II HENRI III

Le roi, sans faire attention à Guise, s’arrêta devant Joyeuse et, s’agenouillant, cria dans le silence:


– Mon Seigneur Jésus, vous m’avez appelé, moi, pauvre roi que ses sujets ont frappé, abandonné, chassé! Me voici, mon doux Seigneur Jésus! Et puisque vous avez tant fait que de m’appeler à votre aide, laissez-moi essuyer le précieux sang qui coule de vos plaies!…


À ces mots, Henri III se releva, saisit son mouchoir et se mit à essuyer Joyeuse qui balbutiait:


– Sire!… Sire!… que d’honneur!…


La foule est mobile dans ses sentiments. À la vue du roi s’agenouillant devant le figurant qui représentait Jésus, s’incorporant pour ainsi dire à la procession parisienne et adoptant d’emblée ses pensées, des applaudissements furieux éclatèrent. Le roi leva les bras pour commander le silence.


– Qu’on saisisse ces deux misérables! cria-t-il en désignant les deux flagellants effarés; qu’on les jette en prison et qu’on les flagelle à leur tour, et puis qu’on les pende haut et court!


– Mais, Sire, bégaya Joyeuse, Votre Majesté fait erreur… ce ne sont pas eux…


– Mon Seigneur Jésus vous fait grâce de la pendaison! reprit Henri III. Vous serez donc seulement emprisonnés et flagellés! Qu’on les emmène…


Les deux infortunés figurants furent saisis, et malgré leurs cris de miséricorde, aussitôt entraînés.


– Ainsi seront traités les ennemis de Dieu et de l’Église! cria Henri III. Une immense acclamation salua ces paroles, et cette fois, ce fut un grand cri de «Vive le roi!» qui monta jusqu’au ciel. Henri III, à ce grand cri de «Vive le roi!» qu’il avait fini par oublier, eut un éclair dans les yeux. Alors, il se tourna vers le duc de Guise:


– Mon cousin, dit-il, allons louer et bénir le Seigneur de la grande joie qu’il nous accorde en ce jour. Et puis, nous écouterons en l’hôtel de messieurs les échevins de cette bonne ville les plaintes que nos Parisiens vous ont chargé de nous transmettre. Qu’on laisse entrer mes chers Parisiens dans la cathédrale…


Et tournant le dos à Guise, avant que celui-ci eût ouvert la bouche pour répondre, il se dirigea le premier vers le portail central large ouvert à deux battants.


«Oh! gronda Guise en lui-même, ce fantôme de roi ose me braver et se moquer de moi! Et j’hésitais!… Patience! J’aurai ma revanche, et elle sera terrible!…»


Il suivit avec ses gentilshommes et pénétra dans l’énorme église, où la messe d’action de grâces fut aussitôt commencée. Le roi avait donné l’ordre de laisser entrer les pénitents venus de Paris. Mais, en réalité, la cathédrale se trouvait si bien remplie de ses gentilshommes et de ses gens d’armes que c’est à peine si une vingtaine des familiers de Guise purent trouver place dans la nef.


Le roi s’était assis sur un trône couvert d’un dais et entouré de gardes. Dehors, la foule des pénitents parisiens et des bourgeois de Chartres confondus prenait de cette messe ce qu’elle pouvait en prendre, c’est-à-dire ce qui lui arrivait de cantiques et de bénédictions par les portes ouvertes.


Quand la messe fut terminée, Henri III, toujours entouré de gardes, sortit de l’église et se dirigea vers l’hôtel des échevins, où il recevait de la ville de Chartres une hospitalité sinon royale, du moins très suffisante pour un roi sans royaume. Il n’avait pas adressé un mot à Henri de Guise.


Sur le parvis, le duc s’était arrêté, incertain de ce qu’il ferait, dévorant sa rage et se demandant s’il n’allait pas reprendre à l’instant le chemin de Paris.


À ce moment, l’un des gentilshommes d’Henri III, le marquis de Villequier, s’approcha de lui et, l’ayant salué, lui dit:


– Monsieur le duc, le roi mon maître m’a chargé de vous dire qu’il vous recevra demain matin, à neuf heures, en audience à l’hôtel de ville, ainsi que les robins et bourgeois qui vous servent d’escorte…


Un murmure menaçant éclata parmi les gentilshommes de Guise. Mais celui-ci les calma d’un geste:


– Dites à Sa Majesté, répondit-il, que je la remercie de l’audience qu’elle veut bien m’accorder et que je m’y trouverai à l’heure dite. Mais dites-lui que je ne la remercie pas d’avoir choisi un messager tel que vous…


Villequier était en effet aussi haï et détesté des Guisards que d’Épernon lui-même.


– Je ferai votre commission, monsieur le duc, dit-il simplement, avec un mince sourire.


Là-dessus, Guise et ses gens se dirigèrent vers l’hôtellerie du Soleil-d’Or, sise aux bords de ce bras de l’Eure qui traverse la ville, tandis que l’autre bras coule hors des murs. Quant au cardinal de Guise, quant à Mayenne, ils s’y étaient rendus directement et ne s’étaient pas montrés depuis l’entrée de la procession à Chartres. Au moment où Guise et ses gentilshommes entraient dans l’hôtellerie, Maurevert saisit le bras de Maineville près de lui, et lui montrant une figure dans la foule, lui dit en pâlissant:


– Regarde!…


– Qu’est-ce? fit Maineville insoucieux.


