L’autre nuit, j’ai fait un rêve prémonitoire.
J’ai rêvé que j’étais déclaré hors la loi et que mes bouquins étaient mis au pilori. On perquisitionnait chez les gens, au hasard, et quand on trouvait un Sana chez eux, on les passait par les armes. Lorsqu’un stock de mes zœuvres était découvert dans quelque dépôt de distribution, on procédait à un autodafé et l’on brûlait le gérant du dépôt en question en même temps que mes inoubliables bouquins.
Moi, j’étais claquemuré en une confidentielle mansarde par le vasistas (ou tabatière) duquel je contemplais le brasier en tentant vainement de chiffrer les droits d’auteur perdus. Je pensais, philosophiquement, que voir détruire son œuvre par un Etat totalitaire constituait un privilège bien plus grand que d’entrer à l’Académie française, puisqu’on la juge assez importante pour l’anéantir, au lieu de la glorifier sottement et vainement par des pompes à merde chamarrées et séniles.
Des discours, bien sûr, accompagnaient cette destruction, aussi cons et verbeux que ceux qui sont ânonnés sous la Coupole, car dès qu’il parle et quoi qu’il dise, l’homme n’ouvre sa gueule que pour en laisser sortir des turpitudes.
Mon réveil, ne m’apporta pas de soulagement, comme c’est le cas à l’issue d’un cauchemar, plutôt d’obscurs regrets, car il ne me déplairait pas de souffrir pour une chose qui m’aura donné tant de joies, d’argent et de déconsidération. Que mon œuvre soit un peu mongolienne sur les bords renforce la tendresse que je ressens pour elle ; aussi trouvé-je équitable de partager l’opprobre qu’elle soulève de-ci, de-là, et tout principalement chez les cons pincés.
Si je fais allusion à mon rêve, au moment où des trumelles en rut sollicitent à fond mes glandes pour extirper de moi quelques centilitres d’une sève surchoix, c’est parce que je le trouve tout à coup riche de sens et dérisoire. Je suis embarqué dans des tribulations charnelles si intenses qu’elles rendent inintéressant ce qui ne concerne pas ma bite. Dans quelques instants, un spasme libérateur remettra tout en ordre et ma vie retrouvera les hiérarchies qui la gèrent, mais en cet instant hors du temps, tout se trouve aboli et nié. Cette explosion qui est déjà constituée dans mes bourses et que je parviens encore à contenir ou plutôt à différer, représente le réel mystère de ma vie. Seulement je vais la libérer et, une fois la secousse tellurique (ou tellurienne) passée, je vais redevenir gros jean, ou gros con, comme devant.
Les trois acharnées, sentant ma petite mort prochaine, se battent, ou presque, pour recueillir mon offrande à la terre. Mon braque est assailli par trois mêmes bouches affamées qui font penser aux oisillons de la pub Esso. Que la meilleure gagne !
Je ferme les yeux et m’envole vers l’extase.
Le guignol qui cogne à 150, des lancineries de feu derrière ma tronche, je reste inerte tandis que les trois ineffables me finissent bien à fond.
Je perçois une sonnerie. La voix du diplomate, brève et incisive, dit une seule syllabe.
Je rouvre les yeux. Ces dames me contemplent en souriant, émues. L’une d’elles murmure je ne sais quoi au prince, lequel, pendant mes péripéties copulatoires, s’est tenu en réserve de la République (voire de son sultanat).
Nos regards se rencontrant, il traduit :
— Il paraît que vous êtes d’une abondance exceptionnelle, monsieur le directeur.
— Un tel festin le méritait, réponds-je avec une grâce très XVIIe siècle.
Là-dessus, comme dit La Fontaine dans « Le loup et l’agneau », on toque à la lourde. Kanular balance une onomatopée. La porte s’ouvre. Le malabar qui, naguère m’a convoyé, amène cette fois la brave mère Mina, very nice dans un manteau de léopard et coiffée d’une toque taillée dans le même bestiau ou dans la peau de son cousin germain.
Mémère est vachetement impressionnée par le lieu. La première fois qu’elle amène son gros cul dans les appartes d’une ambassade. Elle a un sourire contrit qu’elle offre à la ronde, et qui se fait chaleureux en se posant sur moi.
Puis sa tête se tourne davantage à droite et elle découvre le prince. Alors un changement s’opère en elle. Elle émet une espèce d’éternuement de chaisière pendant la grand-messe ; et puis, poum ! descendez on vous demande, comme on dit puis à Bourgoin-Jallieu, la ville où sont conçus les êtres d’exception. La voilà qui choit sur le tapis persan provenant d’un marché du même nom. Elle gigote des cannes, ses jambons apparaissent sous les nippes troussées. Mémère porte des bas (que le Seigneur la récompense, cette chère bordelière, pour respecter les traditions orales et anales de son noble métier). Juvénile, elle a un délicat slip bleu d’enfant de Marie, des jarretelles semées de myosotis brodés.
