M’éveille à cause des odeurs supraterrestres qui investissent mon nez délicat.
Me sens bien. Presque un peu heureux. Pas chaleureux, le taulier de l’auberge, mais j’ai idée qu’il y tâte au piano à queues (de casseroles). Mes babines s’humectent spontanément.
Babines ! Voilà ma joie sectionnée. Et pourquoi ? J’ignore où est Salami ; je passe désormais mon temps à le perdre, et c’est lui qui me retrouve.
Je récapitole (de Toulouse). Nous étions ensemble à la Grande Volière, cette noye, dans le bureau du commissaire Mayeul. Ensuite il y a eu cet appel téléphonique de la pseudo-Éléonore qui m’a incité à la décarrade express en compagnie du Gravos et de l’O.P. Hanoudeux. Donc le basset-houd est demeuré à la P.J.
Tu sais quoi, Eloi ? Il me manque. Mine de rien, il prend une place dans mon existence, ce surdoué !
Tout chagrin, démaquillé de l’intérieur, je m’offre une douche revigorante. Pas de rasoir. Je râperais une frangine si je la dégustais dans cet état. Tu crois que la Juliette Drouet aimait que son Totor lui fasse minouche ? Et Mme Gambetta, hein ? Mme Tristan Bernard ? Mme Castro ? Mme Charles Magne ? Mme Tolstoï ? Elles devaient avoir la peau des cuisses irritée, ces chéries. Cela dit, les sensations voluptueuses compensaient l’inflammation. Chacun voit midi à sa porte, disait mémé ; pour elle, y avait aucun doute : elle habitait en face de l’église !
Je déteste remettre mes effets de la veille. Chaque morninge je m’installe dans des vêtements nickel et dûment repassés. Si je m’attarde dans le pays, je m’achèterai du linge de corps.
La salle à briffer de L’Écu de Bourgogne compte quelques clients. Ces messieurs-dames (gens de passage principalement) sont en train de s’expliquer avec un lapin à la moutarde accompagné de polenta rissolée dans le beurre. Est-il aussi bon que celui de m’man ? Le plus simple, si je veux comparer, est d’en prendre.
Tout en clapant, je me livre à mon autocritique. Ainsi, je me demande quel démon à la mords-moi les burnes m’a incité à rester dans ce patelin, alors que j’ai tant et tant à faire à Lutèce.
Un serveur en pantalon noir trop court et veste blanche trop large vaque de table en table avec une expression si désolée qu’on a envie de lui proposer une virée au boxif de la ville.
— Monsieur boira du vin ? il s’informe, redoutant une réponse affirmative.
Nonobstant mon altruisme proverbial, je réponds qu’un bourgogne fruité, légèrement frais, éblouirait mes muqueuses.
Il est en train de me le faire déguster, quand la voix du Caruso des fourneaux retentit :
— Voulez-vous me flanquer ce chien dehors, Léonce !
— Tout de suite ! promet l’esclave.
Mais il n’a pas le temps d’interviendre : Salami, l’objet de ma contrariété, est déjà là, dressé sur sa base, ses antérieurs posés sur mon bénoche.
Il me sidérera toujours, le bougre.
— Cher ami, lui fais-je, ne me dites pas que vous venez de Paris à pied ?
Mon pote aux étiquettes traînantes secoue la tête.
— Auriez-vous fait du stop ?
Haussement d’épaules négatif du cador.
— Elle est à vous, cette bête ? s’informe le taulier, abasourdi.
— Ça n’est pas une bête : c’est mon secrétaire, réponds-je.
Puis, à Léonce le loufiat :
— Vous voulez bien rajouter un couvert pour mon collaborateur ? Ne lui servez pas de lapin, à cause des os qui sont traîtres chez ce volatile. Un filet de bœuf vous conviendrait-il, Salami ?
— Vouahi ! répond ce dernier, tout joyeux.
— Avec des pâtes comme garniture ?
— Vouahi !
Je fais signe à Léonce-le-Navré d’enregistrer la commande.
Mon compagnon retrouvé grimpe sur le siège que je lui désigne, visiblement satisfait.
— Mon bon, attaqué-je, expliquez-moi comment vous avez pu me rejoindre ?
Nous nous livrons alors à ce jeu « questions-réponses » qui nous conduit, par des chemins détournés, à un entretien détendu.
Tu finirais par trouver fastidieux ces échanges entre nous parce qu’ils manquent d’une spontanéité indispensable à un dialogue rapporté. Aussi, doré de l’avant et vu que tu as parfaitement compris le fonctionnement de nos rapports, je m’attacherai désormais à occulter leur motricité pour n’en conserver que l’essentiel.