– Non, ce n’est pas lui! reprit alors Maurevert en passant la main sur son front… mais il m’a semblé d’abord que c’était Pardaillan…


Le duc entendit ces mots et tressaillit.


– Où est-il? demanda-t-il d’une voix basse et rauque.


– Il est mort! répondit quelqu’un près de lui. Ne vous en inquiétez plus!…


Guise, Maineville, Bussi-Leclerc, Maurevert, d’un même mouvement, se retournèrent et virent la duchesse de Montpensier qui souriait. Elle fit signe à Guise de la suivre.


– Pardieu! grogna Bussi-Leclerc, s’il est mort, il n’y a pas longtemps! Le duc, troublé, avait marché jusqu’à l’appartement qui lui était destiné, entraîné par sa sœur.


– Mon frère, lui dit celle-ci quand ils furent seuls, vous devez cesser désormais de vous enquérir de ce Pardaillan, qui plus que de raison vous a mis la cervelle à l’envers.


– Vous dites qu’il est mort? Comment le savez-vous?


– Je le sais par celle qui sait tout, qui jusqu’ici ne s’est jamais trompée, ne nous a jamais trompés…


– Fausta? fit le duc en tressaillant.


– Voici ses paroles: «Dites au duc que Pardaillan est mort; et s’il s’étonne, ajoutez que c’est moi qui l’ai tué.» Voilà les paroles que je devais vous répéter dès que vous seriez entré dans Chartres.


– Et depuis que nous sommes dans Chartres, elle ne vous a rien dit?


– Elle vient de me confirmer la chose.


Guise demeura pensif. Bussi-Leclerc s’était-il trompé?… Mais après tout, Bussi-Leclerc n’avait pas vu Pardaillan; il l’avait entendu seulement. Non, Fausta ne se trompait jamais! Sans doute, elle savait que Pardaillan était dans la procession. Sans doute elle avait établi quelque piège où cette nuit même le chevalier était tombé. Pardaillan avait donc été tué par les gens de Fausta au cours de la dernière nuit, après sa rencontre avec Leclerc.


Guise dissimula soigneusement ses impressions. Mais le profond soupir qui lui échappa prouva à sa sœur quel soulagement il éprouvait de cette nouvelle.


– Laissons cela, reprit-il. Que cet aventurier soit mort ou vif, la question est de maigre importance. Où est l’homme?


– Dans Chartres, répondit tranquillement la duchesse. Il est venu avec la procession.


Quelle que fut l’insensibilité de Guise, il ne put s’empêcher de frissonner à la pensée que l’assassin d’Henri III avait voyagé avec lui et qu’à cette heure même, le moine s’apprêtait à porter le coup mortel au roi.


– Êtes-vous prêt, mon frère? reprit Marie de Montpensier.


– Prêt?… Qu’entendez-vous par là? fit le duc en frémissant. Je ne veux, d’aucune façon, être mêlé à ce qui va se passer. Je suis perdu si jamais on apprend…


– Soyez donc tranquille! La mort du roi ne sera qu’un de ces accidents que Dieu permet parfois, que l’histoire enregistre aveuglément et que les peuples accueillent comme des événements de délivrance. Nul ne saura. Jacques Clément lui-même ne sait pas. Seulement soyez prêt, mon frère!…


– Quand aura lieu… l’accident?


Marie de Montpensier regarda fixement son frère et répondit:


– Demain!…


Le duc tressaillit, passa la main sur son front et murmura:


– Si tôt!…


– Le plus tôt est le mieux, fit sourdement la duchesse dont le visage si riant d’ordinaire prit une effrayante expression de haine. Les jours de Valois sont comptés. À quoi bon prolonger son agonie et la nôtre?


– Oui, oui, vous avez raison… balbutia le duc.


– Demain, après l’audience, Valois se rendra à la cathédrale, en procession, les pieds nus, un cierge à la main et couvert d’un sac. C’est un vœu qu’il a fait s’il se réconciliait avec Paris. Or, demain la réconciliation sera parfaite. Le moine marchera près du roi, car dans ces processions, il est accessible à tous. Le coup lui sera porté devant la cathédrale. Vous, cependant, vous réunirez hors des murs ce que vous avez de gentilshommes et de ligueurs… le reste vous regarde!


Marie de Montpensier s’enveloppa alors d’une capuche qu’elle rabattit sur sa tête, fit un dernier signe à son frère et, étant sortie, retrouva dehors deux gentilshommes qui se mirent à l’escorter: c’étaient deux de ces cavaliers qui pendant le voyage de Paris à Chartres avaient entouré la mystérieuse litière qui marchait en queue de la colonne.


Quant au duc de Guise, ayant fait appeler Mayenne et le cardinal, il conféra longtemps avec eux. Puis, vers le soir, il se mit à table, et voulut que Maurevert, Leclerc et Maineville prissent place à ses côtés. Et malgré la gravité de la situation, malgré l’acte terrible qui se préparait dans l’ombre, ce fut encore de Pardaillan qu’ils causèrent. Bussi-Leclerc se rappela fort à propos que le chevalier lui avait dit:


– Je n’arriverai peut-être pas jusqu’à Chartres!…


Il ne fallait plus en douter: Pardaillan était mort et bien mort.


