Pourquoi créature de rêve ?
Tu veux le savoir, ami lecteur ?
Parce que !
Parce qu’elle est jeune. Parce qu’elle est blonde infiniment. Parce qu’elle a les yeux bleus en amande. Parce que sa bouche est plus appétissante qu’une jeune chatte. Parce que sa peau a la couleur de l’abricot. Parce qu’elle porte une salopette blanche maculée de peinture. Parce que, sous cette salopette, elle exhibe fièrement une poitrine de diva et enfin, enfin, parce qu’elle est enceinte et que, chose rare, sa maternité ajoute à son charme délicat. Il serait aisé d’ajouter un millier de « parce que », tous plus valables que ceux qui le précèdent, mais une telle énumération risquerait de faire chier la bite du lecteur, ce qui est gravement contraire aux habitudes d’une maison d’édition dont le principal souci est de divertir ceux et celles qui lui font confiance et qui, moyennant un prix des plus modiques, oublient pour deux ou trois heures : leur conjoint, leurs impôts, leurs maladies, leur belle-mère, la politique, les livres de M. Robbe-Grillet, la photo de Canuet, la grève des chemins de fer, la guerre, les pets nocturnes de leur époux, les menstrues inopportunes de leur épouse, le « H » fumé par leur garçon, la vignette de leur voiture, la fugue de leur grande fille, l’encombrement des routes menant aux sports d’hiver, la baisse du dollar, l’abbesse de Castro, la baise de Castro, les autres cons, les autres salauds et le reste, tout le reste !
Pinaud et Bérurier considèrent l’arrivante avec une admiration émue (voire une émotion admirative).
Le châtelain a une expression radieuse comme le petit soleil dessiné par Wolinski sur le drapeau argentin.
— Chérie de mon cœur ! s’exclame-t-il. Venez que je vous présente deux policiers français, extrêmement sympathiques. Messieurs, voici ma femme, Hildegarde !
L’arrivante a un sourire digne de tout ce qui a été rapporté de positif la concernant. Elle tend alternativement la main aux deux visiteurs.
— Soyez les bienvenus, fait-elle, et pardonnez-moi de vous proposer une main pas très nette : je viens de faire de la peinture.
Courbettes des gentlemen made in Paris.
Béru, intrigué, murmure :
— Excusez-moi si j’vous d’mande pardon, Lord Panar, mais j’ai rencontré à Mar del Plata la mère de la victime et son jeune frère…
— Il s’agissait de ma première épouse, bougonne le vieux. J’en ai divorcé voici trois ans pour marier la sublime femme que vous voyez là et qui met le comble à mon bonheur en me donnant un enfant.
D’un geste infiniment doux, il caresse le ventre de la ravissante personne.
Il reprend, hargneux :
— Ma première épouse était une femme sinistre, confite en dévotion et qui a élevé nos deux enfants comme si elle entendait les faire entrer dans les ordres. Heureusement, le Seigneur a eu pitié de moi et m’a permis de rencontrer Hildegarde, lors d’un voyage en Uruguay. Par bonheur, malgré notre grande différence d’âge, j’ai pu m’en faire aimer et, grâce à elle, je connais une fin d’existence heureuse. L’échographie indique qu’elle va me faire un garçon ; je sais qu’il perpétuera dignement mon nom, ce qui ne sera pas le cas avec cette chiffe molle de Salvador.
Il paraît vachement remonté contre sa première « fournée », le gentilhommien ; la traite par le mépris. Il est clair que l’assassinat de sa fille aînée le laisse de marbre. Hildegarde a pris place auprès de lui et lui tient la main. Image sereine d’un bonheur tranquille. La maternité se réfugiant dans l’ombre de la sécurité ! Belle allégorie ! Ça doit être le pied, pour pépère. Après les longues années grises en compagnie de sa dame patronnesse, il connaît enfin le charme, la jeunesse, l’intelligence, l’art.
