Vers huit heures du matin, le prince Farnèse attendait dans la maison de la place de Grève l’envoyé de Fausta. Maître Claude, sombre et pensif, allait et venait lentement. Botté, cuirassé de buffle, le grand manteau de voyage agrafé aux épaules, il était prêt pour le départ. Parfois, sa main, machinalement, s’arrêtait à l’aumônière de cuir qu’il portait suspendue à son ceinturon. L’aumônière contenait un petit flacon; dans le flacon, il y avait du poison.
«Pourtant, songeait Maître Claude, il ferait bon vivre dans ce bonheur qui va commencer pour elle et qui pourrait recommencer pour moi. Qu’ai-je fait de mal? Est-ce ma faute si mon père et le père de mon père ont été bourreaux et s’ils m’ont transmis leur fonction? N’ai-je pas réparé autant qu’il fut en mon pouvoir? Et lorsque le divin sourire de l’enfant me fit comprendre l’horreur de tuer, n’ai-je pas renoncé à être bourgeois notable en même temps que je déposais la hache?… Tout cela est bel et bon… je n’en suis pas moins l’ancien bourreau de Paris. M. le duc d’Angoulême, s’il apprend la chose, verrait des taches de sang sur les mains de la petite, parce que je les ai tenues dans mes mains… Tandis que moi mort… oui… mais pas avant de la voir vraiment en sûreté, heureuse et libre… et alors… petit flacon de mon aumônière, tu feras ton office!…»
Le prince Farnèse, assis près de la fenêtre ouverte, contemplait sans terreur cette Grève dont si souvent il avait détourné son regard, épouvanté par les souvenirs qu’elle évoquait. Plus de malheur! Plus de désespoir! Il allait revoir Léonore et Violetta, partir avec elles, les emmener en Italie.
Ce fut avec un sourire enjoué qu’il reporta ses yeux sur la robe rouge, sur les insignes cardinalices qu’il avait revêtus selon la recommandation de Fausta. Cette robe, il allait la dépouiller pour toujours! Dans quelques heures, il ne serait plus le cardinal-évêque de Parme et Modène, mais simplement le prince Farnèse… un homme comme un autre que n’enchaînaient plus les vœux, qui avait le droit d’aimer… d’être époux et père!
Le ciel était pur; un souffle de brise un peu froide faisait frissonner les beaux peupliers qui bordaient alors les berges de la Seine. C ’était une de ces exquises matinées d’automne où il semble que la nature veuille donner aux hommes une de ses dernières fêtes. Dans l’azur d’un ciel de soie changeante, passaient comme des sourires de légères vapeurs blanches, et il semblait au cardinal Farnèse que ces sourires du ciel fêtaient sa bienvenue, son retour à la vie heureuse…
Ainsi, de ces deux hommes, par le même coup de la destinée, le meilleur était poussé à la mort, tandis que l’autre atteignait au bonheur. Tout à coup, le cardinal se leva.
Voici qu’on vient nous chercher, dit-il en frémissant de joie.
Claude poussa un soupir et, s’étant approché de la fenêtre, vit une litière qui s’arrêtait devant la porte de la maison.
– Descendez! fit-il d’une voix rauque.
Quelques instants plus tard, ils étaient sur la place, et un homme remettait à Farnèse un billet qui contenait ces mots:
«Suivez le porteur du présent ordre et conformez-vous à ses indications.»
– Veuillez monter, monseigneur, dit l’homme.
Farnèse et Claude prirent place dans la litière qui se mit aussitôt en route. Mais au lieu de se diriger vers le palais de Fausta, comme l’avait pensé le cardinal, elle gagna la porte Montmartre et commença à monter vers l’abbaye: circonstance qui eût achevé de rassurer Farnèse s’il eût pu avoir des soupçons. D’ailleurs, aucune escorte. Rien que l’homme qui servait de conducteur et activait les deux mules nonchalantes de la litière. Personne en vue. Le calme et le silence d’une belle matinée. La litière arriva sans incidents à l’abbaye et s’arrêta devant le grand portail surmonté d’une croix. Farnèse et Claude ayant mis pied à terre se dirigèrent vers la porte.