– Ma foi, je le regrette! fit Maineville. J’eusse eu plaisir à le lier sur une aile de moulin.


– Moi aussi, dit Bussi-Leclerc.


Quant à Maurevert, il se contenta de sourire.


Vers cette heure-là, et comme la nuit tombait, celui qui faisait l’objet, de ces pensées railleuses ou sinistres dînait tranquillement avec le duc d’Angoulême dans une petite auberge, à une table accotée contre une fenêtre basse. En face de l’auberge se dressait un de ces mornes hôtels comme on en voit encore à Chartres et, de temps à autre, Pardaillan, soulevant les rideaux de la fenêtre, jetait un rapide coup d’œil sur la façade de l’hôtel où tout était éteint et clos.


– À qui appartient cet hôtel? demanda Pardaillan à la servante, en soulevant encore une fois le rideau.


La servante s’arrêta de marcher, regarda, sourit et dit:


– Cet hôtel?… Ah! dame… il appartient comme qui dirait à personne. C’est-à-dire, dans les temps jadis, c’était l’hôtel des sires de Bonneval, à ce qu’on dit du moins. Mais depuis que je vis, et il y a vingt-neuf ans de cela, je n’ai jamais vu personne entrer là-dedans, jamais la porte ou les fenêtres s’ouvrir.


– Oui, murmura Pardaillan, mais en ce moment, des gens sont rassemblés là-dedans. Et je voudrais bien savoir ce qu’ils font…


– Que voulez-vous qu’ils fassent, cher ami? grommela le duc d’Angoulême. Que voulez-vous qu’ils fassent, si ce n’est de conspirer quelque mauvais coup, puisque c’est la Fausta qui les a assemblés là?…


– C’est vrai. J’ai vu ma belle tigresse et ses gens se glisser dans l’hôtel par la porte du jardin. Sans doute, ils conspirent, mais quoi?…


– Pardaillan, fit le jeune duc avec un soupir, comme nous sommes loin de…


– De Violetta, hein?… Patience, mon prince, patience! Il y a deux êtres au monde qui peuvent nous faire savoir de quel côté nous devons nous tourner: c’est Fausta… et c’est Maurevert. Nous les suivons. Nous les tenons. Il faudra bien que l’un ou l’autre tombe dans nos mains. En tout cas, nous sommes sur un lit de roses, si je compare notre situation à celle où je me trouvais quand j’étais dans la nasse de Mme Fausta.


Pardaillan eut une grimace de la bouche plissée, ce qui indiquait combien peu lui était agréable le souvenir qu’il venait d’évoquer.


– Cher ami, dit le duc d’Angoulême, voici trois ou quatre fois que je vous entends dire: «Quand j’étais dans la nasse». En somme le prince Farnèse ne m’a rien dit, sinon que je devais vous attendre à la Devinière.


Où je vous ai rejoint après être sorti de la nasse, fit Pardaillan qui jeta un nouveau regard dans la rue.


– La nasse! reprit Charles. Encore la nasse! Expliquez-moi…


– Comment, monseigneur, vous ne savez pas ce que c’est qu’une nasse? Moi, j’en ai vu en Provence, aux environs de Marseille. Figurez-vous une grande cage en osier avec une porte par où l’on peut entrer, mais par où l’on ne peut plus sortir. Les pêcheurs plongent cette cage au fond de la mer, avec une corde au bout de laquelle se trouve un signal en liège qui flotte pour faire reconnaître l’endroit. Avez-vous mangé des langoustes, monseigneur? C’est délicieux.


– Certes, fit Charles, qui ne s’habituait pas à suivre cet esprit en apparence audacieux et au fond si simple. Mais que viennent faire ici les langoustes?


– C’est pour vous expliquer la nasse, dit Pardaillan vraiment étonné de la question. Suivez la langouste au fond de la mer, que fait-elle? Elle sent l’appât que le pêcheur a mis dans la nasse. Elle s’approche de cette cage d’osier, elle tourne autour, très ennuyée de ne pouvoir entrer s’emparer de l’appât. À force de tourner, elle se glisse à travers une ouverture. Mais notez que pour cela elle est obligée d’écarter les brins d’osier placés en entonnoir… Encore un petit effort et l’entonnoir s’ouvre, les osiers s’écartent… Mais dès qu’elle est entrée, les osiers reprennent leur position primitive: elle ne peut plus sortir… elle est dans la nasse!… Eh bien, moi aussi, j’étais dans la nasse. Il y avait bien un trou pour y entrer, mais il n’y avait plus moyen de sortir par le trou. Maintenant, figurez-vous que la nasse, au lieu d’être en osier était en fer un solide treillis en fer, et que, dans chaque maille, je pouvais à peine passer les bras… Heureusement il y avait des cadavres, sans quoi je serais encore dans la nasse… C’est une jolie invention de Mme Fausta, que Dieu veuille me garder saine et sauve, car j’ai résolu de lui rendre épouvante pour épouvante…


Le jeune duc frissonna. Il entrevoyait, à travers l’explication de Pardaillan, une de ces hideuses aventures auxquelles succombent les esprits les plus fermes.


