Ils passèrent une merveilleuse nuit, pleine de rêves délicats et de pets qui l’étaient moins. Au matin, leur chambrette sentait la porcherie en période de canicule. Pinaud ouvrit en grand la fenêtre. Le temps était somptueux ; des brumes matinales flottaient sur les immenses enclos où paissaient ces ruminants sans lesquels « l’Argenterie » ne serait pas ce qu’elle est. César prit un bain et brossa ses treize dents ultimes, plus les fausses qu’il associa à cette mesure d’hygiène. Béru fît toilette d’un trait d’eau de Cologne sur ses rares cheveux. Il détestait les ablutions qu’il jugeait superflues et dérangeantes.
Quand ils descendirent rejoindre leurs hôtes dans la vaste salle à manger, ils trouvèrent l’infirme habillé d’un complet de velours beige et d’une chemise bleue fermée au col par un lacet de cuir orné d’une plaque d’argent ouvragée. Il prenait le petit déjeuner en compagnie de la douce Hildegarde, énorme et ravissante dans un déshabillé de soie pervenche. Martin, le beauf, ne semblait point encore levé.
Béru et Pinuche furent accueillis avec gentillesse. La servante moustachue s’enquit de leurs désirs. Pinuche choisit un café au lait avec de simples rôties grillées ; Béru opta pour une assiettée de boudin et couilles de taureau, mets qui l’avaient particulièrement séduit la veille. Il demanda à l’aimable ancillaire de lui casser quelques œufs sur cette « fricassée » et de la lui servir accompagnée de papas fritas. Il déclina le café et lui préféra une bouteille de Trapiche muy seco qui évoquait un Riesling.
Miguel del Panar considérait ses invités d’un œil indécis.
— Je ne sais pas si je vous ai été d’un grand secours pour votre enquête, murmura-t-il. En fait je ne vous ai rien dit qui puisse la faire progresser.
Pinaud eut cette noble réponse :
— Détrompez-vous, monsieur. Dans notre métier, même les silences nous sont utiles.
— En ce cas, tant mieux, déclara le hobereau des pampas.
Martin fit une entrée aussi rapide que la veille. Ce garçon se mouvait « en trombe ». Il dit avoir pris le café dans sa chambre. Il signala à son beau-frère qu’il avait trouvé « un drôle de goût » à la crème. La remarque désobligea le châtelain qui ne supportait pas que l’on contestât la qualité de ses produits. Il répondit avec humeur que sa crème était reconnue comme étant la meilleure d’Argentine car elle conservait le goût des herbages ; à quoi Martin riposta en riant qu’on avait dû « puriner » lesdits herbages récemment.
Il prit congé à la volée, embrassa sa sœurette et partit. Le moteur de la Ferrari fit vibrer les vitres au moment de sa décarrade.
Nos deux chevaliers de la Rousse ne tardèrent pas à le suivre. Ils étaient émus par l’accueil chaleureux de Miguel del Panar. Béru lui dit que si un jour il venait à Paris, il se ferait un plaisir de lui faire savourer des quenelles de brochet, des tripes à la mode de Caen, des pieds et paquets, de la choucroute de Strasbourg, du coq au vin, des cardons à la moelle, du cassoulet toulousain, de la potée auvergnate, de la bouillabaisse, de la brandade de morue, des andouillettes aux échalotes, de la tête de veau sauce gribiche, du gratin dauphinois, du petit salé aux lentilles, du pot-au-feu, de la langue à l’écarlate, du boudin aux deux pommes (mais du vrai), du gratin de fruits de mer, du foie gras du Périgord, de la ratatouille niçoise, de la blanquette de veau (chez San-Antonio), des oiseaux-sans-tête, de la dinde aux marrons, des cuisses de grenouilles à la provençale, des crêpes Suzette, du civet de lièvre, du veau Marengo, du soufflé au Grand Marnier, des moules de Bouchot, du canard à l’orange, de la poularde demi-deuil, du cervelas truffé, du bœuf en daube et des rognons au madère.
