XXXIV L’EFFONDREMENT

La chambre du roi donnait sur la cour carrée. En avant, il y avait une antichambre. Et en avant de cette antichambre, c’était le salon dans lequel nous avons introduit le lecteur. Ainsi donc, après avoir franchi le porche du château de Blois et monté le grand escalier, on arrivait à ce salon. Nos lecteurs n’ont pas oublié que lorsque le roi tenait conseil dans le salon, les gentilshommes de Guise l’attendaient sur l’escalier, ou sur la terrasse de la Perche aux Bretons, ou enfin dans la cour carrée.


En entrant dans le salon et en allant chercher la porte du fond à droite, on se trouvait dans l’antichambre du roi. C’est cette antichambre qui devient en ce moment le centre de notre scène. Il s’y ouvrait trois portes. L’une par laquelle nous venons d’entrer et qui ouvrait sur le salon. La deuxième en face, qui ouvrait sur la chambre à coucher du roi. La troisième, à gauche, qui ouvrait sur un cabinet donnant sur une cour intérieure.


À la suite de ce cabinet, qui était vaste et spacieux, il y avait une autre pièce qui donnait sur un escalier d’intérieur. Cet escalier aboutissait en haut aux combles du château, et en bas à l’appartement de Catherine de Médicis.


Maintenant, retenez ceci: lorsque Guise, ayant monté l’escalier, trouvait le roi dans le salon, il s’arrêtait là, naturellement, et laissait dans l’escalier la formidable escorte qu’il amenait toujours avec lui. Mais lorsque le conseil privé ne se tenait pas dans le salon, le Balafré gagnait l’antichambre royale après avoir fait entrer son escorte dans le salon.


Dans l’antichambre, voici ce qui se passait régulièrement. Il y avait là toujours des courtisans, et Guise demandait:


– Où est Sa Majesté?


Alors quelqu’un montrait toujours du doigt, soit la porte de la chambre à coucher, soit la porte du cabinet de travail. Selon l’une ou l’autre indication, le Balafré traversait l’antichambre, soit droit devant lui pour aller à la chambre du roi, soit en obliquant à gauche pour gagner le cabinet. Et il entrait familièrement, car le roi le lui avait commandé une fois pour toutes, en lui disant que pour son féal cousin de Lorraine, la nuit ou le jour, il serait toujours là.


Ce matin-là, comme de coutume, les postes furent relevés et changés par le capitaine Larchant. Seulement, on ne plaça que des postes simples. Au grand porche, notamment, où il y avait toujours quarante hommes de garde, il n’y en eut que dix. Il en fut de même à tous les autres postes. En sorte que le château semblait dégarni de ses ordinaires défenses.


Seulement, celui qui eût jeté un coup d’œil sur cette cour intérieure que l’on voyait par la fenêtre du cabinet de travail, eût aperçu là trois cents hommes d’armes immobiles et silencieux. Tous étaient armés d’arquebuses.


Seulement, aussi, celui qui eût pu entrer dans une vaste salle située près du corps de garde et qui servait ordinairement de magasin d’armes, eût aperçu là quatre couleuvrines de campagne montées sur leurs affûts. Les couleuvrines étaient chargées. Autour de chacune d’elles, les quatre servants étaient à leur poste, et huit hommes attelés à des cordes étaient prêts, dès que la grande porte du magasin s’ouvrirait, à traîner chaque couleuvrine dans la cour et à l’y mettre en batterie.


Dans la cour carrée, Crillon allait et venait en sacrant sourdement et en mordant sa moustache avec fureur. De-ci, de-là, quelques officiers désœuvrés, quelques sentinelles nonchalantes, quelques gentilshommes causant chasse à courre. Dans le grand escalier, comme à l’habitude, des courtisans montant et descendant. Dans le salon, personne, si ce n’est quelque laquais, rapide et silencieux. Au total, les abords de l’appartement royal avaient leur aspect ordinaire.


