31 ALLONS VOIR AILLEURS SI J’Y SUIS

Je ne suis pas dingue de cuistance japonouille. La chinoise, j’en raffole, mais la tortore Soleil-Levant, qu’on te sert crue la plupart du temps, me fout la gerbe et la courante. Malgré ces désagréances, je me dois d’accepter l’invitation du Débris pour la primordiale raison que l’établissement où il compte me traiter lui appartient. Les ressources de La Pine, réalisées sur le dos d’une compagnie américaine spécialisée dans les cosmétiques masculins, continuent de croître malgré la crise.

Peut-être est-il opportun de rappeler aux lecteurs que Maître Pinuche s’est enrichi grâce à une géniale idée qu’il sut habilement proposer à une société U.S. Il s’agissait tout bonnement d’élargir les goulots de ses flacons, ce qui entraînait automatiquement une surconsommation du produit d’environ quarante pour cent. Dès lors, la fortune du Fossile fut assurée, son contrat ayant été traité de façon superbe par le fameux cabinet d’avocats Spring, Spring and Winter de New York. Depuis cette juteuse négociation, Pépère enfouille une fraîche fabuleuse, mais, flic dans l’âme, le surprenant personnage n’a pas voulu quitter la Rousse qui demeure sa raison d’exister.

Son restau est hyper-classe. Tous les pingouins en smok. Six tables conviviales aux plaques de cuistance briquées sont alignées dans une salle moderne à l’éclairage savant. Des échassiers émaillés, hauts de trois mètres, la décorent. Le show est assuré par les chefs en toque, au ceinturon garni de coutelas. Ils jonglent avec ces derniers, exécutent un circus d’enfer pour épater le client franchouillard. Des végétaux, crustacés, morceaux de viandasse sont découpés en fines lanières, arrosés de mixtures ocre et touillés sur la plaque chauffante.

— Spectaculaire, hein ? me dit le Bêlant.

— Bel exercice, conviens-je, mais je ne vois pas mes amis Bocuse, Savoy ou Lasserre se prêter à un tel numéro. Faut choisir entre la bouffe et le music-hall !

Une assiette de ces joyeusetés est proposée à Salami. Mon cador les dédaigne ostensiblement.

— Il n’a pas faim ? déplore César.

— Je crois qu’il n’aime que la bonne bouffe.

Tout en clapant ces mélancolies, je pense à l’histoire de mon mocassin devenant l’objet d’un hold-up.

Tu trouves pas qu’elle vire Tintin, mon équipée sauvage ? Je sais des vendangés du bulbe qui, en lisant ça, vont déclarer que j’opère un dérapage de méninges. Me réputeront braque et branque. Feront courir le bruit que je suis embroussaillé de la coiffe !

— César, dis-je brusquement, as-tu eu l’impression que nous étions suivis ?

Il achève de pignocher une saloperie rouge entortillée d’un machin vert.

— Non, s’étonne le Parcheminé. Pourquoi ?

— Parce que j’ai la preuve qu’on me file.

— En général, ce sont les policiers qui suivent les autres.

— C’est bien pourquoi la chose me déconcerte.

Je lui résume l’affaire du mocassin perdu. Voilà qui étonne cet infiniment placide.

Il réflexionne et finit par murmurer :

— Faut-il que cette personne t’ait bouleversé pour que tu partes de chez elle en oubliant ta chaussure.

La remarque me plonge en moi-même pour une prise de conscience éclair. J’ai un phénoménal coup de cœur pour la fille et c’est la maman qui écope du phénoménal coup de bite. Mon intime, l’Évêque, qui fait pénitence en ligotant mes graveleuseries, va encore se respirer un rab de prières pour solliciter le salut de mon âme. Cher Pierre, drôle de farce que le Patron t’a jouée en déclenchant entre nous une amitié qui dure depuis trop longtemps pour ne pas être éternelle !

— C’est juste, conviens-je : elle me trouble.

Le sage revient à ma confession.

— L’œil ! laconise-t-il.

Malgré cette sibyllinerie, je pige illico.

— Tu parles de celui de la vieille ?

— Il m’est immédiatement venu à l’esprit.

— Tu crois que ce qu’il contenait n’a pas été découvert par ceux qui le cherchaient et qu’un incident fortuit, voire quelqu’un, les aura orientés sur moi ? Je suis le directeur de la police. Ces gens doivent savoir que lorsque je mets la main sur un élément déterminant au cours d’une enquête, je ne le planque pas dans mes pompes !

— Tu sais, Antoine, la plupart des malfrats raisonnent en fonction de leur tempérament.

Il hèle le maître d’hôtel qui doit ses yeux bridés à une constipation irréductible davantage qu’à ses origines extrêmes-orientales.

— Le téléphone, je vous prie ! dit La Pine de sa voix souveraine.