– Monseigneur, reprit le chevalier en soulevant son chapeau, dites-moi, est-ce que mes cheveux n’ont pas blanchi?


– Non, mon ami; je les vois tels que je les ai toujours vus, d’un beau châtain foncé.


– Ah! Cela m’étonne! Car, j’ai eu peur, j’ai connu la peur, dans ce qu’elle a d’affolant, avec ce délire qu’elle fait monter à la cervelle. Heureusement, comme je vous le disais, il y avait les cadavres… Ah! ah! s’interrompit Pardaillan, le voici! Attention!…


Le chevalier n’avait cessé de regarder à travers les petits vitraux ronds et verts de la fenêtre. Charles regarda, lui aussi, et, dans la nuit de la ruelle, vit une ombre qui s’avançait.


– Je savais bien qu’il viendrait! Et qu’il viendrait là! murmura Pardaillan.


L’ombre se rapprochait de la grande porte de l’hôtel qui, d’après la servante, était inhabité depuis de si longues années. C’était un homme enveloppé d’un manteau qui lui cachait la figure. Mais, sans doute, Pardaillan le reconnaissait à la taille et à la démarche, car il répéta:


– C’est lui!


L’homme ne heurta pas le marteau de la porte, mais frappa dans ses mains. La grande porte s’entrouvrit aussitôt et l’inconnu se glissa dans l’intérieur. Pardaillan sourit comme un homme enchanté de voir ses prévisions se réaliser.


– Qui est-ce? demanda Charles.


– Vous le saurez tout à l’heure, dit Pardaillan en laissant retomber le rideau Lorsque je me réveillai, j’étais assis, vous le savez, à califourchon sur deux poutres dont l’une plongeait dans l’eau et dont l’autre partait en diagonale pour aller soutenir le plancher de la salle où se tenait le trou carré… l’entrée de la nasse. J’avais dormi. Comment? Je n’en sait rien, mais je cois qu’il m’eut été impossible de ne pas dormir, tant j’avais la tête fatiguée au moment où, pour éviter les cadavres, j’atteignis la fourche. Alors, je vis qu’il faisait à peu près jour; la lumière entrait par-dessus le plancher qui était au-dessus de ma tête, et je vis que j’étais entouré de poutres qui s’enlaçaient comme les madriers d’un échafaudage: «Pardieu! me dis-je, je n’ai qu’à gagner de poutre en poutre jusqu’à l’extérieur!» Et je me suis mis en chemin, c’est-à-dire que je voulus gagner la poutre voisine qui me rapprochait de la grande ouverture par où coulaient tout à la fois l’eau du fleuve et la lumière du jour. Ce fut alors que je me heurtais au treillis de fer… J’avais oublié la nasse!…


Charles vida son verre, comme pour se donner le courage d’entendre ce récit.


– Alors, continua Pardaillan, j’examinai cette machine à prendre les hommes. Et je vis que j’étais perdu. En effet, la nasse formait comme un puits en treillis de fer, qui partait du plancher même pour aller plonger dans l’eau. Je dus abandonner l’idée qui m’était venue de me hisser de maille en maille pour arriver à passer par-dessus, puisque, en me hissant, j’aboutissais au plancher. L’idée inverse me parut la bonne: c’est-à-dire que je m’accrochais aux mailles, et que je me mis à descendre, dans l’espoir que je pourrais passer par-dessous en plongeant. Arrivé au ras de l’eau, je fus heurté de nouveau par les cadavres. Mais je fusse passé à travers une légion de fantômes d’enfer. Je sentais ma gorge en feu et mes cheveux se hérisser sur ma tête; j’avais une soif à vider un tonneau; mais, la seule pensée de m’humecter seulement les lèvres avec cette eau où les cadavres avaient dansé toute la nuit me donnait d’insupportables nausées. Enfin, comprenant que la folie allait me gagner si je ne sortais au plus tôt, je me laissai glisser parmi les cadavres. Et alors, oh! alors, je compris pourquoi les cadavres ne s’en allaient pas, pourquoi ils ne plongeaient pas!… Lorsque j’eus de l’eau jusqu’aux épaules, je sentis avec mes pieds que, de toutes parts, le treillis de fer se rejoignait dans l’eau et que cela formait comme le fond d’une bouteille!… Pas moyen de sortir par en haut! Pas moyen de sortir par en bas!… Je me hissai le long des mailles de fer pour éviter l’attouchement des cadavres, et, accroché à une certaine hauteur, je m’arrêtai, et j’eus la pleine horreur de ma situation: j’étais destiné à mourir lentement dans ce puits de fer!…


– C’est horrible! dit Charles en frémissant.


– Justement. Comme vous dites, c’était horrible, et je voudrais bien voir la figure que ferait Mme Fausta si elle se trouvait dans une situation pareille… Je n’avais plus de souffle, plus de pensée, plus rien en moi qu’une sorte de sentiment de vertige, si bien qu’après quelques heures je pris la résolution de grimper jusqu’en haut et de frapper au plancher jusqu’à ce qu’on m’entendit, jusqu’à ce qu’on achevât de me tuer!


– Et comment êtes-vous sorti? demanda Charles avec une sorte d’avidité.


