La matinée était pure. Huit heures venaient de sonner à la vieille abbaye aux murs à demi écroulés, d’où, plus tard, Henri de Béarn devait contempler Paris assiégé par son armée. Dans les fourrés des pentes de Montmartre, les rouges-gorges, les pinsons et les moineaux chantaient à cœur-joie; les fleurs sauvages s’ouvraient au soleil, les grands châtaigniers balançaient au souffle des brises matinales leurs branches d’où tombaient des feuilles roussies; il y avait dans l’air cette inexprimable gaieté qui, au réveil des choses, est pour l’homme un enchantement dont jamais il ne se lasse.
Pourtant, Fausta, qui montait à ce moment les rampes de la montagne, était sourde à ces cris des oiseaux, aveugle à cette lumière douce, un peu pâle et si exquise des ciels parisiens. Fausta, malgré la gaieté rayonnante de cette jolie matinée, demeurait parfaitement sombre et tenait avec elle-même de ces terribles colloques dont nous avons surpris quelques-uns.
Quand on fut arrivé vers le sommet, la litière s’arrêta. Fausta descendit. Mais au lieu d’aller sonner à la grande porte de l’abbaye, elle se dirigea vers ces quelques chaumières qui s’étaient bâties autour du couvent des Bénédictines, et qui constituaient le hameau de Montmartre.
Elle entra dans une de ces pauvres maisons au toit de chaume, aux poutres saillantes, dont les intervalles étaient remplis d’une sorte de plâtras de terre glaise simplement séchée au soleil. L’intérieur était aussi misérable que l’annonçait l’extérieur de cette chaumière.
C’est là que Fausta entra.
Une femme âgée, assise assez près de la porte pour jouir de la lumière et de l’air, filait une quenouille. À la vue de Fausta, cette femme se leva précipitamment; mais la visiteuse, d’un geste gracieux, l’obligea à se rasseoir.
– La bonne dame de Paris! avait murmuré la paysanne.
Fausta, sans façon, et avec une charmante condescendance, prit elle-même un escabeau et s’assit près de la paysanne.
– Eh bien, bonne femme? dit gaiement la visiteuse. Déjà de si bonne heure à l’ouvrage?
– Hélas, ma noble dame! fit la paysanne. Voilà que je me fais vieille et que l’heure approche où il faudra que je dise adieu à ce monde…
– Et alors? dit Fausta.
– Alors… la toile coûte bien cher… et pourtant, je veux me présenter dignement dans l’autre monde…
– Et alors? répéta Fausta.
– Alors, je file mon linceul, dit simplement la paysanne [5].
Fausta demeura saisie. La vieille la regardait, surprise de son étonnement, et continuant à faire tourner son rouet…
– Grâce à vous, ma noble dame, reprit-elle, grâce aux pièces d’or que vous m’avez données, mon linceul sera du plus beau lin, et il me restera encore assez d’argent pour payer d’avance les messes nécessaires au salut de mon âme, et encore il en restera assez pour la layette de l’enfant que ma fille va mettre au monde…
Tout naturellement, cette vieille faisait passer les affaires de la mort avant celles de la naissance: le linceul d’abord, la layette ensuite.
– Je vous en donnerai d’autres, dit alors Fausta en secouant cette sorte d’impression pénible qu’elle venait d’éprouver; je vous en donnerai assez pour assurer une heureuse vieillesse, à vous, et une heureuse enfance à l’être que vous attendez…
– Que Notre Dame vous bénisse!…
– Amen! dit gravement Fausta. Mais, dites-moi, bonne femme, avez-vous fait ce que je vous ai demandé?
– Oui, ma noble dame. Depuis votre visite bénie, mon fils ne quitte plus la bohémienne; il la suit pas à pas, selon vos ordres, partout où elle va… sans se montrer à elle, c’est bien entendu…
– Et depuis, elle n’a pas essayé de s’écarter de cette montagne?…
– Non. La bohémienne rôde autour de la sainte abbaye sans jamais y entrer, mais sans jamais s’en éloigner non plus… Quand elle a faim, elle vient ici; le soir, bien tard, quand la terre est noire, nous entendons son pas qui s’approche, et puisque vous témoignez tant d’intérêt à cette créature du diable, nous lui avons fait un lit, un bon lit de sainfoin dans le fournil… Votre Excellence peut juger si nous pouvions faire plus et si des chrétiens comme nous pouvaient admettre plus près la compagnie d’une damnée…
La paysanne fit un signe de croix et Fausta l’imita.
