XXXVI LA POURSUITE

À ce moment, Pardaillan pensait ceci: «Sauvée de l’ambition, débarrassée de cet ulcère, cette femme devient un être d’amour et de beauté. Quant à ce qu’elle éprouve pour moi, bientôt elle aura oublié… Florence!… J’irai, certes, mais pour achever la guérison de ce cœur. Entre elle et moi, une belle amitié peut remplacer la haine… c’est tout! Mais j’aurai sauvé une femme digne de l’être… tiens! j’ai bien sauvé jadis mon chien Pipeau qu’on voulait noyer!»


Cette pensée amena un sourire sur son visage et éclaira ses yeux. Ce fut à cet instant que Maineville lui posa la main sur l’épaule.


– Bonjour, monsieur de Pardaillan, fit Maineville.


– Mes saluts à mon ancien prisonnier, ajouta Bussi-Leclerc.


– Messieurs, je vous salue, dit Pardaillan, que puis-je pour votre service?


– Nous accorder cinq minutes d’entretien, fit Bussi-Leclerc.


– Ah! ah!…


– Mon Dieu, oui, mais pas ici! ajouta vivement Maineville.


– Et où cela, Messieurs?…


– À Blois, où on vous cherche pour acte de rébellion, dit Bussi-Leclerc. Suivez-nous, monsieur vous êtes notre prisonnier.


– Décidément, il y a du sbire en vous, dit tranquillement le chevalier. Tantôt vous êtes geôlier en chef, tantôt vous devenez pourvoyeur de bourreau. Mes compliments.


– Allons, suivez-nous! reprit Bussi en grinçant des dents. Cette fois, mon brave, nous vous tenons!


– Messieurs, dit Pardaillan, je veux bien vous suivre, mais non à Blois. Ce sera plutôt dans la direction de ce joli moulin dont on voit d’ici tourner les ailes et qui ressemble si bien au moulin de la butte Saint-Roch.


Maineville eut un pâle sourire plein de menaces, et Bussi-Leclerc se mit à sacrer comme un païen.


– Décidez-vous, messieurs, continua Pardaillan. Allons-nous au moulin? Je vous suis. Voulez-vous aller à Blois? Je vous tire ma révérence, car je suis pressé.


– Par le mortbœuf, grogna Bussi-Leclerc, si vous ne nous suivez, je vais vous charger!


– Faites, monsieur, riposta Pardaillan qui, dans le même moment, tira sa rapière et tomba en garde.


Bussi-Leclerc dégaina et Maineville en fit autant. Tous deux attaquèrent furieusement, sans nulle honte, d’ailleurs, d’être à deux contre un. Mais à peine les fers s’étaient-ils froissés que Bussi jeta un cri de rage: pour la troisième fois, depuis ses diverses rencontres avec Pardaillan, son épée venait de lui sauter de la main et, décrivant une large parabole, allait tomber dans un fossé.


– Ton poignard, Bussi! cria Maineville.


Mais l’ancien gouverneur de la Bastille, ivre de fureur et blême de honte, n’entendait rien et courait ramasser son épée. En deux secondes, il l’eut reprise, au fond du fossé, se releva et bondit: à ce moment, il vit Maineville qui battait l’air de ses bras et s’affaissait lourdement, vomissant un flot de sang par la bouche. Un instant, il se tordit, frappa le sol du talon, laboura la poussière de ses ongles, puis il demeura immobile: Maineville était mort…


Bussi-Leclerc demeura quelques secondes hébété de stupeur. Puis, avec une sorte de sanglot terrible, il se rua sur Pardaillan qui l’attendait de pied ferme.


– Cette fois, dit Pardaillan, j’envoie votre épée dans la Loire…


Et, en effet, il achevait à peine de parler que le fer de Bussi sauta et alla tomber, non pas dans l’eau, mais sur le sable du rivage.


– Ramassez! dit Pardaillan.


Bussi-Leclerc s’assit au rebord du fossé, mit sa tête dans ses deux mains et pleura. Pardaillan rengaina sa rapière.