— Hildegarde peint beaucoup, déclare-t-il fièrement, et elle a énormément de talent. Elle fait dans l’abstrait. Lorsqu’elle aura eu son bébé, nous organiserons une exposition de ses œuvres dans une grande galerie de Buenos Aires.
Il lui prend la menotte et la porte à ses lèvres.
— Vous n’avez pas perdu au change, Votre Altesse, assure Béru. Au plumard, vous d’vez y trouver un chang’ment. La first Maâme Panar, merci bien : vous parlez d’un r’mède cont’ les eng’lures ! E doit même pas savoir c’ qu’ c’est qu’ d’ tétiner l’gland d’un julot !
Miguel del Panar qui a compris le sens général de cette déclaration sourit aux anges.
— Madame n’est pas sud-américaine ? interroge Pinuche en montrant la jeune femme enceinte.
— Effectivement, elle est d’origine germanique.
— Je conçois, dit le Pinaud des Charentes. M. son père a fui l’Allemagne à la fin de la guerre ?
— Son grand-père, rectifie del Panar. Plusieurs colonies nazies se sont fondées au Paraguay et en Uruguay. Elles y ont fait souche.
Il a un geste flou de vieillard sage.
— Mais cela, c’est le passé. L’enfant qui va naître sera réellement argentin, mes amis. Vous allez me faire un grand plaisir et accepter de dîner avec nous. Et puis vous dormirez ici, car la route est longue, qui retourne à Mardel.
La salle à manger fait songer à ces dessins humoristiques représentant un châtelain et une châtelaine assis chacun à l’extrémité d’une très longue table. Sauf que les hôtes sont installés face à face pour rester les yeux dans les yeux en mastiquant leur chili con carne.
Béru et Pinuche entretiennent la converse. Ce dernier questionne Miguel del Panar sur l’importance de son cheptel.
— Cent mille bêtes à cornes ! répond fièrement le propriétaire.
Il ajoute :
— Vous rendez-vous compte, messieurs, qu’il n’existait aucun bovin dans ce pays, jadis ? C’est en 1553 qu’on a amené d’Espagne huit vaches et un taureau.
— Y n’a point perdu son temps, l’animal ! exulte Alexandre-Benoît. Charogne ! Les coups d’ verge qu’il a dû virguler pour ens’mencer t’à c’point la région !
Ils perçoivent un crissement de pneus à l’extérieur.
— Ce doit être Martin ! annonce Hildegarde en se soulevant de son siège pour regarder par la grande fenêtre vitrée. Je reconnais son dérapage.
Elle sourit.
— Oui, c’est bien lui.
Elle s’adresse à leurs convives et explique :
— J’ai un jeune frère qui habite Buenos Aires et qui est passionné de voitures. Il vient de s’acheter une nouvelle Ferrari et nous rend de fréquentes visites, plus, je devine, pour rouler avec que par tendresse fraternelle !
Un bruit de pas martial résonne dans le hall et la réplique masculine d’Hildegarde fait son entrée dans la salle à manger ; un garçon de vingt-cinq ans environ, aussi blond que sa sœur, avec un visage d’archange moderne.
Il porte un complet de lin bleu, déstructuré. Son torse est nu sous la veste largement ouverte. Ses manches sont retroussées, une montre Cartier en or brille à son poignet. Lui aussi est très bronzé. Il a un rire qui fait le tour de sa tête.
— Il reste un petit quelque chose pour moi ? claironne-t-il.
Bise à sa frangine, poignée de main déférente à son beauf. Ce dernier lui présente ses visiteurs.
— Oh ! des Français ! s’exclame le jeune homme. J’adore la France !
On lui désigne l’extrémité de la table. La servante se pointe déjà avec un couvert supplémentaire. On ramène les charcuteries de départ. Il se sert, se met à claper comme un ogre. Béru déclare qu’il va en reprendre aussi pour lui tenir compagnie.
