SUITE

Grésillement crachoteur de radio. Carmen bondit. Ça fait deux bonnes heures qu’elle a rendu heureux le pilote, lequel roupille, anéanti.

Elle branche le contact :

— J’écoute !

— Sergent Gogueno. Je vois survenir une grosse dépanneuse avec un seul homme à bord.

— O.K., nous arrivons. En cas de besoin, braquez l’homme pour le faire tenir tranquille.

— Bien reçu !

Elle interrompt la communication et réveille ses troupes :

— Messieurs, debout ! L’heure de l’action a sonné.

Le pilote bondit. Pinaud et le Mastar sont plus longs à se remettre dans le circuit, mais enfin, le commando est paré pour l’action.

Alexandre-Benoît bâille à en montrer le fond ténébreux de son calbute. Puis il éclate de rire.

— Carmencita ! fait-il, t’as pompé le pilote et il a le falzoche enfoutraillé ; dis-y qu’y s’répare les dégâts avant d’rentrer chez bobonne, sinon médème risqu’ d’y jouer l’grand air d’ l’Acné à la batt’rie d’ cusine !

Intermède joyeux, qui détend cette ambiance d’avant l’attaque.

Ils reprennent leurs places respectives et l’hélico s’élève.

Le Mammouth se penche sur le directeur.

— Tu voyes, chérie, dit-il sentencieusement, ça n’ d’vrerait pas s’produire, un accident d’ce genre. La femme qui taille un roseau à un mec doit assurer la bonne fin d’l’ouvrage. Si tu calumettes un gonzier pour l’laisser floconner dans ses gu’nilles, c’est de l’abusage d’confiance. L’homme qu’t’éponge doive sortir d’ta bouche prop’ comme un sou neuf, sans frais d’teinturerier en perspective. Si tu viendrais à Paname, j’t’emmènerais chez la mère Ripaton, voir c’ que c’est qu’une vraie pipe irréprochab’. Chez ell’ l’lavabo ça n’éguesiste pas ! J’m’ demande même si elle en a un ! Ell’ te boit au goulot sans la moind’ éclaboussure. Une fée ! Tu rest’rais une journée av’c elle, douée comme j’t’ sens, t’aurais tout compris. Quand on a l’don, faut ensuite acquir la technique.

Voilà que le coucou plonge déjà vers les deux véhicules arrêtés. En bas, la dépanneuse est en train de manœuvrer de manière à positionner sa grue près de l’avant du camion.

Inquiet, le chauffeur sort la tête par la portière. Cet hélico qui fond sur lui, l’effraie. Il saute de sa dépanneuse et se met à courir en direction de la route. Fuite dérisoire. Le sergent Alonzo est sorti de sa planque et le braque. Il doit gueuler, mais le bruit infernal du rotor couvre ses injonctions. Alors il pique un sprint et place sur le talon de José ce qu’en foot on appelle un tacle. L’intendant s’affale. Alonzo Gogueno lui met le pied sur le dos afin de composer une figure avantageuse, à la Tartarin. Trophée de chasse !

Le « coléoptère » de Béru s’est immobilisé. Ses passagers accourent. Les Justiciers, épisode no 3 ! De toute beauté ! Ouvrant la marche : la cavalière Elsa, chargeant l’arme au poing ! Sus ! Suce !

— Passez-lui les menottes ! ordonne-t-elle.

Allons-y, Alonzo !

Il enchaîne prestement Don José. Rien qui démoralise davantage un homme que d’être affublé de cadennes. Il se sent tout empêché, soudain ; franchement hors jeu, banni !

Pinaud entraîne la directeur au camion pour lui montrer ses avaries et les traces de peinture rouge sur sa propre carrosserie. « L’accident » de Martin s’y lit comme sur une affiche.

— Amenez-le ici, Alonzo ! lance-t-elle au sergent.

Et voilà le José poussé jusqu’à son char de combat. Carmen sort de son sac-giberne le petit enregistreur de Pinaud, l’enclenche. Elle jacte dans le micro :

— Votre nom !

Puis elle présente l’appareil devant la bouche de l’intendant.

— José Ramirez.

— Ce camion est à vous ?

— Il fait partie de l’exploitation du señor Miguel del Panar.

— C’est avec lui que vous avez provoqué l’accident ayant causé la mort du beau-frère de votre employeur ?

— Quel accident ?

— Vous niez ?

— J’ignore ce dont vous parlez.

Elle désigne la roue voilée, la carrosserie enfoncée.