Pardaillan se mit à rire et répondit:


– C’est bien simple; je suis sorti avec les cadavres.


– Avec les cadavres!… Oh! mon ami, je vous écoute; et il me semble entendre le récit d’un rêve fantastique, d’un hideux cauchemar!


– C’est à peu près l’effet que cela me produit à moi-même, dit Pardaillan. Je n’y pensais plus, aux cadavres! Heureusement, Fausta y pensait, elle! Sans doute, cela ne devait pas lui être fort agréable de dormir au-dessus de ces morts. Pour cette raison, ou pour d’autres, il est certain que si les morts étaient prisonniers dans la nasse, Fausta devait avoir la pensée de leur rendre la liberté. Et comment rendre libres ces cadavres prisonniers? En les repêchant l’un après l’autre? Non, non! Fausta est la femme des combinaisons simples! Pour délivrer les morts, il n’y avait qu’à les laisser partir au fil de l’eau!


Pardaillan se mit à rire, puis jeta à l’extérieur un coup d’œil inquiet.


– Il ne faut pas manquer la sortie de notre homme, dit-il.


– L’homme qui est entré là, dans cet hôtel?


– Oui, il prend les derniers ordres de la belle Fausta… Donc, comme je vous l’ai dit, j’étais, depuis plusieurs heures, accroché au treillis de fer, à demi assis sur une poutre, et je luttais contre les pensées de folie, lorsque j’entendis au-dessus de moi une sorte de grincement; et en même temps, de l’autre côté du treillis, je vis une chose que je n’avais pas remarquée encore: une corde!… et cette corde montait! D’en haut, on la tirait. Levant les yeux, je vis qu’elle passait à travers un trou pratiqué dans le plancher. Alors, d’un coup d’œil, je suivis la corde de haut en bas, et je fus à l’instant même rassuré… En effet, monseigneur, la corde soulevait un pan, un carré de treillis qui se rabattait en haut, et laissait béante, dans l’eau, une large ouverture. Dans le même instant, je vis les cadavres qui s’en allaient en se bousculant comme s’ils eussent eu hâte de sortir. Au bout de deux minutes ils étaient tous partis entraînés par le fleuve. Je pense que vous devinez le reste…


Pardaillan avala un grand gobelet de vin et ajouta:


– Je fis comme eux… voilà tout!


– Voilà tout! murmura Charles tout pâle.


– Je fis ce que n’importe qui eût fait à ma place; je descendis… non: Je me laissai tomber dans l’eau, je franchis l’ouverture d’une brassée frénétique, et me trouvai hors de la nasse. Dix minutes plus tard, j’abordais au point où sont commencés les travaux du nouveau pont [3]


Un long silence suivit ces paroles… Charles ne pouvait digérer la simplicité avec laquelle Pardaillan lui avait fait ce récit d’horreur, et considérait son compagnon avec une sorte d’effroi. La servante s’était endormie au coin de l’âtre où elle avait commencé à filer une quenouille, assoupie par le ronflement ouaté de son rouet et le murmure des voix de ces deux étrangers. Le chevalier sifflotait entre ses dents, et regardait toujours par la fenêtre.


– Il est temps de sortir, dit-il enfin. Eh! la belle enfant!


La servante se réveilla en sursaut et vint à l’appel.


– Dites-moi, mon camarade et moi, nous voudrions prendre l’air avant de nous coucher dans la chambre hospitalière que vous nous offrez. Comment ferons-nous pour rentrer? Je dis: rentrer sans frapper, ni réveiller personne…


– Dame! mon digne gentilhomme, vous passerez par les écuries, que je laisserai ouvertes; et une fois dans la cour, vous n’aurez qu’à monter l’escalier de bois qui est à l’intérieur.


Pardaillan s’était sans doute rendu compte de la disposition des lieux, car il approuva d’un signe de tête, s’enveloppa de son manteau et, suivi de Charles, sortit par la porte de l’auberge qui, aussitôt, se referma derrière eux. Dans la rue, ou plutôt dans la ruelle étroite et tortueuse où ils se trouvaient, Pardaillan fit une dizaine de pas, puis s’arrêta dans un renfoncement.


– Attendons ici, murmura-t-il; notre homme ne saurait tarder à sortir.


– Qui est-ce? demanda Charles pour la deuxième fois.


– Vous ne l’avez pas reconnu?… C’est le moine! C’est Jacques Clément! C’est l’homme qui, à l’auberge du Pressoir de fer, était assis près de nous et nous écoutait…


– L’homme qui a dit qu’il vous vengerait en se vengeant…


– Oui: de Catherine de Médicis!…


– Qu’il se vengerait en frappant la vieille reine au cœur!…


– C’est-à-dire en assassinant son fils Henri III, dit froidement le chevalier. Qu’avez-vous à frissonner ainsi, monseigneur?


– – Pardaillan! fit le jeune duc, ceci est affreux.


– Eh quoi! vous vous plaignez! Songez que votre père a été poussé au désespoir, à la folie, à la mort par trois êtres qui étaient: sa mère Catherine, son frère le duc d’Anjou, aujourd’hui roi de France, et enfin monseigneur le duc de Guise! Le hasard veut qu’un homme, un de ces êtres que la fatalité marque dès leur enfance, se trouve et qu’il vous épargne la besogne! Vous voulez, vous cherchez un terrible châtiment contre le roi?