– Pardon, monseigneur, dit alors l’envoyé de Fausta, j’ai l’ordre d’introduire dans l’abbaye Son Éminence le cardinal Farnèse, mais non aucune personne de sa suite.
– Vous entendez, maître Claude? dit le cardinal avec une sourde joie.
– Soit! répondit humblement l’ancien bourreau. Je vous attendrai sous ce chêne.
Farnèse fit vivement un geste d’approbation et pénétra aussitôt dans l’abbaye dont la porte se referma lourdement. Dans le couvent, c’était le même calme, le même silence qu’au dehors. Farnèse, rongeant son impatience, suivait son guide qui traversait les bâtiments, et entré sur le terrain de culture, se dirigeait tout droit vers le vieux pavillon.
– Entrez, monseigneur, dit le guide.
Farnèse, frémissant, reconnut l’endroit où il avait vu Léonore. Il poussa la porte en tremblant, et se vit en présence d’une quinzaine de personnages qu’il connaissait tous: cardinaux en rouge ou évêques violets, ils avaient tous des visages d’une gravité funèbre. Ils étaient comme dans la terrible nuit où, avec Claude, ils l’avaient condamné à mourir par la faim. Assis sur des fauteuils placés en demi-cercle, ils formaient une imposante assemblée dans ce vieux pavillon au mur duquel on avait cloué, au fond, un grand Christ qui dominait cette scène.
Farnèse chercha des yeux Fausta et ne la vit pas. Avec un vague sourire où commençait à percer de l’inquiétude, il fit le tour de ces personnages; mais leur silence était effrayant et leurs regards fixes pesaient sur lui comme une réprobation.
– Messeigneurs, balbutia Farnèse avec ce même sourire d’angoisse, j’attendais… j’espérais une autre réception, et je m’étonne de trouver des visages aussi sévères…
L’un d’eux, alors, se leva et dit:
– Cardinal Farnèse, ce n’est pas de la sévérité que vous voyez sur nos visages: c’est de la tristesse, et n’est-elle pas bien naturelle à l’heure où le plus distingué, le plus énergique de nous tous va nous quitter pour toujours?…
Farnèse respira… Non! Rien de funèbre dans ce qu’il voyait…
– Veuillez donc attendre, continua celui qui parlait; la présence de l’éminent et très révérend Rovenni est nécessaire pour la cérémonie de renonciation qui nous assemble ici…
Farnèse s’inclina; et à ce moment même, une porte qu’il n’avait pas encore remarquée dans le fond du pavillon s’ouvrit, et Rovenni parut. Il était pâle et agité; mais Farnèse attribua cette pâleur aux motifs qui venaient de lui être exposés. À l’entrée de Rovenni, tous les assistants se levèrent, puis se tournant vers le grand Christ, s’agenouillèrent, tandis que Rovenni récitait une prière.
Farnèse, lui aussi, s’était agenouillé. Il avait incliné la tête, et certes sa prière fut aussi fervente. Lorsque Rovenni eut terminé son oraison, Farnèse se releva, et il vit que les assistants, s’éloignant lentement à l’exception du cardinal Rovenni, sortaient tous par la porte du fond.
– Que signifie? balbutia-t-il. Où est Sa Sainteté?… Elle seule a qualité pour…
– Vous allez la voir, dit Rovenni. Prenez patience… Ce qui est dit est dit.
– Mais la cérémonie de renonciation?… Pourquoi sommes-nous seuls?
– Elle va avoir lieu. Et si nous sommes restés seuls, Farnèse, c’est que j’ai à vous demander tout d’abord si vous avez bien consulté votre conscience.
– Que voulez-vous dire, Rovenni?… Vous me connaissez depuis longtemps…
– C’est parce que je vous connais, c’est parce que je sais votre attachement à la foi et au dogme que je vous demande: «Farnèse, est-il bien vrai que vous vouliez quitter le sein de l’Église?»
