ZOB

Comme il a été décidé que je ne me montrerais plus à la Grande Volière, je fixe rancard à Mathias dans un troquet de la place du Châtelet qui vient de sortir sa terrasse pour la première fois de l’année.

Il est déjà devant une table de marbre à siroter du pétillant peu catholique de par sa couleur frelatée.

On s’en presse chacun cinq avec énergie.

— Le petit Toinet t’a remis mes rapports ? abrupte-t-il avant que je n’aie déposé mon dargeot sur la chaise voisine.

— Pas encore, car il avait d’autres trucs à faire ; mais tu vas déjà me rencarder. Que contenait la bouteille de champagne trafiquée ?

— Un mélange de deux gaz dont l’un, le foutronium expansé est mortel.

— Et l’autre ?

— Il s’agit d’aliboron désuni, un puissant soporifique.

— Pourquoi le mélange des deux ?

— Je suppose que le second avait pour mission d’endormir les patients afin de les neutraliser pendant qu’opérait le premier, beaucoup plus lent.

Il a toujours une explication pour tout, mon grand scientifique.

— Et les deux autres boutanches de rouille, Rouquin ?

— Du champ’, et de l’excellent, sans le moindre artifice.

Je lui tends une pochette en papier dans laquelle j’ai mis la bouteille trouvée sur la comiche.

— Tu pourras jeter un coup d’œil à celle-ci ?

— Naturellement.

Il tire le flacon du sac et l’examine par transparence.

— A travers le verre, cela ressemble à du champagne, mais j’étudierai la question.

Le loufiat vient s’enquérir de ma commande.

— Deux coupes de champagne, lui fais-je.

Et, à Mathias qui semble surpris :

— Un coup de brut te fera moins mal au foie que la saloperie que tu considères d’un œil si triste.

Je sors mes petites enveloppes de cellophane de mon portefeuille.

— Des cheveux, fais-je. D’homme et de femme. Je ne pense pas que ceux de la gonzesse puissent nous être très utiles dans l’immédiat, par contre ceux du mec ont une importance déterminante. Tu vas te rendre à l’ambassade de Chyrie avec une introduction des Affaires étrangères. J’ignore si, malgré un tel document, on te laissera entrer. Dans le cas z’où, fais-toi conduire dans la salle de bains de Son Excellence Karim Kanular et prélève des crins à lui sur son peigne ou sa brosse. Tu les compareras avec les tifs contenus dans ce sachet. Ça veut jouer, Blondinet ?

— Il faudra bien, rétorque cet indomptable ; mais tu sais, si ses chiens de garde ne veulent pas me laisser entrer, je trouverai un autre moyen pour me procurer les cheveux de ce monsieur : il m’en faut si peu ! Bien entendu, tout cela est d’une urgenterie urgentissime ?

— Ben voyons : comme d’habitude. Au fait, ça va, ta nièce ? Tu la baises toujours ?

Il regarde alentour d’un air effaré.

— Je t’en prie, Antoine ! Si quelqu’un t’entendait…

— T’es pas le premier tonton qui fait reluire sa nièce, Rouillé. Je connais même des oncles qui s’embourbent leurs neveux. Faut que ça serve à quelque chose, la famille.

*

Lorsque j’arrive dans son négoce de mort, il est en train de faire l’article à une dame entre deux âges (mais pas exactement au milieu) dont la maman vient de larguer les amarres. Sa fille voudrait lui offrir un beau lardeuss en chêne massif et poignées de laiton, avec capiton de satin et crucifix argenté qui vaut la peau des couilles, mais le gendre manque de chaleur. Il dit qu’à quoi bon investir dans du précaire qui sera admiré par peu de connaisseurs et pendant un laps de temps très réduit ; ne vaut-il pas mieux employer cet argent à changer la Mercedes qui va sur ses huit ans ?

L’épouse enchagrinée tient bon, dans le fortin de son chagrin tout neuf ; son mari commence à hargnir vilain. Avec l’héritage miséreux que laisse la disparue, y a pas de quoi se mettre la queue en trompette, ni faire de l’épate pour la galerie ! D’autant que pour ce qu’elle était agréable, la mère Adrienne, toujours à casser du sucre sur le dos de son gendre, ça n’incline pas aux dépenses somptuaires. Si c’était pas pour son épouse, il la ferait planter dans le contreplaqué dont on fait les boîtes de cigares. Est-ce qu’elle lui a jamais offert quelque chose pour son anniversaire ? Pas la moindre cravate, pas même un paquet de Voltigeurs ! Alors la classe luxe, tu repasseras, Ninette ! Le corbillard des indigents, oui ! Y a toujours fallu qu’il arrondisse les angles, Sébastien ! Qu’il courbe le dos ! « Oui, mémé ! Bien sûr, mémé ! J’y vais tout de suite, mémé ! » Tu veux le fond de sa pensée ? Son cul !