En parlant ainsi, Pardaillan cherchait à étudier le visage de Charles.


– Oui, dit celui-ci. J’ai toujours pensé que mon oncle Henri de France tomberait un jour sous la morsure imprévue de l’une de ces douleurs qu’il a semées sur la route de sa vie. Mais si cela dépend de moi, Pardaillan, Jacques Clément ne frappera pas le roi. Ce n’est pas cela que je voulais!…


– Ainsi, monseigneur, si vous le pouvez, vous arrêterez le bras du moine?


– Je l’arrêterai, dit Charles sourdement.


Pardaillan hocha la tête, et, dans l’ombre, ses yeux brillèrent d’une malicieuse satisfaction.


– Allons! murmura-t-il, Guise n’est pas encore roi de France!


– Que voulez-vous dire? balbutia le duc d’Angoulême.


Pardaillan saisit le bras du jeune homme, qu’il serra fortement. D’un signe, il lui montra la porte de l’hôtel qui s’ouvrait à ce moment, livrant passage à un moine encapuchonné qui sortit, et lentement s’avançait vers eux.


– Je veux dire, reprit-il froidement, que vous tenez en ce moment le sort du royaume et de la chrétienté dans vos mains, monseigneur. Voyez cet homme qui vient à nous. S’il passe, il marche au meurtre… demain, votre oncle Henri III est poignardé, demain le duc de Guise est roi… Monseigneur, voici la destinée qui passe! Un geste de vous, et la fortune du monde est changée… Mais je vous laisse faire et je regarde… Faites ou ne faites pas le geste!


Le moine arrivait à leur hauteur. Pardaillan se renfonça contre le mur et se croisa les bras. Le moine passait… Charles d’Angoulême eut un long frémissement, puis, secouant tout à coup la tête comme pour rejeter des objections, il fit deux pas rapides, posa sa main sur l’épaule de l’homme et dit:


Hé là! sire moine, deux mots, s’il vous plaît!…


Pardaillan eut un rire silencieux et songea:


– Dormez en paix, roi de France! Le fils de Marie Touchet veille sur vous!…


Le moine s’était arrêté, avait relevé sa tête penchée, et avec cet étonnement dédaigneux de l’homme qui se sait protégé par les destins supérieurs et que rien ne peut empêcher d’arriver au but fatal, disait:


– Que me voulez-vous? Si vous en voulez à ma bourse, je vous préviens que je ne porte rien sur moi qui puisse tenter la cupidité du plus misérable truand. Si vous en voulez à ma vie, je vous préviens que vous vous attaquez à une chose qui n’est ni à moi, ni à vous, ni à personne.


– Je n’en veux ni à votre bourse ni à votre vie, dit le duc d’Angoulême. Je veux seulement vous prier de m’accorder quelques minutes d’entretien dans un lieu où nous puissions à l’aise moi vous dire et vous écouter ce que j’ai à vous communiquer.


– Passez donc au large, gronda le moine de ce ton de glaciale et sinistre solennité qui semblait naturel chez lui. Passez au large, car cette nuit je ne puis avoir d’entretien qu’avec Dieu!…


Pardaillan, à ce moment, s’avança rapidement devant le moine qui se mettait en marche, et de sa voix la plus joyeuse s’écria:


– Eh quoi! vous vous refusez donc à vous reposer un instant avec des amis, messire Jacques Clément?


Le moine tressaillit; une joie profonde détendit ses traits d’ivoire et colora son front; son regard s’illumina; il tendit la main.


– Le chevalier de Pardaillan! fit-il d’une voix changée, humanisée par une sorte de tendresse.


Et monseigneur le duc d’Angoulême, dit Pardaillan.


– Deux victimes de la vieille Catherine et d’Hérode! Deux qui se réjouiront de voir couler le sang du dernier des Valois sur les dalles de la cathédrale! murmura Jacques Clément. Oui, parvenu au bout de ma route, je puis me reposer un instant parmi vous, car je renforcerai ma haine de vos deux haines…


– Venez donc, fit simplement le chevalier. Que diable, même en temps de procession, un verre de vin n’a jamais fait peur à un moine!


Jacques Clément fit signe qu’il acceptait l’invitation, et tous trois se dirigèrent vers la petite auberge close, aveugle et muette à cette heure. Mais comme l’avait promis la servante, il n’y eut qu’à pousser la porte des écuries voisines. Les écuries franchies, les trois hommes se trouvèrent dans la cour; un escalier de bois grimpait extérieurement le long du mur et aboutissait à un balcon. La porte de la chambre s’ouvrait sur ce balcon. Quelques instants plus tard, ils étaient assis autour d’une table qu’éclairait une chandelle fumeuse et sur laquelle se trouvaient quelques bouteilles d’un certain vin très estimé dans tout le pays et qui se récoltait sur les bords de la Loire, autour de Beaugency.


Pardaillan remplit trois verres et vida le sien d’un trait. Jacques Clément posa ses lèvres sur les bords de son verre et le laissa presque plein: c’était un buveur d’eau… Cependant, ses yeux pâles étaient animés d’une espèce de cordialité rayonnante.


