C’est toujours un moment solennel que de visiter une morgue et de contempler un défunt allongé nu dans une bassine de zinc montée sur roulettes.
Ils se tiennent tous trois dans une pièce glaciale, carrelée d’un vilain vert Nil, sous la houlette d’un énorme médecin légiste bourré jusqu’aux paupières de chili con carne. De temps en temps, le légiste, un peu trop vivant dans cette nécropole, rote l’oignon frit. Loin de stimuler les énergies, ces exhalaisons dépriment les assistants, du moins Carmen et César.
La dépouille de Conchita del Panar a été nettoyée et les plaies qui la constellent, devenues noirâtres sous l’effet des heures écoulées, semblent plus hideuses que jamais.
Le toubib récite, en litanie :
— Un coup à la gorge : veine jugulaire sectionnée. Un coup en plein cœur !
— Deux raisons de boire Contrex ! gouaille l’Incorrigible.
Le docteur poursuit.
— Deux coups au foie : perforations. Un coup dans l’estomac : perforation.
Carmen se penche sur le visage de la suppliciée. Ses traits se sont détendus et n’expriment plus l’effroi. En fait, ils n’expriment rien, sinon la tranquille hébétude de la mort. C’est une personne d’une vingt-cinquaine d’années, plutôt anguleuse, avec d’énormes grains de beauté au cou et sur la poitrine. Ses paupières, incomplètement fermées, laissent voir un regard qui louche. Une fine moustache surmonte ses lèvres. Elle a le nez légèrement busqué.
— Des photographies ont-elles été prises ? demande le directeur.
— Naturellement, s’empresse le gros légiste en balançant une nuée ardente.
Cézig, il vaut mieux qu’il autopsie les autres que d’être autopsié lui-même. Tu parles d’une barrique de merde !
— Vous les avez ? demande Carmen Abienjuy.
— Suivez-moi jusqu’à mon bureau.
Ils.
Le burlingue est vieillot, avec des boiseries vernies qui s’écaillent, des meubles ringards, une bibliothèque aux gros books poussiéreux.
Le toubib prend une enveloppe de papier kraft dans une corbeille en plastique et la tend à sa visiteuse.
— A votre service, señora directeur.
Elle retire des photos 18× 24 pas belles à voir. Photographiées en gros plans, les blessures deviennent insoutenables. Carmen gaze sur les clichés, à la recherche d’un portrait de la morte. Elle finit par le dégauchir parmi le paquet d’images.
— Vous la ferez retirer, dit-elle ; je vous la prends.
Le roteur d’oignon arrive à amorcer un projet de courbette.
— Tout à votre disposition, señora directeur.
Il ignore encore qu’elle est démissionnaire, sinon il lui pisserait au cul.
Le trio s’en va.
Carmen donne une adresse au chauffeur. Assise entre les deux hommes, elle s’abandonne un peu. D’instinct, sa main délicate se fourvoie dans le cratère béant qu’est la braguette de Bérurier. Quand il se trouve en compagnie de la jeune femme, il ne la referme pratiquement plus.
— Moi qu’j’connais intiment Alfred, mon p’tit cœur, j’peuve t’dire qu’la gonzesse zinguée c’était pas son style d’emplâtrage : l’était beaucoup trop sèche pour lui.
— Nous allons en avoir le cœur net, déclare Mme le directeur.
— Comanche ?
— Je vais remettre cette photo à l’avocat de votre ami, commis d’office : maître Dominico Verluza, un jeune maître du barreau de Mardel, en le priant d’aller la montrer d’urgence à son client. Il va lui demander si ce portrait est bien celui de la fille qui l’a dragué. Il se peut qu’il ait confondu dans la chambre. Le cadavre gisait dans l’ombre de la ruelle du lit, couvert de sang. Comme le citoyen Alfred était enfermé dans la pièce, pas une seconde il n’a douté de l’identité de la morte.
Elle agit comme annoncé, va trouver seule le brillant avocat, puis réapparaît peu après.
— Nous avons rendez-vous dans une heure devant la prison, déclare-t-elle. Il aura fait le nécessaire.
— Qu’est-ce on fiche n’en attendant ? s’inquiète l’Actif.