– J’y suis décidé, répondit fermement le cardinal. Celle qui est la maîtresse de nos destinées a dû vous dire qu’à cette condition et à d’autres qu’elle connaît, j’ai accepté la dangereuse mission de me rendre en Italie…
Rovenni avait écouté ces derniers mots avec une grande attention. Il se rapprocha vivement de Farnèse, et d’une voix plus basse:
– Vous savez que je vous aime. Vous n’ignorez pas, d’autre part, qu’il est impossible à un prêtre de sortir de l’Église avec le consentement de l’Église même… Fausta s’est engagée à vous relever de vos vœux: elle inaugure là une œuvre de maléfice qu’aucun pape n’a osé consommer…
– Vous prononcez d’étranges paroles, murmura Farnèse en pâlissant.
– Soyez franc, reprit Rovenni en jetant un rapide regard vers la porte. Pour quelle mission êtes-vous envoyé en Italie?… Hâtez-vous… les minutes, les secondes même sont précieuses…
– J’ai accepté d’aller en Italie pour parler aux principaux d’entre nos affiliés, réveiller leur zèle, faire des promesses ou des menaces à ceux qui semblent vouloir revenir à Sixte.
– Est-ce là tout ce que vous devez faire en Italie?
– C’est tout! dit Farnèse.
– Et contre votre aide en cette circonstance, que vous a-t-on promis?
Farnèse garda le silence. Une vague terreur l’envahissait maintenant. Il ne soupçonnait pourtant aucune trahison et n’eût pu assigner aucune cause à cette terreur mystérieuse qu’il sentait monter en lui.
– Parlez donc! gronda Rovenni en lui saisissant le bras. Dans un instant il sera trop tard.
– Eh bien! palpita Farnèse, on m’a promis…
À ce moment une sorte de gémissement s’éleva au dehors… un cri qui traversa l’espace comme une plainte., puis tout retomba au silence.
– Trop tard! murmura Rovenni.
– Avez-vous entendu? bégaya Farnèse que l’épouvante gagnait.
– Farnèse, écoute-moi, écoute ton vieux camarade… Veux-tu rentrer dans le devoir et implorer ton pardon de Sixte?…
Un sanglot, du dehors, parvint au prince Farnèse, qui répéta:
– N’entendez-vous pas?… Qui vient de crier?… Qui pleure là?…
– C’est toi qui ne m’entends pas! gronda Rovenni. Écoute. Bientôt Sixte va mourir. Je sais qui sera désigné aux votes du conclave dans le testament de Sixte! Nul doute que sa volonté suprême ne soit écoutée… Farnèse, il en est temps! Fais ta paix avec le pape mourant et avec celui qui va le remplacer!
Dehors, le silence régnait à nouveau. Farnèse passa une main sur son front et murmura:
– Que me proposez-vous?… Est-ce bien vous qui venez de parler ainsi?
– Je te propose la fortune, les grandeurs… Fausta ne peut rien te donner, et tu l’avais bien compris, puisque le premier tu l’as quittée… un mot!… Un seul!… Hâte-toi!…
– Fausta peut me donner l’amour, dit gravement Farnèse. Fausta est pour moi l’archange de la félicité suprême puisqu’elle fait de moi un homme, puisqu’elle m’arrache au néant de mes vœux, puisqu’elle me fait époux en me rendant celle que j’adore, puisqu’elle me fait père en me rendant ma fille!…
– Votre fille! prononça Rovenni d’une voix si glaciale que Farnèse frissonna, et que cette épouvante de tout à l’heure l’envahit de nouveau.
Pourtant, il se cabra contre cette terreur qu’il jugeait puérile, et d’un ton assuré… qui voulait être assuré:
– Sans doute!… J’ai la parole de la souveraine… et…
Rovenni éclata de rire.
– La parole de la souveraine!… tu crois en Fausta et en sa parole sacrée!… Eh bien, écoute!…
Un son de cloche, grave et funèbre, tomba dans le silence; lents mortellement tristes, les appels du bronze funéraire se succédaient avec de sourdes vibrations.
– Le glas! murmura Farnèse éperdu. Pour qui sonne-t-on le glas?
– Écoute! Écoute encore! gronda Rovenni en le saisissant par le bras.