Lorsqu’on lui a fourni l’objet de ses désirs, il appelle la Grande Cabane, se fait connaître, réclame l’officier de police Hanoudeux et demande à icelui de venir stationner non loin de sa Rolls ; charge à lui de repérer toute personne qui me filerait le dur et de l’alpaguer sans vergogne, le cas échéant.

Cette précaution arrêtée, nous poursuivons ce que je suis contraint d’appeler « notre repas ».

* * *

Un jour, j’ai lu un bouquin intitulé La Maison du retour écœurant. Au cours de ma vie, j’en ai connu pas mal des crèches qu’on aurait pu nommer ainsi. Mais aucune qui méritât à ce point cette appellation.

Toujours flanqué de Pinuche et de mon cher Salami, je reviens une fois de plus à Saint-Cloud, dans la résidence du Bonze Hydrophobe, haut lieu de mystères s’il en fut.

Un air crincrin et nostalgique résonne en moi ; toujours, dans ces situations indécises. C’est comme un truc que mon âme fredonne à mon insu. Quelques notes qui s’étirent…

Ça sent déjà le renfermé.

Nous commençons par l’appartement de la dame de Pré-Bénit. Puis grimpons à celui d’Éléonore (d’Aquitaine, puisqu’elle est de cette région). La première habitait le sien, la seconde y passait seulement de temps à autre. Qu’attendait-elle pour l’occuper ? Elle possédait déjà son « chez soi », avec une vieille bonne, dans un quartier romantique de Paris.

Alors ?

Je viens de prendre place devant la coiffeuse. Le meuble n’a jamais servi. Je me pose une question imbécile : n’est-ce pas la première fois que je m’assieds dans ce logement au cours de l’enquête ? Je vois la vie quelque cinquante centimètres plus bas que lors de mes précédentes visites. Est-ce important ?

Je sens qu’on frôle mon genou. C’est le basset-hound qui y pose sa tête de veuf éploré.

— Bizarre, n’est-ce pas, mon bon ami ? lui murmuré-je.

Clin d’œil.

Nous avons un instant d’abandon, lui et moi, et nos idées s’agencent en sourdine. Bouge pas, Éloi, t’auras des surprises avant qu’on ait installé des stations Shell sur la Lune !

Me lève pour musarder à la cuistance. La fenêtre est fermaga, mais mes collaborateurs ont laissé l’échelle dressée contre le mur. Une échelle par laquelle le meurtrier est reparti, mais qu’il n’avait pas empruntée pour venir.

— Tu viens avec moi, grosse bite ?

Le clébard feint de ne pas comprendre ; il déteste les surnoms grossiers autant que le tutoiement.

Cette fois, je ne céderai pas !

— Bien, dis-je, j’irai donc seul !

Il me considère avec une certaine exaspération. Lui aurait fallu un maître plus rompu aux bons usages que je ne le suis. Il subsiste en moi des relents « peuple de France » qui lui éclatent les burnes.

Le jour s’éternise, malgré le soleil voilé par les écharpes du crépuscule, disait Max du Veuzit, un fameux romancier (ou cière ?) qui poétisait la jouvencellerie de ma Féloche, autrefois.

Ce périple, je commence à le connaître. La vaste zone engazonnée, les sapins verts (plus un bleu-qui-coûte-chérot) ainsi que d’autres essences. Puis les plates-bandes à droite. Et ça enchaîne sur le jardin public. Au fond, la fosse à compost où Salami a trouvé les godasses.

Soudain, une chose me trouble. Comme chaque fois, c’était « la vue d’ensemble » qui me manquait.

Un halètement, derrière moi.

Me retourne pour voir radiner Salami bite à terre, oreilles en envol d’albatros, babines retroussées sur un ricanement canin.

Il me rejoint, le regard un peu torve.

— Môssieur a fini de me faire la gueule ? je demande.

Il affecte de ne pas entendre.

— Mon cher, poursuis-je, vous avez mauvais caractère et je n’en ai pas toujours un bon : nous sommes quittes. J’étais en train de faire une constatation : vous voyez la fosse où vous découvrîtes des souliers d’homme, tout là-bas, près de la sortie du square ? Maintenant retournez-vous et regardez le petit immeuble que nous venons de quitter, puis, par la pensée, tirez un trait imaginaire allant dudit à l’excavation : vous vous rendez aisément compte que celui-ci est loin de passer par la partie florale ? D’où je conclus que c’est sciemment que l’assassin a foulé la terre meuble, afin d’y laisser des fausses empreintes. Juste ?

Le chien acquiesce avec raideur, puis va lever la patte contre le tronc argenté d’un bouleau. On ne peut affirmer que cette brève émission représente un soulagement pour lui, mais elle lui permet de maintenir une autorité qui avait tendance à prendre de la gîte.

