Relingé, briqué, propre-en-ordre, comme disent mes bons Helvètes, me revoilà à pied de hautes œuvres dans mon somptueux burlingue.
Autour de moi, mon état-major, que dis-je : ma garde prétorienne ! Béru, Pinaud, Blanc, plus mon nouveau, Hanoudeux le Clermontois. Ce dernier me rend compte de ses multiples vérifications et investigances. Tu sais que je me suis fait à sa frime de mulot des champs ? Et que je la juge plutôt sympa, à présent qu’on se connaît mieux ? Dans le fond, c’est un gentil auquel sa timidité godiche donne un air sournois. C’est comme le Fernet-Branca : il te file la gerbe à la première gorgée, puis tu t’aperçois que c’est un vulnéraire de première force et le moment vient où tu ne peux plus t’en passer !
Il consulte des notes rédigées d’une écriture sage sur du faf quadrillé.
— Le laboratoire a examiné le sac à main aux trois quarts calciné récupéré dans la chaudière. Nos confrères se cassent les dents dessus. Il contenait dix-huit mille francs en billets de cinq cents que, peut-être, la Banque de France remplacera. Le poudrier d’or et le trousseau de clés sont devenus de vagues lingots informes, quant à l’agenda, il n’y a plus grand-chose à en tirer. Ce dont on est certain, c’est que les textes qui y figuraient furent écrits par Valériane de la Liche. Le passeport lui appartenait indiscutablement.
« Par ailleurs, les cheveux sur l’oreiller sont bien les siens. Un dernier point, si vous le permettez, monsieur le directeur : des spécialistes ont comparé la voix enregistrée ici même l’autre soir, lorsqu’une femme se prétendant Éléonore vous a appelé de l’Yonne, avec celle de son répondeur du Quai-aux-Fleurs. Indubitablement elle est identique ! Je dois aussi vous signaler que le labo, qui s’explique avec les cendres de la chaudière, procède à un examen plus complet des ossements, car quelque chose dérange ces messieurs. »
— Quoi ?
— Ils n’ont pas précisé. D’autre part, ils ont retrouvé le bridge de trois dents que portait Éléonore à la suite d’un accident.
— Merci, mon ami, voilà du bon travail, complimenté-je, car un général doit savoir pincer l’oreille de ses grognards de temps à autre pour leur faire reluire le lobe.
Je sors de ma fouille deux objets de taille presque similaire : la boucle d’oreille trouvée chez la demeurée du père la Liche, et la balle récupérée dans le tronc du saule à Pompechibre.
— Maintenant, nous avons la paire, déclaré-je en déposant la boucle sur mon sous-main ; prière de découvrir l’origine de ces bijoux.
Puis, mettant la bastos à côté des pierres précieuses :
— Il me faut un rapport serré sur ce projectile. A-t-on procédé à l’autopsie de Pierre Cadoudal, le compagnon d’équipée d’Éléonore ?
— Elle a lieu cet après-midi, monsieur le directeur !
Ici retentit un hurlement sauvage.
Alexandre-Benoît vient de le pousser.
Nous lui faisons face.
L’Hénorme est dans tous ses états.
— Mais qu’est-ce y l’a à toujours m’ licebroquer su’ l’ bénoche, ton saligaud d’ clébard ? Ma gueule n’y r’ vient pas ou qu’est-ce ?
— Ton bénouze doit sentir le bec de gaz, tranché-je.
— N’en tout cas, j’ veuille que tu susses qu’ si y r’ commencerait, j’y file un coup d’ saton dans les cerceaux ! Toi qui causes chien courrerament, traduis-y !
— Inutile : il a compris. N’est-ce pas, Messire ?
Salami acquiesce et, délibérément, avec une lenteur de majesté, se met à arroser la seconde jambe du Gros.