Or donc, Salami m’explique qu’à son retour Quai des Orfraies, Bérurier s’est abandonné à une colère retentissante contre Hanoudeux qui, profitant de son sommeil, l’avait ramené à Paname sans le prévenir. Il hurlait au rapt, à la « violation de domicile sur sa personne ». Après avoir filé un bourre-pif au Clermontois, il s’était hâté de récupérer sa vénérable Citroën d’avant-guerre pour retourner dans l’Yonne. Mon fidèle clébard avait profité de son misérable véhicule.
Une panne dont on craignait l’irrémédiabilité ayant stoppé le retour de Zorro à la sortie de l’autoroute, le basset finit le chemin pédestrement et n’eut pas grand mal à détecter mes effluves, lesquels s’enrichissent de mon eau de toilette d’élection, dont je ne vais pas te répéter qu’elle se nomme « New York, New York » sans avoir de points communs avec cette bourgade U.S.
Nous devisons, tout en mangeant, et la salle à bouffer de l’hôtel fait silence, fascinée par l’étrange spectacle d’un homme en « conversation » animée avec un canin…
Le dessert assimilé, nous buvons chacun un café serré ; après quoi je demande au taulier enfin subjugué où je pourrais louer une voiture.
Pendant que nous déjeunions, Salami et moi, des clients qui m’ont reconnu se sont empressés d’expliquer au patron de l’Écu de Bourgogne quel prestigieux personnage je suis, si bien que l’irascible est devenu mouton bêleur. Il me dit qu’inutile de payer une guinde, il va se faire un plaisir inouï de me prêter celle de son épouse. Ainsi, parfois, naissent et se développent des amitiés solides.
La voiture, une exquise petite Twingo jaune-jaune d’œuf, est pratiquement neuve, Mme Marthe ne l’utilisant qu’une fois par semaine pour aller se faire tirer par Éric Bouchu, son fromager. Le véhicule sent le cul et le munster, odeurs admirablement complémentaires. Quelques préservatifs usagés jonchent les tapis de sol et je découvre, dans la boîte à gants, une tétine pour veau à laquelle on a assuré une certaine fermeté en la bourrant de papier préalablement mouillé.
Après une période chagrine, le ciel a opté pour le beau temps et un soleil flageolant fait des gammes.
Je biche la route de Pompechibre, peu fréquentée. Avise, au loin, la silhouette d’un Charlie Chaplin gonflé à l’hélium : Béru ! Il a ôté son soulier droit et avance en claudiquant.
Mon camarade l’a détecté avant moi et émet de petits gémissements, histoire de me le signaler.
— Je sais, mon ami, le calmé-je, mais je n’ai pas le droit de mettre en péril les amortisseurs d’une voiture obligeamment mise à ma disposition.
D’accélérer pour doubler le tas de gadoue. Il s’est placé face à nous et actionne son pouce auto-stoppant. Sans un regard, je passe devant le Mastard.
Il me reconnaît à la dernière seconde, hurle mon nom, agite ses bras, se met à nous courir au fion. Je baisse ma vitre pour en rater le moins possible. Fectivement, je perçois :
— Colique ! Sans-couilles ! Furoncle ! Dégueulis de crapaud !
Le reste ressort à la même inspiration, mais se perd dans le crépitement de l’été.
Je roule et l’oublie…
Tout là-bas, au bout de la ligne droite, la bicoque du sieur Panoche. Des véhicules tricolorisés y abondent. Silhouette d’un gendarme. Non : de deux.
Je commence à ralentir. Sur ma gauche, près d’un cours d’eau bucolique, j’avise les ruines d’un château. C’est beau comme une gravure écossaise.
« Tiens, pensé-je, si j’allais jeter un regard d’artiste sur ces vieilles pierres dont je pressens l’émouvance ? »
J’accepte aussi sec ma propose et emprunte le chemin conduisant à ce site, certain qu’il vaut le détour.
Et pour le mériter, il le mérite !
Si tu savais combien !
N’au plus que je m’en approche, n’au plus la construction me semble intéressante : c’est du moyenâgeux qui se situe entre le XIIe et XIIIe siècles. En ces temps de gadoue à marée haute, il fait bon piquer une tête dans le passé. Le rush vers le cacateux, la pourrissance, le renoncement et le reniage des valeurs me flanque le vertigo.
J’admire un donjon bouffé par les plantes impitoyables. Putain d’elles ! Pourquoi ne préserve-t-on pas les survivances de l’Histoire ? Ça te passionne, ta pomme, la course à l’H.L.M. ? L’architecture clapier qui part en couille avant que les murs ne soient secs ? J’aurais dû exister à l’époque Bayard pour guerroyer en armure, piner des frangines à cotillons profus. Tu te rends compte la régalade que ça devait être, leur minoucher la fente médiane sous des épaisseurs d’étoffes ?
