Pardaillan demeura une heure immobile près de ce cadavre. Une profonde rêverie l’emportait vers les lointains horizons de sa jeunesse. C’était Maurevert qu’il avait sous les yeux et c’était Loïse qu’il voyait. Il la voyait telle qu’il l’avait vue à la minute de sa mort, au moment où la pauvre petite avait, dans un dernier effort, jeté ses bras autour de son cou et avait fixé sur lui ses yeux désespérés et radieux… contenant tout le rayonnement de l’amour le plus pur et tout le désespoir de l’éternelle séparation…
Il la voyait étendue sur sa couche; toute blanche parmi les fleurs blanches qu’on avait effeuillées sur elle… Maintenant, Loïse dormait dans le petit cimetière de Margency où elle avait voulu être enterrée…
Et maintenant, aussi, l’assassin de Loïse gisait à ses pieds, Maurevert était mort!…
Alors il sembla à Pardaillan qu’il n’avait plus rien à faire dans la vie. Mortes ses amours, mortes ses haines, il se voyait seul, affreusement seul, n’ayant plus rien pour le soutenir…
Un instant, l’image de Fausta passa devant ses yeux, mais cette image, il la regarda passer avec une morne indifférence. Puis ce fut Violetta, le petit duc d’Angoulême, et quelque chose comme un triste sourire erra sur ses lèvres…
Puis ce fut le doux visage d’Huguette, de la bonne hôtesse, et Pardaillan murmura:
– Là, peut-être, trouverai-je réellement la pierre où le voyageur repose sa tête fatiguée…
Longtemps, il fut en proie à cette dangereuse rêverie qui pouvait le conduire à nier la vie et à désespérer de tout, lui qui était une vibrante synthèse de vie, une espérance vivante et agissante. Le pas alourdi d’un bûcheron qui passait l’arracha à sa contemplation.
Il se réveilla, se secoua, et, appelant le bûcheron, le pria de lui prêter une pioche qu’il portait, et lui offrit un écu en récompense. Le bûcheron, apercevant le cadavre, obéit en tremblant. Pardaillan creusa une fosse dans la terre dure de gelée. Quand elle fut assez profonde, il y plaça le cadavre de son ennemi, le recouvrit avec la couverture de selle du cheval de Maurevert; puis il combla la fosse et rendit la pioche au bûcheron, qui lui dit:
– Ce cheval est fourbu… Puis-je le prendre?
– Oui, dit Pardaillan, car son cavalier n’en a plus besoin.
Il se dirigea alors vers son propre cheval, que cette halte prolongée avait reposé; il passa la bride sous son bras; et, à pied, suivi par la bête il prit le chemin de Châteaudun.
Une lieue plus loin, il se remit en selle, et, d’un temps de trot, gagna Châteaudun, où tout était sens dessus dessous, comme à Beaugency, à cause de la nouvelle qui, partie de Blois, se répandait à travers la France dans tous les horizons comme les ondulations de l’eau où on vient de jeter une pierre. Là, comme partout ailleurs, les partisans de Guise s’armaient, sanglotaient et criaient vengeance.
– Que m’arriverait-il, songea Pardaillan, si, m’avançant vers ces gens, je leur disais: «C’est moi qui ai tué votre duc en loyal combat?…»
Il s’arrêta dans une bonne auberge et y passa la nuit. Le lendemain matin, étant remonté à cheval, il reprit le chemin de Blois, où la première figure qu’il vit en entrant fut celle de Crillon, le brave Crillon, occupé à refouler une foule de bourgeois qui criaient à tue-tête:
– Mort à Valois! Vengeons notre duc!…
– Eh! monsieur de Crillon! cria Pardaillan lorsqu’il vit que la besogne était terminée et que la rue était libre.
Crillon aperçut Pardaillan et poussant vers lui son cheval, lui tendit la main.
– J’ai un service à vous demander, dit Pardaillan.
– Dix, si vous voulez!
– Un suffira, mais je vous en serai dix fois reconnaissant. On a arrêté l’autre jour, dans l’hôtel de la signora Fausta, deux pauvres filles qui n’y doivent rien comprendre. Je voudrais obtenir leur liberté…
– Dans une heure, elles seront libres, dit Crillon. Je les conduirai moi-même hors la ville.
