Un temps. Alexandre-Benoît vide son verre. Il se ressert : un quart de porto, trois quarts de marc. Reboit cul sec.
— Alfred, rapiérer une frangine, lui qui s’évanouit quand il voit du sang ! Je m’ marre !
Pinaud hausse les épaules.
— Berthe est formelle. D’ailleurs elle va te le dire elle-même, j’ai laissé le téléphone décroché et elle est toujours en ligne.
Le Mammouth s’arrache.
— J’espère qu’la communicance est à la charge d’Alfred.
Il va saisir le combiné.
— Berthy ?
La voix pathétique de la femme adultère lui gouzille la trompe d’Eustache.
— Oh ! mon Sandre, mon Sandre, te voilà ! râle-t-elle.
— Ton Sandre, y t’pisse au cul, salope ! Vous tailler en Argenterie les deux, sans me proposer d’viendre ! Tu croives, qu’j’vous aurais gênés ? C’est nouveau, ça, d’ filer en loucedé, sous prétesque qu’ta charogne d’sœur s’est fané les guibolles ! T’as tort, Berthe. T’as tort. J’veuille bien qu’ tu m’trompes, mais j’veuille pas qu’tu m’mentes ! Entre époux mariés, c’est pas convenab’. Et t’v’là bien avancée av’c ton Rital d’Alfredo encabané, car y l’ont enchtibé, mes collègues d’là-bas, bien sûr ?
— Oui.
Elle pleure.
— Bien fait pour ce gommeux ! Toujours à rouler ses épaules en bouteille Perrier, à draguer la première pétasse v’nue ! Ça y f’ra les pinceaux d’moisir en taule. Quand y r’sortira, l’aura des champignons ent’ les doigts d’pieds. N’en attendant, t’as plus qu’à rentrer fissa, la mère. Tu biches l’premier avion ou l’premier train, au choix, autr’ment sinon, j’fais constater par huissier ton abandonnage d’ domicile et j’d’mande l’ divorce.
— Mais j’peuve pas rentrer ! sanglote la Baleine ; la police d’ici éguesige qu’ j’demeurasse à sa disposance.
— Y t’a filé dans une drôle d’merderie, ton merlan de mes fesses ! T’t’rends compte que, pendant des années, tu t’ayes fait monter par un assassin, Berthe ? En es-tu-t-il consciente ou pas ?
— J’arrive pas à y croire ! lamente-t-elle. Caisse il a pu lui prendre, un garçon si doux, si prév’nant ?
— Il y a pris qu’c’t’un sadique, Berthe. Quinze piges qu’tu es tirée par un monstre plein d’instinctes ! Et moi j’passe derrière : la voiture balai ! Merci bien. Si tu croives qu’j’vais continuyer d’ troncher les restes d’un meurtrier, tu t’ goures. T’iras t’faire zébrer par les nègres du dix-huitième et tu mouriras du sida, ça t’évit’ra d’ d’vnir vieille !
Furax, il raccroche avec tant de violence qu’il écrase le poste téléphonique comme un camion une merde. Son courroux le fait trembler, le Gravos. Il arpente la pièce en balançant des louises d’énervement. Il psalmodie des injures, des présages bien funestes. Il dit que, quand sa mégère rentrera, il la mettra au turf, rue Saint-Martin, avec des cuissardes, pas de culotte et des chaînes en guise de vêtements. Qu’elle pompe des cilles, des pasteurs, des employés de la voirie, n’au moins ça rapportera d’l’artiche !
Apercevant le bar roulant, il revient se servir. Cette fois, c’est le verre empli de marc avec quelques gouttes de porto pour parfumer.
Pinaud le contemple avec tristesse.
— Cette charognasse aura gâché ma vie ! dit Bérurier. Ah ! si j’aurais eu un’ épouse modèle, comme la tienne. La femme rangée, d’belle éducance, qui se fait piner sobr’ment à la maison par une personne qualifiée…
César hoche sa belle tête de gâteux gentil.
— J’admets que j’ai eu de la chance, fait-il. Que va faire Berthe ?
— Rien ! Les draupers de là-bas l’ont consignée à son hôtel, comme si ça s’rait elle qu’aurait tué. Tu t’rends compte si ça fait riche pour l’épouse mariée d’un officier d’police français ?