Très sensible à cette promesse, le béquilleux promet d’emmener sa jeune femme et leur fils dans la plus belle ville du monde.
Ils s’en vont.
L’air est pur, la route est large.
C’est le Mahousse qui drive. Mollo, à la P.-D.G. Il fredonne les Matelassiers. Il s’arrête pour déclarer à la Pine qu’il a une forte envie de tirer une frangine. Ces mets riches lui ont allumé le sang. Il a hâte de retrouver la comtesse ou la Carmen : il n’est pas sectaire. Il propose à César Bitautrou de les calcer en double. Lui, il fera le plus gros : la tringle épique. Pépère jouera les allumeurs. Département de la lichette ! Son blot ! Pinaud n’est pas enthousiaste. Deux pétroleuses en même temps, c’est plus de son âge. Il craint de faillir aux prestations. Il faut déployer trop d’ardeur. Maintenant, il en est aux techniques exécutées dans le calme, avec méthode. Enfin, il verra.
Le Gros lève le pied et, mieux, freine !
Devant eux, au bout de la route, à l’amorce d’un virage, il y a un encombrement : des gens, des tires stoppées en file indienne. Un accide ! Le Mastar colle à la queue.
Comme c’est un énergique, il descend de sa calèche pour aller aux nouvelles. Bientôt, il aperçoit un amas rouge contre un arbre, de l’autre côté de la chaussée.
Pas possible ! La Testa Rossa de Martin ! Il presse le pas. Des gauchos se déchevalent pour venir voir. La sublime bagnole ressemble à une cabine téléphonique britannique qui serait un peu de guingois.
Le spectacle n’a rien de joyce. Pour une cause encore inexpliquée, Martin a perdu le contrôle de son bolide, traversé la route et embugné un arbre. Dans le choc, il est passé à travers le pare-brise et sa belle tête de jeune fou a éclaté contre l’arbre. Il lui manque presque la moitié de la gueule.
Bérurier, qui en a vu d’autres, hoche la tête. Le petit con ! Se goinfrer de vitesse, et puis voilà ce qui arrive !
Il retourne au Fossile, lequel, bien entendu, est déjà en somnolence avancée. Le claquement de la portière fait sursauter Pinuche.
— T’sais quoi ? demande Alexandre-Benoît.
— Quoi, quoi ? demande l’Egaré.
— L’accident.
— Parce que c’est un accident ?
— De toute beauté, mec. Le frangin de la petite mère del Panar vient de se viander comme un prince ! Il d’vait pédaler à corps perdu, l’enfoiré. Tu l’verrerais : un tartare au ketchup !
— Que faisons-nous ? dubitative l’Ancêtre.
— Qu’veux-tu qu’on va faire ? On n’peut pas le ressusciter ! Poursuivons not’ route et laissons les draupers s’occuper d’la sale b’sogne d’ici.
— La petite dame del Panar va avoir du chagrin : elle semble beaucoup aimer son frère.
Ils continuent de deviser jusqu’à ce que la survenance des motards rétablisse une circulation au compte-gouttes. Une ambulance se pointe, et puis un dépanneur.
Les duettistes de la Rousse se remettent à bouffer du ruban.
Trois kilomètres et cinq cents grammes après le lieu de l’accident, ils aperçoivent un homme occupé à faire du stop de l’autre côté de la route. Bien que l’individu souhaite visiblement se rendre dans la direction opposée à celle qu’ils empruntent, le Gravos freine.
— Est-ce qu’tu vois-t-il c’qu’ j’voye ? demande-t-il à son partenaire d’équipée.
Pinaille se désenchiasse le regard.
— Ma parole ! s’exclame-t-il (jadis il s’exclamait « saperlipopette », mais San-Antonio lui a fait remarquer que le mot donnait un coup de vieux à sa conversation), n’est-ce point José, l’intendant de del Panar, qui nous a conduits au château hier ?