Misteur Salami manifestant une envie impérieuse de se dévoiturer, j’ouvre nos portières. Contrairement à ce que je croyais, il compisse ballepeau, le bougre, mais fonce derrière moi en jappant d’allégresse.
Je me retourne, et alors qu’aspers-je ? La peintresse entrevue ce matin dans le couloir de l’hôtel lorsque j’y évacuais le plateau du petit-déje.
Elle s’est installée sur un promontoire qu’on pourrait également qualifier d’éminence s’il était rouge. Chevalet dressé, dûment calé par un gros caillou, la ravissante blonde œuvre avec ferveur.
— Oh ! Oh ! lui lancé-je.
Elle me répond par un geste de sa main tenant le pinceau. Dès lors, je marche dans sa direction, précédé de mon hound qui paraît sensible aux jolies personnes. Il est très porté sur l’humain, ce canin !
Faut dire qu’elle est superbe dans le soleil qui répand de l’ambre sur sa peau et de l’or dans ses cheveux[11].
Sa chemise ouverte offre son buste à l’été[12].
Le foot ! Ce matin, j’ai pas eu le temps d’enregistrer ses yeux fauves sertis de vert, non plus que ses lèvres charnues que surmonte un imperceptible duvet. Pour te parler de son décolleté, faudra qu’on prenne rambour la semaine prochaine, tant il y a à dire et, plus encore, à faire ! Le dargiflard remplit son rôle (et son futal). Côté vitrine, le ventre est plat. Les cuisses, bien modelées, ne font pas du tout casse-noisettes.
Sans conteste, Il est chouette, le Seigneur, de te proposer un tel sujet, en rase campagne.
— Vous me permettez d’admirer ? demandé-je-t-il.
— C’est un bien grand mot ! répond-elle en souriant.
Je m’approche du chevalet. Elle travaille à l’aquarelle et je te supplie de croire qu’elle y tâte. Duraille à maîtriser. Chaque coup de pinceau est capital. Avec l’huile, tu peux avoir des remords, revenir sur ta barbouille en couches sédimentaires. Mais l’aquarelle te nique à la moindre faute de carre.
Je dis, en grande conviction :
— Magnifique !
— Vous exagérez ! fait-elle, sans donner dans la fausse modestie.
— Non, et vous le savez très bien. Quel dommage que cette œuvre ne soit pas finie !
— Pourquoi ?
— Vous l’auriez signée et ainsi j’aurais su votre nom.
Ça l’amuse. Elle aime ce genre de libertinerie.
— Je m’appelle Mélanie Izaure.
— J’ai entendu parler de vous, j’assure sincèrement.
— Vous croyez ?
— Pourquoi mentirais-je ? Tenez, vous avez exposé l’an dernier dans une galerie de Saint-Germain-des-Prés : « Le Sablier ».
— Exact. Vous avez de la mémoire !
— Et le goût du beau.
On bavasse à la décontracte. Mélanie me raconte qu’elle prépare pour Nathan un album consacré aux châteaux des XIIe et XIIIe siècles. Pour le réaliser, elle se respire une centaine de ces nobles demeures plus ou moins en ruine. Une cinquantaine déjà figurent dans ses cartons.
— Je vous fais perdre le rythme, m’excusé-je.
— Du tout ; j’allais m’arrêter.
Nous nous asseyons dans l’herbe rase et nous adossons à un muret.
— C’est l’heure de ma pause-casse-croûte, annonce-t-elle ; une saine habitude que mon père, médecin nutritionniste, m’avait inculquée.
Elle saisit un mignon sac tyrolien de cuir fauve gros comme les couilles de Béru. En extrait un thermos et un sandouiche enveloppé de papier d’alu.
— On partage ? demande l’artiste.
— Sans façon ; je viens de déjeuner.
— Je peux vous demander ce que vous faites ici ? Vacances ?
— Grand Dieu non. J’enquête.
— Sur quoi ?
— Une série d’assassinats.
— Vous êtes journaliste ?
— Même pas. Je suis le directeur de la P.J.
Ça la lui tronçonne sec.
— Vous !
— Vous me preniez pour un représentant en colifichets ?
Soudain, elle s’écrie, en désignant la vicinale j’ sais-pas-combien, au fond du vallon :
— J’ai aperçu des allées et venues de gendarmes…
— Eh bien, voilà.
— Il y a eu un meurtre dans la région ?
— Deux !
— Si je m’attendais à une chose pareille ! Ça a eu lieu dans la villa du virage ?
— Exact.
Elle me défrime d’un air soigneusement sidéré :
— Et vous êtes là à discuter au lieu de vaquer à vos recherches ?