Ne se tenant plus de fureur, ce dernier veut mettre sa récente menace à exécution, mais mon cador lui chope la cheville shooteuse et la tire si violemment que Mister Gras-Triple part à la renverse et s’abat (dirait la reine de) sur un téléscripteur, lequel, en fin de compte, lui choit sur le portrait. Bilan : le pif éclaté, la pommette droite entaillée, son antépénultième dent brisée, les lèvres fendues, une oreille déchiquetée avec, pour couronner le tableau, une entorse du genou ; la malheureuse victime de l’infernal basset écume, promet de trucider mon chien dans les meilleurs délais. Selon lui, la façon la plus délectable d’en finir avec le maudit consistera à le flanquer dans la gueule béante d’une bétonneuse, que, justement, y en a une chiée près de son domicile, consécutivement à la construction d’un groupe « escolaire ».
Des gardiens de la paix, appelés à la rescousse, emportent ses imprécations et lui-même à l’Hôtel-Dieu très proche.
Je sermonne alors le fautif.
— Mon cher, lui déclaré-je sévèrement, quelle mouche vous pique de prendre ce bon gros flic comme tête de Turc ? Il s’agit d’un très brave homme, au demeurant.
Le clebs bâille d’ennui et me répond, d’un ton badin :
— Sa connerie m’insupporte !
— Il va bien falloir vous y faire, rétorqué-je vertement. Béru est un collaborateur précieux doublé d’un ami auquel je porte la plus grande tendresse ; de grâce, Salami, ne me mettez pas dans la pénible situation d’avoir à choisir entre vous et lui !
Il adopte ce que j’appelle son « attitude Rodin » : son regard lourd planté dans mes yeux. Comme je ne fuis pas les siens, à la longue il rebâille, pète et décroche ; signe évident que je sors vainqueur de l’affrontement.
Magnanime, je n’en tire pas vanité, sachant combien une victoire est fallacieuse.
— Reprenons ! fais-je à mes hommes, d’un ton léger.
C’est l’instant choisi par le bigophone interne pour m’annoncer la venue de Dimitri Maubec, le fils de la vieille dame assassinée.
Je congédie mes potes d’un signe et l’huissier m’introduit presque aussitôt le visiteur.
Il s’agit d’un plus que quinquagénaire rose, rond et blond, déplumé de la calotte, aux yeux clairs, aux paupières lourdes lui donnant l’air ensommeillé. Il porte un costoche angliche à carreaux marron, une chemise blanche et une cravate noire, signe de son deuil très récent.
On se shake les hands. Ce gazier fait représentant en bonneterie. Je lui devine un cottage Sam’ suffit dans la banlieue de London avec, dans cette construction pareille à quinze cents autres, une femelle tachée de rousseurs et des gamins ayant un clavier Pleyel dans la bouche.
Je l’entraîne dans le fond de mon bureau, là que deux larges fenêtres me dispensent le soleil quand il y en a, et de la pluie les trois cents autres jours de l’année.
Ce coin intime, me le suis fait aménager depuis le départ du Vieux.
Il forme un agréable renfoncement entre le cabinet de travail et le minuscule baisodrome arrangé par Achille. Il l’appelait son lieu de relaxation, mais il y a bouffé davantage de chattes qu’il n’y a de grains dans un sac de blé. Pas bégueule, il m’arrive de l’utiliser. Cependant, le souvenir de l’ancien dirluche me perturbe le sensoriel et je préfère emmener mes bonnes fortunes au studio « Mon Bijou » de la mère Troussal, une ancienne secrétaire de nos services qui, ayant ramassé un pacsif commak au Loto, a largué la Poule pour créer ce lieu de délassement où toute la Grande Taule va se faire déstructurer l’intime.
Donc, c’est dans mon petit no man’s land que j’accueille Dimitri Maubec. Deux canapés disposés de part et d’autre d’une table basse, et c’est tout. Les gens que j’y reçois ont des choses à me dire. J’ai remarqué que les langues se délient mieux dans cet endroit de détente que derrière mon imposant bureau ministre, plus vaste qu’une table de ping-pong.
— Vous êtes au courant des faits, monsieur Maubec ? m’enquiers-je avec un sourire dévastateur.
— Oui, monsieur le directeur.
— J’aimerais savoir ce que vous en pensez ?