Traversons maintenant le salon et pénétrons dans cette antichambre que nous avons dit être le centre de la scène que nous essayons de mettre en place. Là, une trentaine de gentilshommes attendent, – de ceux que le roi appelait ses ordinaires… de ceux que le peuple appelait les Quarante-Cinq assassins. Ils sont vêtus comme d’habitude. Mais sous le pourpoint de soie ou de velours, tous ont endossé la cuirasse de cuir ou la cotte de mailles.


Entrons dans la chambre du roi. Comme le soir où les grandes décisions ont été prises, Henri III est assis près du feu vers lequel il tend ses mains pâles. Debout près de lui, Catherine de Médicis, pareille à un spectre noir, Catherine livide sous ses voiles de deuil, Catherine affreusement malade, mais debout à son poste par un terrible effort de son énergie agonisante.


Dehors, il fait un froid noir. Un ciel d’une infinie tristesse, un large silence pesant sur toutes choses. Au loin, ce silence et cette solitude du ciel sont parfois rompus par des vols de corneilles ou de corbeaux qui passent en bandes en secouant lourdement leurs ailes funèbres, comme s’ils jetaient sur la terre des pensées de mort.


Catherine de Médicis et le roi – deux fantômes – se parlent. Ils se parlent à voix basse et lente. Ils se disent les choses irrévocables.


– C’est le jour, dit Catherine, le grand jour…


– Le jour du meurtre, dit sourdement le roi.


– Le jour de votre délivrance, mon fils. Ce soir, à dix heures, comme une bande de loups rués dans les ténèbres, les gens de Guise doivent se précipiter sur ce château dont ils ont les clefs. Ce soir, à dix heures, leur troupe altérée de sang royal doit se glisser le long de cet escalier. Ce soir, à dix heures, on égorgera tout ce qui tentera de s’opposer à la marche des assassins… on enfoncera la porte de cette chambre… on poignardera le roi dans son lit…


Henri III frissonne. Une sorte de gémissement râle dans sa gorge. Et il lève sur sa mère des yeux d’épouvante.


– Ce soir, continua Catherine de Médicis, ce soir le roi de France sera égorgé… si…


Elle s’arrête sur ce si, avec un sourire qui ferait reculer dix hommes d’armes, et elle achève:


– Si la mère du roi ne veillait!… Mais elle veille!… Venez, messieurs les égorgeurs, et vous allez voir de quoi la vieille est capable!… Me tuer mon fils!…


Elle éclate de rire… d’un rire silencieux et fantastique sur cette figure livide de spectre.


– Henri, reprend-elle, es-tu prêt, mon fils?…


– Oui, ma mère! répond le roi d’une voix tragique.


– Eh bien, embrasse-moi! Puis, taisons-nous et donnons la parole à Dieu!…


Pâle et chancelant, Henri III se lève. Sa mère le prend dans ses bras, et longuement, frénétiquement, d’une sauvage étreinte où éclata la seule passion sincère de sa vie, elle le serre sur sa poitrine.


– Tu ne bougeras pas d’ici, murmure Catherine. Tu entends?


– Oui, ma mère, balbutie Henri III.


– Il suffit que d’un mot tu donnes l’ordre suprême à ces gentilshommes qui attendent là… le reste me regarde!…


Alors, elle desserre son étreinte. Lentement, elle va ouvrir la porte. Les trente qui attendent dans l’antichambre frémissent. Le roi s’avance jusqu’à la porte et dit:


– Messieurs, je vous commande d’obéir à la reine mère dans tout ce qu’elle vous dira…


Puis, il recule jusqu’à la fenêtre de sa chambre en frissonnant, soulève les rideaux, et se met à regarder dans la cour carrée, les yeux fixés sur le porche du château. Catherine de Médicis passe en revue d’un regard rapide les gentilshommes de l’antichambre. Elle en touche un à la poitrine, puis un autre… elle en touche dix. Et à ces dix, elle dit:


– Votre poste est dans la chambre du roi. L’épée et la dague à la main, messieurs!


Les dix obéissent.


– Dans la chambre, continua Catherine, barricadez-vous. Quoi que vous entendiez, ne bougez pas. Et s’il arrive un malheur, mourez jusqu’au dernier avant qu’on ne touche au roi. Jurez!…

– Nous jurons! répondent les dix d’une voix sourde.


