Le 15 décembre 1588, il gela à pierre fendre. Le roi fit annoncer qu’il était malade et qu’il n’y aurait point conseil. En conséquence, le duc de Guise, qui au matin s’était présenté comme d’habitude aux appartements royaux, s’en retourna chez lui avec ses frères. L’escorte composée d’une centaine de gentilshommes qui ne le quittaient jamais sortit du château avec les Guise. Les courtisans royalistes s’en allèrent aussi, le roi ayant dit qu’il ne quitterait pas la chambre. Bientôt il n’y eut plus dans le château que les gens d’armes, les sentinelles et les patrouilles parcourant d’un pas pesant les cours et les couloirs de quart d’heure en quart d’heure. Dans les appartements du roi, il n’y eut plus que le service ordinaire de Sa Majesté. Quant à la ville, elle était déserte. Chacun demeurait chez soi. Le froid semblait avoir arrêté tout mouvement. Il ne neigeait pas, mais le ciel était gris et triste. La Loire charriait des glaçons. Un lourd silence pesait sur le château, la ville et sur toutes choses…
Et c’était un silence d’une infinie tristesse, lourd d’angoisse et de menaces.
Dans la chambre du roi, un bon feu de hêtre flambait au fond de la cheminée monumentale. Henri III, pensif et pâle, était assis près de la cheminée; parfois il jetait un regard sur la fenêtre comme pour interroger le silence extérieur. Il était assis à droite du feu, face à la fenêtre. À gauche de la cheminée était assise Catherine de Médicis, plus immobile, plus pâle dans ses voiles noirs, plus spectrale que jamais. Et elle était là comme la figuration visible de ce silence glacé, de cette angoisse et de cette menace qui étaient au fond de l’air, au fond de toutes choses…
Un gentilhomme entra. Il était si bien enveloppé dans son manteau qu’il eût été impossible de voir son visage. Mais le roi et la vieille reine n’avaient pas besoin de le voir sans doute.
– C’est pour bientôt, dit le gentilhomme à voix basse.
– Quand? demanda Catherine, tandis que frissonnait le roi.
– Je ne sais pas le jour exact, qui n’est pas fixé. Mais ce sera avant Noël. Dès que le jour sera fixé, vous le saurez, Majestés.
Le roi remercia de la tête, sans un mot. Et la reine dit:
– Vous pouvez vous retirer. Toujours par le petit escalier…
Le gentilhomme s’inclina et sortit. Alors le roi murmura:
– Un fier sacripant, ce Maurevert!…
La reine, cependant, s’était levée et avait ouvert une porte. Le roi n’avait pas bougé de son coin de cheminée, et tendait ses mains vers le feu, bien qu’en réalité il fît chaud dans la chambre. Alors un certain nombre de gentilshommes, une quinzaine environ, entrèrent chez le roi, et la vieille reine elle-même referma la porte. Il faut ajouter que les deux pièces sur lesquelles ouvrait la chambre, l’une vers les jardins, l’autre vers la cour étaient gardées, non par des gens d’armes ou des valets, mais par des gentilshommes, de façon que nul au monde ne pût approcher et entendre ce qui allait se dire. Lorsqu’elle eut refermé la porte et rejoint sa place, Catherine se tourna vers ceux qui venaient d’entrer et dit:
– Asseyez-vous, messieurs…
Les gentilshommes s’assirent aussitôt sans objection, car il semblait que la distance qui les séparait du roi eût été sinon effacée, du moins très diminuée. Parmi ces gentilshommes, il y avait Crillon, le capitaine Larchant, Montsery, Sainte-Maline, Chalabre, Loignes, Déseffrenat, Biron, Du Guast, d’Aumont, et d’autres. Quand ils furent tous assis, le roi qui était à demi penché vers la flamme du foyer se redressa, les regarda un moment et dit d’une voix très calme:
– Messieurs, le duc de Guise veut m’assassiner…
Il serait difficile de donner une idée de l’effet produit par ces paroles. Pourtant, tous savaient depuis longtemps quelle était la crainte du roi. Bien mieux, ils savaient que cela allait leur être dit, avant d’entrer dans la chambre. Et pourtant, ces paroles furent comme un coup de tonnerre. Jamais le roi n’avait parlé de ces choses avec une telle netteté, et ils comprirent que la situation était soudainement devenue terrible. Ils se regardèrent donc, tout pâles, et quelques-uns d’entre eux, se levant, dégainèrent comme si le duc de Guise eût été là… Le roi les calma d’un geste et ajouta:
– Tant que j’ai pu douter, tant que j’ai pu fermer les yeux, je me suis refusé à croire à la méditation d’un tel crime chez un homme que j’ai comblé de mes bienfaits. Aujourd’hui, messieurs, il faut que je prenne une décision, car je dois être tué avant la Noël… Or, je vous ai réunis pour vous demander votre aide et vos avis. Parlez le premier, Crillon…
– Sire, dit Crillon, s’il s’agissait d’un plan de bataille, je vous donnerais mon avis, comme c’est mon métier de frapper de l’épée, et de préparer des embuscades à l’ennemi. Mais il s’agit d’un crime, et il me semble que cela regarde vos gens de loi…
– Ainsi, fit le roi, vous me conseillez de traduire le duc devant une cour de justice?