– Excusez-moi, monsieur, dit-il, mais à chacune de nos rencontres vous avez voulu me tuer; moi je n’ai fait qu’exercer vos jambes, avouez que j’en use sans haine avec vous, et pardonnez-moi d’être plus agile que vous… ce n’est pas ma faute… allons, ne pleurez pas ainsi, le seul témoin de votre défaite est mort.


– Je suis déshonoré! gronda Bussi-Leclerc à travers ses larmes.


– Si vous voulez que nous recommencions, peut-être serez-vous plus heureux, dit Pardaillan dans la sincérité de son âme.


Bussi lui jeta un regard furieux.


– Adieu, donc! acheva Pardaillan. Je ne vous en veux pas. J’ai sept ou huit manières de faire sauter une épée. Si vous voulez, je vous les enseignerai, et alors nous serons à armes égales pour une prochaine rencontre…


– Dites-vous vrai? s’écria Bussi qui se releva, haletant, vaincu peut-être par la générosité de son adversaire.


– Monsieur, dit Pardaillan, croyez que je ne plaisante pas avec une chose aussi sérieuse qu’une passe d’armes d’où la vie d’un homme peut dépendre. Quand vous voudrez, je vous montrerai mes sept manières… vous en savez une déjà.


– Par tous les diables, s’écria Bussi, vous êtes un honnête homme, monsieur; et c’est grand dommage que nous ne vous ayons pas eu avec nous. Votre main, s’il vous plaît?


Pardaillan tendit sa main que Bussi-Leclerc serra avec une sorte d’admiration mêlée d’effroi.


– Nous ne sommes donc plus ennemis? reprit le chevalier en souriant.


– Non! Et même, si vous le permettez, je me déclare votre ami. Mais vous me promettez…


– De vous enseigner ces quelques bottes: c’est entendu, je les tiens de mon père qui, sans avoir votre réputation, n’en avait pas moins appris le fin du métier des armes. Adieu, monsieur. Je vous retrouverai à Paris…


Là-dessus, Pardaillan salua et s’éloigna à grands pas en remontant le cours de la Loire, laissant Bussi-Leclerc contempler d’un air chagrin le cadavre de son compagnon Maineville.


– À Maurevert, maintenant! murmura Pardaillan dont le visage s’assombrit.


Et il hâta le pas vers la masure dans laquelle il avait laissé Maurevert sous la garde de Jacques Clément. Comme il n’était plus qu’à deux ou trois cents pas de la masure, il vit un homme, qui, dehors, sur le pas de la porte, allait et venait avec agitation. Bientôt, il reconnut que cet homme, c’était Jacques Clément. Le cœur de Pardaillan se mit à battre. Il prit le pas de course et rejoignit Jacques Clément qui, à son approche, fit un signe de désespoir.


– Maurevert! hurla Pardaillan.


– Échappé! répondit Jacques Clément.


– Malédiction!…


Pardaillan bondit dans la masure, et vit qu’elle était vide. Il ressortit, et vit que l’un des deux chevaux qui étaient attachés à la haie n’y était plus!… Une effrayante expression de colère désespérée – peut-être le premier mouvement de colère qu’il eût eu de sa vie – bouleversa son visage. Puis, peu à peu, il reprit son calme ordinaire…


– Quel malheur! fit Jacques Clément. Ah! mon ami, je ne me pardonnerai jamais!…


– C’est un malheur, en effet, dit froidement Pardaillan. Mais comment a-t-il pu arriver?…


– C’est d’une terrible simplicité, dit Jacques Clément… Je m’étais assis devant le misérable, mon poignard à la main. Vous savez qu’il avait les pieds liés, mais les mains libres… J’attendais… À force d’attendre… et puis la physionomie livide de cet homme finissait par me faire mal… à force d’attendre, donc, j’ai voulu voir si vous arriviez. Je tenais mon poignard à la main. Je le déposai machinalement sur cette table… Je me levai, j’allai jusqu’à la porte… à peine y restai-je quelques instants… mais ces instants lui ont suffi, à lui!…


– Oui, fit Pardaillan, j’aurais dû prévoir qu’un homme qui veut se sauver guette avec plus d’ardeur et de patience que l’homme qui garde… Il a pris le poignard et a coupé ses liens, n’est-ce pas?…


– Oui!… Au moment où je me retournais pour rentrer, j’ai reçu sur la tête un coup violent, et une poussée plus violente encore m’a envoyé rouler dans la poussière… Quand je me suis relevé, j’ai vu Maurevert qui sautait sur l’un des chevaux et partait ventre à terre…


– C’est bien, dit Pardaillan. Nous devions retourner ensemble à Paris, retournez-y seul. Je vous y reverrai.