– Entrez!… Et que Dieu vous tienne en sa sainte garde!…


Les dix pénètrent dans la chambre royale, l’épée et la dague à la main. Un instant plus tard, on les entend qui, à l’intérieur, barricadent la porte. Catherine pousse un profond soupir. Alors Catherine recommence son inspection. Elle touche un gentilhomme à la poitrine, puis un autre, elle en touche dix.


– Vous, dit-elle, dans le salon. Dès qu’il sera dans l’antichambre, fermez la porte et placez-vous devant, l’épée et la dague à la main. Si on essaye de forcer la porte de l’antichambre, si le salon est envahi, mourez jusqu’au dernier avant qu’on ne puisse ouvrir… Jurez!…


– Nous jurons! répondent les dix.


– Allez donc prendre votre poste dans le salon, et que Dieu vous tienne en sa sainte garde!…


Les dix passent dans le salon, et tout aussitôt s’y disposent par petits groupes, riant et causant de choses indifférentes. Alors, Catherine touche trois des gentilshommes restant dans l’antichambre. Ce sont Chalabre, Sainte-Maline et Montsery.


– Vous, dit-elle, entrez dans le cabinet et attendez-moi.


Sainte-Maline, Chalabre et Montsery obéissent aussitôt et passent dans le grand cabinet de travail. Dans l’antichambre, il ne reste plus que sept gentilshommes, parmi lesquels Déseffrenat et le comte de Loignes.


– Vous, dit Catherine, écoutez: il entrera ici, ne trouvant pas le roi dans le salon, et il vous demandera: «Où est Sa Majesté?…» Vous répondrez: «Sa Majesté est dans son cabinet, monseigneur.» Alors il entrera dans le cabinet. Si on vous appelle à l’aide, vous entrerez dans le cabinet, et vous achèverez l’homme. Si on ne vous appelle pas, vous resterez ici. Au cas où ceux du salon seraient attaqués, vous barricadez la porte et vous mourez jusqu’au dernier avant qu’on ne puisse atteindre la porte du roi… Jurez!…


– Nous jurons, répondirent les sept.


– Allez donc, et que Dieu vous tienne en sa sainte garde!…


Alors, lente et toute raide dans ses voiles de deuil, la vieille reine passe dans le grand cabinet où attendent Chalabre, Montsery et Sainte-Maline.


– Vous, dit-elle, je vous ai choisis entre tous. Le duc vous a embastillés. Le duc vous a menacés de mort. Est-ce vrai?


Les trois s’inclinèrent.


– À telles enseignes, dit Montsery, que le jour de notre exécution était décidé.


– Et que nous nous confessâmes l’un à l’autre, ajouta Chalabre.


– Et qu’il fallut un vrai miracle pour que nous soyons ici aujourd’hui à faire notre révérence à Sa Majesté, acheva Sainte-Maline.


– Quoi qu’il en soit, dit Catherine, vous avez été choisis parce qu’on a supposé qu’à votre dévouement pour le roi se joignait en vous une haine naturelle contre celui qui a voulu vous mettre à mort. Eh bien, il va venir. Le salon est gardé. L’antichambre est gardée. La chambre du roi est gardée. Le duc doit aboutir ici… Il ne faut pas qu’il en sorte vivant…


Les trois se regardèrent, les yeux flamboyants, les lèvres crispées par ces sourires terribles qu’on a dans les moments suprêmes. Catherine les vit décidés. Elle demanda:


– Le roi, messieurs, peut-il compter sur vous?


Ils tirèrent leurs dagues d’un mouvement spontané.


– Si le duc entre ici, il est mort, dirent-ils.


– C’est bien, dit Catherine. Attendez donc… car il va venir! Adieu, messieurs. Moi, je vais prier Dieu pour le roi et pour vous…


Elle passa devant les trois gentilshommes inclinés, et disparut dans le petit escalier intérieur. Arrivée à son oratoire, elle trouva Ruggieri qui l’attendait.