– Je vous tiendrai compte de votre zèle, dit-elle, et croyez bien que si cette compagnie peut vous attirer quelque désagrément dans l’autre monde, je saurai vous en récompenser dans celui-ci.
– Que la volonté du ciel s’accomplisse! dit la vieille en saisissant les trois ou quatre écus d’or que lui tendait la visiteuse. J’espère en être quitte avec une ou deux messes de plus.
– Et où est maintenant la bohémienne? demanda Fausta.
La vieille esquissa un geste vague:
– Partie dès le chant du coq. Elle va et vient, descend, remonte, et aime souvent à se reposer auprès de cette croix noire que vous n’aurez pas manqué de remarquer, ma noble dame. Le plus souvent elle rôde autour du couvent…
– Mais elle n’y entre jamais?…
– Du moins, mon fils ne l’a jamais vue y entrer.
– C’est bien, bonne femme. Voulez-vous envoyer quelqu’un à la recherche de votre fils?
La paysanne se leva, serra soigneusement dans le bahut les pièces d’or qu’elle venait de recevoir, et sortant sur le pas de sa porte, dit quelques mots à un marmot qui partit en courant. Vingt minutes plus tard, le fils de la paysanne arrivait et, le bonnet à la main, attendait que la noble dame lui donnât ses ordres.
– Où est la bohémienne? demanda Fausta.
– Là bas, fit le jeune homme en étendant le bras dans la direction du couvent.
– Conduis-moi auprès d’elle…
Le paysan s’inclina et se mit à marcher devant Fausta. Il contourna les murs du couvent et parvint à la brèche située près du pavillon. Là, Fausta aperçut Saïzuma qui, assise sur une pierre du mur éboulé, et dominant ainsi les terrains de culture du couvent, regardait fixement devant elle.
– Tu peux te retirer, dit-elle à son guide qui s’empressa d’obéir. Alors Fausta franchit la brèche sans que la bohémienne parût prendre garde à elle. Quand elle fut dans le jardin, ou du moins ce que les nonnes appelaient le jardin, car tout était à l’abandon dans cette abbaye, elle se retourna vers Saïzuma, et d’une voix très douce:
– Pauvre femme… pauvre mère…
Saïzuma abaissa son regard sur la femme qui lui parlait ainsi, et la reconnut aussitôt, car il semble que, dans la folie, si la direction générale de la pensée est abolie dans le cerveau, certaines facultés particulières demeurent intactes. Saïzuma n’avait vu Fausta que peu d’instants dans la chambre de l’abbesse Claudine de Beauvilliers; un laps de temps assez long s’était écoulé: Fausta ne portait pas le même costume; et pourtant elle la reconnut.
– Ah! dit-elle avec une sorte de répulsion, c’est vous qui m’avez parlé de l’évêque!…
Fausta fut stupéfaite, mais résolut de profiter de ce qu’elle prenait pour un accès de lucidité.
– Léonore de Montaigues, dit-elle, oui, c’est moi qui vous ai parlé de l’évêque. C’est moi qui vous ai conduite vers lui, dans ce pavillon. Mais je croyais que peut-être vous l’aimiez encore…
– L’évêque est mort, dit Saïzuma d’une voix sourde. Comment pourrais-je l’aimer?… Et puis c’est un crime, un crime atroce que d’aimer un évêque. Si vous aimez un évêque, madame, prenez garde au gibet…
Fausta baissa la tête, réfléchissant à ce qu’elle pourrait dire pour éveillé une étincelle de raison dans ce cerveau. Elle voulait une Léonore consciente. Saïzuma la folle… la bohémienne lui était inutile. Et elle avait résolu que Léonore servirait au projet qu’elle échafaudait pièce par pièce.
Projet de vengeance. Drame violent et terrible dont elle devait sortir fortifiée à jamais, victorieuse d’elle-même et des autres… de Farnèse et de Pardaillan!
– Ainsi, reprit-elle, vous croyez que l’évêque est mort?…
– Sans doute! fit Saïzuma avec une tranquillité farouche. Sans quoi, serais-je vivante, moi?…
– Eh bien!, vous avez raison plus que vous ne croyez peut-être. Mais écoutez-moi, pauvre femme… Vous avez bien souffert dans votre vie…
– Vous me plaignez donc? Il y a donc vraiment des créatures humaines qui peuvent me plaindre?… Dites!… Vous me plaignez?