– Merci. Voulez-vous avoir l’obligeance de leur dire qu’on les attend à Orléans? elles savent où…
– Ce sera fait, dit Crillon. Mais vous, mon digne ami, prenez garde à Larchant.
– Bah! il veut donc être éclopé des deux jambes?…
Crillon se mit à rire.
– D’ailleurs, reprit-il, Sa Majesté vous protégerait au besoin. Venez, je vais vous présenter…
– Pourquoi faire?…
– Mais, fit Crillon stupéfait, parce que le roi veut vous voir et récompenser celui qui…
– Oui, mais moi, je ne veux pas voir le Valois. Il a une triste figure. Monsieur de Crillon, si on vous parle de moi, rendez-moi le service de dire que vous ne m’avez pas vu.
– Soit! fit Crillon ébahi.
Ils se serrèrent la main, et Pardaillan gagna tranquillement l’intérieur de la ville, où régnait ce grand silence, coupé parfois par de soudaines rumeurs d’imprécations, comme on voit dans les villes au moment des émeutes.
– Drôle d’homme! maugréa Crillon en regardant Pardaillan s’éloigner. Du diable si j’arrive jamais à comprendre une pareille nature…
Pardaillan se dirigeait vers l’Hôtellerie du Château, où on se rappelle qu’il logeait avant que Crillon ne l’eût conduit à l’appartement de Ruggieri… Il y chercha Jacques Clément, et ne l’y trouva pas.
– Bon! pensa-t-il, il sera reparti pour Paris…
Et il reprit la chambre qu’il avait occupée précédemment avec l’idée de se remettre en route après deux jours de halte.
Pardaillan se donnait à lui-même comme prétexte qu’il avait besoin de repos. En réalité, il avait surtout besoin de réfléchir, de se retrouver, de voir clair en lui-même et de prendre une décision d’où il sentait que sa vie à venir allait dépendre.
En ce jour, Pardaillan apprit que la duchesse de Montpensier avait pu fuir, que le duc de Mayenne s’était également échappé de Blois, ainsi que tous les seigneurs de marque qui avaient afflué dans la ville au moment des états généraux. Ainsi, Henri III n’avait pas profité de sa victoire.
Seul, le cardinal de Guise avait succombé; il avait été lardé de coups de poignard le jour même où Pardaillan rentra dans Blois.
Le surlendemain de sa rentrée à Blois, Pardaillan apprit que le roi était parti pour Amboise. Henri III disait qu’il voulait voir ses prisonniers. En réalité, il n’était pas fâché de s’éloigner de Blois; en effet, la ville réduite au silence par Crillon, la ville où régnaient cet ordre et cette tranquillité terribles qui laissent présager un prochain éclat de colère, n’inspirait qu’une médiocre confiance au roi.
Pardaillan, lui, après s’être promis de partir au bout de quarante heures, resta. D’abord parce qu’il était indécis, irrésolu, et qu’il écartait de sa pensée ce point d’interrogation formidable qui l’obsédait:
«Irai-je ou n’irai-je pas à Florence?»
Ensuite, parce qu’il s’était lié d’étroite amitié avec le brave Crillon qui, pendant l’absence du roi, était gouverneur du château et de la ville de Blois. Pardaillan, conduit par Crillon, avait fait visite au capitaine Larchant et lui avait dit:
– Je regrette d’avoir jeté ce lampadaire avec assez de maladresse pour vous casser une jambe.
– Alors que vous vouliez simplement m’assommer, fit Larchant qui, étendu dans son lit, et la jambe bandée, pestait fort contre cette infirmité temporaire.
Pardaillan avait souri et ajouté:
– Si j’éprouve du regret pour votre jambe cassée, c’est un vrai désespoir que m’eût causé l’assommade d’un grand capitaine comme vous.