– Majesté, dit l’astrologue, on a mis des gardes partout excepté à votre appartement. S’il y a bataille, qui donc vous gardera, vous?…


Catherine leva lentement son doigt vers le Christ d’ivoire qui, dans le sombre oratoire, faisait sur le mur une tache livide… Et, s’agenouillant sur le prie-dieu, elle parut s’abîmer dans une méditation profonde. Elle ne bougeait plus. Il n’y avait pas un frisson dans les plis de son voile noir…


Elle écoutait!… Toutes ses forces, toute son énergie étaient concentrées dans le sens de l’ouïe… Elle écoutait ce qui allait se passer en haut, au-dessus de sa tête… car l’oratoire était au rez-de-chaussée la pièce correspondant au cabinet du premier étage, au cabinet où on allait tuer Guise!…


Là-haut, dans le cabinet, Chalabre, Sainte-Maline et Montsery prenaient leurs dispositions – ce qu’on pourrait appeler le branle-bas de l’assassinat. Ils poussèrent la table contre la fenêtre. Ils entassèrent chaises et fauteuils dans un angle, de façon que la pièce fut entièrement libre, et que Guise ne trouvât rien derrière quoi s’abriter et se défendre. Alors ils convinrent de leurs gestes. Sainte-Maline, le plus hardi des trois, prit naturellement la direction du combat.


– Moi, dit-il, j’ouvre la porte quand il arrive. Toi, Chalabre, tu te tiens ici, au milieu du cabinet. Toi, Montsery, tu te places ici contre la porte. J’ouvre donc et je dis: Entrez, monseigneur. Et je recule. Il entre. Alors toi, Montsery, tu pousses la porte, et tu mets le verrou. Chalabre et moi, nous l’attaquons par devant. Et toi, tu sautes sur lui par derrière. Est-ce convenu?


– Convenu…


– Chacun à notre place, donc, et ne bougeons plus.


Chalabre se posta au milieu du cabinet. Montsery contre la porte de façon à être masqué quand elle s’ouvrirait. Sainte-Maline devant la porte, prêt à ouvrir. Et pâles, la main à leurs poignards, ils attendirent.


– Diable! fit tout à coup Montsery, et la porte du petit escalier?


– Il n’y a qu’à pousser le verrou, dit Sainte-Maline. Vas-y, Chalabre, et reprends ta place.


Chalabre se dirigea vivement vers la porte de l’escalier. Comme il mettait la main sur le verrou, la porte s’ouvrit et un homme entra en disant:


– Bonjour, messieurs!… Comment vous portez-vous depuis la Bastille?…


– Pardaillan! s’écria sourdement Chalabre en reculant.


– Pardaillan! répétèrent les deux autres.


Pardaillan était entré. Il avait, fermé la porte, tranquillement.


– Monsieur, dit Sainte-Maline d’une voix qui tremblait d’impatience, sortez à l’instant, quoi que vous ayez à nous dire, il nous est impossible de vous écouter en ce moment.


– Bah! fit Pardaillan, avant que le Balafré n’entre ici, nous avons bien quelques minutes. Vous m’écouterez…


– Oh! gronda furieusement Chalabre, vous savez donc…


– Que vous êtes ici pour tuer le duc de Guise, oui, messieurs!…


Les trois hommes échangèrent un regard de rage folle.


– Messieurs, dit Pardaillan, laissez vos poignards tranquilles. Si vous m’attaquez, je suis capable de vous tuer tous les trois, et alors, vous ne pourrez pas tuer le duc. De plus je vous préviens que si je n’arrive pas à vous tuer, je pourrai toujours ouvrir cette fenêtre, et jeter un cri qui sera entendu parce qu’il est attendu. Et alors, messieurs, celui qui entendra ce cri se précipitera au devant du Balafré et lui criera: «N’entrez pas au château, car on veut vous tuer…» Et rien, messieurs, ne pourra empêcher mon ami de prévenir le duc, car mon ami est à Blois pour sauver le duc et tuer le roi… vous le connaissez! Vous l’avez vu à Chartres! Il s’appelle Jacques Clément!…


Les trois devinrent livides. Jacques Clément qu’ils avaient juré de tuer! Jacques Clément qu’ils avaient affirmé mort sous leurs coups… En mettant les choses au mieux, en supposant que le roi ne serait pas tué, Henri III ou Catherine apprendrait que Jacques Clément vivait. C’était pour eux la potence ou l’échafaud!