– Vous courez à sa poursuite?


– Parbleu!… fit Pardaillan en détachant et en enfourchant le cheval restant; quelle direction a-t-il prise?


– Il s’est élancé vers Beaugency… Où vous retrouverai-je?…


– Au couvent des Jacobins, si vous voulez. Adieu! Je ne m’arrête pas tant que je ne l’aurai pas rejoint…


– Un dernier mot, fit Jacques Clément, dont la sombre figure s’illumina d’un éclair. Suis-je libre maintenant?…


– Libre de quoi?…


– De tuer Valois!…


Pardaillan frissonna. Il demeura un instant pensif, puis murmura:


– Accomplissez donc votre destinée, puisqu’il le faut!… Jacques Clément serra convulsivement la main que lui tendait le chevalier, puis, d’un pas rapide, prit le chemin de Blois. Pardaillan poussa un soupir, le regarda s’éloigner pendant quelques minutes, puis, se tournant vers le point de l’horizon que lui avait montré Jacques Clément, piqua des deux et se lança dans un galop effréné.


À deux lieues de là, il rencontra un paysan qui conduisait une charrette attelée de deux bœufs. Pardaillan s’arrêta et interrogea le paysan en lui faisant une description exacte de Maurevert et de son costume. Le paysan lui montra à cent pas en avant une route qui s’éloignait perpendiculairement de la Loire.


– J’ai rencontré le cavalier que vous dites sur cette route que je viens de quitter, dit-il.


– Et cette route?…


– Elle s’enfonce de cinq lieues dans les terres, puis tourne à droite, et conduit à Tours…


Pardaillan jeta une pièce d’argent au paysan, alla rejoindre la route qui venait de lui être signalée et reprit son allure de galop furieux.


La manœuvre de Maurevert était facile à comprendre: il s’était élancé comme pour gagner Orléans, et, persuadé qu’on le poursuivrait, il avait, par un mouvement tournant, pris une direction opposée. Bientôt, pourtant, le chevalier dut modérer son allure, sous peine de crever son cheval. Lorsqu’il atteignit le croisement des routes qui lui avait été signalé par le paysan, la pauvre bête était déjà bien fatiguée par un temps de galop d’environ six lieues.


Pardaillan mit donc pied à terre devant une misérable auberge qui, placée au carrefour, s’appelait l’auberge des Quatre-Chemins. L’aubergiste, interrogé, prit un air très étonné et répondit hardiment qu’il n’avait vu passer aucun cavalier.


Pardaillan frissonna. Ainsi donc Maurevert lui échappait encore et cette fois, sans doute, pour toujours!…


Le chevalier sentit une sorte d’accablement s’emparer de lui. Il ne dit rien, pourtant, et, s’étant occupé de faire donner des soins à son cheval, s’assit près du feu et commanda qu’on lui servît à manger. La nuit venait, le temps était triste. Pardaillan résolut de passer la nuit dans cette auberge… Tout en mangeant, il examinait du coin de l’œil l’aubergiste, et se disait:


«Quelle figure de truand est-ce là?…»


En effet, l’homme avait fort mauvaise mine. De plus, il y avait deux garçons dans l’auberge, luxe insolite pour ce malheureux bouchon perdu en pleine campagne et où ne devaient guère s’arrêter que les rares rouliers faisant le service d’Orléans à Tours. Et ces deux hommes avaient, eux aussi, de ces physionomies louches, qui inspirent tout de suite au voyageur la pensée d’aller coucher ailleurs. L’auberge avait décidément les allures d’un coupe-gorge. Pardaillan, d’ailleurs, s’inquiétait assez peu de ce détail. Lorsqu’il eut fini de manger, il s’accouda à la table, les bottes au feu. L’aubergiste plaça sur la table une chandelle fumeuse, et se retira.