— Ça vous plairait de visiter Mardel ?
— Rien à cirer, ma poule ; tous les pat’lins s’ressemb’. J’croive qu’le mieux, c’s’rait qu’tu nous invites à prendre un pot chez toi, si tu n’voyes pas d’inconvénience ?
— Au contraire, fait-elle.
Alors, bon : ils vont chez elle.
Carmen Abienjuy habite un bel appartement dit de grand standing dans un immeuble du front de mer. Superbe salon prolongé par une non moins superbe terrasse, grande chambre avec dressing garni d’acajou, bois précieux et con s’il en fût (d’abord un bois ne doit jamais être précieux, sinon il cesse d’être du VRAI bois !). De la peinture argentine sur les murs. Couleurs ardentes ! Des fauteuils moelleux.
— Asseyez-vous. Je peux vous proposer un whisky ?
On préférerait du vino, assure Béru, confus.
— Hélas, je n’en ai pas !
— Casse la tienne, tu vas nous payer un’p’tite tournée d’chaglatte.
— Pardon ?
Il explique. Pinaud, champion de France de minette chevrotée a ébloui la comtesse. Veut-elle l’essayer également, histoire de compléter son éducation sexuelle française ?
Elle mate le Dabuche d’un œil indécis. Il paraît si peu comestible, l’Ancêtre, si branlant !
— Hésite pas, ma gosse, m’sieur Pinaud, question d’la tyrolienne de broussaille, c’est la valeur sûre ! Tu peux ach’ter les yeux fermés. Attends, César, j’vas t’la préparerer. Ici, c’est tell’ment confortab’ qu’nous allons travailler su’ l’velours. Laisse-toi faire, jolie p’tite maâme. Tu vas penser qu’on t’laisse pas chômer du berlingot, mais la vie est brève et nous n’ sont qu’d’passage en Argenterie ; alors faut t’prodigaler des cours accélérés.
« Pour commencer, œuf corse, tu m’enlèves ta culotte. Ah ! bon, t’en as pas mis, donc t’as tout compris. T’sais qu’avec nous faut toujours êt’ prête pou’ l’parcours du combattant. Tu t’assoives en avant, l’plus possib’ ! Voilà ! Maint’nant, tu nous poses une guitare su’ chaque accoudoir. Je place un chouette coussin par terre, d’vant l’fauteuil, pour aménager les g’nouxes cagneux d’la Pine. Voilà ! M’sieur César est servi. A table ! »
La Vieillasse dépose son chapeau sur la table basse, s’agenouille sur le coussin, en geignant un peu. Et au boulot, mon Pinaud !
Nouvelle fête des sens pour la dirluche presque « ex ».
Béru la regarde, attendri. Une grande bonté inaltérable rayonne sur sa face de bison pas si futé que ça. Il aime voir une dame s’expédier dans les délices. Un coup de sonnette en coulisse retient son attention. Une visite ? Il ne veut pas faire déraper la pâmade de son « élève » et va ouvrir.
Voilà qu’il se trouve en présence d’une dame de la haute société argentine, en grand deuil, flanquée d’un jeune homme boutonneux, aux yeux de lapin russe qui ressemble étrangement à l’ineffable Stan Laurel.
— Señora Carmen Abienjuy, por favor ! dit la dame en deuil.
Tu dirais un personnage de Pirandello : personne blafarde, goitreuse, au nez en bec d’oiseau de proie, portant une superbe verrue sur l’aile gauche de son pif et une deuxième, à aigrette celle-là, au menton.
Elle ajoute une assez longue phrase en espagnol, mais Béru ne la pige pas.
Il dit :
— Carmen, occupate !
La dame répond quelque chose comme : « nous allons l’attendre », probablement, puisqu’elle entre et s’assied sur une banquette de bambou tandis que son boutonneux demeure debout, immobile, à son côté.
Béru retourne au salon en prenant soin de refermer la porte vitrée, au verre dépoli.
Ce gros poussif a des gestes si brusques qu’il ne s’aperçoit pas que le pêne ne mord pas et que la porte se rouvre doucement derrière lui.
