Les seigneurs guisards, qui étaient devenus mornes comme s’ils eussent perdu père et mère, en entendant le serment, devinrent instantanément radieux dès qu’ils eurent compris qu’il s’agissait tout bonnement d’un faux. Il ne fut pas besoin d’autre explication. Le serment de réconciliation ne détruisait rien… au contraire, il arrangeait tout.
Le soir, donc, pendant la grande réception qui eut lieu au château, les gens de la Ligue montrèrent un visage serein, joyeux, et même quelque peu moqueur quand leurs yeux s’arrêtaient sur Henri III.
Le roi qui dînait d’assez bon appétit contre son habitude, ne remarquait nullement ce qu’il y avait de singulier dans cette attitude des guisards. Mais d’autres le remarquaient pour lui. Et parmi ces autres se trouvaient Ruggieri et Catherine de Médicis.
L’astrologue assistait au dîner du roi du fond d’un cabinet percé d’un invisible judas à travers lequel il pouvait tout voir. Catherine l’avait mis là en lui recommandant d’étudier la physionomie des Guise. Jamais la vieille reine n’avait éprouvé angoisse pareille. Il y avait un malheur dans l’air. Et ce malheur, elle en lisait la menace sur le visage des guisards.
Quant au roi, il était tout à la joie de cette réconciliation, non pas parce qu’elle mettait un terme aux maux dont souffrait le royaume, mais parce qu’elle allait lui permettre de rentrer à Paris.
À la même table que lui avaient pris place le maréchal de Biron Villequier, d’Aumont, Du Guast, Crillon, les trois Lorrains et quelques seigneurs de la Ligue. Les convives étaient fraternellement mêlés les uns aux autres, et si le roi n’eût été assis sur un fauteuil un peu plus élevé que les autres, on ne l’eût pas distingué de ses invités.
Le reste des seigneurs autorisés à regarder le roi manger se tenait dans la salle du festin, mais parmi eux la fusion ne se faisait pas; les guisards demeuraient ensemble et les royalistes s’étaient massés d’autre part. C’est ainsi qu’un groupe où se trouvaient Déseffrenat, Chalabre, Montsery, Sainte-Maline et quelques autres des Quarante-Cinq échangeait des regards de provocation avec le groupe de ligueurs où se trouvaient Brissac, Maineville, Bussi-Leclerc, Bois-Dauphin. Quant à Maurevert, il était là aussi, mais sa physionomie demeurait indéchiffrable.
– Par Notre-Dame de Chartres, à qui en partant j’ai fait cadeau d’une belle chape de drap d’or! s’écriait à un moment le roi de France, je voudrais bien savoir la figure que ferait le maudit Béarnais s’il nous voyait réunis à la même table!… J’en ris rien que d’y penser!
Le roi se mit à éclater. Le duc de Guise éclata aussi, puis toute la tablée, puis tous les seigneurs debout.
– Il me semble que je l’entends, continua le roi. Il en pousserait un ventre-saint-gris!…
Et Henri III répéta le juron favori du Béarnais en imitant si bien son accent gascon que cette fois les rires partirent d’eux-mêmes et de bon cœur.
– À propos, sire, savez-vous ce qu’il fait en ce moment? demanda le cardinal de Guise.
– Ma foi non. Et vous, duc, le savez-vous?
– Non, sire, répondit Henri de Guise qui riait encore, mais mon frère va vous l’apprendre.
– Eh bien, sire, reprit le cardinal, il est retourné à La Rochelle où il va présider l’assemblée générale des protestants.
– Quelque chose comme les états généraux de la huguenoterie, fit le roi.
Lorsque se fut apaisé le murmure d’admiration qu’avait provoqué ce mot de Sa Majesté, Henri III reprit:
– Nous ne le craignons plus. Qu’il assemble tout ce qu’il voudra. Nous marcherons contre lui, et avec l’aide de Dieu, avec l’aide de notre ami (il regardait le duc), nous le taillerons en pièces.
– Sire, dit le duc de Guise, s’il plaît à Votre Majesté, nous préparerons cette expédition…
– Dès notre rentrée à Paris, dit le roi. Nous n’aurons pas de repos tant que La Rochelle sera aux mains des huguenots.