— Tout juste, Auguste !
Béru se range sur le bas-côté de la strada, attend que le maigre flot des voitures suiveuses l’ait doublé et hèle le stoppeur !
— Hello, José !
L’homme tressaille, regarde dans la direction du tandem, reconnaît les passagers de la tire américaine et marque un haut-le-corps.
— Qu’est-ce y v’s’arrive ? lance le Mastar.
L’homme traverse la route en courant, sans grand enthousiasme. Il explique comme il peut qu’il était allé chercher des engrais, tôt ce matin à Tapinamba, avec le camion, et que celui-ci est tombé en panne. Il l’a confié à un garagiste et, comme il n’avait plus de bus avant la fin de l’après-midi pour retourner au domaine, il fait du stop. Une première voiture l’a conduit jusqu’ici et il en attend une seconde pour finir le trajet.
— Montez, mec ! enjoint le cher Béru, on peuve pas laisser en rideau un gazier qu’a si gentillement comporté av’c nous la veille !
Demi-tour sur la route peu fréquentée. Pinaud rassemble ses rudiments d’espagnol pour révéler à José l’accident survenu au frère de madame. Le gars est sidéré. Il a la preuve de ce qu’on lui dit en voyant l’épave de la Testa Rossa embarquée par une grue. On a déjà emporté le corps de Martin.
Retour à la gentilhommière.
— On va pas rentrer, déclare le Mammouth. Moi, les séances de chial’rie, très peu, merci ! César, pisque tu braies coureramment l’espanche, conseille à not’ pote d’annoncer la nouvelle avec déménagement à sa p’tite patronne, pas lui décrocher l’guignolet. Faut qu’il cause d’abord à son singe.
Le cher Pinaud s’escrime de son mieux. L’intendant pige plus ou moins, opine en tout cas, et ils se séparent.
Béru reprend le chant altier des Matelassiers ; sa belle âme, saine comme un bol de lait entier, ne s’arrête pas sur des épisodes de la vie tels que l’accident de Martin. Le drame est permanent autour de nous. Notre existence est un miracle, à chaque seconde renouvelé. Il le sait et chacun de ses jours est un hymne de reconnaissance envers son Créateur qui, depuis déjà un bon bout de temps, le maintient sur cette planète emportée dans le système solaire.
Pinuche l’interrompt soudain :
— Sois gentil, Sandre. Quand tu arriveras de nouveau sur les lieux de l’accident, arrête-toi.
— Vouaille ? demande Sa Majesté qui manie assez bien l’anglais.
— Comme ça…
Le Gravos s’emporte (preuve qu’il a de la force !) :
— Visez-moi c’vieux peigne qui m’fait des crachotteries ! Suffise qu’on soye sans l’Antonio et môssieur l’pauv’ trou-de-balle s’ croive le chef ! Y s’paye des grands airs d’avoir l’air ! Un vieux nœud branlant qui n’fait plus l’amour qu’avec sa langue chargée ! Si c’est pas dérasoire, c’fantôme qui se prend pour Jabonde[5] !
Habitué à ce genre d’explosion, César ne s’en formalise pas.
— Je t’ai demandé cela d’instinct, mon Béru. Et je suis le premier troublé, ignorant ce qui provoque en moi cette décision.
Calmé mais non convaincu, le Grognon continue de psalmodier des sarcasmes, voire des injures qui vont en se tempérant.
Ils parviennent à l’endroit du drame, au bout de la ligne droite. Le Dodu ralentit pour se ranger sur le bas-côté, bien avant le virage.
— Merci, dit Pinuchet en quittant le véhicule.
Et le voilà parti pédestrement vers l’arbre fatal.
Bérurier qui boude, s’accagnarde dans son siège, rabat son feutre sur son visage et fait semblant de dormir, lâchant une loufe de temps à autre, manière de combattre sa solitude. Sous le bord gondolé de son feutre, il suit les faits et gestes de Pinaud.