– C’est ainsi que l’on procède pour tous les criminels, sire. L’accusé se défend. Si son crime est prouvé, on le condamne et on l’exécute…
Biron et quelques autres appuyèrent d’un geste.
– À moins, dit Henri III avec un pâle sourire, à moins que les amis de l’accusé ne l’enlèvent pendant le jugement et n’exécutent l’accusateur. Votre conseil ne vaut rien, Crillon!
– Sire, je suis soldat…
– Donc, reprit le roi après un moment de silence, en dehors du jugement, vous ne voyez pas ce qu’on peut faire à un traître, à un félon qui conspire contre la vie de son roi?
– Non, sire, dit froidement Crillon. Plus le crime est énorme, plus il est de l’intérêt du roi de le faire éclater au grand jour.
– Mauvais conseil répéta Henri III de sa voix lente et basse. Ce qu’il faut faire, je vais vous le dire, moi!… Celui qui veut tuer, on le tue!… Vous parliez d’embuscades contre l’ennemi… eh bien, on dresse une embuscade, on y attire le félon, et on le tue comme une mauvaise bête… Vous en chargez-vous, Crillon?
Le rude capitaine s’inclina, secoua la tête, et dit:
– Sire, ordonnez-moi de provoquer le duc de Guise. Je le provoquerai au milieu de ses gentilshommes. Et quand nous aurons croisé le fer, en plein jour, devant tous, Dieu décidera entre sa cause et la mienne…
– Je me méfie de Dieu en pareille occasion, dit sourdement le roi.
– C’est-à-dire que Votre Majesté se méfie de mon épée! Je puis être vaincu, c’est vrai, car le duc est un rude maître en fait d’armes. Mais si je suis vainqueur, j’aurai sauvé mon roi sans scandale. Et si je meurs, quelque autre se trouvera qui ramassera mon épée…
Le roi ébranlé jeta un regard à Catherine de Médicis qui fit un signe imperceptible.
– Non, reprit-il alors, non, mon brave Crillon. Je ne veux pas vous exposer, précieux que vous êtes à ma couronne; et d’autre part, je ne veux pas livrer une telle querelle au sort des armes trop souvent injuste. Allez, Crillon, je vous donne congé…
Crillon vit bien que le plan du roi était arrêté d’avance.
– Sire, dit-il d’une voix émue, prenez garde à la responsabilité que vous allez prendre devant Dieu et les hommes… Que Votre Majesté change d’avis, je suis toujours prêt à dégainer en son honneur.
Le vieux capitaine s’inclina et sortit alors.
– Peut-être, murmura Catherine du bout des lèvres, serait-il bon de s’assurer de ce brave pendant quelques jours…
– Allons donc, madame! fit le roi. Un secret dans le cœur de Crillon, c’est un secret dans une tombe… Et vous, Biron, que me conseillez-vous?
– Votre Majesté est-elle parfaitement sûre des méchants desseins de M. de Guise? dit le maréchal.
– Aussi sûr que vous l’êtes vous-même. Car tous autant que vous êtes ici, vous savez mieux que moi qu’un serment sur les autels n’est pas fait pour arrêter le duc de Guise…
– Eh bien, c’est vrai, Majesté. Et je n’ai pas été le dernier à vous conseiller de vous mettre en garde. Je dis donc que je suis de l’avis de Crillon: que le duc soit jugé et qu’il soit tiré un terrible châtiment de sa félonie…
– Et qui le jugera? fit amèrement le roi.
– Le Parlement de Paris?
– Et qui le traînera devant le Parlement?…
– Moi, sire! Que Votre Majesté m’en donne l’ordre, et je vais de ce pas arrêter le duc de Guise!… c’est-à-dire pourvu que je sois muni d’un ordre d’arrestation. Je me fais fort de le conduire à Paris…
– Qui se lèvera en masse pour le délivrer, dit Catherine de Médicis, qui mettra le feu au Palais de Justice, qui démolira le Louvre pour en faire des barricades, qui nous pillera et nous tuera tous, maréchal, depuis le roi jusqu’au dernier de nos soldats…
Biron baissa la tête, tandis qu’un frémissement parcourait les autres membres de cet étrange et terrible conseil privé.
– Je crois, reprit le maréchal, que Votre Majesté a raison en partie. Et cependant, je persiste à conseiller au roi une action ouverte, afin que le royaume et le monde sachent que si le duc de Guise meurt, il avait mérité sa mort…
– Merci, Biron, merci, dit le roi affectueusement. Je comprends vos scrupules, puisque je les ai eus. Mais l’heure des scrupules est passée. Veuillez donc vous retirer, car je ne veux pas que ce qui va se décider ici retombe sur un autre que moi.