Ayant dit, le roi but un grand verre de vin, et tous les convives l’imitèrent. Ce fut ainsi que se passa ce dîner, où il fut question de tout, excepté des états généraux pour lesquels tout ce monde était réuni. Après le dîner, il y eut jeu dans le grand salon d’honneur. Enfin, le moment vint où le roi voulut aller se coucher. Les trois frères de Guise s’approchèrent de lui pour lui faire leur compliment. Mais comme le duc s’inclinait, le roi le saisit par la main et dit:
– Embrassons-nous, mon cousin, puisque nous sommes amis…
Guise reçut l’accolade en pâlissant. Puis le roi, précédé de ses porte-flambeaux et escorté de son service d’honneur, gagna sa chambre à coucher. Les Guise se retirèrent. Les courtisans s’éloignèrent à leur tour l’un après l’autre.
Catherine de Médicis, malgré son âge, malgré sa faiblesse, était restée jusqu’à la fin. Quand elle fut seule, elle entra dans la salle à manger et se dirigea vers le cabinet où elle avait laissé Ruggieri… À ce moment, dans la demi-obscurité, un gentilhomme se dressa près d’elle…
– Maurevert! dit sourdement la reine.
– Oui, madame, dit Maurevert en s’inclinant profondément.
Puis il se redressa, regarda la reine dans les yeux, et reprit:
– Ce même Maurevert qui tira sur l’amiral Coligny ce coup d’arquebuse que vous n’avez pas oublié, sans doute. Ce même Maurevert qui vous apporta au Louvre, par un soir rouge de sang, noir de fumée, la tête de l’amiral, et qui sur vos ordres, madame, porta cette tête jusqu’à Rome… Ces temps sont lointains… Ces époques où tous les fidèles serviteurs de l’Église et de la monarchie risquaient leur vie se sont peu à peu effacées de la mémoire de ceux-là mêmes qui ont pour mission en ce monde de se souvenir. Aussi, madame, je craignais fort que mes traits ne rappelassent plus rien au souvenir de Votre Majesté… je vois avec bonheur qu’il n’en est rien…
Catherine de Médicis fixait un sombre regard sur l’homme qui lui parlait avec une sorte d’insolente familiarité. Mais ce n’est pas Maurevert qu’elle voyait… C’était le passé formidable évoqué soudain par la présence de cet homme.
Un instant, elle revécut les terribles journées où la Seine rouge de sang charriait des cadavres, où les incendies faisaient dans la nuit, sur tous les horizons de Paris, de sinistres aurores boréales, où dans l’énorme fournaise retentissaient les cris des mourants, les plaintes des femmes qu’on tuait, les clameurs d’effroi de ceux qu’on poursuivait… Et cette pâleur spéciale des vieillards, qui chez elle était presque livide, se colora d’une furtive rougeur, comme si son cœur glacé dès longtemps se fût mis à battre plus fort.
Un long soupir gonfla sa poitrine décharnée, sous les vêtements noirs Qu’elle portait avec une majesté funèbre. Une seconde, elle baissa la tête, dans une fugitive rêverie comme si ce passé eût été bien lourd à porter. Ces rêveries-là, chez les grands criminels, ressemblent parfois aux remords… Mais Catherine n’était pas femme à se laisser abattre par de vagues regrets – si toutefois ces regrets existaient en elle. Elle examina donc attentivement Maurevert et lui dit:
– Oui, vous avez été un bon serviteur. Vous avez fait beaucoup pour mon fils Charles IX.
– Non, madame, dit Maurevert: c’est pour vous ce que j’ai fait…
– Vous fûtes un de ces fidèles soutiens du trône dont vous parliez tout à l’heure…
– Non, madame: mais votre serviteur à vous!…
Catherine demeura pensive devant cette insistance. Elle connaissait Maurevert pour un des plus mystérieux et des plus terribles serviteurs qui eussent évolué jadis dans son orbite. Elle savait qu’il ne faisait rien sans motif.
– Monsieur de Maurevert, reprit-elle tout à coup, où étiez-vous le jour des Barricades?
