SUITE

Le Kavanagh est un immense gratte-ciel, d’apparence rigoureusement new-yorkaise, qui domine le quartier portuaire de Buenos Aires.

Béru se paye un torticolis à essayer de le contempler dans sa totalité.

— C’t’une drôle d’idée, quand c’est qu’on a vécu des années dans la Pampa, d’viendre crécher dans c’te super-caserne, bougonne-t-il.

— La loi des contrastes, formule Pinaud. Ayant changé de vie, cette digne personne a voulu changer de cadre.

— Tu d’vrais pas causer, conseille le Gros.

— Pourquoi ?

— Tu pues toujours la merde qu’ c’en est un’ malédiction !

— Et le fait de parler stimule cette odeur ?

— Ça attire l’attention su’ toi, vieux mec. On t’regarde, on t’écoute et on s’dit : « C’est c’t’ vieille bricole humaine qui fouette le caca à ce tel point ! »

— Pourtant, j’ai pris un bain chez Marinette !

— T’es sûr qu’t’aurerais pas des fuites, mine de rien ? La chiasse, c’est pernicieux quand ça s’y met !

— Sans doute, mais je me suis garni le slip avec des journaux !

— Eh ben ! c’est qu’ les nouvelles sont pas fraîches, mon pauvr’ vieux ! Bon, allons-y !

Ils pénètrent dans un hall gigantesque, en comparaison duquel celui des Nations unies passerait pour une pissotière de gare de banlieue. Une théorie de portiers affairés derrière une banque en demi-cercle reçoit les visiteurs désorientés et les oriente. Le Mastar s’enquiert de la dame del Panar. Un petit chauve à grosses lunettes et à bec-de-lièvre, vêtu d’un uniforme bleu électrique, lui révèle qu’elle occupe l’appartement 3684 et leur désigne l’ascenseur le plus fiable pour les y conduire, non sans les avoir annoncés « au prélavable ».

Voilà donc les pueurs de merde à l’assaut du gratte-ciel.

Les appartements sont parfaitement balisés et des flèches soulignant les numéros permettent de se repérer sans, tu sais quoi ? Coup férir !

Laurel et Hardy se pointent sur un paillasson grand comme une planche à voile, étalé devant une double porte laquée. Ils sonnent. Une vieille guenon habillée en femme de chambre vient délourder. Un mètre cinquante, une gibbosité de contrebandier (pouvant servir de pupitre à l’astucieux Law pour signer des assignats rue Quincampoix), moustache blanche, paupières tombantes, odeur de poivre et de rance, dentier flottant, les examine d’un regard ascendant et glaireux.

— C’est nous qu’on est attendus, mon trognon ! explique Béru.

O miracolo ! Elle comprend le français ; ce qui te prouve que cette émanation du sous-ordre des simiens n’a servi que dans des maisons de classe.

— Vénez ! fait-elle, et de les driver en claudiquant par un large couloir.

Ils débarquent au salon. Vaste pièce bourrée de beaux meubles et de posters consacrés au football. Tous les triomphes internationaux de l’Argentine se trouvent glorifiés sur les murs et une gigantesque photo de Maradona permet d’apprécier la grâce, la graisse et l’harmonie parfaite de ce joueur, son air profondément intelligent, la spiritualité de son regard.

Mme del Panar number one n’est pas seule. Elle se trouve en compagnie d’un cardinal en tenue de gala, homme grand, aux traits aigus, aux yeux scrutateurs.

Elle fait les présentations comme elle le peut, puisqu’elle ignore les blazes des deux arrivants.

Elle dit seulement :

— Un docteur français (Pinaud) et un autre monsieur français.

Puis, aux deux :

— Son Eminence Dom Alfredo Gigolo y Mantequilla y Platano del Bistougne y Merguez, cardinal de Fernay Blanca.

— Heureux de vous connaître, messieurs, assure l’Excellence, en français velouté.

— Et moive donc ! retourne Béru. C’est l’bon Dieu qui vous a mis su’ not’ route, vot’ cardinal, biscotte on a des choses délicates à dire à c’te brave femme, et quand on jacte pas la même langue, c’est coton d’ raconter sa vie. Pour commencer, n’soiliez pas surpris si mon pote renifle les gogues en vidange, mais il a marché dans un colombin just’ avant d’monter et y n’avait pas d’quoi s’décrotter les tatanes conv’nab’ment.

L’éminence fronce les sourcils.

— Cher monsieur, dit-il, ayez la bonté de parler plus lentement car il y a longtemps que je n’ai pas eu l’occasion d’employer votre langue et mon français est loin de valoir le vôtre.

— Caillez-vous pas l’raisin, votre cardinal, m’suffit d’régler ma fréquence su’ la vôt’ et tout baignera dans l’sirop !

— Je vais faire un résumé de la situation à Son Eminence, intervient Pinaud.

— Quand on « la » pue comme tu « la » pues, on s’écrase, je croive t’l’avoir dit ! fulmine l’Ours polaire.

Mais César a trop le respect du clergé pour abandonner le cardinal aux délirades graveleuses de son ami. En termes choisis, il narre toute l’affaire au prélat, commençant par l’implication de leur ami Alfred dans un assassinat diabolique, continuant par leur visite à la gentilhommière de Miguel del Panar et les découvertes qu’ils y firent. Ils sont certains que la garce d’Hildegarde et son vénéneux frangin ont fomenté la mort des aînés del Panar afin d’assurer un jour l’héritage de l’immense fortune du vieux au rejeton que lui tricotait l’Allemande. C’est elle qui aurait l’usufruit de ces biens faramineux. Avec son frère, ils se promettaient de « faire leur pelote ».

