Lac immense sous un ciel plombé, presque noir, dans lequel passent des vols de flamants nacrés, de marabouts à aigrette et de poules d’eau. De temps en temps, l’un de ces vols plonge en flèche et s’abat dans les roseaux. Le pampero (le vent de la Pampa) se met à souffler en tempête ; sa violence croît avec une telle furie que la nature semble prendre un coup de folie. En quelques minutes, on dirait qu’il fait nuit.
Béru et Pinaud, travestis en gauchos, se hâtent à travers la campagne humide. Ils en jettent, dans leur tenue folklorique : pantalon bouffant, bottes cirées, éperons étincelants, ceinture ornée de pièces de monnaie, veste courte, chapeau à large bord rond muni d’une jugulaire. Ils avancent en direction du casco de estancia dont la toiture se découpe sur la ligne d’horizon parfaitement plate.
Soudain, ils perçoivent un grondement sourd qui s’amplifie. Ils se retournent et voient le plus gros taureau de leur vie qui les charge comme un fou en fumant des naseaux. Ils regardent autour d’eux. Tout est plat, sans arbre ni abri protecteur.
Le monstre n’est plus qu’à cinquante mètres.
— Quelle mort imbécile ! lamente la Pine. Nous n’aurions jamais dû franchir cette clôture pour couper à travers prés.
— Arrête-toi ! intime Béru.
Courageux, il se campe devant son ami, les mains sur les hanches, attendant la charge. La force aveugle semble accroître son allure. Elle n’est plus qu’à une douzaine de mètres du tandem. Alors Bérurier hurle. Il hurle comme il ne l’a jamais fait encore, lui si gueulard pourtant. Il hurle plus fort que le tonnerre, plus fort que l’océan, plus fort qu’une bataille d’artillerie lourde :
— C’est finii i i i i !
Miracle ! Le taureau décharge (à savoir qu’il s’arrête de foncer pour reculer). La tête basse, le mufle écumant, il fait voler l’herbage de son sabot furieux.
— On se calme ! lance Béru avec la même quantité de décibels.
Le fauve s’immobilise, l’air tout con, presque penaud.
Alexandre-Benoît tend le bras vers les confins.
— Allez coucher ! sirène-t-il plus fortement encore que précédemment.
Il frappe du pied.
— J’ai dit coucher ! ! ! !
Vaincu, le taureau recule, tout en faisant front. Alors le Gros marche sur lui.
Pas la peine d’ m’regarder comm’ ça, tu m’fais pas peur, boug’ d’ gros veau ! A la niche ! Immédiat’ment !
Il décoche un formide coup de botte dans le museau de la bête. Le taureau mugit de douleur et de protestation. Mais l’Inflexible ne le tient pas quitte et lui vote un second shoot.
— File !
Le taureau fait demi-tour, reçoit un ultime coup de botte dans le prose et s’éloigne en trottinant.
— T’ sais qu’ ça vous encorn’rait, c’te saleté, si on la laiss’rait faire, assure le gaucho d’occase.
Pinuche, blafard, bredouille :
— Personne n’est plus courageux que toi en ce monde, Sandre. J’aurais voulu te voir dans la fosse aux lions, au temps des Romains.
— Ceusse t’été du kif, assure le gladiateur, sans forfanter. J’en eusse fait des descentes de lit ! Faut jamais s’laisser impressionner, César. Çui qui bédole dans son froc a perdu d’avance, l’odeur d’la merde excite l’adversaire.
Et ils continuent leur route.
Bientôt, après qu’ils aient escaladé une seconde barrière barbelée, un cavalier vient à leur avance. Un gaucho aussi. Mais un authentique.
Il leur demande ce qu’ils fabriquent, d’où ils viennent et où ils vont.
Pinuche qui, sans parler l’espagnol a gardé de vacances sur la Costa Brava quelques rudiments de cette langue, réplique que son compagnon et lui-même sont français et qu’ils souhaitent parler au señor Miguel del Panar. Leur voiture est tombée en panne à quelques kilomètres d’ici et ils ont décidé de rallier la demeure du señor del Panar en coupant à travers champs. Le gaucho soulève alors une paire de jumelles qui lui bat la poitrine. Il explique qu’il a suivi l’incident du « toro », qu’il dit « bravo » et, pour souligner son admiration, il brandit un énorme pouce que beaucoup de polissonnes aimeraient se prendre dans le fion.