– De toute mon âme… mais à quoi bon une importune pitié si on ne cherche à soulager le mal que l’on plaint?…
– Mon mal n’est pas de ceux qu’on peut soulager, dit Saïzuma avec douceur, et il suffit que vous m’ayez plainte avec votre âme… Comme vous êtes belle! ajouta la pauvre folle avec une profonde admiration. Oui, étant si belle, vous devez sans doute être pitoyable aux malheureux.
– Léonore, vous avez été plus belle encore, vous! dit sourdement Fausta. Peut-être même aujourd’hui, êtes-vous plus belle que moi qui suis pourtant bien belle, je le sais. Vous avez souffert dans votre cœur, Léonore! Et c’est pourquoi vous ne croyez plus au bonheur… Mais si je vous disais que le bonheur est encore possible pour vous!
– Je ne suis pas Léonore; je suis Saïzuma, bohémienne qui va par le monde lisant dans la main des gens… Et quant au bonheur, ce mot prononcé devant moi me fait maintenant frissonner comme l’aspect d’une bête hideuse…
– Tu es Léonore, affirma Fausta avec force. Et tu seras heureuse… Écoute, maintenant… Oui, l’évêque est mort! Oui, celui-là ne te fera plus souffrir… Mais il est quelqu’un qui est vivant encore, qui te cherche, et qui t’adore…
– Quelqu’un qui me cherche? fit Saïzuma indifférente.
– Celui qui t’a aimée. Celui que tu as aimé… Souviens-toi!… Tu l’as aimé… tu l’aimes encore… et lui te cherche; et il t’adore…
– Qui est-ce? fit la bohémienne avec la même indifférence.
– Jean…
Saïzuma tressaillit et prêta l’oreille comme à une voix qui lui eût parlé de très loin.
– Jean? murmura-t-elle. Oui… peut-être… oui… je crois que j’ai entendu ce nom…
– Jean! duc de Kervilliers! répéta Fausta avec plus de force.
Saïzuma pâlit.
Elle se leva toute droite, la tête penchée en avant comme pour mieux écouter cette voix qui lui parvenait de très loin et qui sans doute se rapprochait, retentissait plus distincte à son oreille… Elle interrogea Fausta de son regard plein de trouble et d’angoisse.
– Quel est ce nom? balbutia-t-elle avec une telle expression de douleur et de crainte, qu’une autre que Fausta eût eu pitié et eût renoncé à cette torture…
– Le nom de celui que tu as aimé! reprit Fausta avec une douceur et une autorité croissantes. Jean de Kervilliers, c’est celui qui devait être ton époux… regarde en toi-même! Tu vois bien que tu l’aimes encore, puisque tu frémis et pâlis à ce seul nom… Souviens-toi, Léonore.
Saïzuma, lentement, était descendue jusqu’auprès de Fausta. Elle l’écoutait comme elle eût écouté une voix venue d’elle-même, tant les paroles de cette femme correspondaient à ses sentiments obscurs et les éclairaient. Fausta lui saisit les deux mains pour lui communiquer sa propre pensée.
– Souviens-toi, continua-t-elle ardemment. Souviens-toi comme tu étais heureuse lorsque tu l’attendais… lorsque du balcon du vieil hôtel de Montaigues, tu guettais son arrivée.
– Oui, oui… murmura la bohémienne dans un souffle.
– Souviens-toi comme il te prenait dans ses bras et comme tu te sentais défaillir sous ses baisers. Il te jurait un éternel amour et tu le croyais, tu fusses morte plutôt que de le soupçonner.
– Oui… morte! répéta Saïzuma dans un gémissement.
– Et c’était vrai, Léonore! Léonore de Montaigues, c’était vrai! Jean de Kervilliers t’adorait… et si une fatalité vous a séparés, il en a souffert autant que toi. Je le sais. Lui-même me l’a dit. Lui-même m’a raconté son amour et son malheur… Il n’a cessé de t’aimer!… Il te cherche… ne veux-tu pas le voir?…
Saïzuma arrachant ses deux mains à l’étreinte de Fausta les avait placées devant ses yeux comme si une lumière trop vive les eût éblouis. Elle palpitait. De rapides frissons la secouaient. De confuses images de son passé lui revenaient par lambeaux, et ces lambeaux, peu à peu, se juxtaposaient dans sa mémoire et reconstituaient des scènes.