Miguel del Panar leur sert un vin de Mendoza très chaleureux. Il explique « aux Français », que ce sont les prêtres qui ont amené la vigne en Argentine, au XVIe siècle, pour le vin de messe, ce qui prouve bien que le catholicisme est la meilleure des religions !
Lorsque Martin s’est « calmé le plus gros », il s’informe des raisons motivant de la présence de ces deux Français au domaine. Le seigneur du lieu la lui explique. Surprise du beau-frère.
— Comment, fait-il, ce touriste assassin serait disculpé ?
— Il paraît, fait del Panar. Nos policiers parisiens seraient en mesure de prouver qu’une autre femme aurait amené le Français chez Conchita. D’après eux, cette femme aurait assassiné ma fille avant d’aller pêcher ce type sur la plage. Ils auraient fait l’amour dans la chambre obscure où gisait le corps. Ensuite de quoi, la meurtrière se serait rendue dans la salle de bains et aurait fui par le conduit d’aération. Sitôt sortie du conduit, elle aurait alerté la police en prétendant avoir perçu des appels au secours en provenance de la chambre 612. Le couteau ayant servi au meurtre aurait, toujours selon ces messieurs, été subtilisé à la table du Français à la fin de son repas, pour qu’on y trouve ses empreintes par la suite.
Ils s’expriment en espagnol et ni Béru ni Pinuche ne sont en mesure de suivre. Parleraient-ils français que le Gros n’y comprendrait goutte car « ventre affamé n’a pas d’oreilles ».
Martin fait la moue.
— Ne trouvez-vous pas cela un peu trop rocambolesque, Miguel ?
— Passablement, oui, convient le propriétaire terrien.
— La police argentine prête-t-elle l’oreille à une telle version ?
— Ils prétendent que le chef de la police de Mardel, Carmen Abienjuy, partage pleinement leur point de vue.
Martin boit une gorgée de vin rouge et ricane :
— Sans doute est-ce à cause de cela qu’elle vient de démissionner ! J’ai entendu la nouvelle aux informations, en venant ici !
— Vraiment ?
— Pour convenance personnelle, assurait le communiqué.
— Crois-tu qu’il y ait une relation entre cette démission et la soi-disant découverte de ces deux hommes ? demande del Panar.
— Je n’en sais trop rien, mon cher.
— Comment marchent tes projets ? demande le vieil homme.
— J’ai trouvé des locaux, en plein centre de Buenos Aires. Par ailleurs, je constitue une équipe du tonnerre. Mon directeur est l’ancien sous-directeur de l’Agence Amerigo Vespucci, la plus importante du pays. Je suis sûr que nous ferons un malheur dans ce créneau de la publicité en organisant des campagnes originales. Les illustrateurs seront des gars du top-niveau.
La fougue du garçon fait sourire del Panar. Il aime les jeunes et a foi en eux. Il juge que leur fougue supplée leur inexpérience.
On amène en grande pompe la parillada, le plat national, qui réunit, cuits à la braise, des morceaux de bœuf, des riñones (rognons), du boudin, des entrecôtes, des criadillas (testicules de taureau), des chorizos (saucisses) et des mollejas (ris de veau) accompagnés de papas fritas (pommes de terre frites).
Devant ce monceau de nourriture viandesque, Béru se met à pleurer de bonheur, d’admiration, de reconnaissance.
— Vot’ Divinité, dit-il à Miguel del Panar, duchesse vivre cent ans, j’ n’oubliererai jamais un tel bouffment. J’ai un fils qui, du point d’vue appétit, marche su’ mes brisures. En rentrant, j’y dirai qu’ ça éguesiste, une clape d’ c’ niveau. Moi, voiliez-vous, étant fils d’fermier, j’croive que, ma r’traite venue, j’ni’ retirerai en Argenterie. Av’c mes éconocroques, j’achèt’rai un peu d’terrain : la moindre, cinq six cents hectares, just’ pour dire d’faire un brin d’él’vage, et j’ prendrerai un’ cuistaude pour m’ confectionner des plats commaks trois fois par jour. D’la charcutrerie comme entrée ! Une dizaine d’viandes av’c des pommes frites en guise d’légumes, alors là j’opine, Vot’ Divinité. Enfin un pays qu’on sait viv’ !