Plein d’un exquis savoir-vivre argentin, il met pied à terre et guide les arrivants en tenant son canasson par la bride.
— Pas tristounette, la crèche ! apprécie le Mammouth quand ils atteignent la demeure.
Il s’agit d’une authentique gentilhommière, assez européenne d’aspect, peut-être à cause du lierre qui la drappe. Immense court intérieure. Des dépendances nombreuses : écuries, manège, corral, hangars gigantesques bourrés d’engins agricoles. Un personnel typique grouille dans les parages. Leur guide, qui semble jouir d’une grande autorité, confie son bourrin à un palefrenier et entraîne les « artistes associés » vers le perron bas conduisant à l’entrée.
Il les fait attendre dans un grand hall surplombé d’une galerie aux balustres anciens.
— J’ai les cannes sectionnées, assure le Gravos en se déposant sur un canapé. Tu parles d’une trotte ! J’croivais pas, en voiliant la toiture à l’horizon, qu’elle était aussi louaine.
— Les horizons plats sont trompeurs, rétorque le Docte.
Ils attendent dans la fraîcheur de la gentilhommière. J’aime ce mot désuet et fringant qui parle d’un jadis heureux. Il reste des gentilhommières encore, çà et là. Mais des gentilshommes, dis-moi ? Pas lerchouille, hein ? L’épopée, c’est fini. Adieu dentelles des poignets mousquetaire, épées, chapeaux à plumes. Dans le cul, les plumes, dorénavant ! Les épées sont des broches à barbecue et seules quelques putes ont de la dentelle au slip !
— C’était bien, la minette à Carmen, j’t’aye pas d’mandé ?
— Délectable.
— Tu la préfères à celle-là d’la comtesse ?
— Plus fraîche.
— C’est juste. La Dolorès a un peu d’excédent d’ carats ; y leur vient un p’tit goût d’rassis aux approches d’la cinquantaine. Les gonzesses, c’est comme les clébards, faudrait toujours les avoir jeunes.
— La femme mûrissante a aussi son agrément, rectifie Pinaud. Plus grande maîtrise, initiatives plus poussées, fringale amoureuse exacerbée.
Un monsieur survient, au côté du gaucho qui les a introduits. Un vieillard d’environ soixante-quinze balais, grand, sec, les cheveux de neige, le regard sombre.
Il se déplace en s’aidant d’une canne anglaise. Il porte une épaisse robe de chambre en velours pourpre, à brandebourgs. Il est constellé de rides profondes qui semblent noires.
Il regarde ses deux visiteurs.
— Il paraît que vous êtes français ? demande-t-il dans un français un peu savonné.
— Sifflet ! sifflet ! m’sieur, répond le Gros en se dressant.
Le vieillard lui fournit une superbe main blanche veinée de bleu, aux entre-doigts marqués de taches de nicotine (entre le médius et l’index, surtout).
Béru presse ce morceau de marbre, puis l’abandonne, telle une relique, à son coéquipier.
— Je suis Miguel del Panar, fait l’homme à la robe de chambre. José, mon intendant, m’apprend que vous avez dompté Juan-Carlos, mon taureau le plus fougueux, l’étalon le plus recherché de la Pampa. Il vous chargeait, paraît-il, et vous, señor, lui avez fait front en poussant des cris qui l’ont positivement pétrifié ?
Le Colossal a le triomphe modeste :
— J’sus fils d’fermiers, m’sieur Panar. Mes ancêtres étaient cultivateurs en Normandie. On f’sait un peu d’él’vage. Nous avions aussi un malabar d’taureau. L’ not’ s’appelait Ferdinand et y l’a défoncé l’cul du percepteur qui s’prom’nait su’ nos terres.
— Ne restons pas là, déclare l’éclopé, venez au salon m’expliquer ce qui vous amène.