– Je vous comprends, madame, dit Maurevert. J’étais avec cette tourbe de mariniers qui repoussa Crillon jusque dans l’hôtel de ville. J’ai donc aidé les Parisiens dans leur rébellion. Je suis donc de ceux qui ont forcé le roi de France à sortir précipitamment de Paris. Voici ce que veut dire Votre Majesté!
– Monsieur de Maurevert, continua la reine, que faites-vous depuis le jour des Barricades?…
– Je vous comprends encore, madame! J’ai servi le duc de Guise. Je l’ai servi avec ardeur et fidélité. J’ai fait pour la réussite de ses projets autant que je fis jadis pour la réussite des vôtres. Depuis le jour des Barricades, je suis donc un ennemi du roi votre fils et de vous-même. Est-ce bien là ce qu’a voulu dire Votre Majesté?…
– Mais avant, monsieur de Maurevert, depuis une dizaine d’années, qu’êtes-vous devenu?…
– Je vous comprends encore, madame. Depuis une dizaine d’années, je suis l’un des plus actifs propagateurs de la Ligue. Je suis donc un des plus fermes soutiens des prétentions des Lorrains. Et si par hasard le roi se décidait à faire couper le cou à M. de Guise, il est sûr que je serais, moi, à tout le moins pendu. C’est bien là la pensée de Votre Majesté?
– Je vois, monsieur de Maurevert, que vous êtes toujours très intelligent, dit la reine avec un sourire mortel. Mais enfin, je suppose que ce n’est pas pour me prouver votre intelligence que vous m’êtes venu trouver?…
– Non, madame, car je savais que mon intelligence était depuis longtemps connue de Votre Majesté…
– Que voulez-vous donc? Parlez. Je ne vous recommande pas la hardiesse, car vous me semblez ce soir étrangement hardi. Au moins puis-je vous ordonner la franchise…
– J’attendais cet ordre de Votre Majesté, dit Maurevert. Voici donc, madame, ce que je suis venu vous dire. Lorsque nous exterminâmes les huguenots, lorsque pour vous, pour vous seule, je risquai mon sang, ma vie, non pas une fois, mais dix fois, sans compter, Votre Majesté m’a fait certaines promesses… J’en ai attendu l’exécution pendant six ans. Un jour je me mis sur votre passage, et votre regard me fit comprendre que j’étais oublié… J’ai tenu à vous dire, madame, pourquoi je me suis jeté dans le parti de la Ligue, pourquoi j’ai tout fait pour soutenir les prétentions avouées ou secrètes de M. de Guise, pourquoi enfin je suis devenu un ennemi de la fortune des Valois…
– Vraiment, monsieur, vous avez tenu à me dire cela? gronda Catherine.
– Oui, madame, fit Maurevert avec calme. Et maintenant que je me suis soulagé, Votre Majesté peut appeler son capitaine des gardes et me faire arrêter… Mais vous saurez que si je vous ai trahie, c’est que vous m’avez trompé, vous! Que si je vous ai fait du mal, plus de mal que vous ne croyez, c’est que vous avez oublié, vous! de payer le fidèle et loyal serviteur que je fus jadis…
– Ah! vipère! murmura sourdement la reine. Il faut bien que votre Guise soit redoutable pour que vous osiez parler ainsi à votre reine! Il faut bien que vous lui ayez rendu de rudes services pour être aussi sûr qu’il vous délivrera si je vous fais arrêter… Je ne vous fais donc pas arrêter… mais je vous chasse! Vous parlez comme un laquais; je vous traite comme un laquais… sortez!…
La vieille reine, livide de se voir si faible après avoir été si puissante, eut cependant un de ces gestes de majestueuse dignité comme elle en avait autrefois. Mais Maurevert, après avoir fait un profond salut, demeura à sa place.