Quelques jours s’écoulèrent. La fin de l’année se passa dans une tranquillité relative. Cependant, on apprit le 3 janvier que Mayenne avait réuni une armée et qu’il se dirigeait sur Paris, acclamé tout le long du chemin par les populations révoltées. Crillon avait environ dix mille hommes de troupes campées sous Blois. Il se tint prêt à tout événement… mais le roi ne rentrait toujours pas.
Cependant, le 5 au matin, Pardaillan étant descendu dans la grande salle pour se rendre ensuite au château où tous les jours il allait voir Crillon, apprit que le roi était revenu dans la nuit. Du moins, c’était la rumeur qui courait dans l’auberge. Comme il allait sortir, il vit entrer par la porte du fond de la salle qui communiquait avec l’escalier du premier étage, un moine qui, le capuchon rabattu sur le visage, s’avançait vers la porte de sortie.
«Je connais cette tournure-là!» fit en lui-même Pardaillan qui tressaillit.
Et il se plaça devant le moine qui traversait la salle. Le moine s’arrêta un instant, puis murmura:
– Venez…
Pardaillan reconnut la voix de Jacques Clément!… Et rapprochant dans son esprit cette soudaine apparition du moine avec le bruit qui courait du retour d’Henri III…
«Diable! songea-t-il, je crois que je vais assister à quelque grand événement, et que si ma rapière a déjà changé la face de l’histoire de ces temps en rencontrant la poitrine du chef de la sainte Ligue, il y a sous cette robe de bure un poignard qui, en prenant contact avec la poitrine de Valois, pourrait bien changer l’histoire de la monarchie. Il faut que je vois cela!»
Et il se mit à suivre Jacques Clément qui était sorti. Sur la place à vingt pas du porche du château, Jacques Clément s’arrêta.
– Ainsi, dit Pardaillan, vous êtes revenu à Blois?
– Je ne suis pas revenu, dit le moine d’une voix sombre; je ne me suis pas éloigné un instant de ma chambre; je savais que vous étiez dans l’auberge; mais j’ai voulu être seul… seul avec moi-même, seul avec ma conscience, seul avec Dieu qui me parlait!
– Ah! fit Pardaillan narquois, et que vous disait-il?…
– Qui cela? demanda Jacques Clément de cette voix fiévreuse et affolée qu’il avait par moment.
– Mais Dieu!… Ne venez-vous pas de me dire que vous aviez eu un entretien avec lui dans cette chambre d’auberge où vous étiez terré?… Allons, tenez, rentrons, vous grelottez la fièvre… cela vient de l’eau que vous buvez en abondance et de la famine que vous vous infligez…
– Pardaillan, gronda le moine en saisissant la main du chevalier, l’heure est venue… Rien ni personne ne pourra m’empêcher de tuer Valois ce matin. Voilà quinze jours que je guette son retour… Dieu me l’envoie enfin!… Et Dieu a voulu aussi vous faire rester à Blois afin que vous m’aidiez…
– Hein? s’écria Pardaillan étourdi.
– J’ai compté sur vous! dit le moine. Oui, j’ai la fièvre; oui, ma tête brûle, mais mes pensées sont d’une clarté terrible. Je vous ai guetté, j’ai vu l’amitié qui vous lie à ce soudard de Crillon; et moi, qui doutais de Dieu dans mes insomnies effroyables, moi, qui cherchais en vain le moyen de pénétrer au château, j’ai vu dans cette amitié l’intervention divine…
– Diable, diable! Vous croyez?…
– Pardaillan, il faut que vous me fassiez entrer au château. Présentez-moi à Crillon comme un de vos amis, faites ce que vous voudrez, mais il faut que j’entre…
– Ainsi, vous avez compté sur moi pour vous aider à tuer le roi?
Pardaillan devint grave et réfléchit une minute, non sur la décision qu’il allait prendre, mais sur la manière de communiquer cette décision à Jacques Clément.