Ragaillardi par cette manifestation péremptoire, il me réclame audience d’un jappement convenu et, usant de notre « code », déclare :

— Mon cher, vous ne m’apprenez rien. Il y a un moment que mon siège est fait et je ne comprends pas que vous tergiversiez à proclamer des choses qui s’imposent d’elles-mêmes.

Quelques coups de klaxon feutrés interrompent ce début d’animosité entre nous. Ils proviennent de la Rolls. Nous regardons en direction du parking et apercevons La Pine qui exécute des gestes sémaphoriques à notre intention.

— Qu’arrive-t-il encore à ce Déchet ! soliloqué-je en me dirigeant vers la vénérable Guenille.

Guilleret, le businessman franco-ricain nous consent quelques pas de rapprochement.

— Du nouveau ? m’enquiers-je.

— Nos services techniques te cherchent pour t’annoncer deux nouvelles. La balle que tu as extraite du saule a été tirée par le pistolet ayant tué Mme Maubec. Quant aux fameuses boucles d’oreilles, elles ont été achetées au début de l’année à la bijouterie Haulmann-Riveur, avenue de l’Opéra.

Une douce chaleur baigne soudain mes précieuses, comme lorsqu’une jeune fille de la bonne société les enveloppe de son haleine parfumée.

— On a le nom de l’acquéreur ? risqué-je.

— Évidemment : M. Rigobert Panoche, 11, quai Flaubert.

— Tiens, me dis-je, après cette affaire j’irai passer quatre jours en Italie avec Félicie et je relirai Madame Bovary.

Je suis commak, moi, que veux-tu, et personne n’y pourra rien !

— Bonté divine, le labo, ça me revient à présent ! s’égosille Pinuche.

— Qu’est-ce qui te revient, cerveau moisi ?

— En étudiant à fond le foyer de la chaudière, ces messieurs se sont aperçus qu’il contenait les fragments de plusieurs cadavres antérieurs à celui que nous y avons trouvé.

Ma jubilation fait le grand écart.

— Rien que ça !

Il me produit son ineffable sourire radieux.

— Notre histoire tourne à l’affaire Landru, dirait-on !

* * *

Dernier tour du proprio. Regard chez la veuve de l’ancien ministre, puis à l’apparte de la belle Éléonore. Je sais que je n’y reviendrai plus. Lorsque je quitte des lieux définitivement, les objets inanimés ont une manière spéciale de me dire « bye-bye ».

La Royce (pourquoi toujours Rolls, puisqu’ils sont deux ?) décolle en souplesse, avec un fléchissement de son gros cul qui exprime sa puissance. Nous quittons cet endroit douillet où les deux copropriétaires auraient dû connaître des jours paisibles. On franchit la zone privée pour emprunter la douce voie arborisée.

Je guigne au passage l’officier de police Hanoudeux dans une Renault de couleur violine. Il prépare sa décarrade pour nous suivre.

On file. Cent mètres. Deux cents ! Un vacarme de tôle meurtrie retentit. Je mate par la lunette arrière.

— Stoppez ! crié-je au driver de Pinaud.

Message reçu. Il pile.

Je me dérollsse à toute sauce. Deux tires se sont emplâtrées derrière nous : une japonouille aux faux airs sportifs que la voiture du Clermontois a emboutie avec violence.

Le conducteur de la guinde sculptée au pare-chocs, bien que se trouvant dans son droit, jaillit de sa pompe et se met à fuir.

Alors là, tu verrais Salami à l’œuvre, t’en oublierais les Rintintin et consorts. Un cador qui a le pot d’échappement au ras des pâquerettes ! Il court pas : il deltaplane ! Tu jurerais un Walt Disney ! En moins de temps qu’il n’en faut à ta femme pour changer de Tampax quand elle a rancard avec son amant, il a rejoint le lascar, fait ni hound ni deux, lui empoigne l’intérieur du falzuche. Le v’là avec les crocs bien arrimés dans le cul du fuyard.

Le gars tourne pour lui faire lâcher prise, mais Hanoudeux vrille le canon de son arme de service dans cette cavité si utile aux porte-drapeaux. Que, n’en plus, je viens renchérir d’une manchette à la glotte.

Le gussier n’insiste pas. Sonné, mordu, braqué, cerné, il se laisse passer les menottes.

C’est un mec type « Sur un Marché persan ». Brun, basané, avec de grands yeux noirs qui doivent ensorceler les gambilleuses de bals populaires.

— Je n’ai rien fait ! déclare-t-il d’une voix perturbée.

Si tu raisonnes de près, c’est exact : il n’a rien fait. Peut-être qu’on s’est emportés à tort, nerveux comme nous le sommes.

Pour dédouaner ma conscience, je le fouille rapidement. Trouve un riboustin de gros calibre dans une gaine de cuir fixée à l’intérieur de sa jambe gauche.

— Et ça ? je lui demande. C’est pour la pêche au thon ?


Fin de l’épisode turbulent.

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