Pardaillan vit qu’il était seul. Il était las. Sa pensée si vivante d’ordinaire, et si méthodique, devenait lourde. Peu à peu, il s’assoupissait. Et comme il faisait un effort pour garder les yeux ouverts, son regard, tout à coup, tomba sur un fragment de miroir accroché devant lui, un peu au-dessus de sa tête.


Ce miroir réfléchissait la salle vaguement éclairée par le feu mourant et par la chandelle. Comme il allait refermer les yeux, il vit dans le miroir s’entrouvrir doucement la porte du fond de la salle. C’était vague, imprécis; mais c’était assez pour éveiller l’attention de Pardaillan, qui, à demi endormi, regardait comme on regarde dans les rêves.


La porte s’était ouverte sans bruit. Il sembla à Pardaillan qu’il apercevait alors la figure louche de l’aubergiste, dont les yeux de braise étaient fixés sur lui. Pardaillan s’immobilisa, le coude sur la table, la tête sur la main. Pendant une longue minute, il eut la sensation de ces yeux fixés sur lui par derrière. Et si brave qu’il fût, dans ce silence, dans cette solitude, dans cette obscurité qui s’épaississait, il eut un rapide frisson.


Tout à coup, il vit que l’aubergiste se mettait en mouvement. Il devait être pieds nus, car le chevalier n’entendit pas le moindre bruit. Et voici que derrière le maître de l’auberge apparurent les deux garçons, autres ombres silencieuses, sournoises. Et Pardaillan entendit ceci:


– Il dort… c’est le moment…


De quoi était-ce le moment? Pardaillan se le demanda dans cette rapide et fugitive seconde où la pensée s’exaspère, où les sens acquièrent une acuité anormale. Il vit les trois ombres se glisser vers lui avec cette lenteur qui crée l’épouvante, et, à cet instant, il lui sembla que quelque chose comme un couteau ou un poignard venait de jeter une lueur soudaine, et que le bras de l’aubergiste se levait.


«Je crois en effet que c’est le moment!» pensa Pardaillan.


Au même instant, il se leva brusquement, se retourna et renversa la table d’une violente poussée. Aux dernières lueurs de l’âtre, il vit l’aubergiste, un couteau à la main et ses deux garçons portant des cordes. Les trois hommes étaient demeurés pétrifiés de stupeur.


– Eh bien? fit Pardaillan qui éclata de rire, qu’attendez-vous pour me garrotter, vous deux?… Et vous, est-ce bien le moment de me saigner?…


En même temps, il s’élança et projeta ses deux poings en avant; les deux garçons poussèrent un cri de douleur, et déjà Pardaillan se retournait vers l’aubergiste, lorsque celui-ci, jetant son couteau, tomba à genoux et s’écria:


– Grâce, monseigneur, je vous dirai tout!…


– Comment, tu me diras tout… tu n’avais donc pas seulement l’intention de me voler?


– Monseigneur, j’avais l’intention de vous tuer! fit piteusement l’aubergiste.


– J’entends bien. Mais pour me voler?…


– Hum! sans doute… Mais aussi pour obéir à un gentilhomme qui m’a payé.


– Ah! ah! voilà qui devient intéressant. Relève-toi, l’ami; et vous deux, maroufles, disparaissez, car vous saignez du nez comme des gorets égorgés…


Les deux garçons obéirent à cet ordre avec un évident plaisir et se précipitèrent au dehors. L’aubergiste se releva en disant:


– Vous ne me ferez pas de mal?


– Si tu dis la vérité. Mais si je m’aperçois que tu mens, je t’attache sur cette chaise avec les cordes que tu avais apportées pour m’y attacher moi-même, et je te coupe les deux oreilles avec ce couteau que tu tenais pour m’occire. Maintenant, rallume la chandelle et va chercher du vin…


L’aubergiste exécuta ces deux ordres avec promptitude.