– Eh quoi, monsieur! gronda la reine avec un éclat de voix qui devait sûrement attirer du monde, n’avez-vous pas entendu que je vous chasse?… Faut-il appeler nos gens pour vous bâtonner?…
À ce moment une voix à la fois grave, humble et caressante se fit entendre:
– Madame et reine vénérée, pardonnez-moi si j’ose m’interposer entre votre auguste colère et ce gentilhomme. Restez, monsieur de Maurevert. La reine vous y autorise…
C’était Ruggieri! Il avait tout vu et tout entendu de son cabinet… Il fit un signe rapide à Catherine de Médicis. Et la reine, changeant de ton et de visage avec cette admirable facilité qui prouvait combien toujours elle était maîtresse de ses passions, prononça:
– Monsieur de Maurevert, je vous pardonne ce que votre attitude et vos paroles ont pu avoir d’étrange…
Maurevert mit un genou à terre et dit:
– Je crois maintenant que je puis dire à la reine tout ce que j’étais venu lui dire.
Et il se releva. La reine étonnée, hésitante, comprenant à l’attitude de l’astrologue qu’elle se trouvait en présence d’un mystère, reprit avec un charmant sourire:
– Vous avez donc encore quelque chose sur le cœur, mon cher monsieur de Maurevert?…
– Eh! s’écria Ruggieri, c’est bien simple. Il a sur le cœur de ne pas avoir été récompensé selon son mérite.
La reine regarda Maurevert qui s’inclina.
– Et il faut le récompenser, ce digne gentilhomme, reprit Ruggieri. N’est-ce pas, monsieur?…
Maurevert s’inclina encore.
– Et sans doute que pour être plus sûr d’obtenir une récompense digne de vous, continua l’astrologue, sans doute que vous apportez quelque chose à la reine?…
– En effet, monsieur… j’apporte quelque chose à Sa Majesté… Je lui apporte… ce que je lui apportai jadis au Louvre, le dimanche soir de Saint Barthélémy…
– Quoi donc? fit Ruggieri, tandis que la reine pâlissait.
– Une tête, répondit Maurevert.
Un flot de joie sinistre monta à la tête de Catherine, qui en elle-même gronda: «Une tête!… La tête de Guise!… Oh! je vieillis, puisque je n’ai pas compris tout de suite que si Maurevert se risquait en ma présence, c’était pour trahir son maître!»
– Monsieur, continua-t-elle à haute voix, veuillez me suivre. Et toi aussi, mon bon Ruggieri. Tu ne seras pas de trop pour ce qui va se dire…
La reine traversa la salle à manger, puis le salon où le roi, dans la journée, avait reçu les Guise; puis elle descendit non par le grand escalier qui donnait sur la cour carrée, mais par un escalier dérobé qui donnait sur son appartement. Cet appartement, situé au rez-de-chaussée, se trouvait juste au-dessous de l’appartement du roi, et en reproduisait la disposition.
Seulement, au lieu qu’elle dormît dans la chambre qui correspondait à la chambre à coucher de son fils, elle avait fait établir son lit dans une pièce qui était placée au-dessous d’un petit salon qui précédait la chambre royale. Ces détails sont utiles pour la suite de notre récit.
Catherine de Médicis fit entrer Ruggieri et Maurevert dans un petit oratoire et, ayant renvoyé ses suivantes, s’étant assurée qu’on ne pouvait ni les voir ni les entendre, prit place dans un fauteuil, tandis que les deux hommes demeuraient debout.
– Que voulez-vous? dit la vieille reine en fixant son regard sur Maurevert.
– Pardon, Madame, intervint Ruggieri, Votre Majesté veut-elle me permettre de placer ici un mot?
– Parle, mon brave et fidèle ami… parle… tes paroles sont généralement l’écho de ma pensée.
– Eh bien, fit l’astrologue, il me semble qu’avant de demander à ce gentilhomme ce qu’il veut, nous devons lui demander ce qu’il donne…
Catherine secoua la tête. Là, elle reprenait toute l’ampleur de sa pensée. Elle devenait supérieure à Ruggieri.
– Que voulez-vous? répéta-t-elle à Maurevert.
– Peu de chose, madame, dit Maurevert. Je me contenterai de trois cent mille livres.
– C’est peu, en effet, dit Catherine pensive.
