Pardaillan avait quitté Blois au moment où Henri III s’en approchait, revenant d’Amboise où il avait été voir ses prisonniers, le cardinal de Bourbon, l’archevêque de Lyon, le duc de Nemours, frère utérin des Guise, le jeune prince de Joinville, le duc d’Elbeuf, Péricard, secrétaire d’Henri de Guise, La Chapelle-Marteau, président du Tiers, Brissac et Bois-Dauphin. Car c’est là tout ce qu’on avait pu arrêter, les autres ligueurs ayant eu le temps de prendre la fuite.
Le chevalier partait avec une sorte de joie d’allégement, sans remords. Il venait de régler deux vieux comptes de haines qui, pendant seize ans, avaient pesé sur sa vie: le duc de Guise tué en combat loyal, et Maurevert mort dans la forêt de Marchenoir.
Le froid était sec; les sabots de son cheval résonnaient sur la terre durcie; il trottait en fredonnant, souriant au ciel gris, aux arbres dépouillés, aux chevreuils qui le regardaient passer en allongeant leurs cous gracieux, aux corbeaux majestueux et rusés qui s’envolaient, à tous ces êtres animés ou inanimés qui étaient les vieux amis du coureur de route…
Il se retrouvait. Il renaissait. Il respirait à pleins poumons la joyeuse ivresse de s’en aller libre, indépendant de tout et de tous, au seul gré de sa fantaisie. Il écartait d’ailleurs avec soin toute pensée encombrante, refusait de songer à demain et prenait de l’heure présente tout ce qu’elle pouvait contenir de contentement.
Excitant donc parfois son cheval d’un appel de langue, il suivait la route qui de Blois allait à Beaugency, Meung et Orléans par la rive droite de la Loire. Arrivé à Orléans, Pardaillan se dirigea tout droit sur l’hôtel d’Angoulême, et ce fut avec un battement de cœur qu’il approcha de la maison amie, où il allait revoir ce petit duc auquel il s’était si bien attaché, cette Violetta qu’il avait arrachée à la mort, et cette poétique Marie Touchet, à laquelle il rattachait le charme de ses souvenirs de jeunesse.
Le logis était vaste et entouré d’un grand jardin qui, pour le moment, offrait aux regards ses massifs couverts de givre, fleurs de glace, dentelles blanches, parure de l’hiver, qui permet à la nature de dire à l’homme: «Regarde donc comme je suis coquette et jolie en toute saison…» C’était une maison de briques rouges à encadrement de pierre blanche, avec des balcons de fer forgé, aux courbes gracieuses, telles qu’on en voit aux constructions du temps de la Renaissance.
Pardaillan mit pied à terre dans la cour; sur un signe que fit un suisse majestueux, deux laquais s’élancèrent pour s’emparer de son cheval et le conduire aux écuries. Alors, seulement, le suisse de cet hospitalier logis s’enquit du nom du visiteur.
Le chevalier, sans répondre, regardait autour de lui, lorsque d’une porte surgit un être immense, porteur d’une superbe livrée toute galonnée, bouffi de graisse, avec des bras gros comme des cuisses, et des cuisses grosses comme des fûts de colonne. Cet être, en apercevant Pardaillan, ôta son chapeau, s’approcha en donnant tous les signes d’une respectueuse jubilation, et d’une voix de basse-taille s’écria:
– Dieu me pardonne!… Mais c’est monsieur le chevalier lui-même!…
Pardaillan considéra le phénomène sans le reconnaître. L’homme souriait d’un large sourire qui donnait à son visage l’aspect d’une citrouille entrouverte d’un coup de sabre.
– Est-il possible que monsieur le chevalier ne me reconnaisse pas? continua le phénomène. Surtout, nous avons fait la guerre ensemble. En avons-nous donné de ces coups d’estoc et de taille! À la chapelle Saint-Roch, à l’abbaye de Montmartre, à l’auberge de la Devinière , en avons-nous taillé en pièces et mis en déroute! Tous les soirs, à l’office, je passe deux heures à raconter mes hauts faits et les vôtres, monsieur. Et je n’ai pas fini, n’est-ce pas, monsieur le suisse?
Le suisse grommela quelques mots et tourna le dos. Le suisse était jaloux: il n’avait que cinq pieds et six pouces de taille, tandis que le phénomène mesurait plus de six pieds.
– J’y suis! fit Pardaillan. Je vous reconnais à la voix, monsieur de Croasse. Excusez-moi de ne pas vous avoir remis aussitôt. C’est que vous étiez maigre, il y a quelques mois, tandis que maintenant…
– Oui, fit Croasse avec désinvolture, la maison est bonne, Dieu merci. Plus de sabres à avaler, ni de cailloux, ni d’étoupes enflammées, mais de bons gigots de cerf, de bonnes tranches de sanglier, de bons…
Pardaillan écoutait avec une inaltérable complaisance. Et il eût écouté longtemps sans doute si un deuxième géant, mais un géant maigre, cette fois, ne fût brusquement apparu: c’était Picouic.