– Ce vin réchauffe le cœur, dit-il. Mais bien plus encore mon cœur se dilate près d’un ami tel que vous, chevalier. Vous le dirai-je? Dans ma triste vie, dans mes moments de désespoir, quand je me sentais si seul au monde, c’est à vous que je songeais. Peut-être ne s’est-il pas passé une journée sans que votre sourire que j’évoquais ne soit venu me consoler. Moi qui ne portais dans mes souvenirs ni l’image d’une mère ni celle d’un père, il me semblait que vous aviez été pour moi comme un grand frère, et je vous revoyais toujours tel que je vous vis jadis… Vous souvenez-vous du jour où je fabriquais des aubépines en papier et où vous vous êtes arrêté près de moi?


– Certes! fit Pardaillan ému et assombri de redescendre ainsi tout à coup dans son passé.


– Vous m’avez encouragé… puis, je vous ai revu le jour terrible… le jour où vous m’avez montré la tombe de ma mère; et de ce jour-là, vos traits sont gravés dans mon cœur… Savez-vous que vous avez à peine changé? continua le moine en examinant affectueusement le chevalier; ce sont toujours les mêmes yeux de bonté claire et d’audace, c’est toujours ce même rayonnement de physionomie qui fait qu’il est impossible de vous oublier… Aussi, dans l’auberge du Pressoir de fer, je vous ai aussitôt reconnu, j’ai reconnu l’homme qui avait essayé de sauver ma mère.


Jacques Clément frissonna, saisit la main du chevalier, et ajouta d’une voix grave:


– Dans cette nuit qui est sans doute une des dernières de ma vie, la dernière peut-être, si près de l’heure où un événement terrible va s’accomplir, c’est une étrange rencontre que celle-ci! C’est la volonté de Dieu que j’aie eu cette dernière joie de rencontrer le seul homme au monde qui soit pour moi toute la famille de mon cœur!… Pardaillan, mon cœur tremble, pleure et frissonne à évoquer celle que j’ai tant aimée et que jamais je ne connus! Pardaillan, mon cœur crie malheur à ceux qui ont tué ma mère! Pardaillan, versez-moi de la joie et de la haine en me parlant une dernière fois de ma mère!…


– Oui, vous ne l’avez jamais connue, fit Pardaillan pensif; et qui sait si de là ne vient pas cet amour que vous conservez à sa mémoire!


– Je sais ce que vous voulez dire, grommela le moine en pâlissant. Je vous dis que j’ai confessé l’une des femmes de la vieille Catherine! Je vous dis que j’ai su toute la vie de ma mère… et ses crimes!


– Alice ne fut pas criminelle, dit gravement le chevalier. Elle fut malheureuse, voilà tout!


– N’est-ce pas? s’écria le moine radieux. N’est-ce pas que ce n’est pas à ma mère qu’incombent les fautes qu’elle commit?…


– Certes!… La vieille Médicis fut seule coupable. Quant à votre mère, martyre d’un amour, prise dans l’alternative ou d’être méprisée par l’homme qu’elle adorait ou de tuer ce même homme, sa vie fut une admirable défense! Ce qu’elle dépensa de force et d’esprit pour lutter contre Catherine n’est pas supposable. Ce qu’elle souffrit dépasse les châtiments les plus cruels… Elle repose en paix au fond du cimetière des Innocents… Paix donc, paix et repos à cette mémoire!…


Pardaillan se découvrit d’un de ces gestes où il y avait comme une inconsciente emphase. Le duc d’Angoulême frissonnant l’imita. Jacques Clément avait rabattu son capuchon et on l’entendait sangloter doucement. Ce fut une de ces scènes d’où se dégagent de profondes et larges émotions.


– Pardaillan, reprit le moine au bout de quelques minutes, je comprends votre pensée. Vous ne voulez pas dire au fils ce que fut la mère, et vous ne voulez pas mentir. Ainsi, sur cette tombe du cimetière des Innocents où vous m’avez conduit par la main, c’est encore un regard de pitié que vous laissez tomber…


– Nulle femme au monde autant qu’Alice de Lux ne mérita la pitié, dit Pardaillan.


– Ne parlons donc plus de ce qu’elle fut. Mais vous pouvez tout au moins me dire comment vous essayâtes de la sauver…


Pardaillan secoua la tête.


– Le passé est mort, dit-il sourdement. Mort l’amour! À vous comme moi, il reste le présent, c’est-à-dire la haine, et l’avenir, c’est-à-dire le châtiment des scélérats…


Jacques Clément se leva et laissa retomber son capuchon sur ses épaules. La tête pâle et maigre, éclairée par la flamme sombre des yeux, apparut dans la demi-lueur de la chandelle.


– Chevalier, dit-il d’une voix morne, vous me rappelez à la réalité terrible. Demain, ma mère sera vengée. Demain, la vieille Catherine connaîtra le désespoir sans issue. Demain, son fils bien-aimé tombera pour ne plus se relever d’entre les morts! Demain, les décrets seront accomplis!


– Ainsi, vous voulez tuer le roi de France!