– Mon cher ami, dit-il enfin, écoutez-moi bien. Si vous me disiez: «Tout à l’heure, je me bats en duel, veuillez vous aligner avec le témoin de mon adversaire», je vous répondrais: «Très bien, allons nous couper la gorge avec cet inconnu.» Si vous étiez attaqué, fût-ce par dix rois, et que vous m’appeliez à l’aide, je tomberais sur les dix rois à bras raccourcis, et si Valois était dans le tas, peut-être aurait-il à se repentir d’avoir porté la main sur vous. Mais vous me demandez de vous conduire par la main jusqu’à celui que vous voulez tuer, non pas en duel, mais d’un coup porté au moment où il s’y attendra le moins… et… que voulez-vous que je vous dise? Cela me dérange dans mes habitudes…
– Vous refusez?
– De vous aider dans un assassinat, oui, dit Pardaillan avec une grande douceur.
Jacques Clément demeura atterré et passa une main sur son front livide.
– Malédiction! murmura-t-il sourdement.
À ce moment précis, Pardaillan vit Crillon sortir du porche et s’avancer vivement vers lui.
– Vous connaissez ce révérend père? dit le capitaine en rejoignant le chevalier.
– Je le connais, dit Pardaillan.
– Cela suffit, reprit Crillon. Mon père, ajouta-t-il en se tournant vers Jacques Clément, le chapelain n’est pas au château. La reine mère, malade, demande un confesseur à l’instant même. Suivez-moi, je vous prie… C’est Dieu qui vous envoie!…
Jacques Clément saisit le bras de Pardaillan stupéfait, et, d’une voix qui le fit frissonner:
– Vous entendez?… C’est Dieu qui m’envoie!…
Et le moine, à grands pas, suivit Crillon.
– Fatalité! murmura Pardaillan, pétrifié, frappé d’une sorte d’horreur.
Jacques Clément entra dans le château à la suite de Crillon, qui, rapidement, se dirigeait vers l’appartement de Catherine de Médicis, situé au rez-de-chaussée.
Chose étrange: personne ne semblait se préoccuper de cette maladie de la vieille reine, qui pourtant devait être bien grave puisque Catherine voulait un confesseur. Et, en effet, depuis huit jours que la mère du roi était malade, c’est à peine si on s’en était inquiété dans le château. Les laquais eux-mêmes et les servantes n’accomplissaient leur office qu’avec une sorte de répulsion.
Ce fut une chose effrayante que cette indifférence de tous devant l’agonie de Catherine de Médicis. Seul, Ruggieri lui demeura fidèle jusqu’au bout.
Cette femme qui avait fait trembler la France, qui avait tenu dans sa main la destinée du royaume, s’éteignait sans que nul songeât à elle. Elle représentait une autre époque… Son fils Henri… ce fils qu’elle avait tant aimé, ne la supportait plus qu’avec une visible impatience… À la cour, c’était une mode de traiter la reine mère en intruse qui ne se décide pas à prendre congé.
Avec Catherine mourait l’âge de fer… C’était un spectre du passé qui entrait dans l’oubli… Crillon, en allant chercher un confesseur pour Catherine mourante, accomplit donc un acte de brave homme… une espèce de charité.
Jacques Clément, en approchant de l’appartement de la reine, remarqua parfaitement cette solitude, cette indifférence, tandis que le reste du château retentissait du bruit des armes, des conversations et même d’éclats de rire. Au moment où Crillon allait pénétrer dans l’antichambre, le moine l’arrêta en le touchant au bras.
– Où est-il? demanda-t-il.
– Il ne s’agit pas du roi, messire, fit l’homme d’armes; c’est la vieille reine qui est malade.
– Oui… Mais où est le roi?…
– Le roi?… Au château d’Amboise. Entrez, je vous prie…
Jacques Clément avait grincé des dents.
– Le roi n’est pas rentré cette nuit, comme on le disait? gronda-t-il.
– Non. Mais entrez…
Jacques Clément étouffa un rugissement de désespoir. Mais comme Crillon ouvrait une porte, il eut un geste d’imprécation, et, sombre, farouche, entra. Crillon se retira…
Jacques Clément se trouvait dans une pièce obscure où pesait une infinie tristesse. Bien qu’il fît jour au dehors, les rideaux étaient fermés et un flambeau de cire se consumait sur la cheminée. On eût dit que cette funèbre lueur était là pour montrer les ténèbres qui s’épaississaient aux angles…
Au bout de quelques instants, le moine vit un lit… et, dans ce lit, une femme vieille, ridée, livide, qui le regardait de ses grands yeux étrangement lumineux. Et cette clarté funeste dans ce visage immobile donnait à cette tête le masque d’une morte qui ouvrirait les yeux pour contempler les mystères d’outre-tombe. Il s’en dégageait une morne tristesse qui ne ressemblait pas à la tristesse d’une figure humaine.