– Parle, maintenant, dit Pardaillan, quand il fut installé devant son verre plein.


– Eh bien, monseigneur, voici la vérité pure: j’ai vu, en effet, ce gentilhomme dont vous m’avez parlé en arrivant…


Pardaillan pâlit. Il saisit l’aubergiste à la gorge:


– Misérable! dit-il, sais-tu bien que j’ai fort envie de t’étrangler?…


Et il disait cela avec une terrible froideur, et sa main de fer étreignait si violemment la gorge, que l’homme crut sa dernière heure arrivée.


– Monseigneur, put-il râler, vous m’avez promis de me faire grâce si je vous disais toute la vérité…


– Et quelle preuve aurai-je de ta bonne foi, scélérat?


– La peur que vous me faites, dit l’aubergiste en claquant des dents. Pardaillan le lâcha.


– Continue donc, fit-il d’une voix sombre.


– Donc, ce gentilhomme que vous m’avez décrit s’est arrêté comme vous à mon auberge.


– Quand cela?…


– Environ cinq heures avant vous.


Pardaillan calcula que Maurevert avait donc près de huit heures d’avance sur lui…


– Il est entré, continua l’aubergiste, s’est assis à cette table même que vous venez de renverser et, après m’avoir fait boire avec lui, il m’a fait de Votre Seigneurie une si exacte portraiture que je vous ai reconnu à l’instant même où vous avez mis pied à terre devant l’auberge…


– Et alors?…


– Alors, il m’a affirmé que vous me demanderiez par où il était passé, et il m’a donné trois écus pour vous répondre que je ne l’avais pas vu…


– Soit! Mais je pense qu’il ne t’a pas chargé de m’assassiner? Car c’est, au fond, un digne gentilhomme, incapable d’une méchante action…


– Lui! s’écria l’aubergiste en regardant Pardaillan d’un air de pitié. Eh bien, monseigneur, permettez-moi de vous dire que j’ai rarement vu un homme aussi fort que vous pour les bras, mais aussi…


– Aussi faible d’esprit, hein? Ne te gêne pas, dit froidement le chevalier.


– Ma foi… je n’osais pas le dire!


– Heureusement que toi, tu es plus fort par l’esprit que par les bras. Et tu as donc deviné?…


– J’ai deviné tout de suite que ce gentilhomme avait contre vous une haine mortelle. Et en effet, après avoir longtemps tourné autour du pot, il a fini par sortir de sa ceinture cinq écus d’or et m’a chargé, sinon de vous tuer, du moins de vous blesser, de façon que vous soyez retenu une bonne quinzaine ici…


– Tu vois donc bien que ce brave gentilhomme ne veut pas ma mort!…


L’aubergiste cligna des yeux.


– Rien ne prouve que vous ne seriez pas mort de votre blessure, fit-il avec cette effroyable naïveté du bravo de l’époque.


Pardaillan demeura silencieux quelques minutes. Discuter avec cette brute lui parut œuvre inutile.


– Monseigneur, reprit timidement l’aubergiste, je pense que vous avez confiance dans ce que je vous ai dit?… Je vous vois réfléchir… et…


– Et tu crois que je me demande si je ne dois pas achever de t’étrangler? Eh bien, rassure-toi, je te donne vie sauve, à condition que tu me dises par où il est parti. Seulement, songe que si tu me trompes, tu me reverras, fût-ce dans six mois, et, que, même si tu n’es plus ici, je saurai te retrouver…


– Ma foi, s’écria l’aubergiste, vaille que vaille, je vous dirai la vérité. Car j’ai plus de sympathie pour vous que pour ce gentilhomme.


– Merci. Pourquoi?


– Parce que vous êtes l’homme le plus fort que j’aie jamais vu. Eh bien, il m’a chargé de vous dire, au cas où vous me rosseriez au lieu de vous laisser tuer… car il prévoit tout, lui!


– On voit qu’il a de l’esprit, hein?


– Il m’a donc chargé de vous dire qu’il file sur Tours par le grand chemin qui passe à ma porte.


– Tandis qu’au contraire?