Et il entreprend de manger. Il laisse emplir son assiette. Des larmes sinuent sur sa bouille éclairée, au néon. Lorsque la nourriture déborde, il réagit :
— Assez ! Assez, mon monarque ! Quand j’aurai fini ça, j’y r’viendrerai !
Après cette pantagruellie, on passe dans la bibliothèque pour les cigares et les alcools. Mme del Panar demande qu’on l’excuse : sa maternité arrive à son terme et elle doit se ménager.
On se lève comme un seul homme pour lui prendre congé, y compris son béquilleux de mari. Après quoi, on se met à écluser un vieil armagnac, qu’un vieillard maniaque fait venir d’Armagnac (poème).
Il a cinquante ans d’âge et ses vapeurs ensorcellent celui qui les hume. Moment de félicité indicible. Pinaud s’endort dans son fauteuil club. Del Panar et son beauf reparlent de la future agence de publicité up to date. Quant au Gros, malgré l’épaisseur de son cerveau noyé dans l’alcool, il réfléchit. D’autant plus sûrement qu’il pense lentement.
Il se dit quoi ? Tu veux le savoir ?
Quelque chose de ce tonneau :
« Miguel est vioque, estropié mais heureux. Il est immensément riche, marié à une ravissante fille dont il pourrait sans se forcer être le grand-père. Il va être papa, ô joie incommensurable pour un barbon qui tutoie la mort ! Pendant des années et des années, il s’est fait suer avec une épouse culbénite, acariâtre sûrement, rigoriste, imbaisable.
« Il l’a répudiée, l’a envoyée chez Dache, le perruquier des zouaves, avec ses deux rejetons mal ficelés et marqués par leur maman. Il est « délivré ». Il déguste entre ses cannes anglaises ce bonheur tard survenu. Pour cet homme amoindri, chaque seconde est une goutte d’élixir qu’il savoure à la pipette. Et puis drame : sa fille aînée est trucidée dans des circonstances troublantes. Muré dans son égoïsme, il décide de s’en foutre. Il ne veut pas le savoir. Qu’elle soit sortie de ses testicules ne le touche pas. Il a rompu avec son passé. Sa famille, c’est pas « jadis », c’est « maintenant ». Sa vraie descendance est encore dans un beau ventre d’adorable femelle. Les deux premiers ? Des malentendus ! Il les a retranchés de sa vie ! »
Voilà ce qu’il pense, Béru, en des termes plus pittoresques, mais dans les grandes lignes c’est ça ! C’est dire qu’il fait le point de la situation. Avec justesse et pertinence.
Il liche le contenu de son verre ballon. Un verre qui fait songer au ventre de la douce Hildegarde.
Il le caresse doucement, bien qu’il n’éprouve aucune convoitise sexuelle pour une femme enceinte. Elle l’est a un degré qui coupe les envies.
A travers le godet qui fait loupe, il regarde Martin. Il l’a déjà jugé, à cause de sa mise, de sa Ferrari stationnée devant la gentilhommière, de sa légèreté de ton : un oisif. Fils à papa, bien sûr. La famille boche sud-américanisée a dû ramasser un blé monstre dans ces pays toujours neufs pour qui a des idées et de la détermination. Lui, c’est le petit canard… L’enfant terrible. Pédé ? Non, sûrement pas. Il y a en lui une virilité ardente et il doit s’aligner des sœurs à tout berzingue. Il est beau, assez sympa, et malgré cela, Alexandre-Benoît Bérurier ne peut pas le souder. Il ne le « sent » pas. Faut dire qu’il a toujours eu horreur des blancs-becs maniérés et trop sûrs d’eux. Il regrette, Alexandre-Benoît, de ne pas hablar espagnol. Il voudrait poser des questions, analyser les réponses qu’on y ferait. Là, il est muré dans l’incompréhension.