– Sire, dit Biron, je me retire, mais pour ne pas m’éloigner. À partir de cette minute, je ne quitte plus votre antichambre; la nuit, je dormirai en travers de la porte; homme ou diable, il faudra me passer sur le ventre pour arriver à Votre Majesté…
– Quel dommage, fit la vieille reine en soupirant, lorsque le maréchal fut sorti, quel dommage que d’aussi braves gens, armés d’un bras si sûr et si fidèle pour l’action, aient si peu de cervelle dans le conseil!…
Après Biron, d’Aumont, interrogé à son tour, fit des réponses semblables, et se retira également. Puis ce fut Matignon qui sortit.
Il est à noter qu’Henri III avait une confiance illimitée dans ces quatre hommes, et que cette confiance était pleinement justifiée. Comme il l’avait dit, la tombe n’était pas plus sûre que le cœur de Crillon, de Biron, d’Aumont et de Matignon. S’il y avait bataille ou bagarre, on pouvait compter sur eux jusqu’à la mort. Ils n’étaient pas pour le guet-apens, voilà tout.
Après le départ de Matignon, personne ne sortit: tous ceux qui restaient étaient d’accord. En effet, le comte de Loignes ayant été interrogé à son tour par le roi, répondit tranquillement:
– Sire, je ne m’élèverai pas contre les avis qui viennent d’être donnés à Votre Majesté. Ce sont de bons et fidèles serviteurs que ceux qui sortent d’ici, et on peut être assuré qu’ils veilleront sur les jours du roi. Je pense donc que les choses sont en parfait état, puisque chacun aura sa besogne: Crillon, le maréchal de Matignon et d’Aumont vont faire à Votre Majesté une garde comme jamais roi n’en a eue. Et nous, l’esprit libre de ce côté, nous n’aurons plus qu’à agir. Or, en fait d’action, je n’en connais qu’une! En fait de juges, je n’en connais qu’un! Le voici…
En même temps, il tira son poignard.
– À mort! dit Chalabre. À mort, sire! Il n’y a que les morts qui ne frappent pas!
– Eh! pardieu, s’écria Montsery, faut-il tant discuter pour découdre un sanglier qui montre ses défenses!
– Je vous assure, sire, fit Sainte-Maline à son tour, que nous nous chargeons et du jugement et de l’exécution!…
Pendant quelques minutes, il y eut dans la chambre du roi une rumeur assourdie, chacun voulant dire son mot, chacun proposant son plan d’attaque. Enfin Catherine de Médicis, qui avait écouté toute cette explosion en souriant, les calma d’un geste et dit:
– Mes braves amis, vous êtes de hardis compagnons, tous, et le roi vous devra la vie… il ne l’oubliera pas…
– Sa Majesté est libre d’oublier! s’écria Déseffrenat, l’un des Quarante-Cinq.
– Oui, oui! Nous marchons pour notre compte autant que pour celui du roi!…
– Nous haïssons le Guise jusqu’à la male mort!…
– Il m’a donné, dit Loignes, un coup de dague dont je souffre encore, et cela sous le dérisoire prétexte que j’embrassais sa femme. À ce compte, il lui faudrait daguer toute la seigneurie qui l’entoure!
– Il nous a jetés dans la Bastille dont nous ne sommes sortis que par vrai miracle, ajouta Sainte-Maline.
La reine savait parfaitement de quelle haine étaient animés ces gentilshommes. Mais il ne lui déplaisait pas d’en avoir provoqué l’explosion. Elle reprit:
– Nous sommes donc tous d’accord? Il faut que Guise meure?…
– Qu’il meure!…
Le roi s’était tourné vers le feu et chauffait ses mains pâles.
Il semblait se désintéresser de l’effrayante question qui s’agitait autour de lui.
– Il reste donc à savoir où, quand, comment le scélérat félon sera frappé, continua Catherine.
– Tout de suite! s’écria Montsery.
– Chez lui! ajouta Loignes.
– À coups de dague!
– Mes bons et braves amis, dit Catherine, ce n’est pas le tout que de tailler, il faut encore savoir recoudre. C’est à quoi le roi et moi nous devons songer. Il faut donc que toutes nos précautions soient prises pour l’heure même qui suivra la mort du duc. Or, nous avons encore deux ou trois jours devant nous. Ne précipitons rien et faisons les choses raisonnablement. Nous avons trois points à élucider: Où? Quand? Comment?…
Il s’était fait un grand silence. Tous s’étaient rapprochés de la cheminée, car Catherine parlait à voix basse, malgré la précaution prise de faire garder les pièces voisines par des gens sûrs. Et c’était autour de la vieille reine, debout dans ses vêtements noirs, un demi-cercle de têtes penchées, de visages pâles et de regards flamboyants. Le roi seul, assis près du feu, semblait ne vouloir ni entendre, ni voir… La reine alors acheva:
– Où?… Ni chez lui, ni dans la rue: c’est ici même, dans l’appartement du roi, que doit se faire la chose. Quand? Nous le saurons peut-être demain matin. Comment? C’est le plan que je vais vous exposer…