(ARCHI) SUITE

Il prend le vent.

Justement, une brise légère souffle du Rio de la Plata. Le Gros se dit que, pour quitter la maison, Veronica a dû soit passer par la fenêtre, soit emprunter une sortie de derrière. Alors il contourne l’habitation et trouve ce qu’il attend : des traces de sang sur l’appui de la croisée de la chambre où il contracta ce mal étrange qu’on appelle l’amour.

Partant de là, il suit des foulures de pas dans la pelouse. Elles se dirigent vers le fond de la propriété. A l’extrémité d’icelle : aucune barrière, mais un bras d’eau. Un instant, le Gros se met à redouter que la blessée se soit jetée dedans. Il se dissuade en pensant qu’elle aura été capable de nager puisqu’elle a pu enjamber une fenêtre.

Il furète dans l’herbe haute. Voici les traces de pas qui reprennent. Il les suit. Elles cessent à l’orée d’un petit pont en dos-d’âne réservé aux seuls piétons. Sa Majesté le franchit lentement, courbé en deux, à la recherche de nouvelles traces.

Deux petites étoiles sombres dans la poussière ! La môme est passée par là !

Le côté animal de cet homme donne à plein quand il est en chasse. Tout le ramène à l’instinct sauvage : les sons, les odeurs, la pression atmosphérique.

Il se dit, en termes presque télégraphiques : « Quand elle a entendu défourailler au salon, elle est venue jeter un œil à la sauvette. L’a vu le p’tit gonzier dans ses z’œuvres. S’est dit qu’il allait aller la seringuer aussi. L’a mis les adjas par la f’nêt’ de sa piaule. La trouille donne l’énergie manquante. Au lieu d’enfuir par la route, s’est mis à calter par les arrières. D’deux choses lune : elle sait où qu’elle allait ou ell’ l’sait pas. »

L’animal béruréen stoppe, à genoux sur la berge d’un étroit canal. Il renifle, il pète, il attend l’inspiration. Et puis, surtout, il regarde. Qu’aperçoit-il ? Le paysage romantique du Tigre. La plaine sillonnée de canaux avec plein de maisons de vacances ou de véquendes rivalisant de grâce et d’ingéniosité. Les architectes « argentiers » sont très forts, bourrés d’idées originales.

Le Mastar perçoit une sirène de police, un brouhaha en provenance des lieux qu’il vient de larguer. Il croise les doigts pour conjurer le mauvais sort. Il souhaite que le petit massacreur boutonneux s’en tire. Il l’a pris en pitié, voire en sympathie. Et puis il se sent coupable d’avoir foutu cette mitraillette entre ses mains, dans l’état commotionnel où il se trouvait.

Bon, on verra plus tard. La Léa jacte à l’est, comme on dit en latin (il s’est torché un jour avec les pages roses du Larousse, les jugeant superflues). Il a bien fait de marquer une pause : pendant cette halte, son instinct a pris la direction des opérations. Il lui souffle la réponse à la question qu’il se posait à l’instant : Veronica est allée se planquer dans un endroit précis. Elle connaît parfaitement ce lieu résidentiel.

Bérurier se dresse, sonde la nuit de son regard. Il distingue, au loin, une lumière. Une seule. Tel les bergers de la crèche guidés par l’étoile, il s’y dirige, franchissant d’autres ponts, traversant d’autres pelouses, enjambant des haies basses, des massifs de fleurs. L’amour le pousse ! Il veut la retrouver coûte que coûte, la sauver, finir de la baiser, l’emmener élever des cochons à Saint-Locdu-le-Vieux.

Au bout d’un quart d’heure, le voici devant une construction de style californien. C’est moi, l’auteur, qui dit « californien » ; Béru, lui, il ignore ce dont il s’agit. La maison n’a pas d’étage. Tout de plain-pied, elle est en forme de « Z ». Au jambage du bas, il y a la fameuse lumière. Alexandre-Benoît s’en approche. Mais on a tiré le store intérieur, les lamelles se chevauchent parfaitement et il ne voit rien. Pourtant, quelque chose lui dit qu’il « brûle ».