Autour du lit, il y avait comme une magnétique irradiation de terreur et les ténèbres amoncelées dans les angles vibraient de l’épouvante. Mais Jacques Clément était alors inaccessible à la peur… Il songeait seulement ceci:
«La mère d’Henri III meurt; et celui qui la voit mourir, c’est le fils d’Alice de Lux…»
Cependant, un mouvement de la vieille reine l’arracha brusquement à sa rêverie. D’un geste lent de sa main affaiblie, Catherine lui faisait signe d’approcher. Elle murmura:
– Plus près, mon père, plus près…
Il vint à pas lents et s’arrêta tout contre elle, au chevet du lit. Catherine de Médicis le regarda, et, dans son souffle haletant, dans cet indistinct murmure qu’ont les agonisants, reprit:
– Vous n’êtes pas le chapelain du château…
– Non, madame, dit Jacques Clément; le chapelain est absent; je passais par hasard devant le château, et c’est moi qu’on a appelé pour assister la mère du roi de France…
– Tant mieux, murmura Catherine, peut-être parce qu’elle préférait se confesser à un moine inconnu, ou peut-être parce qu’elle disait une chose qui répondait à une pensée d’agonie.
Mais Jacques Clément frémit et répéta:
– Oui… tant mieux…
– Mon fils? demanda la mourante. Où est mon fils?…
– Le roi est à Amboise, madame…
Elle demeura une minute silencieuse, les yeux fermés. De ces paupières soudées descendaient des larmes qui suivaient le sillon des rides… Et elle dit:
– Je ne le verrai donc plus?… Je meurs, et mon fils n’est pas là… Parmi tant de morts horribles que j’ai redoutées, celle-ci est la plus terrible… Ô mon fils, je t’ai tant aimé… et mes yeux, en se fermant pour toujours, n’emporteront pas ton image dans la tombe…
Puis elle se mit à parler d’une voix rapide et indistincte. Le moine penché sur elle, ne put saisir au passage que quelques mots, des noms plutôt…
– Diane de France… Montgomery… ce n’est pas vrai… et puis vous, Coligny… je ne veux pas… écoute, Maurevert…
Jacques Clément écoutait ardemment… Dans ces lambeaux de pensée, il attendait une pensée; dans cette chevauchée des remords défilant dans l’esprit de la mourante, il guettait un remords… Tout à coup Catherine s’arrêta. Elle ouvrit des yeux étonnés, et s’arrangeant sur ses oreillers, dans un retour d’énergie vitale:
– Qu’ai-je dit? demanda-t-elle rudement.
– Rien, madame, fit le moine. J’attends qu’il plaise à Votre Majesté de me confier les secrets de son âme, afin que je les dépose au pied du redoutable trône du justicier qui voit, qui entend, qui pardonne… ou condamne.
La vieille reine se souleva, avec un long frisson. Elle fixa sur le confesseur un regard ardent:
– Mon père, dit-elle, si je me repens de mes fautes, Dieu me pardonnera-t-il?…
– Si vous les avouez, oui!
– Écoutez donc, puisqu’il le faut.
Le moine se recueillit, s’immobilisa, à demi penché pour recueillir les suprêmes aveux de la reine. Elle haletait. Sa main droite allait et venait machinalement sur la courtepointe, dans ce geste d’agonie que le peuple, en son langage terriblement imagé, appelle «faire ses paquets», expression formidablement comique et funèbre, d’une poignante justesse de coloris.