Le cardinal suit ce terrible récit avec passion et l’angoisse croît sur son visage comme les boutons sur la gueule d’un môme venant de contracter la scarlatine.

— O divin Seigneur, murmure l’éminente Eminence, quels esprits infernaux ont pu échafauder de tels crimes ?

Il se signe en trois exemplaires, baise sa croix pectorale, cache son front assailli par de funestes pensées entre ses mains prélasseuses et finit par murmurer :

— Il faut prévenir la police !

— C’est fait, vot’ cardinal. S’l’ment y a pas d’preuves, comprenez-vous-t-il ? Faut qu’on chope les assassins en flagrant du lit. V’là pourquoi nous sommes ici, moi et Pinaud.

« Espliquez à la dame c’qui s’passe et disez-lui bien qu’nous d’vons habiter chez elle jusqu’à c’qu’on essaye d’y buter son garn’ment. Au faite, où est-il-est-ce, c’p’tit con qu’sa frime ressemb’ à une tarte aux fraises des bois ? »

— Il assiste à un match de football, révèle le cardinal : le F.C. Constipacion contre une formation des Espoirs de Montevideo.

— Pourvu qu’y n’y arrive rien ! Quoique les tueurs avaient pas encore reçu leur fraîche. C’est maint’nant qu’y z’ont l’carbure qu’le feu passe au vert ! Sitôt qu’l’glandu rentrerera, on l’prend en pogne ! Racontez tout ça à sa daronne, Vot’ Eminenc’rie !

Le bon prélat se met à expliquer la situation à son hôtesse, en mesurant ses mots au plus juste pour ne pas affoler la malheureuse mère.

Durant la traduction, Béru murmure à Pinuche :

— Journal ou pas journal, t’as l’oignon qui prend d’la gîte, mec. Tu verrerais c’t’auréole, su’ la soie du canapé, t’os’rais jamais plus t’relever. Quand tu l’feras, fais glisser le coussin dessus, j’te r’commande ! La vioque, elle a beau qu’on y tue ses chiards, elle tient à son mobilier, tu connais c’genre d’vieille toupie !

« N’a un moment ou l’aut’, quand l’chef curé aura mis les adjas, j’ retourn’rai la banquette ; mais d’grâce, arrête d’ chier, César, ou alors habille-toi en scaphandrier si t’es plus étanche ! C’est marrant, un constipé chronique tel qu’toi qui passe d’un coup dans l’camp adverse ! »

— J’aurais jamais dû boire tout ce maté, chez Marinette. Il paraît que c’est un puissant laxatif !

— César ! fait sévèrement Bibendum, t’es pas raisonnab’. T’sais bien qu’dès qu’tu t’éloignes du blanc,’t’es perturbé d’l’organiss’. Une tisane ! Toi ! C’est pas croyab’, l’âge, les conneries qu’ça vous amène à faire !

Son Eminence a bien raconté tout à Rosita del Panar. Comme il faut. Avec ménagement. En laissant la fenêtre de l’espoir ouverte à deux battants et en lui prêchant le pardon. Il fait valoir que le misérable Martin Bormann (je t’ai pas dit : ils s’appellent Bormann dans la famille d’Hildegarde et on a donné au frère d’icelle, le prénom de son grand-père) est mort tragiquement, signe indiscutable d’une justice immanente. Il a payé de sa vie celle de la douce et pieuse Conchita, dont l’Eglise fera une sainte, un de ces quatre morninges. Ces deux sympathiques Français vont mener bonne garde sous son toit, avec le concours occulte de la police argentine, obligée pour l’instant de rester dans l’ombre, mais prête à intervenir à la moindre alerte. Lui-même va dire des prières quotidiennement pour la protection de Salvador ; des spéciales, en latin, et je ne sais pas si tu te rends compte, mais des prières de cardinal, ça n’a pas de prix !

Elle remercie en chougnant, la mère. Mais se tord les mains, tant elle appréhende le présent. Il est au match, son grand garçon. Dans la foule, vous pensez, Eminence, si c’est facile de le larder, ce petit con ! Un être sans défense, qui se branle de la main gauche devant la photo de Maradona ! Le cardinal Alfredo Gigolo y Mantequilla y Platano del Bistougne y Merguez conjure d’un formidable signe de croix. Il interroge Béru, lequel affirme que le môme, « logiquement », ne craindra de se faire tronçonner l’acte de naissance qu’à compter de tout à l’heure.

Et alors, tu sais quoi ? Tu veux que je te dise, l’infinie bonté du Seigneur ? Pile, Salvador paraît. Rayonnant. Les Urugayens se sont fait torcher comme des malpropres : trois à zéro ! Il pige mal pourquoi le cardinal et Mme del Panar tombent à genoux en glapissant Deo gratias ! Bon, on raffole du foot en Argentine, mais de là à se livrer à de telles démonstrations parce que les Espoirs de Montevideo ont ramassé la piquette, tu permets !

Pinuche, qui est un mystique, voudrait joindre ses actions de grâce à celles du cardinal, mais il sait que la tache s’est élargie sur le canapé et renonce à s’agenouiller.

Il choisit un moyen terme et se signe.

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