Il retourne au couple. La Carmen, éblouie par ces nouvelles sensations, glousse, gazouille, gémit, roucoule, craquette, balbutie, mouille, le dit, le réaffirme, le hurle !
La dame en grand deuil, alarmée, lève son cul en grand deuil de la banquette et s’approche de la porte, suivie du dadais boutonneux également en grand deuil.
Que voient-ils ? Une chevelure féminine dépassant d’un dossier de fauteuil, deux jambes à califourchon sur les accoudoirs dudit, et c’est tout. Les plaintes, cris pâmoiseux et autres onomatopées sont émis par la personne aux jambes écarquillées.
La dame et son rejeton se risquent.
Un, deux, trois, puis quatre pas !
Ils ont alors une vue d’ensemble de la scène. La señora, Carmen Abienjuy, déculottée jusqu’au nombril, si nous osons dire, avec, dans son entrejambe, un vieillard chenu, qui a posé un mégot de cigarette brasillant sur son oreille gauche et qui se livre à une action mal discernable, mais qui produit un bruit de mauvaise évacuation d’eau (siphon plus ou moins obstrué).
Le vieil homme est agenouillé. Il s’est assis sur ses talons, ses mains en pattes de poule sont crispées sur les ravissantes cuisses de la jeune femme. Par instants, le bruit trouve un vibrato de tyrolienne, un yod étrange, presque musical.
La dame en grand deuil n’est pas rompue aux délicatesses marginales de l’amour car elle s’approche de Béru, lui touche le bras pour solliciter son attention et questionne :
— Que se passe-t-il ?
Bien qu’elle se fût exprimée dans la langue de Cervantès, à l’intonation, le Gros a pigé.
— Docteur ! laconise-t-il.
Elle veut en savoir davantage, mais le Mastar la refoule fermement, elle et le dadais.
— Momente ! il dit. No dérangeasse the doc ; it is very délicate exercice.
Cette fois il referme dûment la lourde, et comme il fait bien ! Juste sur ces entrefaites, le train de la jouissance dans lequel a pris place le directeur entre en gare : Carmen pousse des hurlements que n’importe quel romancier à trois francs six sous qualifierait « d’inarticulés ». Elle fait des « wraouhaaa, wraouhaaa, wraouhaaa, wraouhaaa », et puis des « hargggrrr, hargggrrr, hargggrrr », et enfin des « mrrreeee, mrrreeee, mrrreeee ».
En grand tacticien, Pinuche laisse encore sa menteuse courir sur son erre. Ne jamais interrompre une minouche brutalement, que ça peut faire disjoncter le sensoriel de la patiente ! Mieux vaut poursuivre la manœuvre jusqu’à ce qu’elle devienne insupportable. La bénéficiaire te le fait alors savoir en rebuffant des deux paumes de la main appliquées sur ton front afin d’exercer une poussée d’éloignement supérieure au poids de ton chef.
Là, ça ne rate pas. Au bout de quelques frétillements excédentaires, elle gémit :
— No-on-on !
Et décoche un coup de genou dans la mâchoire du père César. Il en paume son dentier. Mais tout à son affaire, ne s’en aperçoit pas immédiatement.
— Poupoule ! intervient le Gravos. Remets ta culotte, t’as du monde !
— Qui donc ?
— Une vieille peau et son garn’ment. Tu veux qu’on va t’laisser ?
— Attendez-moi dans ma chambre, je vais l’expédier.
Les deux chevaliers de la baise étincelante obtempèrent.
La Carmen se refait un coup de badigeon express sur le minois et introduit ses visiteurs. A cet instant, Pinaud réapparaît :
— Mille excuses, douce amie, chuchote-t-il. Pourriez-vous me rendre mon dentier qui a dû rester dans les poils de votre sexe ?
Elle dit qu’oui, et voilà l’explication de ce corps étranger dans son slip, qui tant la gênait. Elle se détourne, l’en extrait, le tend discrètement à Pinaud, lequel s’empresse de rejoindre son compagnon en se réfectant la clape.
Une troisaine de quarts d’heure plus tard, Carmen Abienjuy va rejoindre ses deux amants. Les trouve allongés côte à côte sur son lit, profondément endormis. Ils ronflent tellement que, depuis le salon, elle a cru qu’on venait d’entreprendre des travaux dans l’immeuble.