– Monsieur le chevalier, dit-il en s’inclinant, daignez pardonner le bavardage de cet imbécile que la vie de cocagne a rendu positivement idiot et qui laisse dans la cour le meilleur ami de Monseigneur. Monseigneur finira par nous chasser, cuistre, si tu continues…
Et Picouic, se précipitant, montra le chemin à Pardaillan, et laissa Croasse en butte aux sarcasmes du suisse. Pardaillan, donc, suivant son conducteur, traversa un vaste salon d’honneur sur le grand panneau duquel se détachait un portrait en pied du roi Charles IX, monta un bel escalier de chêne ciré, et entra enfin dans une petite pièce où il y avait comme un parfum d’intimité charmante.
– Monsieur le chevalier de Pardaillan! annonça le serviteur du ton avec lequel les huissiers de la cour eussent crié: «Messieurs, le roi!…»
Un jeune homme qui écrivait à une petite table, le dos tourné à la porte, bondit de sa chaise, se leva précipitamment, se tourna, tout pâle vers le chevalier, demeura un instant immobile, puis courut se jeter dans les bras de Pardaillan, qui, doucement ému par cette joie visible, par ce bonheur et cette amitié, rendit étreinte pour étreinte…
– Vous enfin! s’écria alors Charles d’Angoulême. Cher ami… mon bon, mon grand frère, vous venez donc enfin contempler le bonheur qui est votre œuvre!…
– C’est-à-dire, fit le chevalier en souriant, je passais par Orléans, venant d’un désert et allant à un autre désert… j’ai voulu m’arrêter dans une oasis…
Déjà le jeune duc s’était élancé en appelant, et quelques instants plus tard, Violetta entrait, toute rose d’émotion, s’approchant de Pardaillan, et lui tendait son front en murmurant:
– Il ne manque donc plus rien au bonheur de mon noble époux et au mien, puisque vous voici!…
Pardaillan, plus ému et plus étonné au fond qu’il n’eût voulu l’être de cette explosion de gratitude et de fraternelle amitié, embrassa sur les deux joues la gracieuse jeune femme. Au même instant apparut Marie Touchet, la mère de Charles, et comme Pardaillan s’inclinait profondément, elle fit trois pas rapides, le saisit dans ses bras, et, les larmes aux yeux, l’étreignit sur son cœur en disant:
– Je suis heureuse, mon cher fils, heureuse de pouvoir vous dire tout haut ce que je dis tout bas à Dieu dans mes prières de chaque soir: «Que le Seigneur protège le dernier représentant de la vieille chevalerie!…»
Et se tournant vers un autre portrait de Charles IX, plus petit que celui du salon:
– Hélas! ajouta-t-elle avec un soupir, il n’est pas là pour remercier le sauveur de son enfant. Mais je vous aimerai pour deux, chevalier, et ce double fardeau de reconnaissance ne sera pas de trop pour mon cœur…
– Madame, dit le chevalier, en cherchant à dissimuler la joie puissante que lui procurait cette adorable minute, Madame, je me trouve royalement récompensé puisque je vois un rayon de bonheur dans vos yeux et un sourire sur vos lèvres…
Après les premiers moments d’effusion, ces quatre personnages s’assirent, et Pardaillan, accablé de questions, dut raconter ce qui lui était arrivé depuis la scène de l’abbaye de Montmartre. Il le fit avec cette simplicité qui donnait un si grand prix à ses récits, raconta la mort de Guise, celle de Maurevert, et enfin celle de Catherine de Médicis, mais ne dit pas un mot de Fausta.
Tout en parlant, il surveillait du coin de l’œil, tantôt Violetta, tantôt le jeune duc, tantôt Marie Touchet, et il put se convaincre que s’il y avait trois êtres heureux dans le monde, ces trois êtres étaient réunis sous ses yeux.
«Pourvu que cela dure!» songea-t-il, avec une sorte de prescience divinatoire des aventures où l’inquiétude et l’ambition devaient plus tard jeter le fils de Charles IX.
– Ainsi, dit Marie Touchet, la vieille reine est morte…
– Et le duc de Guise a succombé sous votre épée, ajouta Charles.
– Deux des ennemis que vous aviez maudits fit gravement Pardaillan. Quant au troisième, quant au roi Henri de Valois, il est bien bas, et je crois que si vous vouliez tirer de lui une vengeance, vous n’arriveriez pas à temps, car il est escorté d’une ombre qui ne le quitte pas, d’un spectre qui guette le moment de lui poser sur l’épaule sa main de fer, et de l’entraîner avec lui dans le néant… Guise est mort, la vieille reine est morte, et le roi marche à la mort… Ainsi, votre triple besogne se trouve accomplie sans que vous ayez eu à vous en mêler, et il ne vous reste qu’à garder votre bonheur contre les embûches de la vie et les traquenards de l’ambition…
Le jeune duc écouta ces paroles prophétiques d’un air pensif, et Violetta se serrant doucement contre lui, lui jeta un regard si tendre, si timide et si inquiet que Charles s’écria:
– Oui, oui, chevalier… et vous, ma douce amie… et vous, ma mère… c’est dans notre mutuelle affection et là seulement que nous devons chercher le bonheur de la vie!…
Il s’ensuivit une soirée charmante. Il y eut dîner de gala auquel furent invités les notables seigneurs d’Orléans. À table, Pardaillan, malgré sa résistance, fut placé dans le fauteuil du maître; et comme s’il eût été le maître, l’écuyer tranchant, le majordome et le maître d’hôtel se tinrent constamment derrière lui. À l’attitude des convives, à la curiosité passionnée qui bouleversait la maison depuis les invités jusqu’au dernier marmiton de cuisine, on eût pu croire que le réfectoire de l’hôtel d’Angoulême avait ce soir-là l’honneur d’héberger un empereur.