– Cela me suffit pourtant!…
Et il ajouta:
– Ce que j’apporte vaut en effet un million. Et ne demandant que trois cent mille livres, j’estime donc à sept cent mille livres le plaisir que j’ai à servir les intérêts de Votre Majesté…
«Bon! pensa la reine prompte à comprendre. Il paraît que tu as une rude dent contre le Guise, et qu’au besoin tu le trahirais pour rien!…»
– Ruggieri, ajouta-t-elle tout haut, fouille dans ce meuble… là… le troisième tiroir… et donne-moi l’un de ces parchemins que tu vois…
Ruggieri obéit et plaça sur la table, devant la reine, un des parchemins demandés. Ces parchemins, c’étaient des bons sur la cassette royale tout préparés d’avance, scellés du sceau d’Henri III et signés de sa main. La reine le remplit, et la feuille se trouva alors ainsi libellée:
– «Bon pour la somme de cinq cent mille livres que notre trésorier versera, au vu des présentes, ès main du sire de Maurevert, pour services particuliers rendus à nous…»
Catherine tendit le bon à Maurevert qui n’eut pas un tressaillement, bien qu’il eût aussitôt remarqué la majoration énorme de la somme qu’il avait indiqué lui-même.
– Votre Majesté est la générosité même, se contenta-t-il de dire. Mais comme il disait ces mots, il eut un frémissement. En effet, le libellé du bon portait au bas cette formule écrite d’avance:
«Ladite somme payable à… le…»
Ni le nom de la ville ni la date n’avaient été remplis par Catherine de Médicis. Dès lors, le bon n’avait aucune valeur. Catherine qui, des yeux, suivait attentivement la physionomie de Maurevert, sourit et dit:
– Rendez-moi ce bon, monsieur; je crois que j’ai oublié…
– En effet, dit Maurevert en replaçant le parchemin sur la table, Votre Majesté a omis la date et le lieu du paiement…
Ruggieri qui connaissait le tréfonds de Catherine et savait toutes les ressources de cet esprit astucieux, assistait à cette scène avec l’impassibilité d’un spectateur qui connaît déjà le dénouement de la comédie qu’on lui joue.
– Où voulez-vous être payé, mon cher monsieur de Maurevert? demanda la reine avec un charmant sourire.
– Mais à Paris, s’il plaît à Votre Majesté… répondit Maurevert.
– À Paris. Bien. Vous voyez, j’écris: Payable à Paris… Reste la date… Quand voulez-vous être payé?…
– Le plus tôt possible, fit Maurevert en riant. J’avoue à Votre Majesté que j’attends avec impatience…
– Le plus tôt possible, dit la reine. Très bien. Voyez: j’indique la date la plus rapprochée possible, c’est-à-dire le jour même où le roi pourra disposer à son gré de ses finances… c’est-à-dire…
Et Catherine les lèvres serrées, les sourcils contractés, la physionomie devenue soudain terrible, acheva d’écrire:
«Payable à Paris, le LENDEMAIN DE LA MORT DE M. LE DUC DE GUISE.»
– Catherine, dit Ruggieri en employant pour prononcer ces mots une sorte de patois à demi-italien qui n’était compris que d’elle et de lui, Catherine, êtes-vous folle? Songez-vous que cet homme peut porter ce papier au duc qui le payera un million et qui ameutera toute la seigneurie contre votre fils!
– Oui, si cet homme ne voulait que de l’argent. Mais il veut de l’argent et la vengeance. Et même, pour la vengeance, il laisserait l’argent. Je vois qu’il en veut mortellement au duc. Tais-toi. Je le connais…
Catherine ne se trompait pas. Dans cette affaire, Maurevert cherchait deux choses: d’abord une somme d’argent suffisante pour s’expatrier et échapper tout à fait à Pardaillan au cas où celui-ci ne serait pas mort. Or, cette somme, il se l’était fixée à lui-même à deux cent mille livres. Il en avait demandé trois cents. On lui en offrait cinq cents!… Ensuite, Maurevert voulait réellement se venger de Guise.
Guise l’avait humilié. Guise, dans la période où il recherchait Violetta, avait eu pour Maurevert cette attitude insolente, cette défiance outrageante, ces précautions soupçonneuses qui accumulent dans un cœur de formidables rancunes. La reine l’avait donc admirablement jugé.