– Parlez donc! dit Chalabre en grinçant des dents. Que voulez-vous?


– Messieurs, dit Pardaillan, vous me devez encore une vie. Je viens vous réclamer le paiement immédiat de votre dette. Je viens vous demander cette vie.


– La vie de qui! rugit Sainte-Maline fou de désespoir devant ce qu’il entrevoyait.


– La vie d’Henri de Guise, répondit simplement Pardaillan.


Sainte-Maline baissa la tête et pleura.


Chalabre dit à Montsery:


– Si nous tuons le duc malgré notre dette, nous sommes déshonorés. Si nous ne le tuons pas, nous sommes perdus. Montsery, rends-moi le service de me poignarder.


– Et moi, dit Montsery, qui me poignardera. Tiens! tu es bon, toi!… Sainte-Maline pleurait.


– Messieurs, dit Pardaillan, je vois que vous êtes décidés à payer. Mais je vois aussi que c’est trop vous demander. Je vais donc vous proposer un arrangement.


Ils se rapprochèrent, une flamme d’espoir dans les yeux.


– Monsieur, dit Sainte-Maline d’une voix qui était comme un râle, si vous nous abandonnez Guise, nous faisons serment de mettre nos trois existences à votre disposition…


– Je n’accepte pas, dit Pardaillan. Voici ce que je vous propose. Au lieu de vous réclamer la vie de Guise, je me contente de ne vous demander que dix minutes de cette vie.


Ils le regardèrent, hagards, sans comprendre.


– Eh oui, reprit Pardaillan. Je veux dire quelques mots au duc de Guise. Cet entretien durera dix minutes. Après quoi, je vous tiendrai quittes. Écoutez-moi. Le duc va entrer ici, n’est-ce pas?


– Oui, firent-ils haletants.


– Vous admettez qu’une fois entré, il ne peut plus sortir par l’antichambre?


– Oui! mais il peut sortir par le petit escalier!…


– Eh bien, justement. Vous allez vous placer tous les trois dans le petit escalier. Donc, toute retraite est coupée… et…


À ce moment un grand bruit de chevaux, d’épées qui se heurtent, de cliquetis d’éperons se fit entendre.


– C’est lui! dit froidement Pardaillan. Messieurs, sortez!… À la dixième minute, au plus tard, Guise vous appartient… Mais pendant ces dix minutes, il est à moi… Sortez!


Pardaillan s’était redressé. Et il y avait une telle flamme dans son regard, une si sombre et si violente volonté sur sa physionomie, une telle autorité dans son geste et sa parole qu’ils comprirent que l’attitude du chevalier cachait quelque secret terrible; et que cet entretien qu’il voulait avoir avec le duc était un entretien de vie ou de mort; et que Pardaillan, dans cette minute suprême, n’était plus un homme, mais une incarnation de la fatalité, un de ces météores qui ne se révèlent, comme la foudre, que lorsqu’ils frappent…


Livides, haletants, hagards, faibles comme des enfants devant cette force, ils reculèrent, franchirent la porte et se postèrent dans le petit escalier.


– Dix minutes! balbutia Sainte-Maline.


– Dix minutes, pas plus! dit Pardaillan.


Et il ferma la porte de l’escalier. Alors, il eut un long soupir et un sourire. Et, les bras croisés, il se tourna vers la porte de l’antichambre au moment où les bruits lointains s’éteignaient, et où une voix, dans l’antichambre, disait:


– Dans le cabinet, monseigneur! Sa Majesté vous attend dans le cabinet.


Puis un silence effrayant pesa sur le château. Pardaillan entendit le pas lourd et violent qui traversait l’antichambre. La porte s’ouvrit. Le duc de Guise parut et fit deux pas.


En une seconde, Guise vit que le roi n’était pas dans le cabinet. Il vit Pardaillan debout, immobile, les bras croisés. Il pâlit légèrement, et d’un mouvement rapide, se retourna vers la porte pour sortir. Au même instant, cette porte se referma, et Guise sentit qu’on la retenait fermée, de l’antichambre. Alors, il se tourna vers Pardaillan, redressa son buste, rejeta la tête en arrière, par un mouvement de dédain qui lui était habituel, et dit:


– Qui êtes-vous? Que voulez-vous? Que faites-vous là?