– C’est un secret entre moi, Dieu et deux de ses anges, dit Jacques Clément. Nul homme ne connaît ce secret. Mais plutôt que d’avoir pour vous l’ombre d’une défiance, je consentirais à mourir sans vengeance. Oui, chevalier, demain je tuerai le roi de France!… Demain, vous aussi serez vengé du mal que Catherine vous a fait! Demain, vous aussi, duc d’Angoulême, fils de Charles IX, serez vengé du mal que Catherine et Henri ont fait à votre père!… Priez donc pour moi, car toute prière pour le roi de France est désormais inutile…


Le moine demeura quelques instants pensif. Puis, comme il faisait un mouvement pour se retirer:


– Puisque vous avez tant fait que de nous confier ce secret, dit Pardaillan, achevez de nous instruire en nous disant comment vous comptez procéder…


– – Soit! fit le moine après avoir réfléchi. Je ne vois pas pourquoi je vous cacherais ces détails, à vous. Et puis cela vous permettra de suivre jusqu’au bout et de bien voir; notre vengeance fait corps… Demain, donc, à neuf heures du matin, Valois recevra le duc de Guise en audience à l’hôtel de ville. Après l’audience, il doit se rendre à la cathédrale. Je sais que le roi sera prévenu qu’un confesseur doit s’approcher de lui pour lui remettre indulgence plénière de ses fautes. Ce confesseur viendra se mettre à ses côtés au moment où il entrera dans la cathédrale. Ce confesseur, ce sera moi!…


Charles d’Angoulême frémit et demanda d’une voix rauque:


– Mais vous suivrez donc le roi pendant la procession?…


– Non, répondit le moine: je l’attendrai à la porte de la cathédrale. Alors seulement je m’approcherai de lui, et quand il s’agenouillera… regardez bien alors… Valois s’agenouillera pour ne plus se relever.


Jacques Clément baissa la tête comme si le poids de sa pensée eût été trop lourde. Puis, d’une voix sourde, il répéta:


– Adieu, priez pour moi!…

Et se dirigea vers la porte. Charles se leva vivement pour s’élancer entre cette porte et le moine. Mais Pardaillan le retint de la main, et, au moment où le moine ouvrait déjà la porte:


– Jacques Clément, dit-il, j’ai un service à vous demander!…


Le moine s’arrêta court, tressaillit, revint rapidement sur ses pas et, rayonnant d’une joie qui le faisait trembler, s’écria:


– – Aurais-je vraiment cet insigne bonheur de pouvoir être utile avant de mourir! Cette joie m’était-elle réservée de pouvoir, en mon dernier jour, acquitter un peu ma mère et moi?… Parlez, chevalier… Vous avez parlé d’un service…


– Un grand, dit Pardaillan avec une simplicité qui avait on ne sait quoi de solennel; voici: j’ai besoin qu’Henri III vive encore quelque temps… je vous demande la vie d’Henri de Valois, roi de France…


Jacques Clément devint livide. Il fut saisi d’un tremblement convulsif, et s’assit sur l’escabeau où tout à l’heure il avait pris place.


– Vous avez besoin que Valois vive encore? balbutia-t-il.


– Oui. Ma vie est liée à la vie de ce roi que vous voulez tuer. Et puisque Dieu, dites-vous, a voulu notre rencontre cette nuit, puisque c’est au fils d’Alice de Lux que je parle, je vous dis: «Clément… je te demande de me laisser vivre en laissant vivre Valois, roi de France!…»


– Que maudite soit l’heure présente! haleta le moine.


– J’attends la réponse du fils d’Alice, dit Pardaillan avec une majesté qui fit trembler le duc d’Angoulême.


– Que maudite soit la minute où je t’ai rencontré! râla Jacques Clément.


Il grelottait. Ses dents claquaient. Il fixait sur Pardaillan des yeux hagards… Et si Pardaillan eût pu entendre la pensée de ce moine, voici ce qu’il eût entendu:


«La vie du roi! Il me demande cela!… Mais alors… l’ange… l’ange d’amour… Mais elle va savoir! Elle m’attend à minuit!… À minuit, j’aurai ma récompense terrestre de son amour!… Et Pardaillan me demande de renoncer à cela… à l’amour de Marie!…»


Comme Jacques Clément rugissait en lui-même ces choses, minuit sonna lentement dans le grand silence de la ville endormie… Au premier coup, le moine se releva, frissonnant de fièvre. Au sixième coup, il joignit les mains et murmura:


– Grâce, Pardaillan!…


Pardaillan assistait avec un prodigieux étonnement à ce drame qu’il ne pouvait comprendre. Pourquoi Jacques Clément lui demandait-il grâce? Que se passait-il dans les ténèbres de cette âme?… Le douzième coup de minuit sonna.


Puis il y eut un long silence. Puis le moine se laissa tomber à genoux, baissa la tête. Puis, cette tête, il la redressa vers Pardaillan… elle était sublime d’angoisse, d’orgueil et de sacrifice. Et dans un souffle, il murmura:


– Le roi de France vivra!… Ô ma mère, c’est pour le chevalier de Pardaillan!…


Il tomba à la renverse et s’évanouit.


Je crois, dit Pardaillan, que ce moine vient de faire un acte héroïque…


Et tous les deux s’empressèrent de soigner Jacques Clément qui, au bout de quelques minutes, rouvrit les yeux, se releva et s’assit.


Si une expression de visage humain peut représenter le désespoir, la figure du moine avait cette expression-là à ce moment.

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