Il les clopine dans une pièce impressionnante, tout en boiseries mérovingiennes sombres ; pas dix centimètres carrés (voire cubes) de mur qui soient nus. Tableaux ! Tableaux ! Tableaux ! Des huiles en clair-obscur représentant des gens de l’époque Rembrandt habillés de noir dans les pénombres : je te recommande pour la frivolité ! Des cuivres au-dessus d’âtres, des chiens tachetés roupillant devant les chenets, des dames sages, en bonnet, filant une paire de quenouilles grosses comme ça ! Folichon !
— Asseyez-vous, messieurs !
Il tire un cordon. Une grosse bonniche moustachue vient s’enquérir. Le señor demande du champagne, voulant honorer ses visiteurs.
— Eh bien, chers messieurs, qu’est-ce qui me vaut l’honneur de votre visite ?
— Esplique, toi ! demande le Mastar au Chétif.
Il juge que le parler et les manières de Pinuchet sont plus conformes à la solennité des lieux et à la gravité de l’hôte.
Pinaud enlève de l’ongle auriculaire une chassie malséante en train de s’écouler sur sa joue creuse. La dépose sur le napperon de la table basse et se racle le corgnolon ; tu croirais un vieux dindon exténué qui hésite à fourrer une dindonne.
— Nous sommes ici pour une affaire rocambolesque et dramatique à la fois, señor del Panar. Elle concerne l’abominable assassinat de Mlle Conchita, votre fille aînée.
Le bon vieillard réunit ses deux sourcils en une touffe horizontale continue.
— Cette salope n’a eu que ce qu’elle méritait ! oraisonfunèbre-t-il. Quand on est dépravée au point de racoler un étranger et de l’amener dans sa chambre, on peut s’attendre à tout !
Cézigus, c’est pas le chagrin qui l’étouffe. Son regard sombre jette tu sais quoi ? Oui : des éclairs ! Il porterait des lunettes, les verres se fendilleraient sous l’effet de la chaleur !
— Un instant, m’sieur le baron, intervient Béru (impressionné par la gentilhommière, il se croit obligé d’affubler leur hôte d’un titre nobiliaire). En y r’gardant d’plus près dans c’t’enquête, on croive pas qu’c’soit elle qu’a dragué l’touris’ et l’a fait découiller.
— Que savez-vous de l’enquête ! s’emporte le gentilhommien.
Alors Pinaud plonge et narre. Ils sont policiers à Paris. Amis d’Alfred, l’inculpé. Alertés, ils se sont précipités en Argentine pour lui porter secours. Ont fait la preuve que les premières investigations furent un peu hâtives, les flics de Mardel se fiant aux apparences et arrêtant le coiffeur sans douter une seconde de sa culpabilité.
Il raconte l’histoire de la trappe vissée « de l’intérieur du conduit d’aération ». Le malheureux accusé ne reconnaissant pas la fille qui l’a « levé » en la personne de la morte. On a mis du sang de la défunte sur les doigts d’Alfred. Et l’on s’est servi de son couteau de table (redoutable coutelas mis à la disposition des convives pour qu’ils puissent découper la viande merveilleuse produite par les éleveurs argentins).
— Vous pigez, Vot’ Honneur ? conclut Alexandre-Benoît. Alfred s’est fait niquer comme un branque. C’t’un connard qui voye pas plus loin qu’ses ciseaux d’perruquier !
Mais le vieux est sceptique. On dirait que ça lui fait plaisir que sa grande fille soit morte tragiquement après s’être fait un zozo venu du Vieux Continent. Il grommelle :
— Vous cherchez à sauver votre ami, messieurs, mais j’ai foi en la police argentine.
— R’gardez la téloche ! conseille Béru. Aux prochaines infos, y vont probab’ment raconter c’dont on vient d’vous causer, Monseigneur ! Slave dit, si j’ose pouvoir m’permett’, n’croiliez-vous pas qu’y faudrait servir c’champagne qui dégueule du goulot tout seul dans son seau ? J’va m’en occuper, si vous veuliez bien. Vous, av’c vot’ hanche fanée, vous avez du mal ! Une anthropose, j’ suppose ? V’devriez m’faire opérer ça, Votre Grâce. D’nos jours, c’est que dalle ! Y vous scient l’os d’ la rotule et, à la place, y vous mettent un col du prépuce en melchior galvanisé, pas qu’ ça vous taquine d’trop quand l’temps veut changer. V’s’en avez pour deux jours d’clinique ou d’hôpital !