– Mon nom est inutile, dit Pardaillan. Vous me reconnaissez. Je suis celui qui, dans la cour de l’hôtel Coligny, voici seize ans de cela, vous a souffleté.


Guise grinça des dents.


– Je suis celui qui, sur la place de Grève, voici huit mois de cela, vous a crié devant dix mille personnes que vous vous appeliez Henri le Souffleté, et non Henri le Balafré…


– Enfer! rugit Guise.


– Je suis celui qui, dans la rue Saint-Denis pour sauver une pauvre femme, s’est rendu à vous, celui que vous avez appelé lâche, celui qui vous a déclaré alors qu’il vous rentrerait ce mot dans la gorge, et que vous ne péririez que de sa main… Henri de Guise! Henri le Souffleté! Ce que je veux? Ton sang pour laver l’insulte!… Henri de Guise! Assassin de Coligny et de tant de malheureux seigneurs, ce que je fais ici? Je t’y attends pour t’offrir un combat loyal, épée contre épée, dague contre dague, cœur contre cœur!…


– Vous êtes fou, mon maître! grinça le duc. Holà! Du monde pour arrêter ce fou!…


Et Guise voulut ouvrir cette porte. Mais, alors, derrière cette porte, il entendit des voix rauques!


– Tue! Tue! Mort à Guise! Hardi, Chalabre! Hardi, Sainte-Maline!…


Guise devint livide… dans un éclair, il comprit tout!…


– Monsieur, dit Pardaillan, il ne vous reste qu’un espoir; c’est de sortir par cet escalier en tuant les trois gentilshommes qui vous y attendent… après m’avoir tué moi-même, toutefois!… Décidez! Je vous offre le combat loyal… Si vous refusez, j’ouvre ces portes, je laisse entrer les bandes d’assassins, et je leur crie: «Tuez cet homme! Il est trop lâche pour se défendre!…»


Le Balafré eut autour de lui ce regard morne qui semble attendre, appeler une intervention surnaturelle. Dans cet instant tragique, il comprit quel guet-apens avait été préparé contre lui. Il éprouva le regret désespéré de n’avoir pas agi plus tôt… le roi le devançait… il était perdu! Et ce fut alors, quand il se fut rendu compte qu’il n’avait plus d’espoir que dans la force de son bras, ce fut alors qu’il recouvra cette bravoure qui sur les champs de bataille faisait de lui un incomparable soldat.


Tuer cet homme… ce misérable Pardaillan… puis se jeter dans l’escalier, renverser tout ce qui lui ferait obstacle… passer par l’appartement de la reine, et tout sanglant, pareil à la foudre, tomber dans la cour carrée, appeler ses hommes aux armes, envahir le château, parvenir jusqu’au roi et le poignarder de sa main… tel fut le plan qui s’imposa à lui, en cette seconde où littéralement il devait vaincre ou mourir.


Sans dire un mot, donc, il tira son épée et fondit sur Pardaillan, dans l’espoir que celui-ci n’aurait pas le temps de dégainer. Pardaillan se rejeta d’un bond en arrière, et dans le même instant, Guise le vit en garde, la rapière au poing.


Ce fut bref, terrible, foudroyant. Pardaillan sans une feinte, sans un battement, risquant vie pour vie, se fendit d’un coup droit, un seul coup furieux, irrésistible, et le Balafré lâcha son épée, battit l’air de ses bras et tomba en arrière: il avait la poitrine traversée de part en part… Alors Pardaillan rengaina sa rapière, se pencha sur le duc, demeura une minute immobile, pensif, puis murmura:


– Il est mort… mort d’un mot qu’il m’a dit un jour devant la Devinière Adieu, monseigneur duc. Un coup d’épée pour un mot, est-ce trop? Non sans doute. Seulement votre mot ne faisait que changer un peu la pensée du pauvre chevalier errant que je suis, et mon coup d’épée à moi change la face du royaume.