– Voilà, dit l’agonisante dans un râle, à peine perceptible, j’ai tué ou fait tuer quelques douzaines de pauvres diables, jeunes seigneurs un peu têtus qui s’obstinaient à ne pas écouter mes avis, bourgeois ou manants… la hache, la corde, les oubliettes, le poison, j’ai dû employer tous ces moyens. J’avoue que j’eusse pu éviter ces meurtres, mais au détriment du bon gouvernement de l’État…
– Passez, madame, dit le moine, ceci est peu de chose…
Catherine tressaillit de joie. Elle reprit avec plus d’hésitation:
– Montgomery tua mon époux Henri deuxième… j’avoue que ce coup de lance malheureux n’était pas tout à fait dû au hasard…
– Le roi votre époux vous a fait subir mille avanies; quelqu’énorme que soit le crime, il se conçoit et je crois que vous pouvez passer à d’autres événements…
Catherine respira soulagée.
– Jeanne d’Albret, continua-t-elle, est morte d’une fièvre qui la prit soudain au Louvre; j’avoue que si je ne lui avais pas envoyé certaine boîte de gants, la fièvre n’eût peut-être pas été mortelle…
– Passez, madame! gronda le moine.
– Mon fils, haleta la mourante, mon fils Charles IX eût peut-être longtemps vécu si je n’avais eu un ardent désir de voir Henri sur le trône…
Un sanglot expira sur les lèvres de la reine en même temps qu’elle prononçait le nom d’Henri…
– Coligny, continua-t-elle d’une voix plus faible, plus lointaine; oh! que de gens l’entourent! ils sont des centaines… mon père… ils sont des milliers… c’est moi qui les fis mourir… mais c’était pour sauver l’Église!
– Ensuite? demanda le moine.
– C’est tout! râla Catherine, dont la tête se perdait. C’est tout!… Quelques meurtres de faible importance, des mensonges… oui… pour le bien de l’État…
– Ensuite! gronda le moine en se redressant.
– C’est tout! Je le jure, pantelait la vieille reine en essayant de se soulever, mon père, par grâce! par pitié!… L’absolution, ou je meurs maudite!…
– Meurs donc maudite! rugit le moine. Meurs maudite sous mes yeux! Meurs sans absolution! Meurs pour subir les affres éternelles de l’éternel châtiment!…
– Miséricorde! murmura la reine dans le hoquet de l’agonie. Que dit ce moine!… Damnée! Maudite!
– Damnée et maudite à jamais! Car de tous tes crimes plus nombreux que les grains de sable dont parle l’Évangile, plus atroces, plus hideux que tous les crimes de Paris en cent ans, de tous tes forfaits qui font de ton âme une cour des Miracles de la scélératesse, écoute, reine! Tu as oublié le plus hideux, le plus atroce!…
– Oh! hurla la reine démente de terreur et d’angoisse, qui es-tu?… Au nom de quel spectre viens-tu?… Que m’annonces-tu?…
– Ce que je t’annonce! tonna le moine plus livide que la mourante. Je t’annonce ceci: que ton fils, ton bien-aimé Henri va mourir!… Mourir de ma main! Mourir maudit comme toi!…
Un cri déchirant, lugubre, insensé, jaillit des lèvres de l’agonisante. Elle tenta un suprême effort pour se jeter sur le moine, et retomba, avec un hoquet funèbre.
– Au nom de qui je viens! continua le moine parvenu au paroxysme de l’exaltation. Au nom de l’une de tes victimes! La plus belle! la plus innocente! Celle dont tu as broyé le cœur, celle que tu as assassinée par la plus effroyable torture… Alice de Lux!…
Une dernière clameur traversa l’espace… Catherine affaissée sur son lit parvint à joindre les mains, et ses yeux fixés sur le moine dégagèrent les effluves d’une surhumaine épouvante.
– Qui je suis! acheva le moine en rabattant son capuchon. Regarde! Je suis celui qui seul pouvait te refuser l’absolution, te déclarer maudite et damnée au nom du Dieu vivant, et te conduire par la main jusqu’aux portes de l’Enfer. Catherine de Médicis, je suis le justicier! Je suis le vengeur de ma mère! Je suis Jacques Clément, fils d’Alice de Lux!…
Un troisième cri, plus effrayant que les deux premiers, jaillit de la gorge de la vieille reine… Dans le suprême sursaut de l’agonie, elle se leva presque droite, puis retomba sur le lit, le visage convulsé par le délire des angoisses sans nom; elle balbutia:
– Seigneur… tu es grand… tu es juste!… Seigneur, j’ai mérité cette expiation! Seigneur, je meurs… je meurs maudite… damnée!…
– Damnée! répéta Jacques Clément comme un écho des épouvantes d’outre-tombe.