— Il faut la tirer de ce pétrin ! affirme le charitable Pinuche. On va prévenir San-Antonio.
— San-Antonio mon nœud ! Il est en voiliage d’amour en Inde, av’c Marie-Marie. Ça les a r’pris, la tendresse. Ils font des éclipses, mais un jour, fatal’ment, y s’marieront !
— Bon, alors allons voir le Vieux pour lui demander d’intervenir auprès des autorités argentines, qu’elles laissent rentrer Berthe !
Béru donne du talon sur le tapis persan.
— Jamais ! Ses sargasses, j’les supportererais pas ! Tu l’entends d’ici, s’en donner à claire-voie : « Mon cher Bérurier, lorsqu’on a épousé une catin, il faut s’attendre à ce genre de désagréments ! » J’aim’rais mieux qu’ Berthe crevasse dans un cul de fausse contrebasse[1] plutôt qu’ d’aller chialer su’ la crav’touze d’Achille ! Je l’hais, c’mec ! Y s’rait trop content d’m’savoir dans la merde. Faut pas trop donner d’bonheur aux gens, y t’en gardent aucune r’connaissance !
Cette déclaration convainc Pinaud. C’est un psychologue qui sait tout de l’existence, de ses misères. Il opine tristement. Béru se verse un nouveau verre. Il omet le porto, mais avale toujours cul sec, d’une superbe glottée qui rappelle le bruit de siphon d’un lavabo obstrué qu’on vient enfin de déboucher à la ventouse de caoutchouc.
— J’ai une proposition à te faire, Alexandre-Benoît, murmure le Débris d’une voix rêvasseuse.
— On accepte les dons en nature ! rétorque le Mastar.
César rallume son mégot à la flamme torche de son éternel briquet de poilu 14–18.
— Nous allons aller en Argentine pour voir les choses d’un peu plus près, dit-il.
Le Gravissimo demeure comme un bouddha avec seulement deux bras (mais quelle bite !).
Au bout d’un peu, il objecte :
— C’est bien joli, mais faut payer le voiliage !
— Je prends tout à ma charge.
— J’peux pas accepter, Pinuche. C’est pas pa’ce que j’ai marié une pute qu’ ses conneries t’incombent !
— Berthe n’est pas une méchante femme, assure le Débris. Certes, elle possède un tempérament de braise, sinon tu n’as rien à lui reprocher. Et si tu fais ton examen de conscience, Gros, tu dois convenir que toi aussi tu es faible du côté de la chair. Si vous faisiez un concours de baise, ta femme et toi, je suis sûr que tu décrocherais la timbale !
Sa Majesté sourit fièrement.
— Je dois conviendre qu’effectiv’ment en effet, j’donne pas ma part aux chiens pour c’qu’est du cul ! Moive, un trou av’c d’la chaleur, j’résiste pas, surtout quand y a du poil autour.
Il s’approche de son ami, se penche et l’embrasse sur les yeux, malgré que ceux-ci fussent chassieux.
— Tu voyes, César, murmure-t-il, t’es vieux, t’es moche, tu pues d’la gueule, t’as pas une grosse queue et tu bandes mou, mais si j’s’rais été une femme, j’m’serais donnée à un homme comm’ toi. T’es bon à en dégueuler dans les pots d’fleurs, mec. L’abbé Pierre, c’t’un vieux voyou à vous comparer ! J’t’l’prédis en grande pompe : tu s’ras canoné saint, un jour. T’auras ton estatue dans les églises et on t’f’ra brûler des cierges contre. J’accepte ta propose. Pour m’reconnaît’, je t’offrirerai la montre d’mon vieux, av’c la chaîne ! Or dix-huit carats !
— Mais non, penses-tu ! proteste Pinaud. C’est un souvenir de famille !
— C’est vrai, convient Béru, alors je t’offrirai la grosse coquille, de famille également, qu’on voit d’dans une vue de la Prom’nade des Anglais et dont on a marqué d’sus « Souvenir de Nice ». Une vraie œuv’ d’art qui vaudrerait un’ fortune chez un antiquitaire.
Il torche ses larmes avec sa manche.
— C’est inestimab’ d’avoir des aminches, assure-t-il. Si j’aurais pas la foi, j’croiverais en Dieu d’c’que tu viens d’faire !