Ayant ainsi philosophé à sa façon, Pardaillan s’étant assuré d’un dernier regard que le duc était bien mort, ouvrit la porte du petit escalier et vit les trois têtes livides dans la pénombre.


– Messieurs, dit-il, les dix minutes ne sont pas écoulées. N’importe, vous pouvez entrer. Je vous tiens quittes de votre dette, et je vous rends le duc de Guise.


Et il se mit à monter tranquillement l’escalier. Chalabre, Sainte-Maline et Montsery se ruèrent dans le cabinet, le poignard à la main. Ils virent le duc étendu, sans mouvement et perdant son sang par sa blessure.


Ils s’arrêtèrent, frappés de vertige et contemplèrent le cadavre de leurs yeux exorbités.


Que s’était-il donc passé entre Pardaillan et le duc? Ils pouvaient à peine l’imaginer, si rapide, foudroyante et silencieuse avait été la scène du duel. Mais à ce moment, le cadavre fit un mouvement… Guise n’était pas mort!… Il ouvrit les yeux, essaya de se soulever, poussa un gémissement et parvint à murmurer:


– À moi!… On me tue!…


Ces paroles furent entendues de l’antichambre. Et alors, les sept qui étaient là aux aguets se mirent à hurler:


– Tue! Tue! Achève!…


Et alors, une frénésie s’empara des trois spadassins. D’un même mouvement, ils se jetèrent sur le duc et le labourèrent de coups de poignard.


– Messieurs, messieurs… put encore bégayer le duc, qui d’un suprême effort essaya de se traîner.


Les trois se mirent à vociférer. Et la contagion de la frénésie gagna l’antichambre. La porte fut violemment ouverte. Loignes, Déseffrenat et les autres se ruèrent.


Alors, l’horreur emplit cette pièce. La haine accumulée, la rage des terreurs passées, la vue du sang déchaînèrent en ces hommes l’esprit des tigres qui s’acharnent sur la proie. Guise n’était plus qu’un cadavre. Et toujours ils frappaient…


Puis, ceux du salon, ceux de la chambre du roi accoururent. Ce fut une effroyable mêlée d’insultes, de hurlements, un bondissement de démons, une ruée fantastique sur le cadavre. Et tous avaient du sang aux mains et au visage. Ils le traînèrent dans l’antichambre.


Le roi sortit, le contempla un instant, et murmura:


– Comme il est grand!… Mort, il paraît plus grand que lorsqu’il vivait…


Puis, Henri III eut un sourire qui tordit ses lèvres pâles. Brusquement, il posa son pied sur la tête du cadavre et dit:


– Maintenant, je suis seul roi de France!…


Il y avait seize ans, dit un historien avec une sorte de sombre et vengeresse mélancolie, il y avait seize ans, le duc de Guise avait, lui aussi, posé son pied sur la tête sanglante d’un cadavre…


Cependant, des cris, des hurlements éclataient partout dans le château. Le bruit de la mort du duc se répandait en quelques instants. Les guisards, frappés de terreur, affolés par ce coup imprévu, attaqués par les gens du roi, fuyaient de toutes parts. Des troupes s’élançaient pour saisir le duc de Mayenne, le cardinal de Guise, le vieux cardinal de Bourbon et les principaux de la Ligue. Le tocsin se mit à sonner. En quelques minutes, la ville fut pleine de tumulte, de coups d’arquebuse, de plaintes et d’imprécations. On vit passer des bandes affolées de ligueurs qui fuyaient vers les portes…


Et Catherine de Médicis râlait dans son lit, agonisante, comme si elle n’eût attendu que ce dernier coup de son effroyable génie pour mourir…


Pardaillan, avons-nous dit, avait remonté l’escalier. Sans se soucier du tumulte qui se déchaînait dans le château, il montait sans hâte, et bientôt il parvint à la chambre que grâce à la recommandation du brave Crillon, Ruggieri lui avait donnée dans son propre appartement. Tout droit, sans s’arrêter, il alla à la porte qui faisait communiquer cette chambre avec la pièce voisine.