Une faible secousse agita la reine. Puis elle se tint à jamais immobile. Catherine de Médicis était morte…
Henri III revint à Blois le lendemain. Lorsqu’on lui apprit la mort de sa mère, il répondit:
– Ah! Eh bien qu’on l’enterre!
Un chroniqueur du temps rapporte qu’il ne prit aucun soin des funérailles, et que, pendant la nuit, elle fut jetée comme une charogne (sic) dans un bateau. On creusa une fosse dans un coin obscur, et on y enterra la reine mère. Ce ne fut qu’en 1609 que son corps fut retiré de là, transporté à Saint-Denis et placé dans le magnifique tombeau que Catherine s’était fait construire dans la basilique.
Jacques Clément, lorsqu’il eut vu que la vieille reine était morte, sortit de la chambre funèbre. À ce moment, un homme y entra, s’agenouilla près du lit, et se prit à sangloter. C’était Ruggieri… le seul qui eût aimé Catherine de Médicis. Le soir même de ce jour, l’astrologue partit de Blois, et personne n’en eut plus jamais de nouvelles.
Jacques Clément sortit du château sans être inquiété. Sur la place, il retrouva Pardaillan, qui ne lui posa aucune question et se contenta de lui dire:
– Le roi n’est pas à Blois…
– Je sais: il est encore à Amboise, dit Jacques Clément.
– Oui! mais ce que vous ne savez pas et ce que vient de m’apprendre Crillon, c’est que l’armée royale va se mettre en marche sur Paris et tâcher de rencontrer l’armée de Mayenne.
– J’irai donc à Paris, fit simplement le moine.
Il rentra dans l’auberge, paya ses dépenses, se défit de sa robe de moine et, reparaissant en cavalier, fit ses adieux à Pardaillan en quelques mots brefs.
– Nous retrouverons-nous jamais? demanda le chevalier, qui ne put s’empêcher de frémir à voir ce visage ascétique ravagé par les formidables émotions que le moine venait d’éprouver.
– Dieu le sait! répondit Jacques Clément en levant son doigt au ciel. Il monta à cheval, fit un dernier signe d’adieu et disparut bientôt au coin de la première ruelle. Pardaillan, tout songeur, rentra dans l’Hôtellerie du Château. Quelques minutes plus tard, il ressortait, traînant son cheval par la bride. Crillon, installé sous le porche en cas d’alerte bourgeoise, l’aperçut et vint à lui.
– Vous partez?…
– Je pars! dit Pardaillan. Je m’ennuie, la grande route me distraira.
– Restez! Le roi vous donnera un régiment à commander.
– Bah! j’ai déjà bien du mal à me commander moi-même… Adieu!
– Adieu, donc! Où allez-vous?…
– Tiens! Au fait! fit Pardaillan. Où vais-je?…
Il ôta son chapeau et l’éleva en l’air au bout de son bras.
– Connaissez-vous la rose des vents? dit-il.
– Oui, fit Crillon ébahi. Pourquoi?
– Faites-moi l’amitié de me dire de quel côté le vent pousse la plume de mon chapeau.
– Ah! ah! dit le brave Crillon, les yeux écarquillés de surprise.
– Eh bien?…
– Eh bien, donc voici… Voyons, de ce côté, Paris… par là, Orléans… Par là, Tours… et de ce côté-ci… monsieur de Pardaillan, la plume de votre chapeau va vers l’Italie.
– L’Italie! fit Pardaillan avec un rire étrange. Eh bien, pourquoi Pas? Va pour l’Italie! Merci de votre complaisance, monsieur de Crillon.
Et Pardaillan, ayant remis son chapeau sur sa tête, serra les mains du brave capitaine, sauta légèrement en selle et s’éloigna en sifflant une fanfare du temps du roi Charles IX.