« Putain, c’qu’elle mousse c’t’ quille d’ rouille ! J’m’d’mande si c’Dom Pérignon est assez suffisamment froid. Bougez pas, j’goûte. Mouais, bien c’que j’pensais : il a ses vapes. Vous d’vriez instructionner la bonniche pour qu’é mette les suvantes au congélateur, ça nous f’rait gagner du temps. On va toujours écluser celle-ci en attendant qu’les prochaines frappassent. »
Il sonne la domestique et, dominé par ce diable d’ogre, del Panar, lorsqu’elle survient, lui transmet les instructions du Gros.
Au bout de quelques minutes, le vieil handicapé demande :
— Ce soi-disant coup de théâtre ne m’explique toujours pas l’objet de votre visite. Je suppose que vous n’êtes pas venus spécialement de Mardel pour m’apprendre cette nouvelle ?
Les deux limiers se regardent. Bébé-lune engage son vieux pote à répondre.
— Voyez-vous, monsieur del Panar, une nouvelle question se pose désormais. Si notre ami Alfred est innocent, ce meurtre cesse d’être un acte de sadique. La preuve s’impose qu’il a été prémédité, organisé, perpétré avec un rare sang-froid…
— T’esprimes bien dans ton genre, complimente Bérurier ; on voye qu’t’as d’l’instruction, César. C’t’une chose dont ça m’manque un peu, à des moments. ’Reus’ment qu’y m’ reste l’intelligence !
Le doux vieillard émet un sourire de carte postale publicitaire, style « C’est vrai que je suis constipé, mais avec les dragées Cagoinsses, je me soigne ! ».
Il reprend :
— Dans ce cas, il devient vraisemblable qu’il s’agit d’un assassinat dicté par l’intérêt. Par conséquent, pour essayer d’y voir clair, nous sommes obligés d’interroger la famille de la victime. Bref, de conduire dès lors une enquête classique.
— Comprenez-vous-t-il, Excellence ? ponctue Béru.
Au lieu de répondre, le vieux propriétaire mordille sa lèvre inférieure avec agacement.
— Je suppose, fait-il à la longue, que c’est à la police argentine et non à la police française de conduire cette nouvelle phase des investigations ?
— Elle va s’y mettre, soyez-en convaincu, déclare Pinaud. Mais nous prenons les devants afin d’assurer le non-lieu à notre ami le plus rapidement possible.
— Vous prenez NOTRE police pour un ramassis de lambins ?
— Elle n’a pas la même liberté de mouvements que nous qui travaillons en francs-tireurs, sans être accrédités. Vous pouvez fort bien nous éconduire au lieu de nous traiter au Dom Pérignon, monsieur del Panar, mais je crois que la vérité vous importe davantage encore qu’à nous.
— Chiément dit ! complimente derechef Béru. T’aurais dû z’êt’ norateur, mec ! J’t’ voye su’ un’ estrade, à balancer des harengs à la foule !
— Des harangues ! corrige César.
— P’t’êt’, mais commence pas à rouler des mécaniques, vieux pantin !
Le châtelain-vacher a un léger sourire.
— Je vous trouve sympathiques, tous les deux, dit-il. Sympathiques et amusants. J’aime votre spontanéité. Que puis-je pour vous ?
— Ecoutez-moive, Vot’ Eminence. Su’ la route qui amène chez vous, y a un transformateur électrique, vous voiliez c’que j’cause ? demande Béru.
— Très bien.
— C’t’à dix mèt’ d’ c’transfo qu’ not’ tire a tombé en panne des sens. On a été bités par la jauge qui est nazebroque. Vous pourreriez-t-il n’envoyer un d’vos larbins la récupérer av’c un euréka d’essence ? Bien entendu, j’vous rembours’rai la tisane !
— Nous allons faire le nécessaire, promet l’aimable hobereau en actionnant sa sonnette.
C’est alors qu’une créature de rêve pénètre dans la pièce.