Des voix, alors, derrière la porte du fond, s’élevèrent en un chant de deuil… un chant aux larges modulations, qui tantôt semblait se perdre en gémissements d’horreur et tantôt se gonflait, éclatait en imprécations menaçantes… Farnèse, d’une violente secousse, se dégagea de l’étreinte de Rovenni, et sa voix hurla son épouvante, sa voix couverte par le chant funèbre et les tintements du glas:
– Le glas de mort! Le chant des suppliciés!… Qui meurt ici?… Qui est mort?…
– Farnèse! prononça Rovenni d’un accent d’ironie terrible, la souveraine Fausta t’attend là, derrière cette porte… Va donc lui demander ton amante et ta fille!…
– Ma fille! rugit Farnèse.
Et il se rua vers la porte du fond. Il crut se ruer… Il y alla à pas chancelants, les jambes brisées, le cœur noyé d’horreur, comprenant qu’il entrait dans la mort, dans le prodigieux cauchemar des épouvantes surhumaines, et voulant quand même se raccrocher à quelque espoir insensé…
– Ma fille! répéta-t-il avec un sanglot déchirant au moment où il atteignait la porte, et où, dehors, le chant des suppliciés éclatait en un lugubre grondement.
Il trébucha; furieusement, il se raccrocha à la porte, et d’une sauvage poussée, d’un geste frénétique, l’ouvrit toute grande… Et un instant, il demeura hagard, plus livide qu’un mort, les cheveux hérissés, pris de vertige; se muscles craquèrent; dans sa tête, un foudroyant travail se produisit; il eut la sensation que sa cervelle éclatait, que son crâne s’ouvrait, que son cœur se déchirait, et que des griffes de fer s’incrustaient à sa gorge…
Dans le plein air, il put faire trois pas rapides, et soulevant les bras vers la suppliciée, rêvant un rêve fantastique et hideux, devant l’indescriptible spectacle qui violentait sa raison et faisait vaciller son regard, d’une voix sans accent humain, il hurla le même mot:
– Ma fille!…
Et c’était bien sa fille! C’était bien Violetta! C’était bien pour sa fille que tintait le glas, comme jadis en place de Grève il avait tinté pour Léonore!… C’était bien pour sa fille que s’élevaient dans l’air pur et léger de cette radieuse matinée les chants de mort, comme jadis pour Léonore!… Et comme jadis pour Léonore, c’était un spectacle d’affreuse agonie qui heurtait ses yeux égarés!…
En effet là, sur cette esplanade, se dressait l’estrade de marbre à demi ruinée sur laquelle s’étaient rangés les cardinaux et les évêques du schisme; et au centre de cette assemblée, lui faisant un entourage d’une solennité angoissante dans ce décor aux tons de pourpre et de violet, sous son dais rouge, frangé d’or, en son costume de somptuosité orientale, belle, fatale, terrible, ses yeux de velours noir étrangement calmes, d’un calme funeste, Fausta la souveraine, la papesse, lui montrait Violetta la suppliciée!…
Et c’était, devant lui, une grande croix verdie par la mousse des pluies… la croix du cimetière, que par une réminiscence païenne, ou par un secret hommage à la beauté, l’abbesse Claudine avait enguirlandée de fleurs!…
Et sur cette croix, attachée par les poignets et les chevilles, couronnée de fleurs, toute blanche dans sa robe de suppliciée, robe de lin légère comme une gaze, pâle, probablement déjà étourdie par quelque narcotique, évanouie… morte peut-être… c’était Violetta! c’était sa fille!…
Tout cet ensemble exorbitant, toute cette mise en scène somptueuse et tragique passa dans l’œil de Farnèse avec la rapidité fantastique de ces rêves impossibles qui naissent et meurent dans la même seconde. En effet, à l’instant même où il sortait du pavillon, à l’instant où, ce cri jaillissait de ses entrailles:
«Ma fille!…»
À cet instant, disons-nous, une femme placée près de cette sorte de trône sur lequel était assise Fausta se retourna vers lui… Au cri de Farnèse, un autre cri, une clameur d’horrible angoisse répondit… Et cette femme, d’un bond, fut sur le cardinal, lui intercepta la scène hideuse, et comme jadis sur les marches de l’autel de Notre-Dame, ses deux mains crispées s’appesantirent sur les épaules de Farnèse… Car cette femme, c’était Léonore de Montaigues.