Que faire ? Taper au carreau en appelant ? Dangereux. Si c’est quelqu’un d’étranger qui se trouve dans la taule, il appellera les bourdilles, et si c’est « elle », elle prendra peur et aura des réactions imprévisibles. Alors il va à la porte. Elle est fermée. San-Antonio serait de la partie, avec son fameux sésame, tu parles qu’il en rigolerait de cette serrure bouclarès, ce grand con pavaneur !

Messire prend une décision forte. Il furète dans le jambage supérieur du « Z » qui est le garage, y dégauchit des outils et se met à besogner une fenêtre éloignée de celle qui est éclairée. Il est pugnace, fort et madré. En moins de jouge il craque le montant, redoutant quelque système d’alarme ; mais non, tu vois, c’est franco. Il escalade. Il perçoit un bruit étrange venu d’ailleurs, croit un bref instant qu’il s’agit d’un de ses nombreux pets inadvertés, mais comprend, en fin de compte, qu’il s’agit de son fond de bénoche qui vient de rendre l’âme, un de plus ! Son talon d’Achille, le fond de futal.

Il se déplace à tâtons dans la place investie. Un couloir, un living trempant dans l’obscurité, un nouveau couloir desservant des chambres avec, tout au fond, une barre lumineuse soulignant une porte. Bérurier pose ses godasses et une étrange odeur envahit les lieux. Cela sent la bergerie au moment de la tonte, le champ d’épandage, le vieux plateau de fromages à bout de course…

Il va à la porte, se baisse pour amener l’un de ses lotos au trou de serrure. Il découvre une chambre de jeune fille aux murs peints en trompe-l’œil. Argument : Robinson Crusoé, l’île tropicale, Vendredi en « Y a bon Banania », un perroquet et ce con de Robinson vêtu de fourrures (sous les tropiques, je te dis que ça !). Un lit à colonnettes d’acajou. Sur la couche aux draps fanfreluchés : Veronica, appuyée contre une pile d’oreillers ensanglantés. Elle semble épuisée, à bout de résistance. Elle a la tête sur le côté. Un combiné téléphonique gît près d’elle. Elle a dû s’évanouir au cours d’une communication.

Béru va pour se précipiter, mais, pile, un ronflement de bagnole se fait entendre et une tire stoppe devant la maison, dans un crissement de freins et une giclée de graviers. Alors, Mister Babar se ravise, réprime son élan après avoir récupéré ses tartines et pénètre dans la chambre voisine, laquelle est obscure. Il attend.

Des pas pressés radinent dans le couloir. La porte de Veronica claque. Un organe d’homme lance, rudement :

— Veronica !

Des gifles pleuvent ! Alexandre-Benoît n’en croit pas ses manches à air. Se peut-il qu’on frappe cet être exténué, blessé, peut-être agonisant ? Il sort.

La porte étant restée ouverte, il distingue un gros homme, de dos ; c’est lui qui vient de bigorner la blessée, qui l’invective ! Dans sa colère, il jacte tellement vite que Béru n’a pas la possibilité de capter le moindre mot.

La môme a maintenant les yeux ouverts. Elle balbutie des phrases peu audibles, sur un ton d’excuse. Le vilain lève derechef la main sur elle et va cogner encore. Mais une main d’airain chope son poignet. Il n’a pas entendu survenir. Il en est pétrifié. N’a pas le temps de piger. Il dérouille un coup de boule taurin dans les naseaux. Quelques ratiches, vraies ou fausses (bilan à établir plus tard) dégoulinent de sa bouche. C’est à lui de tourner de l’œil. Alexandrovitch-Bénito est parti pour la gloire. Après le coup de tronche, c’est un crochet du droit à la mâchoire. Voyez pommes mousseline et laitages ! Ça craque. Le Mammouth n’en a pas encore terminé avec le molesteur de son égérie. Il y va d’une phénoménale remontée de genou dans les coquilles sans « q ». Le gonzier est forfait. Il s’écroule. Pour parachever son œuvre dévastatrice, Bidular lui fane le cervelet d’une talonnade.