Cette porte était condamnée lorsque Pardaillan avait pris possession de la chambre. Mais sans doute était-il parvenu à l’ouvrir, car il n’eut qu’à la pousser du pied, et il passa dans la pièce voisine. Là, sur le lit, un homme était étendu, bâillonné, garrotté, dans l’impossibilité de faire un mouvement. C’était Maurevert.


Pardaillan délia les jambes d’abord, puis les bras de Maurevert. Puis il lui retira son bâillon. Pâle comme la mort, Maurevert ne bougeait pas.


– Levez-vous, dit Pardaillan.


Maurevert obéit. Il tremblait de tous ses membres. Pardaillan était étrangement calme. Mais sa voix frémissait, et un frisson, par moments, passait sur son visage. Il tira son poignard et le montra à Maurevert.


– Grâce! dit celui-ci d’une voix si faible qu’à peine on l’entendait.


– Donnez-moi le bras, dit Pardaillan.


Et comme Maurevert, dans le vertige de l’épouvante, ne bougeait pas, il lui prit le bras et le mit sous son bras gauche. De la main droite, il tenait son poignard sous son manteau qu’il venait de jeter sur ses épaules.


– Là, dit-il alors. Maintenant, suivez-moi. Et pas un mot, pas un geste! C’est dans votre intérêt.


Et il lui montra la pointe de sa dague. Maurevert fit signe qu’il obéirait. Pardaillan se mit en marche, traînant Maurevert, le serrant contre lui et le soutenant comme un ami bien cher.


Il se mit à descendre, mais cette fois par le grand escalier. Le château était plein de rumeurs sauvages, de hurlements des gens qui poursuivaient, des cris de miséricorde des gens qui étaient poursuivis. Dans ce tumulte, Pardaillan et Maurevert, presque enlacés, passèrent comme des spectres.


Dans la cour carrée, Maurevert eut un commencement de mouvement. Pardaillan s’arrêta et le regarda en face, en souriant. Ce sourire était terrible… Maurevert baissa la tête et poussa un faible gémissement.


– Allons! dit Pardaillan qui se remit en route.


Près du porche, Crillon, l’épée à la main, criait des ordres. Des soldats croisèrent la pique devant Pardaillan.


– Monsieur de Crillon, dit Pardaillan, il faut que je sorte.


Crillon regarda Pardaillan une minute avec une sorte d’effroi et d’étonnement mêlés. Puis il se découvrit et prononça:


– Laissez passer la justice royale!…


Les gardes se rangèrent et présentèrent les armes. Pardaillan franchit le porche, entraînant et soutenant Maurevert…


Sur l’esplanade, à vingt pas du porche, un homme se plaça près de Maurevert et se mit à marcher sans dire un mot. Tous les trois – Maurevert encadré entre Pardaillan et le nouveau venu – franchirent la porte de Russy, passèrent le pont et se mirent à remonter la Loire.


À une lieue environ du pont de Blois, ils s’arrêtèrent devant une masure abandonnée. Deux chevaux tout sellés étaient attachés à un restant de palissade qui avait dû entourer un jardinet attenant à la masure. Pardaillan poussa Maurevert dans l’unique pièce. L’inconnu entra derrière eux et ferma la porte.


– Asseyez-vous, dit Pardaillan à Maurevert en lui désignant un escabeau. Maurevert obéit. Il claquait des dents, et sûrement, il ne restait de vie en lui que ce qui peut en rester au condamné à mort, à trois pas de l’échafaud. Pardaillan lui lia les jambes solidement, et dès lors une lueur d’espoir se fit jour dans l’esprit de Maurevert, car du moment qu’on le liait, c’est qu’on ne devait pas le tuer tout de suite.


– Messire Clément, dit alors Pardaillan, puis-je vraiment compter sur vous?


– Cher ami, dit Jacques Clément, soyez tranquille, et allez sans crainte à vos affaires. Je jure Dieu que vous retrouverez l’homme où vous le laissez.


Pardaillan fit un signe de tête comme pour dire qu’il avait confiance dans ce serment. Il sortit sans jeter un regard à Maurevert et reprit en toute hâte le chemin de Blois. Jacques Clément tira son poignard et s’assit devant Maurevert.

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