Le cardinal eut un râle, une sorte de hoquet convulsif semblable à ceux de l’agonie.
Léonore, flamboyante et livide à la fois, Léonore, belle comme une belle lionne déchaînée, planta son regard dans les yeux de Farnèse…
Puis, ce regard, avec une stupéfaction où il y avait de la rage, de la haine, du doute, du désespoir, se tourna vers Jeanne Fourcaud, agenouillée, écroulée elle-même de stupeur et d’effroi…
– Que dis-tu? fit-elle dans une sorte de grognement bref. Ma fille… notre fille… Jean! Jean Farnèse!… notre fille… la voici!…
– La voilà! râla Farnèse en étendant le bras vers la suppliciée…
– Violetta!…
– C’est ta fille!…
– La bohémienne?… La petite chanteuse que je repoussais?
– C’est ta fille!…
Léonore se retourna vers la croix. Une indicible expression s’étendit sur son beau visage ravagé, convulsé à ce moment par la tempête de sentiments qui se déchaînait dans son cœur. Ses mains tremblantes se levèrent, et d’une voix faible, dans un gémissement très doux, elle balbutia:
– Ma fille!… Est-ce vrai?… Est-ce toi? dis?… Oui, oui, c’est toi… je te reconnais!… Ma fille… mon enfant… Oh! aidez-moi à la descendre de là… peut-être n’est-elle pas morte… attends, ma fille… attends, voici ta mère…
Le cardinal Farnèse demeurait à la même place. L’effort qu’il faisait pour se mettre en marche était énorme; mais il demeurait sur place, il lui semblait qu’il était de bronze; que ses membres avaient acquis la dureté, l’inflexibilité du bronze, et que dans ce corps de bronze les veines charriaient du plomb fondu… L’effort qu’il faisait pour crier était énorme, mais sa bouche entrouverte ne laissait échapper qu’un souffle bref et rauque. En réalité, il n’y avait plus de vivant en lui que les yeux…
Les yeux rivés sur l’adorée enfin retrouvée… la bien-aimée qui l’avait reconnu!… Léonore, il ne voyait que Léonore!… Ses yeux ne se levaient pas sur la croix… Ses yeux exorbités rougis par l’afflux du sang au cerveau, ses yeux étaient rivés sur Léonore, et il ne voyait, il ne pouvait voir qu’elle, et dans son cœur à défaut de ses lèvres, il n’y avait qu’un mot, un cri, gémissement, plainte, hurlement farouche:
«Léonore!…»
Et voici ce qu’il voyait: la mère avait étreint de sa fille tout ce qu’elle pouvait en étreindre, c’est-à-dire le bas du corps; elle ne pleurait pas, elle ne gémissait pas; sa parole brève et saccadée jaillissait comme jaillit le sang d’une blessure mortelle; elle disait en quelques secondes ce qu’elle eût pu dire en seize ans; elle ne s’arrêtait que pour baiser furieusement les adorables petits pieds tout nus que les cordes faisaient enfler et marbraient de noir. Et de toutes ses forces décuplées, poussées à l’exaspération de la force, elle tentait de secouer la croix, de l’arracher du trou.
Sans doute elle ne reconnaissait pas les gens qui l’entouraient, car parfois elle tournait la tête vers les visages funèbres des cardinaux, vers l’effroyable statue qui s’appelait Fausta. Et elle râlait:
– Aidez-moi donc… par pitié, aidez-moi… je vous dis qu’elle n’est pas morte, et si elle est morte, je la réchaufferai, je la réveillerai. Je suis sa mère… Messieurs, ayez pitié… je n’ai jamais vu mon enfant… je ne savais pas que c’était elle… Cela m’étonnait aussi de sentir que j’aimais la petite bohémienne… Attends, ma fille… je saurai bien trouver la force…
Elle fit un plus rude effort, et dans cet effort même, brisa ses forces… Elle s’abattit à genoux… Ses ongles s’incrustèrent alors au pied de la croix, puis labourèrent le sol; puis tout à coup, elle se leva toute droite, et dans le même instant, retomba en arrière de toute sa hauteur, sans un mouvement, livide, les yeux grands ouverts tournés vers sa fille. Et elle ne respira plus… Pour toujours, elle fut immobile…
Voilà ce que vit le cardinal Farnèse dans cette exorbitante minute d’horreur qui suivit son entrée sur l’esplanade.