Black-out complet pour le bonhomme : un type grisonnant, aux tifs drus et rêches, au visage d’aventurier tailladé de rides et cuit par le soleil.

— Ma biche ! roucoule l’Enflure en déposant son pantalon fendu sur le lit, près de la gisante, ma bichette jolie, mon atout cœur, ma levrette, j’t’aye retrouvée. C’est l’amour. J’t’vas sauver, ma pouliche sauvage. Tu souffres-t-il beaucoup ?

Elle dénègue.

— Mais t’es à bout d’forces, ma jolie génisse, ma gorette, ma colombe blanche !

Il baisote ses mains inertes sur le drap.

— Et ce sale-sagouin-de-salaud-de-merde-enculé-de-sa-sœur, reprend-il, c’est qui est-ce ?

Elle exhale dans un souffle :

— Mon père !

Il réagit moche :

— Tu as un père qui te bastonne quand t’es blessée, técolle ?

Elle opine.

— Caisse y y prend, ce fumier, d’comporter si indign’ment avec toi, mon trognon ?

Elle soupire :

— Je ne suis pas certaine qu’il soit véritablement mon père. Ma mère est morte peu après ma naissance et j’ai appris par la suite qu’elle avait eu un grand amour…

— Mais c’est la Veillée des Chaudières, qu’tu m’ bonnis, ma poule d’eau ! Et pourquoice y t’ cognait, à l’instant ?

— Parce que l’opération del Panar a échoué et qu’il va y avoir du grabuge.

Le Mammouth bat de ses longs cils gracieusement noués par des boulettes de rillettes.

— Il était z’au courant ?

— C’est lui qui organise tous nos sales coups, en douce. Je passe pour diriger notre organisation, mais je ne suis que la femme de paille de mon père !

— Pas possible !

— Si. Ses affaires, depuis quelques années, sont vacillantes, alors il a trouvé cette manière de gagner de l’argent à bon compte, en me laissant porter le chapeau. Quand il y a un coup fourré, il joue les malheureux pères désespérés et use de ses relations pour arranger les choses.

— La carne ! Et tes potes en savaient rien ?

— Non. Ils me croyaient l’organisatrice de ces arnaques. En fait c’est lui (elle montre le mec inanimé) qui tirait les ficelles.

Le Gravos réagit :

— Maint’nant, ma libellule, faut qu’on va t’ sogner. J’t’vas faire driver dans un hosto…

— Oh ! non ! par pitié. Je vais être arrêtée et emprisonnée, après ce qui vient de se passer !

Le Gros gamberge un peu sous son chapeau. Il sait qu’elle dit vrai. Le massacre du Tigre va faire un chabanais de tous les diables.

— Montre un peu ta blessure ?

Il lui décarpille le haut, avec douceur. On voit très bien le trajet de la balle. Elle a pénétré au-dessus du sein gauche, traversé l’omoplate et elle est ressortie dans le dos. Une opération est fatalement nécessaire. Sans avoir de notions chirurgicales, Sa Majesté en est conscient. Alors ?

— C’t’ crèche appartient à ton vieux ?

— Oui.

— Et l’aut’, celle qu’on a vécu ce circus ?

— Ma bande la louait.

Il sort un faf de ses profondeurs marsupiales, le Mastoche. Un faf froissé qui tenait compagnie à un quignon de saucisse, à un couteau Opinel, à de la monnaie « argentière », à un dé à jouer, à deux épingles de nourrice, à un stérilet (perdu par l’une de ses conquêtes en cours d’ébats), à un minuscule pot de la pommade du Tigre (bien en situation, dans ce pays), à une noix d’origine dauphinoise, à une fourchette à huîtres emportée par mégarde, à une dragée Flica, à une balle de 7,65 et à une image pieuse au dos de laquelle il a griffonné l’adresse d’un clandé du boulevard des Batignolles.

Il défroisse le papier initial et finit par décrypter un numéro de téléphone. Le compose d’une francfort malhabile sur le cadran à touches. Ça sonne. Il compte les stridences. Cinq… Six… Sept… Huit… A cet instant, M. Trabadjabueno décomate et se dresse sur un coude. Béru le rendort d’un coup de latte dans la gueule.