Il a repris le sentier qui rejoint la route de Beaugency…


– Y a-t-il, à Beaugency, un pont sur la Loire?


– Il y a le bac, monseigneur.


C’est bien. Prépare-moi un lit, si c’est possible. Et demain matin, tu me réveilleras à l’aube.


L’aubergiste s’inclina et sortit. Dix minutes plus tard, il vint annoncer à Pardaillan que son lit était prêt. Le chevalier suivit l’homme et pénétra dans une chambre qu’il fut étonné de trouver assez propre.


L’aubergiste montra à Pardaillan qu’il y avait un fort verrou à la porte.


– Pourquoi faire? dit Pardaillan. Comment veux-tu me réveiller si je ne laisse pas la porte ouverte?…


L’aubergiste se retira ébahi.


«Décidément, pensa-t-il, sa force n’est pas dans son esprit, car je l’eusse aussi bien éveillé en cognant à la porte; mais il faut qu’il soit bien brave, car enfin, j’ai voulu le tuer… et qui lui prouve que je n’essaierai pas de prendre ma revanche pendant son sommeil?»


Il paraît que Pardaillan, si faible d’esprit qu’il eût semblé, connaissait tout de même les hommes et qu’il avait eu le temps d’étudier l’aubergiste. Car, bien qu’il eût laissé sa porte ouverte, non seulement cet homme ne fit aucune tentative contre lui, mais encore il monta la garde toute la nuit, de crainte que ses deux acolytes n’essayassent d’entrer. Pardaillan dormit donc tranquillement, sous la garde de l’homme que Maurevert avait payé pour l’assassiner. Vers sept heures du matin, il se remit en route, non sans avoir sondé une dernière fois l’aubergiste:


– Mais enfin, lui dit-il en le quittant, pourquoi, pour un peu d’argent, as-tu voulu tuer un homme qui ne t’a jamais fait aucun mal?


– Que voulez-vous, monseigneur, fit l’aubergiste, on ne mange pas tous les jours à sa faim; la misère est dure. Pillé par les huguenots, pillé par les catholiques, j’en suis tombé à essayer de tous les métiers.


– Y compris celui d’assassin à gages. Voici un écu pour toi, outre l’écot que je t’ai payé. Tâche, une autre fois, de bien regarder les gens à qui tu as affaire, et rappelle-toi que la vie d’un homme vaut qu’on la respecte. Cinq écus d’or, ajouta Pardaillan avec son sourire figue et raisin, cinq écus d’or, morbleu! ce n’était pas assez!


Et laissant l’aubergiste, perplexe, se demander à quel diable d’homme il avait eu affaire, Pardaillan prit d’un bon trot le sentier qui lui avait été indiqué.


Ce sentier coupait à travers les champs, en diagonale, et se dirigeait vers la Loire. Deux heures plus tard, Pardaillan retomba donc sur le chemin qu’il avait quitté la veille. Il piqua sur Beaugency, qu’il ne tarda pas à apercevoir de l’autre côté du fleuve.


Comme il passait près d’un gros bouquet de bouleaux et d’ormes qui semblait être un prolongement de la forêt de Russy, une détonation éclata soudain, sur sa droite, et la balle de l’arquebusade brisa une branche près de lui. Pardaillan sauta à terre et s’élança sous bois, dans la direction de la fumée, qui, à vingt pas de là, se dissipait lentement. Mais il eut beau battre les environs, il ne trouva personne; et, tout pensif, revint à son cheval, arrêté sur le chemin.


Qui avait tiré? Était-ce l’un de ces innombrables malandrins qui infestaient les routes? Maurevert avait-il payé et aposté l’un de ces brigands de grand chemin, en prévision que Pardaillan pût échapper à l’aubergiste et retrouver sa piste? C’est ce qu’il était impossible de savoir.


Il se remit donc en selle et se lança au galop jusqu’à ce qu’il se trouvât en face de Beaugency. Comme on le lui avait dit, il y avait un bac, à cet endroit, servant pour le passage des piétons, des chevaux et des voitures. Le passeur se trouvait justement sur la rive gauche de la Loire, c’est-à-dire sur la rive où était Pardaillan lui-même. Il n’eut donc qu’à embarquer. Et le passeur commença à haler sur la corde.