Lorsqu’il vit tomber Léonore, lorsqu’il eut au cœur ce choc qui lui apprenait qu’elle était morte, il lui sembla que ses jambes se déliaient enfin… Il put marcher… Il se traîna vers elle, se pencha, se releva, porta les deux mains à son front et dit:
– Morte!…
Et ce fut un tel râle que les hallebardiers rangés en arrière du trône de marbre frissonnèrent et que les cardinaux baissèrent la tête. Seule l’effroyable statue blanche et noire, seule Fausta demeura immobile.
Alors le cardinal tira le poignard qu’il portait à côté de la croix. Son bras se tendit vers Fausta, et un long hurlement jaillit de ses lèvres tuméfiées:
– Maudite!… Maudite!… À ton tour!…
Il crut qu’il s’élançait, qu’il se ruait, qu’il allait frapper Fausta… En réalité, il demeura sur place; encore une fois, il comprit que tout mourait en lui, que, dans une sorte de cataclysme de son être, tout s’effondrait, s’émiettait… et qu’il ne pouvait plus faire un pas… Alors il répéta son cri sinistre et, levant le poignard, d’un geste foudroyant se frappa à la poitrine. Presque aussitôt, il tomba non loin de Léonore.
Il n’était pas mort encore. Dans le spasme suprême de l’agonie, il put se traîner jusqu’à elle et il la saisit dans ses deux bras… il chercha à rapprocher ses lèvres, des lèvres décolorées de la morte… mais au moment où il allait les atteindre, au moment où il allait trouver ce baiser de mort sur la bouche de l’adorée, il se raidit tout à coup, et le souffle glacé de sa bouche fut le dernier…
Ils demeurèrent ainsi enlacés dans la mort, et l’étreinte de l’amant fut telle qu’il fut ensuite impossible de les séparer…
Quelle que fût l’impassibilité des gens qui assistaient à cette scène, un frémissement d’horreur, de pitié peut-être parcourut cette assemblée. Peut-être aussi un autre sentiment agitait-il les dignitaires schismatiques; leurs regards pleins d’une sourde anxiété allaient de Fausta au cardinal Rovenni qui, lui-même pâle et frémissant, jetait avidement les yeux du côté des bâtiments de l’abbaye et murmurait:
– Pourquoi Sixte n’arrive-t-il pas? Où est l’homme qui devait le précéder ici, porteur de son anneau?…
Fausta, en voyant tomber Léonore, puis le cardinal Farnèse, avait eut un mystérieux sourire et prononcé en elle-même:
«Deux!… Que Maurevert maintenant m’amène les autres! Que Guise arrive, et tout est fini!…»
Alors, jetant un long regard sur les deux cadavres, elle se leva lentement; sous l’éclatant soleil de cette matinée, toute droite dans son lourd et somptueux costume, elle réalisait une apparition de rêve: ce n’était plus une femme, ni même la souveraine aux attitudes d’irrésistible autorité; elle incarnait la Puissance dans ce qu’elle a d’inhumain, dans sa synthèse délivrée de tous les sentiments qui assiègent les hommes, elle représentait ici la Fatalité antique, statue sans âme, essence de pouvoir… D’une voix où il n’y avait ni pitié, ni colère, ni agitation, elle prononça:
– Prions pour les âmes de ces deux malheureux, et demandons au Très-Haut de pardonner à la trahison du cardinal Farnèse, mais aussi de frapper les traîtres comme celui-ci vient d’être frappé. Ainsi périront tous ceux qui…
Elle s’arrêta brusquement. Ses lèvres devinrent blanches. Un tressaillement de stupeur la parcourut tout entière, son regard noir, son regard stupéfié se fixa sur un point du mur d’enceinte à vingt pas devant elle, et, au fond d’elle-même, il y eut un cri de rage, de détresse et d’épouvante, un cri… un mot… un nom:
«Pardaillan!…»
Dans le même instant, Pardaillan sauta du mur; presque aussitôt, Charles d’Angoulême sauta derrière lui… Pardaillan s’avança sur Fausta.