Un violent travail commencé le jour où elle avait été mise en présence du cardinal, continué par Charles d’Angoulême et Pardaillan, ce travail s’accomplissait en elle avec une rapidité croissante. Ce mot, ce nom: Jean de Kervilliers, était un flambeau qui éclairait bien des recoins ténébreux de son esprit.
Fausta le considérait avec l’attention passionnée qu’elle apportait à tout ce qu’elle entreprenait. Le moment lui parut arrivé de présenter à cet esprit encore vacillant un autre tableau.
– Suis-moi, dit-elle, je te jure qu’un jour, bientôt, tu reverras celui que tu aimes.
Palpitante et docile, Saïzuma suivit cette femme qui exerçait sur elle un prodigieux ascendant. Elle ne savait pas exactement qui était ce Jean de Kervilliers. Mais elle savait que ce nom provoquait en elle une douleur mêlée de joie. Elle ne savait pourquoi elle eût voulu revoir l’homme qui s’appelait ainsi. Mais elle constatait qu’il y avait un vide affreux dans son cœur depuis bien longtemps, et que ce vide serait comblé si elle revoyait cet homme.
Fausta entra dans le pavillon. Saïzuma l’y suivit en tremblant.
– Oh! dit-elle, c’est ici que j’ai revu l’évêque!…
Et elle regarda avidement autour d’elle, mais le pavillon était vide.
– Oui, dit Fausta, c’est ici que tu as revu l’évêque, et c’est pour cela, pauvre femme, que tu rôdes depuis ce jour autour de ce couvent, et c’est pour cela que tout à l’heure je t’ai trouvée assise sur les pierres de la brèche… regardant ce pavillon… espérant malgré toi…
– Non! oh non! gronda la bohémienne. Si vous avez pitié de moi, faites que jamais plus je ne revoie l’évêque…
– Et Jean de Kervilliers?…
Un sourire illumina le charmant visage de la folle:
– Je voudrais le voir, lui!… Pourtant je ne le connais pas… et je dois l’avoir connu… Je me le représente éclatant de jeunesse et de beauté; il me semble que je sens sur mes yeux la douceur ineffable de son regard et que j’entends sa voix caressante…
– Tu le reverras, je te le jure!…
– Quand?… Est-ce bientôt?…
– Oui, certes… bientôt… dans quelques jours… si tu ne t’éloignes pas…
– Oh! je ne m’éloignerai pas… non, non… quoi qu’il arrive.
– Bien. Maintenant, écoute-moi, Léonore… Ce n’est pas seulement Jean de Kervilliers que tu reverras, mais ta fille… comprends-tu?… ta fille…
Saïzuma baissa la tête, pensive.
– Ma fille! murmura-t-elle. Mais je n’ai pas de fille, moi… Les deux gentilshommes m’ont dit aussi que j’avais une fille… Voilà qui est étrange…
– Les deux gentilshommes? interrogea Fausta avec une sourde inquiétude.
– Oui. Mais je ne les ai pas crus. Je sais que je n’ai pas de fille…
– Et pourtant, Léonore, tu te souviens de Jean de Kervilliers… son nom et son image sont dans ton cœur!…
– Peut-être! Oui… je crois en effet que cette image, qui depuis si longtemps habite mon cœur, peut porter un nom, et que ce nom c’est Jean…
Elle jeta autour d’elle des yeux hagards et frissonna soudain…
– Silence, madame, supplia-t-elle avec angoisse. Ne prononcez plus ce nom… Si mon père entrait tout à coup… s’il entendait!… que lui dirais-je?… Il faudrait donc lui jurer encore qu’il n’y a personne dans la chambre!…
Oui, gronda Fausta, ce serait terrible, Léonore!… Mais combien plus terrible encore si le vieux baron se doutait de la vérité que tu caches…
– Quelle vérité? balbutia la folle. Quelle vérité? Il y a donc quelque chose que je cache à mon père!…
– Mais que tu ne caches pas à Jean de Kervilliers! dit Fausta d’une voix impérieuse.
Saïzuma, brusquement, porta la main à son visage. Un faible cri jaillit de ses lèvres.