… Onze… Douze… Tr…

Hip, hip, hip, hourra !

— Allô ? demande la voix sommeilleuse de Carmen.

— Ici Bitenfonte ! lance Prosper. J’désespérais qu’tu fussasses chez toi !

Un cri de liesse :

— Toi !

— Textuel !

— Oh ! ma belle queue d’amour, je suis en manque, si tu savais. J’ai le bas-ventre en feu quand j’évoque ton sexe de légende !

— Jockey, gosse ! Viens l’mater d’ près, mais amène une équipe chirurgiale : j’ai un’ blessée qu’y faut soigner fissa, en tout’ discrétion, j’t’espliqu’rai. Balle dans la poitrine ! C’est quoive, l’adresse d’ici, ma sucette en suc’ ?

Veronica lui dit et il répercute.

— On a tout solutionné, la Belle ! T’vas connaît’ les lauriers sauce d’la gloire ! Un’ affair’ pas piquée des z’hann’tons, parole ! Mais r’mue ton joli popotin. Frétille un coléoptère, qu’ça allasse plus vite[8]. Mais t’es pas seule, dis voir, ma gueuse : j’entends chuchoter près d’toi ? C’est qui ? Ta s’crétaire ? T’as suvi mon conseil ? Elle est performante à la choucroute, cette gazelle ? J’en étais certain ! Son r’gard salingue ! J’aurais parié mon bénouze, bien qu’y n’valusse pas un kopeck en c’moment ! J’sus sûr qu’sa menteuse doit accomplir un boulot d’enfer ! Tu d’vrais l’am’ner, qu’on s’ marre.

A ce point de la conversation, Trabadjabueno se réveille à nouveau ; aussi a-t-il droit à nouveau à une portion de tatane pointure 45, à semelles renforcées. Bonne nuit, les petits !

Béru reprend :

— J’y enseign’rerai quèques bricoles qu’tu s’ras contente par la sute. La gaufrette anglaise, tiens ! La guerre des Malines, c’t’un pique-nique auvergnat, n’en comparaison ! Tu vas court-juter du soubabass’ment quand on va t’voter une pareille délicatesse dans l’nid d’amour ! Allez, couic ! Au boulot ! On continuerera c’te converse pendant qu’ ton chirugien soign’ra la personne dont à laquelle j’m’intéresse !

Il raccroche.

— T’es en bonne voie, gamine. R’pose-toi, un toubib va viendre pou’ t’réparer. J’te donne rien à prendre, biscotte faudra qu’tu soyasses à jeune pour t’faire charcuter.

Elle murmure :

— Fais-moi l’amour…

Il en est babatifié, le Terrible. Une fille perforée de part en part et au bord de l’évanouissure qui veut du membre, alors là, ça dépasse tout c’ qu’on peut imaginer, y compris les Contes des Mille et Une Nuits : Archibald le Malin, Baladin ou la Langue merveilleuse, Chère rasade, le calife Aroun Tazieff et autres féeries bien superbes !

— Mais si j’t’engouffre la mollusque dans ton état, ma bébête chauve, tu vas déglinguer d’la pensarde !

— Je t’en supplie !

— Bon, moi, c’est l’genr’ d’truc dont y faut pas m’le dire deux fois. N’auparavant, j’vas m’occuper d’ ton vieux, t’as pas envie d’être tringlée d’vant cézigmuche !

Il s’attelle entre les cannes du vilain monsieur et le brouette dans la chambre d’à côté.

Le ligoter à l’aide des cordons de rideau est un exercice courant dans lequel Béru est passé maître. Par excès de sécurité, il attache ensuite le saucissonné par les pieds après la suspension et place sous lui quelques vases qu’il brise pour les transformer en tessons.

— Débats-toi pas, mon pote ! lui conseille Bérurier. Qu’sinon t’auras l’air d’t’êt’ rasé av’c une moissonneuse-batteuse.

Et il vole vers l’amour !

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