– Gardes! commanda Fausta, faites saisir ces deux hommes!…
Sur un signe du cardinal Rovenni, les hallebardiers s’élancèrent. Pardaillan porta la main à la garde, de son épée.
– Il paraît, madame…
Un cri atroce l’interrompit: c’était Charles qui venait de reconnaître Violetta sur la croix et qui, fou d’horreur et de désespoir, se ruait sur l’instrument de supplice…
– … qu’à toutes nos rencontres, continuait Pardaillan sans se retourner, je suis destiné à vous prendre en flagrant délit de meurtre! Comme dans la rue Saint-Denis, comme aux bords de la Seine, comme dans la cathédrale de Chartres, j’espère arriver à temps… Arrière, vous autres, tonna-t-il en tirant sa rapière.
– Qu’on le saisisse! gronda Fausta.
Les hallebardiers l’entourèrent. Pardaillan avait Rovenni directement devant lui. Il tomba en garde, et il allait de la pointe de sa rapière porter quelques coups destinés à le dégager, lorsqu’il demeura immobile et stupéfait… Rovenni, au lieu de fuir, s’inclinait très bas devant lui!… Sur quelques mots brefs du cardinal, les hallebardiers reculaient!… Et Rovenni murmurait:
– Quels sont vos ordres?… Dites vite!…
Que se passait-il?
Il était impossible à Pardaillan de le soupçonner.
Il se passait simplement ceci: qu’au moment où Pardaillan était tombé en garde, les yeux de Rovenni s’étaient fixés sur sa main droite… et qu’à l’index de cette main brillait l’anneau d’or… l’anneau de forme spéciale… l’anneau que Sixte Quint seul pouvait lui avoir donné!…
Aux yeux de Rovenni, et presque aussitôt aux yeux de tous ceux qui entouraient Fausta, tout prêts à la trahir, Pardaillan était l’homme envoyé par le pape!… Et cet anneau, c’était celui que M. Peretti, il y avait cinq mois, lui avait donné dans le moulin de la butte Saint-Roch en reconnaissance de l’immense service que lui rendait Pardaillan.
– Vos ordres! répéta Rovenni.
– Qu’on arrête cet homme! rugit Fausta. Rovenni!… gardes!… Que faites-vous?… Oh! êtes-vous donc tous des traîtres!…
– Mes ordres? dit Pardaillan à tout hasard; maintenez cette femme, en attendant…
Fausta, livide, rugissante, pantelante de ce qu’elle entrevoyait, descendit de son trône et marcha sur Pardaillan; mais dans ce moment, un chant éclata parmi les cardinaux, un chant qui la glaça d’épouvante comme le chant des suppliciés avait glacé Farnèse… Et c’était:
Fausta porta les deux mains à son front. Ses yeux lancèrent des éclairs. Un frisson convulsif l’agita… Ses propres gardes l’entouraient!… Et derrière le rempart des hallebardes, les évêques, les cardinaux entonnaient à pleine voix le chant de leur trahison!…
– Trahie!… Trahie!… murmura-t-elle d’une voix qui même dans cette seconde fatale gardait une sorte de dignité sauvage et farouche.