Au bout d’un moment de parlotte, le vieux Miguel dit qu’il va se coucher. Il semble sonné par la fatigue. Est-ce lui qui a mis la belle Hildegarde en cloque ? Si oui, ça va donner quoi, le moujingue ? Bien sûr, Chaplin a fait de beaux enfants à un âge encore plus avancé, mais c’est pas à tous les coups qu’on gagne lorsqu’on a un carat pareil, avec des malfaçons, les neurones qui foirent et des artères plus vieilles que son âge !
Dislocation du cortège. La femme de chambre, mandée, guide Béru et Pinaud titubant de sommeil jusqu’à leurs chambres.
Les deux compères (loriot) se dessapent en bâillant. Pinuche va faire un long pipi prostatique, appuyé d’une main à la cloison dans laquelle est scellé le gogue, l’autre tenant sa vieille bébête exténuée, grise et fripée. Il s’aperçoit que la vénérable demeure, en héritant le confort des temps nouveaux, a perdu en insonorisation. L’aménagement des canalisations forme caisse de résonance. Ainsi, il entend tout ce qui se passe dans la pièce voisine. Il perçoit un toc-toc à la porte. La voix d’Hildegarde demande :
— Qu’est-ce que c’est ?
En espingouin, mais la Pine se fait une traduction grâce à l’intonation. Une voix feutrée répond :
— Martin (se prononce Mârtine).
La seconde femme du sieur del Panar va ouvrir à son frelot.
Une converse débute, à ton mesuré. Alors Mister Gras d’os a une idée. Il court chercher dans la poche de son veston un minuscule magnéto grand comme deux boîtes d’allumettes. Il l’a acheté à Mardel avant de partir, en se disant qu’il pourrait ainsi enregistrer les réponses des gens qu’il questionnerait au cas ils ne parleraient pas français, et qu’ensuite il ferait traduire la bande par Carmen ou Dolorès.
— Qu’est-ce tu maquilles ? bougonne le Gros en écrasant une louise monumentale qui se met à fouetter le charnier mis à jour.
Pinuche ne répond pas. Il faut faire vite. Il branche au max le petit appareil et le dépose, côté micro, face à la pièce contiguë, sur une petite table supportant des affaires de toilette.
Pour ne pas interférer dans l’enregistrement, il se retire sur la pointe des nougats et referme la lourde. Son pote ne l’entend pas de cet intestin.
— Hé ! tu permets, mec, faut qu’j’allasse m’vider la boyasse, j’ai la parillada qui m’chicane !
— On ne doit pas faire le moindre bruit dans la salle de bains ! déclare Pinaud avec détermination.
— J’veuille pas faire d’bruit, le Nain Jaune, juste bédoler un grand coup !
Et une salve d’artillerie ponctue cette affirmation.
— Va ailleurs ! dit péremptoirement le Fossile. Quand tu te mets la tripe à jour, on croit entendre la bande sonore d’Apocalypse Now. Tu vas foutre en l’air mon enregistrement.
La Maugréeur sort de la chambre en bras de limouille, à la recherche de chichemanes de remplacement. Il descend au rez-de-chaussée sans faire craquer les marches. Un léger clair-obscur baigne l’endroit. Ses vents sont de plus en plus violents et dégénèrent en typhons, ses gargouillis d’entrailles deviennent carrément menaçants. Les choses s’enveniment. Le temps presse, la catastrophe est imminente. Les sphincters de Messire Béru lâchent prise. Ça va être la trahison inexorable, la complète déroute.
Il avise une petite porte au fond d’un couloir, se précipite en dégoupillant son bénoche. Il doit tenir encore quatre secondes ! Ça y est, la porte est open. Fatalitas ! Elle ne donne pas sur des gogues mais sur une chambre froide où sont entreposées des denrées périssables : quartiers de bœuf, de veau, agneaux écorchés, dindons, poulets plumés, guirlandes de boudin, et bien d’autres victuailles.