— Qu’est-il arrivé à votre véhicule ?

— J’ai dérapé dans le fossé.

— Et c’est l’herbe du fossé qui a laissé ces traînées de peinture rouge Ferrari sur votre capot ?

— Elles s’y trouvaient avant l’accident. Je ne suis pas seul à le conduire. Plus de cinquante personnes travaillent à l’exploitation.

Béru croit piger le sens général des propos tenus par José.

— On dirait qu’il bat à niort, hé ? fait-il à Carmen.

— Il nie, répond-elle.

— Si on procéd’rerait à l’interrogatoire à la française, ma jolie ?

— C’est-à-dire ?

— Donne-moi carte blanche, jockey ?

— D’accord.

— M’faut l’hélico et son pilote, et puis ton beau sergent pour traductionner ce dont le gars m’ dira.

— Pas légal ! objecte la belle directeur de la police.

— Sauf ton respect, est-ce que mon cul est-il légal, Mignonnette ? Laisse-moi usiner, j’prends la responsabilité. Pendant c’temps, m’sieur Pinuche ici présent va te faire feuille de rose derrière l’ busson. J’croive pas qu’tu connaîtrerais feuille de rose : on l’gardait pour plus tard. Au début ça chatouille, mais si on persiste, l’bonheur finit par v’nir, pour peu qu’m’sieur Pinaud t’ mandoline un brin la moulasse en même temps !

Péremptoire, il pousse José vers l’hélico et fait signe à Alonzo de les suivre. Le sergent quête une approbation de sa chef et l’obtient, si tant est qu’on puisse tenir un battement de cils pour un ordre de mission.

Le trio embarque à bord.

Le pilote pose une question. Alonzo la répercute au Gros :

— Lui dire, où aller ?

— En l’air, mon pote ! Juste in the sky ! Tu m’understand ?

L’hélico prend de la hauteur. Quand la campagne se met à ressembler à une maquette de puzzle, Bérurier fait coulisser la portière, côté passager, puis il déboucle la ceinture de Ramirez.

— Alonzo, my dear, dis à ce grand con que s’il ne nous allonge pas la vérité, je l’envoie valdinguer dans les azurs, et on sera trois à témoigner qu’il s’est suicidé. Tu m’as pigé ? Good ! Translate-lui, Dudule ! A sa bouille qui ressemb’ à un quartier bombardé, j’ sus certain qu’il a déjà pigé l’plus gros !

Amusé par le jeu, Alonzo Gogueno se fait un délicat plaisir d’informer l’intendant des intentions du Mastar. Fur et mesure qu’il jacte, Béru empoigne José par le colbak, le soulevant à demi de son siège.

L’autre est lit vide. Ses dents claquent. Il a froid de l’intérieur, d’autant — je t’en fais confidence à titre exceptionnel — qu’il est sujet au vertige. Y a des cons qui prétendent que le phénomène du vertige ne peut s’exercer que lorsque tu es sur une hauteur reliée au sol. Faux ! Ce déséquilibre s’exerce parfaitement d’un aéronef lorsque tu es au contact de l’air. Lui, il borde le vide et n’est plus attaché. Alors il se crispe de partout, veut agripper son siège, mais avec les poignets entravés, c’est pas fastoche.

— M’sieur cuit au bain-marie, note l’officier de police Bérurier ; l’est consommab’, à présent. On y va. Premiersio, c’est bien lui qu’a percussionné la Ferrari du gars Martin ? Réponse ?

Il pousse sa victime vers le vide pendant qu’Alonzo traduit.

— Si ! Si ! répond José.

— Eh ben voilà, ça vient ! se réjouit l’Obèse. Demandes-y comment qu’y a procédé. Y s’était rangé su l’bas-côté d’ la strada et y guignait l’arrivée du frelot, j’suppose ? Quand y a aperçu la bagnole rouge, y a mis son tas de ferraille en route et, au doublage, y a filé un coup de boutoir dans l’ museau. La Ferrari qui roulait comm’ un’ perdue a décollé d’la route pour courir embrasser un platane. Traduction !

— Si ! Si ! confirme l’intendant, plus mort que vif.

— Bravo ! s’exclame Gradube. Et maint’nant, Alonzo, la question à cent australs : pourquoi qu’y a manigancé c’rodéo, José ? Qu’y vient surtout pas prétend’ qu’la frime du chérubin y r’venait pas : l’était mignon comme tout, l’Martin. J’eusse eu des instinctes pédoques, j’y aurais défoncé la bagouze sans l’faire payer !