– Mon masque! murmura-t-elle. Mon masque rouge comme la honte de mon front!… Je l’ai perdu!… oh! si je pouvais couvrir la honte de mon visage!… Si je pouvais cacher ma honte!… par grâce, madame, ne me regardez pas… vous ne savez pas… vous ne saurez jamais…
– Je sais! interrompit rudement Fausta. Je sais quelle est ta honte et quel est ton bonheur, Léonore!… Ton secret, ton cher secret que tu caches à ton père, mais que tu as dit, tremblante et confuse, à celui que tu aimes, je le sais!… Tu vas être mère, Léonore!…
Saïzuma laissa tomber ses mains. Une immense stupéfaction se lisait sur son visage bouleversé.
– Mère? demanda-t-elle. Vous avez dit cela?
– N’est-ce pas là ton secret?… N’est-il pas vrai que Jean le sait?… et qu’il va t’épouser…
– Oui, oui, haleta la pauvre infortunée. Car il ne faut pas que mon père connaisse notre faute… Mon enfant, madame, mon pauvre chérubin, si vous saviez comme je l’aime… comme je lui parle… Il aura un nom, un beau nom dont il sera fier.
– Ton enfant… ta fille!… Oh! mais souviens-toi! Fais un effort!… Mère! tu l’as été!… Cette enfant, cette fille… elle est venue au monde… Souviens-toi, Léonore!… Souviens-toi la place noire de monde, la foule, les cloches qui sonnent le glas, les prêtres qui te soutiennent… tu marches… tu arrives sur la place.
– Le gibet!… hurla Saïzuma en reculant affolée jusque dans un angle du pavillon… Le gibet! La monstrueuse machine de mort!… Grâce! laissez vivre l’enfant que je porte dans mon sein!…
La malheureuse tomba à genoux et frappa son beau front sur les dalles. Toute à son infernale besogne, toute à son projet, transformée en tourmenteuse sans pitié, Fausta courut à elle et la releva:
– Écoute!… On t’a fait grâce! puisque tu vis!…
– Oui… oui!… Je vis!… Par quel miracle? N’ai-je pas vu la corde se balancer sur ma tête?… N’ai-je pas senti sur mes épaules les mains du bourreau?… Je vis!… mais pourquoi cette lassitude immense de mes membres?… Que s’est-il passé en moi?…
Fausta, comme tout à l’heure, saisit ses deux mains qu’elle serra fortement.
– Il s’est passé que tu es mère!… Il s’est passé que l’enfant de ta faute et de ton secret, l’enfant de Jean de Kervilliers, est venu au monde!… Et que pour cette enfant, pour ta fille innocente, on t’a fait grâce!…
– Quoi! balbutia la bohémienne. Cela est donc!… Je suis mère!… J’ai une fille!…
Un éclat de rire, brusquement, résonna sur ses lèvres; et presque aussitôt, elle se mit à pleurer. Elle ne regardait plus Fausta. Peut-être oubliait-elle sa présence. Peut-être cette scène qui venait de se dérouler sortait-elle déjà de son esprit. Mais ce qui y demeurait fortement, c’était cette idée qu’elle était mère… qu’elle avait une fille…
Elle s’était affaissée sur elle-même, et adossée à cet angle, les coudes sur les genoux, le menton sur les deux mains, les yeux fixés dans le vague, elle sanglotait doucement. Des calculs confus s’échafaudaient dans son esprit.
– Eh bien, reprit alors Fausta, ne voulez-vous pas voir votre enfant, Léonore de Montaigues?… Dites… n’éprouvez-vous rien dans le cœur pour cette innocente que vous ne connaissez pas… et qui est votre fille?
– Je l’ai appelée bien souvent! murmura la folle à travers ses sanglots. Je ne savais pas que j’étais mère, je ne savais pas que j’avais une fille, et pourtant, bien souvent je l’ai appelée, lorsque la douleur m’étouffait, lorsque je sentais qu’une seule caresse de mon enfant m’eût sauvée du désespoir…
– Voulez-vous la voir? répéta Fausta avec une grande douceur.
– Où peut-elle être? continua Saïzuma comme si elle n’avait pas entendu… Si j’ai une fille, comment se fait-il qu’elle n’est pas avec moi?… Comment a-t-elle pu vivre sans sa mère?…
– Je le sais, moi! dit Fausta.