– Vous voyez que vous êtes connu ici, lui dit tout bas Marie Touchet. Dans cet hôtel et chez tous ceux qui nous connaissent, on parle de vous comme on parlerait d’un héros de la Table Ronde. Dans les veillées d’hiver, on me prie de raconter vos exploits, depuis le jour où vous sauvâtes la reine Jeanne d’Albret, jusqu’au jour où vous avez arraché à la mort la fille du prince Farnèse, ma chère petite Violetta. Et quand je parle de vous, chevalier, on m’écoute comme jadis au fond des manoirs on écoutait les trouvères chanter d’héroïques épisodes…
Ce fut pour Pardaillan une inoubliable soirée. Mais le lendemain, lorsque Charles d’Angoulême pénétra dans la chambre du chevalier pour lui annoncer qu’il avait préparé à son intention une partie de chasse, Pardaillan répondit qu’il allait partir.
– Partir! fit le jeune duc en pâlissant, mais pour quelques heures, sans doute?… Vous serez de retour pour le dîner?…
Pardaillan secoua la tête.
– Car vous nous restez, continua Charles. Vous vous établissez ici… Nous ne nous séparons plus…
– Un jour, peut-être, viendrai-je vous demander une plus longue hospitalité, répondit Pardaillan; pour le moment, il faut que je vous dise adieu…
Ni les supplications de Marie Touchet, ni les larmes de Violetta ne purent retenir le chevalier. Et, comme ils étaient tous les trois autour de lui, dans une belle explosion de tendresse désolée, le pressant et le suppliant de revenir bientôt, Pardaillan, violemment ému, serra leurs mains en disant:
– Eh bien! oui, mes amis, mes chers amis, je vous promets que si jamais je me trouve malheureux, c’est ici que je viendrai reposer ma tête et chercher la consolation de mes vieux jours…
Il les serra dans ses bras et partit.
– Maintenant, murmura-t-il quand il fut loin, je puis me vanter d’avoir vu de près ce que c’est que le bonheur.
Et avec un de ces sourires qui en disaient long:
– Pourvu que cela dure! ajouta-t-il.
À midi, il s’arrêta dans une auberge pour dîner et faire reposer son cheval. Ayant alors fouillé sa ceinture de cuir, il constata qu’il ne lui restait plus que sept écus de six livres pour faire le voyage qu’il entreprenait.
– Diable! murmura-t-il avec une grimace. Et il faut qu’avec cela j’aille jusqu’à Florence… et que j’en revienne!… Diable!…
Et comme il eut besoin de fouiller dans ses fontes, il y trouva une boîte assez volumineuse qui contenait une miniature, une lettre, et cinq rouleaux de monnaie. Pardaillan ouvrit les rouleaux et constata qu’ils étaient de cent écus d’or chacun. Il regarda la miniature: c’était un portrait de Marie Touchet, du temps où elle habitait dans la rue des Barrés la maison bourgeoise où Charles IX venait respirer en paix. Ce portrait se trouvait placé dans un cadre de vieil or où s’enchâssaient douze diamants: c’était un présent de Charles IX. Alors Pardaillan ouvrit la lettre, et voici ce qu’il lut:
«Vous partez pour un long voyage. Mon cher fils, mon cœur a pensé que j’avais le droit de veiller à vos frais de route, comme j’ai, en d’autres circonstances, veillé aux frais de route de mon autre fils, votre frère Charles. Quant au portrait, il m’a été donné en cette année 1572 que vous avez peut-être oubliée, mais dont je garde l’impérissable mémoire. C’est le plus cher de tous les souvenirs qui me rattachent à celui que j’ai aimé. Je vous le donne donc, car il vous était destiné comme étant, selon mon cœur, l’aîné de mes enfants. Adieu, mon cher fils. Ce me sera grande joie et consolation de vous revoir avant de mourir… Songez-y! et que Dieu vous garde comme vous nous avez gardés…»
Pardaillan demeura une heure, cette lettre à la main, dans le coin d’écurie où cela se passait, absorbé dans une profonde rêverie. Le garçon d’auberge qui vint le chercher pour lui dire que son dîner était à point le vit immobile, la tête penchée sur la poitrine, et des larmes aux yeux.