Nouvelle traduction (concentrée) du beau sergent. Là, l’accusé reste coi. Ce que constatant, l’Implacable le déportièrise à moitié. José a déjà une fesse dehors et il lance des implorations. Il raconte comme ça qu’il a une femme, six enfants, dont l’un est mongolien ; sa vieille mère se meurt d’un cancer de la gorge, et puis d’autres trucs comme, par exemple, qu’il est directeur de la chorale mixte de Santa Couchetoila et qu’il est président du syndicat des inséminateurs artificiels de San Carlos de Bidoche, tout ça. De quoi attendrir le steak de restaurant à prix fixe.

— R’pose-lu la question, gronde Béru, en stipululant que c’est la dernière et qu’on n’la répétrera pas trois fois.

Alonzo obéit. Il prend la voix onctueuse d’un tortionnaire japonais. Elle ajoute à l’effroi incommensurable de Ramirez… qui craque !

Se met à jacter à toute vibure, comme pressé d’en finir. La traîtrise est une chose brûlante que l’on a hâte de lâcher. Il s’en débarrasse à marche forcée, les yeux fermés, mais des larmes en coulent tout de même.

Il dit que ses parents sont morts, tués par la foudre, alors qu’il avait six ans. C’est la señora del Panar, la première, qui l’a recueilli et élevé. Elle a été une véritable maman pour lui. Il la vénère, cette grande âme ! Une sainte ! Quand son maître l’a répudiée, il en a été malade. Et pour qui ? Pour cette jeune, belle et froide Allemande qui, c’est visible, n’a épousé del Panar que pour son blé. Il est vieux, à demi paralysé. Elle sait qu’il a « fait son temps ». Seulement, cette fille cupide, influencée par son salaud de frère, songe qu’à la mort du vieux, elle n’encaissera qu’une partie de l’héritage, et encore parce qu’elle porte un enfant de lui. Les deux tiers de la grosse galette iront à ses enfants du premier lit.

Insensiblement, à mesure que le sergent traduit, Béru ramène l’intendant plus à l’intérieur de l’appareil. Maintenant qu’il est lancé, on pourrait refermer la lourde et rattacher sa ceinture, qu’il continuerait sa confession.

Il explique qu’un jour, il y a un mois environ, il a surpris une conversation du frère et de la sœur qui l’a épouvanté. Il rentrait du vin à la cave et entendait, par le soupirail ouvert, les deux descendants de Teutons qui parlaient à voix basse sur la terrasse.

Martin déclarait à sa sœur :

« — Il faut que tout se passe pendant ta grossesse. Un enfant, dans le ventre de sa mère, n’est pas encore un individu. La disparition des deux autres n’engendrera pas l’idée qu’elle fait de ton gosse, le seul ayant droit du vieux. »

Hildegarde a marqué un long silence et a chuchoté :

« — Tout de même, j’ai peur. »

« — Il ne faut pas : je connais une équipe formidable à Buenos Aires. Des gars qui ont un doigté infernal et tellement de relations qu’ils sont intangibles pratiquement. J’ai rencontré l’un d’eux dans un bar de nuit, la Tour Eiffel. Pour deux cent cinquante mille dollars, ses amis et lui “traiteraient” les deux zozos. Tu dois bien pouvoir réunir cette somme. Rien que ta bague de fiançailles en vaut au moins la moitié ! »

— Voilà, conclut Ramirez, ce que j’ai entendu. A cet instant, Panar est arrivé et ils ont, bien sûr, parlé d’autre chose. Ensuite, je ne savais plus ce que je devais faire. J’étais épouvanté. Si j’avais raconté ça à mon patron, il m’aurait chassé sans me croire, tant il est fou de sa seconde femme. Et si j’avais prévenu la police, ç’aurait été pire encore. On m’aurait inculpé de diffamation. J’ai attendu. Et puis… vous savez la suite. La petite Conchita a été assassinée, ce qui faisait déjà un tiers du gâteau de plus pour Hildegarde ! La sale femme ! Deux criminels ! Et ils allaient faire mourir aussi le petit Salvador ! Alors, je me suis dit que la seule façon de le sauver, c’était de tuer ce sale démon de Martin. Je l’ai fait ! Je l’ai fait. Je ne regrette rien. C’était une vermine.

Bérurier fait coulisser la porte et s’assure qu’elle est bien refermée.

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