Elle est bien sous sa jolie peau, Carmen. Aérienne. Des années sans jouir, et voilà qu’en quelques heures elle découvre coup sur coup (si l’on peut de la sorte s’exprimer) l’homme le mieux membré de France (après M. Félix) et le roi incontesté de la minette chevrotée. Elle est heureuse ! Sa démission est pour elle une délivrance.
Elle a du blé, elle accompagnera ses deux chevaliers de l’amour en France lorsqu’ils y retourneront. Là-bas, elle passera des semaines à se faire reluire, à prendre des pétées disloqueuses ! Ça va être la grande fête à nœud-nœud ! Les « Erotics Folies » ! Quand elle rentrera en « Argenterie », comme dit Alexandre-Benoît, elle sera devenue une fille experte, une surdouée du radada.
Telle que la voilà partie, elle est insatiable, la jolie bougresse. Comment a-t-elle pu se vouer à la police pendant autant de temps ? Lui consacrer son intelligence, sa volonté, son énergie, ses jours et ses nuits ? Et pendant ce temps, les autres femmes de son âge pinaient comme des bêtes ! Mon Dieu ! Toutes ces tringlées perdues ! Elle s’invitait parfois, les soirs de moniche démangeante, à des parties de médius solitaires ! Tristesse ! De Chopin, d’Olympio ! Désormais, fïnito le finger mouillé ! La chasse au braque est ouverte. Taïaut ! Taïaut !
Radieuse, elle s’assied sur le lit, côté Béru, et, tendrement, effleure sa cage à zob de ses doigts mutins. L’effet est immédiat. Le Gros hisse pavillon. Le cirque Bouglione ! Entrée des gladiateurs ! Quel phénomène ! Un mâle de cette pointure et de ce tempérament, ça ne se lâche pas. Qui sait, peut-être acceptera-t-il de divorcer ? Elle s’imagine Mme Bérourier. Statue équestre du plaisir, campée telle une nouvelle Jeanne d’Arc, sur le phallus palefroi de l’Incomparable.
Justement, il se réveille. Ses yeux couleur de soleil couchant se dépâtent.
Il soupire :
— ’ sont partis ?
— Oui.
— Qu’est-ce y v’laient ?
— C’étaient Mme del Panar et son fils.
— Mme del Panar ?
— La mère de la victime.
— Ah ! moui.
— Elle m’est recommandée par le ministre de l’Intérieur.
— Qu’est-ce ell’ t’veuille ?
— Elle assure qu’il est impossible que sa Conchita ait pu amener un homme dans sa chambre. C’était une fille pieuse, d’une haute moralité ! Elle prétend que la police et les médias ont entaché sa mémoire en prétendant qu’elle a été assassinée par un amant de rencontre ! En somme, tout cela va dans notre sens. Maintenant il est temps d’aller devant la prison, au rendez-vous de maître Verluza.
Ils laissent roupiller Pinaud, dont la moustache est encore irisée par sa délicate prestation.
Le jeune ténor du barreau les attend au volant de sa Ferrari. Il fume un énorme cigare (il fumait le même déjà lorsqu’il appartenait au Barreau de Chèze). Il sort de sa tire en souplesse. Elégant, racé, le sourire badin.
Carmen baisse sa vitre.
— Alors, maître ?
— Mon client est catégorique : il affirme que la victime n’est pas la fille qui l’a dragué ; ça vous paraît possible, madame le directeur ?
— Non, répond-elle, ça me paraît certain. Je vous communiquerai dans la soirée les résultats de ma contre-enquête ; ce sera à vous d’en tirer parti car je quitte la police.
— Vous ! déplore l’avocat.
— Moi ! Je démissionne, mon cher ami !
Il en reste bouche bée ; puis il lui demande :
— Est-il indiscret de vous demander ce que vous comptez faire ?
Carmen Abienjuy lui file un regard qui ferait fondre le mont Blanc.
— Des choses, répond-elle ; des tas de choses, vous verrez.
Et elle lui caresse amitieusement les roustons.