Le Détritus va à l’arbre, l’examine, regarde le sol à son pied, puis se rend au milieu de la chaussée, et enfin sur la droite. Un vieux chien de chasse, tu jurerais. Ses épaules tombantes, son mégot rougeoyant, son futal flottant sur ses maigres montants, ont quelque chose de pitoyable et d’attendrissant qui émeut Bérurier. Tout ressentiment le quitte. Il n’est plus qu’un ami en tendresse. Il est si misérable, le Pinuchard, si improbable. Tel on l’aperçoit, sur cette route, silhouette chétive aux gestes incertains, tel il demeurera dans les souvenirs quand il nous aura quittés.
Le regard globuleux et couleur de rubis du Gros s’humecte. Chère Vieille Pine généreuse, maligne et faussement gâtouillarde…
Le voilà qui se ramène de sa démarche à ressort. Il s’arrête un instant pour rallumer son mégot, repart.
Béru feint de se désintéresser de ses investigations. Il se force à la charognardise, mais c’est pour taquiner la Baderne.
— J’ai découvert quelque chose d’intéressant, déclare César. La lunette arrière de la Ferrari a éclaté au milieu de la route, avant que l’auto ne s’encastre dans l’arbre, ce qui prouve qu’elle a été déroutée par un choc. En y regardant de près, j’ai trouvé, à droite de la chaussée, des écailles de peinture sombre.
— C’qui veut dire qu’un’ aut’ guinde a emplâtré le beauf ?
— Certainement. A partir de maintenant, ça t’ennuierait de rouler au pas ?
— Mais avec plaisir, mon colonel !
Et le Mammouth repart à l’allure d’un corbillard parcourant les allées du cimetière.
Pinaud ressemble au chien Pluto. Il renifle et ses oreilles font les ailes de mouette. Il mate à gauche, à droite…
Un kilomètre est parcouru, puis deux, puis…
— Gare-toi où tu pourras ! ordonne-t-il.
Béru cherche où poser sa tire sans risque de provoquer un second accident. La circulation est infime sur cette route, mais justement, les automobilistes qui l’empruntent en profitent pour se griser de vitesse. Il avise un chemin de terre sur sa droite, s’y engage. La sécheresse a durci les accotements, il peut se mettre dans l’herbe sans craindre de s’enliser.
Le bruit du moteur ayant cessé, le merveilleux crépitement de la nature investit leurs portugaises. Ce n’est que pépiements d’oiseaux, meuglements lointains de bovins nostalgiques, rumeur mécanique d’engins agricoles.
Pinuche sourit de satisfaction.
La rage béruréenne se rallume illico.
— Pinaud, dit-il gravement, j’t’aime comm’ un frelot. Mais tu doives bien comprend’ qu’si tu m’affranchisses pas dans les une seconde qui suive, j’te vas tartiner la gueule av’c mes cinq doigts !
L’Ancêtre montre le chemin sur lequel ils se sont arrêtés.
— Qu’aperçois-tu, tout là-bas, Gros ?
— Une vieille grange à moitié démantibulée.
— Tout à fait exact ; et à côté de la grange en question ?
— Un camion.
— Exactement. Tu vois du monde auprès de cette grange et de ce camion ?
— Que tchi !
— Et sais-tu pourquoi ce camion est abandonné en rase campagne, mon Sandre ?
Le Diplodocus mâle émet un barrissement. Nous usons de ce nom car il ne nous a jamais été rapporté ce qu’était le cri du diplodocus. Nous supposons qu’il devait bel et bien s’agir d’une espèce de barrissement d’une intensité sonore supérieure d’une chiée (au moins) de décibels à celui de l’éléphant ou du rhinocéros.
— Vouais, je sais ! enchame-t-il. J’ai pigé, Césarin. Complètement à fond ! Le chauffeur d’ ce camion, on vient d’ l’ ram’ner à l’élèverie du seigneur del Panar !