Maurevert lut sans surprise les mots que Catherine venait d’écrire. Il prit le bon, le plia froidement, le fit disparaître dans une poche de son pourpoint, et dit:
– Je remercie Votre Majesté. La date qu’elle indique me convient parfaitement.
– Cette date est donc bien rapprochée? demanda la reine palpitante.
– Oh! cela ne dépend pas de moi, madame! Car moi, je ne suis ni Dieu pour décréter la mort de monseigneur de Guise… ni le roi… pour l’envoyer à l’échafaud…
– L’échafaud! dit sourdement Catherine qui se redressa livide…
Ruggieri considérait ardemment Maurevert.
– Expliquez-vous nettement, dit à son tour l’astrologue… il ne s’agit donc pas…
– D’une arquebusade dans le genre de celle que j’envoyai à Coligny? fit Maurevert. Nullement. Aussi, au lieu d’écrire «Payable au lendemain de la mort», Votre Majesté eût plus justement écrit «Payable le lendemain de l’exécution de M. de Guise.»
– Maurevert, dit la vieille reine haletante, tu aurais donc vraiment le moyen de porter quelque terrible accusation contre le duc?… Parle, mon ami!… Je t’ai oublié jadis, c’est vrai… Mais si tu rendais un pareil service à mon fils… ce n’est pas cinq cent mille livres que tu pourrais espérer… entends-tu?…
– J’entends, Majesté. Mais je me contenterai de ce que vous avez bien voulu m’offrir, dit Maurevert. Il me reste donc à vous remettre papier pour papier… Vous m’avez donné un bon pour cinq cent mille livres. Je vais vous donner un bon pour une tête… Lisez ceci, madame…
À ces mots, en effet, il tira de sa poche une lettre qu’il remit à la reine. Catherine y jeta un avide regard et murmura:
– L’écriture de Guise…
Catherine et Ruggieri se penchèrent en même temps sur la lettre posée sur la table. Leurs deux têtes, qui se touchaient presque, formaient dans la pénombre un de ces tableaux que Rembrandt seul eût été capable de traduire. Il se dégageait une puissante et pénible impression, une sorte de poésie farouche, de ces deux têtes vieillies, ridées, d’une pâleur de marbre, mais où éclatait une joie funeste et terrible. Et ce spectacle eût impressionné tout autre que Maurevert… Voici ce que contenait la lettre:
«Madame,
Vous m’avez si bien, convaincu que je ne veux pas attendre une minute pour commencer l’exécution de l’admirable plan que vous m’avez développé. Ce n’est donc ni dans un mois ni dans huit jours que je me rendrai à Blois. J’y vais tout de ce pas. C’est donc à Blois même que j’aurai l’honneur de vous attendre afin de hâter ces deux événements que je souhaite avec une égale ardeur: la mort de qui vous savez, et l’union des deux puissances que vous connaissez.
«Henri, duc de Guise… pour le moment.»
Cette lettre, c’était celle-là même que Guise avait remise à Maurevert pour Fausta. Maurevert avait copié la lettre, remis la copie parfaitement imitée à Fausta et gardé l’original pour lui. La signature «Henri, duc de Guise… POUR LE MOMENT» constituait l’aveu échappé à la prudence du duc. Ce mot éclairait la lettre. «Qui vous savez», c’était le roi!…
Lorsque Catherine eut lu et relu cette lettre non pour en découvrir le sens, car ce sens lui apparaissait très clair, à elle, mais pour y chercher la possibilité d’accabler le duc sous une accusation capitale, elle demanda:
– À qui était adressée cette lettre?
– À la princesse Fausta… dit Maurevert.
– Donc, elle ne l’a pas reçue?…
– Pardon, madame. La princesse Fausta a reçu la lettre… ou une copie de la lettre.
Catherine le regarda avec une certaine admiration.
– Vous êtes sûr que nul autre que vous n’a vu cette lettre? reprit-elle.
– Parfaitement sûr, madame!…
Catherine appuya son coude sur la table, sa tête sur sa main, et les yeux fixés sur le papier, se plongea en une profonde rêverie.
– La princesse Fausta! murmura-t-elle enfin.
À quoi songeait-elle donc en prononçant ce nom?…