il pleurait…
Il fixait le plaftard, et des larmes dégoulinaient des fentes de ses yeux. Généralement, on se tient à la verticale, alors nos pleurs tombent. Dans le cas présent, elles ruisselaient dans ses oreilles. C’était affligeant. La plupart des handicapés jouissent d’une grande force de caractère leur permettant de s’assumer. Voir chialer ce garçon qui, naguère, bouffait à pleines chailles la vie et la vitesse me file un coup de buis.
Je me penche sur sa couche :
— Votre âme est à l’orage, cher Casanova ?
Lui saisis une pattoune. Il amorce un sourire à travers son rideau de pluie.
— Prenez sous mon oreiller ! fait-il.
J’obéis, ramène une lettre froissée que je lui présente.
— Lisez !
Je commence par la signature : « Valériane ».
Renseigné sur le rédacteur de la babille, j’en prends connaissance :
Luciano mio,
Je crois que l’heure est venue de te dire adieu. Vois-tu, mon bien-aimé, certaines périodes de notre existence sont pareilles à des boomerangs dont tu veux te défaire mais qui reviennent te frapper par-derrière au moment où tu ne t’y attends plus.
Lors de mon séjour romain, un concours de circonstances m’a amenée à rencontrer des gens que j’ai trouvés intéressants de prime abord, mais qui, à l’expérience, se sont montrés dangereux. J’ai voulu les fuir et le répit que j’ai connu ensuite m’a donné à croire que j’en étais débarrassée. Hélas, ils ont réapparu avec des exigences plus fortes qu’auparavant. Ma vie est devenue un enfer. Je sais que tous mes efforts sont vains et qu’ils me feront disparaître car je suis au courant de trop de choses les concernant. Devant cette éventualité, je tiens à te dire que tu auras été mon unique amour. Un sort funeste nous aura brisés, Luciano moi. Puisse Dieu nous réunir un jour, et pour toujours. Je t’aime.
— Belle lettre, apprécié-je en la repliant. Je la remets sous l’oreiller ?
— S’il vous plaît.
— Vous avez une idée de ce dont elle parle ?
— Pas la moindre.
Ses yeux ardents plongent en moi comme la canule d’un clystère dans le cul d’une jument[21].
Télépathe, il comprend tout à la vitesse de la lumière.
— Elle est morte, n’est-ce pas ?
— Oui, monsieur Casanova.
— Comme elle le craignait ?
— Hélas.
Pas la peine de le mener en barlu, je ne suis pas gondolier. Lui dresse un résumé des dramatiques événements de l’Yonne. Je gaze sur le plus pénible ; à quoi bon le torturer ?
Des crispations bouleversent ses traits. Il semble vieilli par le chagrin.
— Cela ira vite, à présent, dit-il avec calme.
— Qu’entendez-vous par là ?
— L’homme n’est pas fait pour être une larve ; et quand la dernière flamme qui brillait en lui vient d’être soufflée, rien ne peut l’inciter à s’attarder.
— Si ! affirmé-je avec force.
— Quoi ? Dites-le-moi !
Je toque son front de mon doigt replié.
— Ça, mon cher Luciano. Tant qu’un individu est capable de penser, il est en mesure de vivre. Chacun est une planète qui influence celles qui l’environnent. Tout homme rayonne, qu’il soit ingambe ou dans un lit. Vous, Luciano, vous assumerez votre chagrin et vous serez revivifié. Vous organiserez votre infirmité afin de tenir votre place. Si vous le voulez, je vous aiderai.
On se sépare sans trémolo.
Nos regards, un point c’est tout.
Deux hommes, quoi !