– Oh! vous savez donc tout! gronda Saïzuma d’une voix plus naturelle, et sûrement une lueur de raison s’allumait dans ses yeux. Qui êtes-vous donc? Et que me voulez-vous, vous qui me dites que j’ai une fille?… Une fille! Je sais maintenant que j’ai une fille… Et, ajouta-t-elle avec une immense amertume, je vais sans doute savoir que, mère, je vais souffrir plus que je n’ai souffert, amante!…
– Ah! éclata Fausta, tu reviens donc à toi! La raison s’éveille donc dans ton esprit!… Tu me demandes qui je suis? Une femme qui a pitié, voilà tout! Est-ce que cela ne te paraît pas suffisant? Un hasard m’a fait connaître les secrets de ta pauvre vie, et m’a fait rencontrer deux êtres que j’ai voulu remettre en ta présence: ton amant et ta fille…
– Ma fille! murmura la bohémienne en joignant les mains avec force.
– Écoutez, pauvre femme. Vous êtes devenue mère en un temps où la douleur avait égaré votre esprit et où vous étiez en prison…
– Je me rappelle la prison, dit Saïzuma en frémissant. Je me rappelle ce temps de souffrance…
Des méchants s’emparèrent de votre enfant… comprenez-vous?…
– Oui, oui… ceux qui me persécutaient, ceux qui me détenaient prisonnière, fit Saïzuma qui faisait un effort terrible pour suivre attentivement ce qu’elle entendait.
– Ils s’emparèrent donc de votre fille…
– Pauvre petite!… Comme elle a dû souffrir!…
– Non! Rassurez-vous. Elle vécut au contraire très heureuse. Il se trouva un homme de bien, un homme de cœur qui put soustraire l’enfant à ses persécuteurs et qui l’éleva comme sa propre fille…
– Cet homme, madame! Son nom, pour que je le bénisse à jamais! Sa demeure, pour que j’aille me mettre à ses genoux!…
– Il est mort, dit Fausta.
– Mort!… Ce sont donc toujours les bons que frappe la destinée Mais au moins est-il mort chargé d’ans et de bonheur?… dit Saïzuma d’une voix étranglée.
– Il est mort misérable, au fond d’une prison…
Saïzuma baissa la tête en pleurant.
– Son nom? fit-elle. Que je sache au moins son nom, puisque je ne pourrai jamais le voir…
– Il s’appelait Fourcaud… c’était un procureur… Retiendrez-vous ce nom?…
– Fourcaud!… Ce nom est maintenant gravé dans mon cœur pour toujours… Mais comment un homme si bon a-t-il pu mourir misérable? Qu’avait-il fait pour aller en prison?… Qui fut cause de son malheur?…
– Votre fille!…
– Impossible!… Ceci est impossible!… Quoi! j’apprends que j’ai une fille!… et j’apprendrais en même temps que ma fille est un monstre!… Ne parlez pas ainsi, madame, ou je croirai que vous mentez affreusement.
– Vous ne me comprenez pas. Votre fille fut la cause du malheur et de la mort de Fourcaud, mais la cause bien innocente, hélas! Car elle adorait celui qu’elle croyait son père… Me suivez-vous bien? me comprenez-vous?
– Oui, oui! fit Saïzuma haletante. Mais expliquez-moi, alors…
– Voici. Le procureur Fourcaud, ce digne homme, voulut élever votre fille dans une religion qui était la vôtre…
– Une religion? balbutia la bohémienne en passant ses mains sur son front. Il y a bien longtemps que je n’ai entendu parler de cela…
– Souvenez-vous. Votre père n’était pas catholique…
– Non… non… nous n’allions jamais à l’église des catholiques…
– Vous étiez ce qu’on appelle des huguenots… Le procureur Fourcaud voulut donc que Jeanne…
– Jeanne? interrompit la bohémienne.
– Votre fille. C’est le procureur Fourcaud qui lui donna ce nom.
– Jeanne! répéta Saïzuma dont le visage s’illumina d’un sourire.
– Fourcaud voulut donc que votre fille, Jeanne, fût élevée dans la religion des huguenots, qui était celle de votre père et la vôtre… religion proscrite…
– Oui, oui, hélas!… Combien des nôtres sont morts!… Combien d’autres ont subi d’effrayants supplices!…
– Eh bien!, imaginez maintenant la haine qui devait entourer le procureur Fourcaud et votre fille Jeanne!…
– La même haine qui nous entourait!…
– C’est vrai. Fourcaud a donc été dénoncé comme hérétique, et jeté dans une prison où il est mort…
– Dénoncé!… Oh! si je connaissais le dénonciateur!… J’irais lui arracher le cœur.