À ce moment, au fond du terrain de culture, une fanfare de trompettes éclata, une trentaine d’hommes d’armes apparurent, s’avançant à grands pas…
– Le duc de Guise! hurla Fausta. À moi, mon duc, à moi!…
– Cajetan! répondit le cardinal Rovenni. Sa Sainteté Sixte Quint! Domine, salvum fac Sixtum Quintum!…
Fausta leva vers le ciel rayonnant un regard où il y avait une malédiction suprême, puis elle baissa la tête; et, immobile, dédaigneuse, redevenue la statue impassible, elle ne prononça plus un mot…
Toute cette scène, depuis l’instant où Pardaillan s’était laissé glisser du haut de la muraille, avait duré moins d’une minute… Lorsqu’il eut constaté la soudaine, l’inexplicable et fantastique volte-face des gardes qu’il s’apprêtait à charger, Pardaillan rengaina tranquillement sa rapière et grommela entre ses dents:
– Je veux qu’on m’étripe et qu’on me pende par les pieds comme le fut le pauvre Coligny si je comprends ce qui se passe ici… mais le sieur Picouic nous a affirmé que nous trouverions la jolie petite bohémienne…
En parlant ainsi, Pardaillan se retourna. Et ce moment, c’était à peu près celui où Charles d’Angoulême venait de jeter ce cri déchirant que nous avons signalé.
Pardaillan, d’un coup d’œil, embrassa le terrible spectacle qu’il avait sous les yeux; les deux cadavres enlacés dans la suprême étreinte; la croix fleurie; sur la croix, la jeune fille attachée par les poignets et par les chevilles: au pied de la croix, Charles agenouillé, écrasé, tombait à la renverse…
Pardaillan se rua sur la croix… Il l’enlaça de ses deux bras puissants, la secoua, cherchant à la soulever, à arracher le pied de son alvéole… La croix basculait, se balançait, comme si le souffle haletant de Pardaillan eût été l’orage qui courbait l’arbre du supplice… Et plus fort à ce moment où un vieillard apparaissait sur la scène, la dextre levée, plus violemment les cardinaux et les évêques prosternés tonnaient:
– Domine, salvum fac pontificem nostrum!
Fausta seule était debout. Ses regards se croisèrent avec ceux de Sixte-Quint…
– À genoux, fille d’orgueil! dit le pape en levant ses trois doigts… bénédiction ou malédiction.
– Fils de la trahison, répondit Fausta en se redressant, ce front d’orgueil ne se courbera que sous la hache de ton bourreau!
À ce moment, la croix frénétiquement secouée s’inclinait, arrachée de son alvéole. Pardaillan la soutenait dans ses bras, et doucement la posait sur le sol. En un instant, il eut coupé les cordes qui attachaient les poignets et les chevilles de Violetta. Il posa sa main sur le sein de la jeune fille…
À ce moment aussi, Charles d’Angoulême renaissait de son évanouissement et, hagard, à genoux, se traînait vers Violetta… Et comme il lui semblait qu’elle était morte et qu’il allait mourir là, comme l’angoisse des douleurs mortelles déjà noyait son regard, il eut soudain une secousse de joie furieuse, un bond, un cri d’extase… Pardaillan venait de lui jeter un mot. Et ce mot c’était:
– Vivante!…
Charles regarda autour de lui, et à ses pieds vit Léonore enveloppé dans son grand manteau de bohémienne. Il ne la reconnut pas. Dans cette minute, il n’eût pas reconnu sa propre mère… Mais se penchant sur la morte, il prit le manteau bariolé, parsemé de cuivreries et de médailles, et il en enveloppa son amante.
Alors, sans un mot, n’ayant plus en lui que cette idée: elle vit!… et cette volonté: fuir ce lieu maudit… oubliant jusqu’à Pardaillan, il souleva la jeune fille dans ses bras et se mit en marche, traversant le terrain de culture dans la direction des bâtiments de l’abbaye. Nul ne s’opposa à son départ.
Il marchait, les yeux fixés sur son visage pâle comme un lys, et il voyait distinctement qu’elle respirait. Peu à peu, le sein de Violetta se soulevait avec moins d’effort, et il lui semblait que lui-même respirait mieux, ce qui était vrai; car sa respiration se réglait sur celle de l’amante, sans qu’il en eût conscience, et il est probable qu’il fût mort de sa mort.
Lorsqu’il eut atteint la voûte qui aboutissait à la grande porte d’entrée, il comprit que ses forces allaient l’abandonner; un brouillard s’étendit sur ses yeux; ses mains se crispèrent pour soutenir encore la jeune fille, ses lèvres balbutièrent des paroles vagues, et il sentit que la terre manquait sous ses pas et qu’il tombait…