Pardaillan l’interrogea. Un cavalier avait-il, la veille au soir, franchi la Loire? Si oui, le passeur avait-il remarqué dans quelle direction se dirigeait ce cavalier? Le passeur répondit qu’aucun cavalier n’avait franchi le fleuve: mais que, se trouvant la veille au soir sur la rive gauche, il avait été interpellé par un gentilhomme fait comme celui dont on lui parlait; et que ce gentilhomme lui avait demandé si la route se prolongeait bien jusqu’à Orléans…


– Bon, pensa Pardaillan, je rejoindrai par la rive droite Orléans, tandis qu’il aura rejoint par la rive gauche.


Mais comme il songeait ainsi et qu’on se trouvait à ce moment au beau milieu de la Loire, le passeur imprima au bac un mouvement si maladroit que le cheval de Pardaillan fut précipité à l’eau.


Pardaillan était resté à cheval comme le faisaient les cavaliers pressés sur ces larges bateaux plats. En pensant que son cheval s’enfonçait, il se débarrassa vivement des étriers et s’accrocha à la crinière du cheval qui, libre de ses mouvements, se mit à nager vigoureusement vers la rive droite.


Il n’y avait personne en vue, le bac abordant un peu au-dessous de Beaugency. Pourtant, au moment où Pardaillan, ayant d’abord plongé, revint à la surface et s’accrocha à la crinière, deux coups d’arquebuse partirent de la rive droite, et le cheval, frappé à la tête, disparut sous les flots.


Pardaillan plongea. Il éprouvait une sorte de colère furieuse car, cette fois, il lui semblait manifeste que les arquebusiers avaient été apostés par Maurevert, et que le passeur était complice. Mais, malgré cette fureur, il conserva tout son sang-froid. L’essentiel, pour le moment, était d’échapper aux assassins. Ensuite, on verrait…


Pardaillan resta sous l’eau aussi longtemps qu’il put et, entraîné par un courant très rapide, ne reparut à la surface que cinquante pieds plus bas.


Un rapide regard jeté sur la rive la lui montra déserte comme précédemment. Dans ce même coup d’œil, il vit que le passeur s’était arrêté au milieu du fleuve et examinait cette scène sans manifester aucune intention de lui porter secours. La complicité du passeur était évidente.


– Toi, murmura Pardaillan entre ses dents serrées, toi, tu me payeras ta trahison!


Il nageait avec effort, gêné qu’il était par ses habits, mais suivant une diagonale allongée, il se rapprochait tout de même de la rive, lorsque deux nouveaux coups de feu éclatèrent… L’eau, frappée par les balles, rejaillit autour de Pardaillan. Alors, une rage s’empara de lui.


Il comprit qu’il fallait tout risquer et tenter d’aborder au plus tôt: sa vie ne tenait qu’à un coup de chance. Si l’un des invisibles tueurs était adroit, Pardaillan était un homme mort. Il se mit à nager furieusement, coupant, cette fois, le plus droit qu’il pouvait.


Une fois encore, après un temps pendant lequel les assassins avaient rechargé leurs armes, deux détonations éclatèrent, sans qu’il fût touché… Il touchait presque au rivage et en trois brasses, il prit pied. Alors, il s’élança, se secoua furieusement et regarda au loin dans la direction des coups de feu. Mais il ne vit personne!… Il se mit à courir, battit les environs et ne trouva rien. Alors, il se dirigea vers Beaugency, en grommelant:


– Ah ça! est-ce que je vais souvent être obligé de me baigner ainsi?…


Dans la première auberge qu’il rencontra, il entra tout mouillé et, s’étant fait donner une chambre, se déshabilla et fit sécher ses vêtements devant un grand feu… Lorsque Pardaillan se fut rhabillé, il sortit de la petite ville, non sans avoir vidé, pour combattre l’effet du bain, une bouteille de ce vin de Beaugency qui jouissait alors d’une excellente réputation.

Загрузка...