Chose inattendue, personne ne bronche. Non-assistance à personne dans le potage, c’est un délit. Pourtant c’est vrai qu’on n’a pas envie de lui porter secours. Son côté grotesque, je suppose ? On ne secourt que les gens qui émeuvent. La Mina est trop ridicule, affalée de la sorte, avec son bada de traviole, son sac à main en imitation croco, la chandelle qui lui dégouline du tarbouif pour aller brouiller son rouge à lèvres cyclamen. On est là, nous cinq, qui attendons avec une confiance indifférente son retour à la réalité.
Un brin de moment passe. La vachasse soupire comme la chaudière du chauffage central quand t’en ouvres la porte du haut. Ses grands yeux de matrone réapparaissent, d’abord embués d’inconscience, puis recyclés sur les réalités. Elle émet un nouveau cri, plus chétif, parce que déjà contrôlé.
M’avisant, elle murmure en se mettant de biais pour ne pas voir le diplomate :
— Dites, c’est pas lui, hein ?
— Vous croyez ? réponds-je-t-il.
La mère Mina reprend, et, cette fois-ci, en osant cadrer le prince carrément :
— Alors, il n’est pas mort ?
— Il semble que non, ma chère amie.
Elle opine doucement, sa morve incontrôlée choit sur son manteau de fourrure. Elle balbutie :
— C’est bien vous, Monseigneur ?
— Tout à fait, laisse tomber Sa Princerie, guillerette.
— Un simple malaise, alors ? insiste la très cartésienne bordelière, l’un n’empêchant pas l’autre.
Karim Kanular saute du lit, serre la ceinture de son opulente robe de chambre de roi mage qui serait descendu au Hilton de Jérusalem et va chercher une cigarette à bout doré dans un coffret de jade.
Il l’allume à l’aide d’un briquet d’argent enrichi de chprountz.
— Ma chère madame, attaque-t-il à voix de miel, il serait grand temps de parler net. Je n’ai pas mis les pieds hier dans votre honorable maison. Le nombre de gens qui peuvent l’attester est si important que M. le directeur ici présent devrait détacher une escouade de policiers pour enregistrer tous les témoignages certifiant la chose.
La Mina, tu la verrais, t’aurais pitié. Son cerveau fait le caramel. Mou.
Les émotions lui provoquent de l’incontinence car elle se met à faire pipi sur le chiraz pure soie, commak, sans parviendre à se retenir. Comme quoi elle doit bien compter davantage de carats qu’il n’y paraît, la mère, pour se relâcher de la sorte.
Elle bredouille, tout en lancequinant de première :
— Je m’escuse, Monseigneur, c’est l’émotion, ça me tient depuis toute petite quand j’ai une grosse impression. Tenez, quand j’ai admiré Gérard Barray dans Surcouf, j’ai inondé le cinéma, mon mari a dû se battre avec le directeur de la salle qui réclamait des dommages et intérêts. Qu’à la fin, les choses s’envenimant, je lui a planté son lingue dans le baquet, écopant de la sorte dix piges aux durs ; ce qui m’a induite à me maquer avec Freddy-Belles-Quenottes qui m’avait à la chouette depuis lurette et qu’attendait son heure.
« C’est avec Freddy que j’ai ouvert mon premier boxif, près de l’église de la Trinité : un rez-de-chaussée de trois pièces au fond de la cour. Je m’expliquais avec la maman de mon homme : Ginette, une Auverpiote qui vous pompait dix hommes à l’heure à soixante carats et mèche ! Je l’ai même vue, si je vous disais, Monseigneur, faire deux pipes en même temps ; chacun des messieurs avait sa queue dans un coin de sa bouche. Une virtuose qu’on retrouvera jamais. Elle s’est fait écraser par le R.E.R. sur la ligne Nation-Boissy-St-Léger. Une femme très bien… »
Elle se met à chialer à gros bouillons. Comme je doute que ça soit l’évocation du décès tragique de sa belle-mère putative qui provoque ce chagrin, force m’est de craindre pour son équilibre mental.