— Cette affaire m’a anéanti. Comment peut-on abattre froidement une femme de cet âge ! Elle menait une vieillesse confortable, heureuse même.
— Sans heurts ?
Mon interrogation le laisse bouche, tu sais quoi ? Bée !
Je peux admirer à loisir ses deux molaires en or et son incisive noircie.
— Vous hésitez à me répondre ? noté-je d’un ton mi-nèfle, mi-poire.
— Heu, je, non !
— Qu’est-ce qui vous a troublé dans ma dernière question ?
Il balance. Moi, tu me connais de A jusqu’à l’oigne. Me lève et vais prendre une boutanche de très vieux porto dans un classeur transformé en cave à liqueurs. Verres baccarat, s’il vous plaît (pardon : if you please). En chope deux entre mes doigts écarquillés. Les emplis sur la table.
— Cher monsieur Maubec, voici une bouteille qui doit avoir votre âge ; elle m’a été offerte par une femme exquise. Je ne la bois qu’en compagnie de gens qui « en valent la peine ».
Nous choquons nos glasses délicatement.
— Sublime, apprécie mon visiteur, après l’avoir goûté. Comment savez-vous que c’est ma boisson d’élection ?
— C’est celle des gens intelligents possédant assez de discernement pour ne point se shooter avec des alcools violents.
Je sirote à l’unisson.
— Je préfère celui-ci aux vintages, fais-je en reposant mon godet. Maintenant, cher ami, répondez-moi loyalement : quel était le secret de votre mère ?
Avant de laisser son porto, il le respire. J’ai mis dans la cible avec ma boutanche !
— Maman a eu une existence mouvementée pendant la dernière guerre car elle était agent de renseignements des Services d’espionnage britanniques en France. Ses actions d’éclat furent innombrables. À la Libération, le roi George VI la décora de l’ordre de la Jarretière.
— Elle était d’origine anglaise ?
— Par sa mère.
— Quelle fut sa vie ?
— Elle est née en France, a fait ses études secondaires en Angleterre. Au début des hostilités, elle est entrée dans les forces de Sa Majesté où elle n’a pas tardé à œuvrer. Pendant son combat elle a été arrêtée, torturée. Elle y a même laissé un œil. Et c’est durant cette période de la France occupée qu’elle a rencontré Ludovic Maubec, mon père. Ce dernier militait dans les rangs socialistes en cours de réorganisation. Par la suite sa carrière s’est brillamment développée. Il est devenu un ministre dont l’activité intermittente a duré un quart de siècle.
— Et vous, dans tout ça ?
— Je suis né peu après la guerre. J’ai passé mes vingt premières années à Paris avant d’aller poursuivre des études bancaires en Grande-Bretagne. Je m’y suis marié et définitivement établi. J’occupe les fonctions de président-directeur général à la Banque centrale et j’ai deux enfants. Après le décès de mon père, maman est venue habiter chez moi, mais ça n’a pas très bien marché avec Dorothy. Elle a préféré regagner la France où elle a acheté le rez-de-chaussée d’un charmant petit immeuble de Saint-Cloud.
— Vous la voyiez souvent ?
— Chaque Noël, elle le passait chez nous, et aux vacances d’été je l’emmenais dans le sud de l’Espagne où j’ai fait bâtir une maison de vacances.
— Avez-vous l’impression qu’elle avait des activités clandestines ?
Là, le mec ouvre des yeux de chat déféquant dans la cendre encore brûlante d’un âtre.
— Des activités clandestines ! Elle ? Vous savez son âge, monsieur le directeur ?
— Nous avons trouvé un pistolet de fort calibre à l’intérieur de son oreiller.
Il sourcille, puis :
— Reliquat de son passé aventureux, probablement. Ses prestations dangereuses au cours de la guerre l’avaient beaucoup marquée : elle les évoquait fréquemment. Une fois âgés, les gens d’action, surtout quand ils furent des héros, restent pleins de leurs souvenirs épiques.
— Il n’empêche qu’elle a été assassinée, objecté-je.