Sur le sol, une immense jatte pleine de crème onctueuse. Tant pis : ce sera là ! Le Gros n’a que le temps de se mettre en position et c’est la débâcle incoercible ! La tornade éperdue ! Son anus vaincu se rend sans condition !
Un moment — un bon moment — plus tard, le gastronome libéré sort de la chambre froide en claquant des dents. Il relourde soigneusement la porte. Malgré l’épaisseur et l’étanchéité de celle-ci, une odeur abominable flotte dans le hall.
« Faut qu’j’vais aérer chouchouille ! » décide le digne hôte de del Panar.
La porte donnant sur le perron est munie d’un énorme verrou et, parallèlement, d’une serrure de prison. La clé se trouve dessus. Alexandre-Benoît délourde. L’air tiède de la Pampa le réchauffe instantanément. Il cesse de grelotter et décide d’une petite promenade au clair de lune, histoire d’évacuer ses ultimes pets de fin d’orage.
Sa déambulation l’amène devant la Ferrari écarlate du frangin dont les chromes scintillent au clair de lune. Belle caisse ! Il n’est pas obnubilé par les bagnoles, le Mastar, n’empêche que cette œuvre d’art l’impressionne. Il se penche sur l’habitacle de la Testa Rossa, se demandant avec un peu de tristesse s’il pourrait y loger ses cent douze kilogrammes. Alors, comme un môme fasciné au Salon de l’Auto, il tire sur la poignée. La porte s’ouvre. Un peu léger, le gars Martin ! Trop pressé ! Une tire de ce prix, offerte à la curiosité de n’importe qui !
Le Mahousse entreprend de s’y encastrer. Dur, dur ! Il tâtonne sous la banquette, trouve le levier de réglage et recule le siège au max. Enfin ! il peut s’asseoir ! Putain ! On doit avoir de sacrées émotions au volant de ce bolide ! La route t’appartient ! Tout juste s’il fait pas « Brrrroum ! Brrroum ! » avec la bouche, comme les mouflets, le chieur d’élite ! L’auto sent bon le cuir neuf. Il la caresse. La boîte à gants ! Une pression ! Tchouf ! Elle s’ouvre et une loupiote éclaire l’intérieur. Des gants de conduite, sans doigts, en pécari. Des lunettes de soleil à monture Cartier, tu penses ! Les fafs d’entretien de la guinde. Tiens, qu’est-ce qu’il y a dans l’opuscule ? Une photo ! Une grande photo trouée. On a découpé un personnage dans l’image. Béru examine cette dernière à la lumière du vide-poches. Elle représente un groupe de trois personnes assises sur une balancelle de jardin. Il reconnaît la première Mme del Panar, ainsi que le fils boutonneux. La troisième devait être une femme jeune, on le voit aux jambes qui subsistent dans le bas du cliché. Pas de doute, il s’agissait de Conchita, la fille assassinée. Le Gros hésite, puis décide de conserver la photo. Il remet tout en place, y compris le siège du conducteur, et rejoint la maison.
Le hall pue toujours la merde. Mais enfin, la nuit sera longue et l’odeur a des chances de se dissiper.
Le brave bonhomme tend l’oreille avant de grimper. Tout est calme, d’une sérénité infinie. Il rallie sa turne sans encombre.
Pinuche est assis à la table et enroule la bande du minuscule enregistreur. Puis il enclenche l’appareil et écoute.
Guère fameux ! Un presque chuchotis. Il y a des bruits de fond qui chevauchent : heurts, grincements de fauteuil.
— J’espérais mieux ! gémit-il.
Le Mastar est moins pessimiste :
— Quand c’s’ra grossi, des techniciens pouvront peut-êt’ saisir des birbes d’phrases, désole-toi pas !
Il dépose la photo devant César.
— Toi, tu t’occupes du son et moi d’ l’image, déclare-t-il non sans noblesse. On s’complète, vieux crabe, on s’complète. C’est ça qui fait not’ force !