– Je sais par qui cet homme de bien a été dénoncé, dit alors lentement Fausta. Ce ne fut pas par un homme, mais par une femme… une jeune fille…
– C’est atroce! Comment une jeune fille a-t-elle pu avoir le courage de livrer ce malheureux à la mort, et peut-être à quelque horrible supplice…
– Oui… vous avez raison… c’est atroce… car le pauvre Fourcaud fut réellement supplicié… on l’attacha sur une croix… et on l’y laissa mourir…
– Affreux! Affreux! murmura Saïzuma frémissante. Cette jeune fille si méchante mériterait le même supplice!…
– N’est-ce pas? dit Fausta en tressaillant.
– Et vous dites que vous la connaissez? haleta la bohémienne.
– Certes!… C’est elle-même une hérétique, une de ces filles sans feu ni lieu… une sorte de chanteuse qui suivait une troupe de bohèmes… son nom est Violetta…
– Violetta!…
– Oui! Pourquoi ce nom vous surprend-il?…
– Vous dites que c’est cette Violetta qui a dénoncé le malheureux Fourcaud?…
– J’en suis sûre!…
– Et c’est elle qui l’a fait mourir sur une croix?…
– C’est elle!… Mais il semble que ce nom de Violetta ne vous soit pas inconnu?…
– Je la connais en effet, dit Saïzuma d’une voix sombre. J’ai vécu avec elle. Car moi-même je suivais cette troupe de bohèmes. Elle chantait. J’aimais à l’entendre chanter, pendant que je disais la bonne aventure. Sa voix m’allait au cœur. Quelquefois, quand je la regardais, j’avais envie de la serrer dans mes bras… mais elle semblait avoir peur de moi…
– Ou plutôt, c’était une créature perverse, dit sourdement Fausta. Une de ces filles qui n’ont pitié de rien ni de personne, puisqu’elle n’avait pas pitié de votre malheur…
– C’est vrai, dit Saïzuma avec un soupir, il fallait que ce fût une créature bien perverse pour dénoncer et livrer le bienfaiteur de ma fille… Tenez, madame, ne parlons plus d’elle!…
– Elle mérite pourtant un châtiment!…
– Oui! oh! un châtiment terrible!…
– Vous le disiez; elle mérite de mourir sur une croix comme le malheureux Fourcaud, puisqu’elle a causé le malheur de votre fille Jeanne!…
– Malheur à cette fille du démon si mon enfant a souffert par elle!
– Certes elle a souffert, puisqu’elle-même a été en prison!… Elle vous le dira…
– Elle me le dira! murmura la bohémienne extasiée. Je la verrai donc?
– Je vous l’ai promis…
– Quand?… Ah! madame… si cela était!… Si je pouvais seulement savoir le jour…
– Dès demain, dit Fausta, si c’est possible. Certainement d’ici quelques jours…
– Vous dites certainement… Oh! prenez garde de me rendre folle… folle de joie!…
– Je vous jure que vous reverrez aussi la Violetta maudite… Seulement, il faut faire ce que je vous dirai…
– Tout ce qu’on voudra! s’écria Saïzuma avec exaltation.
– Il est nécessaire que pendant ces quelques jours, tandis que j’irai chercher votre Jeanne pour l’amener… il est nécessaire qu’on ne vous voie pas… vous comprenez?…
– Je resterai cachée!…
– Mais où?
Saïzuma sourit.
– Là, sur le haut de la montagne, je connais des braves gens qui me donnent à manger quand j’ai faim, à boire quand j’ai soif, et qui me laissent dormir la nuit chez eux… C’est là que je me retirerai… j’y serai bien cachée, et nul ne me verra…
– Et c’est là que je vous amènerai votre fille Jeanne!
– Venez donc! dit Saïzuma radieuse, transfigurée, venez que je vous montre la demeure de ces gens…
La bohémienne s’élança, repassa par la brèche, fit le tour des murs du couvent et arriva enfin à la chaumière où Fausta était entrée tout à l’heure…
«Maintenant, gronda Fausta en elle-même, je crois que Dieu même ne pourrait pas les sauver… je les tiens tous!…»