— Selon ce que j’ai lu dans la presse, c’est sa voisine qui était visée.
— Simple supposition de journalistes. Vous pouvez me parler de sa prothèse ?
— Vous faite allusion à son œil de verre ?
— En effet.
— Mon Dieu, que vous en dirais-je ? Je l’ai toujours connue ainsi. Du moins à partir du jour où, étant gamin, je l’ai surprise dans sa salle de bains en train de l’extraire de son orbite comme on évide un fruit de son noyau. Souvenir de cauchemar ; je ne l’ai jamais oublié.
— Saviez-vous que cet œil constituait une cachette ?
— Comment cela ?
Je donne à mon visiteur les explications nécessaires. Il est stupéfait.
— C’est du roman ! s’exclame-t-il. Comment pouvez-vous avaler pareille baliverne, monsieur le directeur ?
— Les flics sont tous des saint Thomas qui croient ce qu’ils voient, riposté-je d’un ton glauque et plus cassant qu’un fémur de nonagénaire. Son œil artificiel lui a été ôté, puis remis à l’envers. Il comporte une cavité inhabituelle dans ce genre de prothèse ; donc cette « baliverne » nous intrigue !
— Je n’étais au courant de rien ! affirme-t-il avec un tel accent de sincérité qu’on pourrait le mettre sous verre pour en faire un tableau.
— Mme Maubec était fortunée ?
— Le mot est excessif. Disons qu’elle disposait d’une confortable aisance.
— De nos jours, c’est ce qu’on appelle être riche, assuré-je. Est considéré comme tel tout individu qui n’a pas besoin d’engager la montre de son vieux père pour payer sa location !
Soudain, un incident sans grande importance, mais qui m’intrigue : mon chien qui semblait somnoler, les babines entre ses pattes avant, se dresse et s’approche du téléphone en aboyant de façon feutrée.
Aussitôt, le ronfleur retentit. Salami se tourne vers moi en un mouvement d’invite. Du coup, je fonce pour décrocher.
Une voix de femme, sensuelle et vibrante, me fulmigue dans le cornet :
— Bonjour, fuyard. Je vous dérange ?
L’organe de la belle Hélène de la Liche.
— Oh ! bonjour, piteusé-je. Pardonnez mon départ en catimini. Vous le savez, je n’avais pas prévu de passer la nuit dans le Sud-Ouest et un travail urgent m’attendait à Paris.
La voix lascive me pourve d’un tricotin avec lequel il me serait impossible de battre le record du monde de cent mètres haies que j’ai établi l’an passé.
Elle soupire :
— Vous me manquez horriblement.
— C’est réciproque, mon général ! plaisanté-je.
— Si vous saviez… Rien que d’entendre votre voix…
— Je vais devoir changer de slip, affirmé-je.
— Alors il faut que nous nous revoyions très vite. Vous pensez revenir ici ?
— Pas pour le moment, mon enquête me mobilise sur Paris et sa région.
— Et moi, je peux aller à vous ? Je saurai me montrer discrète. Quelques-uns de vos instants perdus suffiront à me rendre folle.
Oh ! dis donc, ce ton rauque, ces inflexions suaves ! Quelle braguette, même blindée y résisterait ?
— Je veillerai à ce qu’ils soient fréquents et pas perdus pour nous, ma chérie. Où comptez-vous descendre ?
— L’Hôtel des Sirènes Bleues, aux Ternes.
— Vous viendriez quand ?
— Dans la soirée. Mon train doit arriver vers vingt-deux heures.
Donc, elle avait déjà tout combiné !
— Je dévorerai ta chatte à pleines dents ! promets-je, en décochant un sourire radieux à Dimitri Maubec, lequel m’écoute avec effaretude.
Puis je deviens pis que grave : consterné.
Tu sais quoi, Godefroy ? Hier, j’ai complètement oublié mon rendez-vous de la place des Vosges avec Mélanie Izaure !
Je suis un être abject, abominable. Un étron, une déjection, une indignité.
Je voudrais mourir.
Seulement je trique trop pour me filer une bastos dans la pensarde !