— Mais je vaque, ma douce amie, je vaque.
Son regard dérouté m’amuse.
— En bavardant avec moi ?
— Bien sûr… Vous travaillez ici depuis combien de temps ?
— C’est mon quatrième jour.
Je me lève pour faire le tour des féodales ruines. Passé le donjon, on a une vue imprenable sur la villa des Panoche. J’avise deux tires de gendarmes tricolorisées, plus quatre autres bagnoles dont une ambulance et la Mercedes de Pierre Cadoudal. Ça effervesce dans le secteur. Tiens, des voitures de presse radinent à tire-d’aile et larigot. Tu croirais le parkinge de la Foire de Paris.
Me rapproche de Mélanie, la surplombe pour plonger dans son décolleté. Il laisse pressentir deux blanches colombes en leur nid douillet. Je n’ai plus envie d’affronter mes collègues d’ici. Jactes, explicances, questions diverses, considérations à n’en plus finir. Temps perdu qui ne revient pas.
— Pardonnez-moi, mais vous êtes vraiment le directeur de la P.J. ?
Afin de chasser le nuage de doutes qui plane, je lui montre ma pièce d’identité magique.
En manière d’excuse, elle murmure :
— À votre âge !
— L’avaleur n’atteint pas l’ombre des allées ! riposté-je si vite qu’elle croit à du Corneille.
M’assieds derechef sur l’herbe rêche.
— Je suis bien, avoué-je. Voilà un instant de répit auquel je ne m’attendais pas. Dans une enquête policière, le moment arrive, inévitable, où j’ai besoin de brancher le pilotage automatique et de laisser fonctionner la machine flicarde.
Je la regarde grignoter son sandwich jambon-beurre avec une sorte d’attendrissement. Elle le clape par menues bouchées, essuyant les commissures de ses lèvres à tout bout de champ (disait le laboureur à ses enfants). Plus je l’examine, plus je la trouve fumante, cette fille. Artiste, mais pas vanneuse ; intello, mais pas chiante ; jolie, mais pas pimbêche ; sensuelle, mais pas saute-au-zob.
— Êtes-vous en puissance d’homme ? lui demandé-je abruptement, en fils de la montagne que je suis originairement.
— Absolument pas ! répond-elle.
Ça y est ! V’là que j’ai droit à une brouteuse de pelouse !
— Les femmes ? risqué-je, flegmatique.
— Vous gelez !
Ne reste que l’onanisme, ce qui serait dommage.
— Je donne ma langue au chat, annoncé-je gravement.
— Je suis vierge ! déclare-t-elle avec une nubile simplicité.
— Ça existe ? m’écrié-je-t-il.
— La preuve !
— Conséquence d’un vœu ?
— Non : d’un début de viol. À seize ans, j’ai subi les assauts de mon beau-père. Rien que de très banal : il est entré dans ma chambre alors que j’étais nue et a « perdu la tête ».
— Ensuite ?
— Je me suis débattue ; il est tombé en arrière et s’est fendu le crâne sur l’angle de la cheminée de marbre.
— Mort ?
— Non, mais le cerveau a été lésé ; c’est un légume, aujourd’hui.
Elle enveloppe ce qui subsiste de son en-cas dans le papier froissé. Replace ces reliefs dans son sac.
— C’est la première fois que je parle de cet épisode à quelqu’un.
— Quelles en furent les suites ?
— Il n’y en eut pas, du moins pour moi. Ma mère, quand je lui racontai la vérité, décida de ne rien dire. Officiellement, ce fut un banal accident.
« Le bonhomme vit toujours et ne paraît pas malheureux. Il pique même des fous rires, tout seul, dans son fauteuil. »
— Et vous faites cette confidence à un flic ! m’exclamé-je.
Elle hausse les épaules :
— Vous m’inspirez confiance ; mais si vous décidiez de l’utiliser contre moi, je suis prête à « rendre des comptes », selon la formule consacrée.
Un pâle sourire glisse sur ses lèvres, comme l’a écrit la pauvre reine Fabiola dans son livre relatif à la nidation des mammifères.
Cette déclaration faite d’un ton calme me ravage l’âme instantanément.
— Quel âge avez-vous, Mélanie ?
— Vingt-trois ans.
— Ce n’est pas raisonnable de sacrifier l’amour à un accident malencontreux. Vous en êtes la principale victime.
— Je n’y peux rien. Ce traumatisme a eu des conséquences qui échappent à mon contrôle.
Je me retiens de lui dire : « Laissez-moi vous guérir ! »
Terre-neuve, l’Antoine, dans ces cas particuliers. Surtout quand il s’agit d’une jolie fille en détresse !