Mets-toi à sa place : hier, elle assiste au décès suspect du prince Kanular dans son boxon et, aujourd’hui, ce dernier la reçoit en son ambassade, vautré avec des frangines lascives ; ça fait vraiment trop pour une personne sortie du bas peuple et qui s’est élevée dans l’échelle sociale à la force du poignet. Elle craque de partout, la mère : du vocabulaire, du cervelet, des bonnes manières. Une Berezina généralisée, la pauvre marchande de culs ! Too much, c’est trop !
Le diplomate remet l’aiguille du gramophone dans le bon sillon :
— Ainsi, ma chère dame, vous affirmez que je me trouvais dans votre établissement hier après-midi ?
Elle cesse de Pornichet, renifle vingt-cinq centimètres de morve que les Prussiens n’auront pas et éclatouffe avec une conviction si profonde qu’il conviendrait d’installer une barrière de protection tout autour, de crainte qu’un enfant, un myope ou un vieux con tombe dedans :
— Mais bien sûr que vous y fussiez, Votre Eminence. Même que vous y êtes décédé !
— Comme vous pouvez le constater, raille Kanular en glissant quatre doigts de sa dextre dans la chaglatte d’une des jumelles plus une.
— Excellence, l’interpellé-je, en sortant mon membre de la bouche d’une des sœurs Lapipe qui vient déjà de le récupérer pour tenter une réanimation (sans doute) prématurée, Excellence, pourrais-je vous entretenir en particulier ?
— Naturellement, fait le diplomate.
Il retire sa dextre de la moufle calorifugée où il l’avait introduite et m’entraîne dans un petit boudoir attenant à la chambre des hautes manigances voluptuaires. Je réalise alors que je suis nu comme un œil (les vers me dégoûtent) et je pense que ce fait constitue une grande première : c’est la first fois de ma garcerie de carrière que j’interroge un prince en étant à poil devant lui. Mais cette tenue sommaire ne semble pas désobliger mon hôte.
— Voyez-vous, attaqué-je en carrant mon zob sous ma jambe croisée afin d’éviter d’éventuelles tentations qui seraient contre nature, nous sommes en présence d’un mystère que vous seule, Excellence, pouvez nous permettre d’élucider. Si cette vieille maquerelle, qui vous connaît depuis un certain temps déjà, affirme que vous étiez chez elle hier après-midi, alors que vous vous trouviez à Bruxelles en compagnie d’autres diplomates, c’est qu’elle a été abusée par quelqu’un dont la ressemblance avec vous est ahurissante. D’où ma question ; existe-t-il, à votre connaissance, un être qu’on puisse confondre avec vous ?
Il caresse son collier de barbe noire qui semble être en poils de cul, tant il est sombre et frisé.
— Personne, mon ami, personne. Mon père, le prince Karamel, contrairement à la tradition, n’a eu que trois enfants : moi et deux filles beaucoup plus jeunes et très… colorées, leur mère étant franchement noire. Certes, je possède nombre de cousins, mais pas un seul d’entre eux ne pourrait se faire passer pour moi car ils sont plus courts de vingt bons centimètres. Le mystère génétique : notre grand-père ne mesurait qu’un mètre cinquante-cinq et mon oncle Kléranbâr, leur géniteur, guère plus.
Je médite un instant. Le mystère est là intact, entier, oppressant.
— Hier, reprends-je d’une voix de médium, un homme ayant votre apparence s’est fait accepter comme étant vous en un lieu où vous êtes connu. On l’y a tué et, par la suite, on a évacué son cadavre et celui de la femme qui l’escortait. Autre chose, Monseigneur : existe-t-il dans votre entourage un garde du corps (ou assimilé) d’une trentaine d’années et qui soit rouquin ?
— Rigoureusement pas ! assure le prince. Je ne fais appel qu’à la main-d’œuvre de mon pays, qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes.
C’est quoi, la « Marseillaise » de la Chyrie ? Si je la connaissais, je pourrais la lui siffler après des paroles aussi senties.
— Vous voulez bien me fournir une photographie de vous très proche du modèle, Excellence ? Rassurez-vous, ce n’est pas pour la distribuer aux médias.
— Je n’aime pas beaucoup ça ! rebuffe le prince Kanular en faisant, avec le bout des lèvres, la grimace que fait, en déféquant, un constipé à l’aide de son anus.
Sourire angélique du divin San-A.
— Monseigneur, objecté-je gentiment pour mon âge, vous savez bien qu’il me suffirait d’aller à la première rédaction venue, de n’importe quel quotidien, pour avoir le choix entre mille de vos portraits. Si je vous en demande un à vous, c’est parce que j’aimerais qu’il soit bon, c’est-à-dire très ressemblant.
Vaincu par l’argument, il décroche le biniou et répercute ma demande dans une langue qui lui est chère : la sienne.