Et il le dit devant le directeur de l’agence, lequel doit comprendre que ce n’est pas à son industrie qu’il en a, mais à ce vieux trumeau qui a saccagé leur intimité. Toujours à geindre quand ils sortaient ; à appeler quand ils se payaient une sieste polissonne, le dimanche. Tu te rappelles peut-être pas la fois où je te tirais en seigneur, avec un braque de gladiateur ? Comme ils ne répondaient pas tout de suite, elle s’est levée pour cigogner leur porte, la vieille carne ! Un coup rentré qui lui a fait mal dans le bas-ventre pendant deux jours pleins ! Ah ! la sombre garce ! Écoute, Ninette, moi je paie l’avant-dernière classe, juste pour dire de faire un geste. Si t’en veux une bien superbe, avec la musique de la Garde républicaine et Mgr Fustigé, mets la différence avec tes propres deniers. Vous m’entendez, monsieur ? Elle est à combien, l'avant-dernière ? Enfin, peu importe, moi, je verse le prix de l'avant-dernière et vous vous arrangez avec ma femme pour la différence.

M. Lelardon qui a l’habitude de ces démêlés matrimoniaux sort l’argument massue, celui qu’il dégaine à son heure quand il juge le moment opportun.

Bien sûr qu’il comprend le point de vue de monsieur, seulement, un enterrement concerne davantage ceux qui restent que le mort. Des funérailles au décrochez-moi-ça, qu’on le veuille ou pas, elles rejaillissent sur la famille. Quand on fait des obsèques au rabais, on est catalogué. Vous savez comment sont les gens ?

Oui, le grand con les connaît.

Alors il ferme sa gueule et se met à haïr un peu plus sa bonne femme ! Le funèbre-pompeur sait que, dorénavant, la voie royale chère à Malraux est ouverte.


Voilà. Finito ! La famille Cassepaut-Landemec s’offre un beau service funèbre. Messe chantée, cercueil plombé en palissandre, caveau de marbre avec stèle de bronze ! Le top !

Parce que tu penses peut-être qu’un quincaillier de banlieue n’a pas les moyens d’enterrer dignement la maman de son épouse ! Femme édifiante, s’il en fût, qui passait des documents au nez et barbe de la Gestapo pendant la guerre ; dénonçait des juifs à la même Gestapo pour se mettre bien avec elle, endormir ses soupçons. Les messages codés des résistants sentaient la chatte vu qu’elle les trimbalait dans son slip, ce qui leur conférait un must.

Maintenant, le gendre, attendri par sa propre largesse, pleure la morte qui lui revient si cher. De tout son cœur quincaillesque ! En vérité, il ne regrette pas de montrer qu’ils ont pognon sur rue. Pas toujours les nantis qui s’offrent des funérailles grande pompe !

Ils finissent par se barrer, ces deux dégueulasses, congratulés à mort par le père Lelardon qui vasouille peut-être du calbute, mais reste un grand pro de la viande froide !


Jusque-là, j ai attendu mon tour dans un recoin meublé de deux chaises en raphia, d’une table basse et d’une élégante plante verte artificielle qui représente un caoutchouc en matière plastique (que je situe, pour ma part, juste après la matière fécale).

Le papa Croque-mort m’aborde avec ce visage plein d’amabilité et disposé à la fausse compassion qu’ont les gens de sa profession.

— Que puis-je pour vous ? demande le pleureur sur cul d’une voix mansuète.

En guise de réponse, je lui produis ma carte gravée qui annonce, en anglaise aristocratique, que je suis le directeur de la Police parisienne.

Elle impressionne toujours les honnêtes gens qui se jugent responsables par inadvertance de crimes punissables par la loi.

Son doux sourire commercial laisse place à une expression soucieuse d’astronaute dont les instruments de bord se mettent à foirer.

— Que puis-je pour vous, monsieur le directeur ? redemande-t-il.

Il a une bonne bouille, Pépère. Pas loin de la soixantaine, le front dégarni, le reste de la chevelure plus sel que poivre, le teint pâlichon, un nez terminé en cerise, le menton fendu en petit cul de bébé, l’œil doux et madré, bleu avec des reflets mauves.

Je lui souris de sympathie, il répond par une expression de reconnaissance.

J’aimerais un simple renseignement, monsieur Lelardon.

Il lève un sourcil de chien d’arrêt, la patte à l’équerre pour marquer, non son territoire, mais son intérêt.

— A votre disposition.

— Hier, en fin d’après-midi, vous avez rendu visite à l’excellente Mme Mina, tenancière de maison dite close, à proximité du théâtre Hébertot ?

Le pauvret en reste complètement coi, le dentier béant sur une langue impropre à la consommation courante. Ses pommettes vermillonnent comme à la suite de deux calvas dégustation et je lis, dans son œil clair, une panique désespérée qui émouvrait un tortionnaire chinois de l’époque Ming.

Son second réflexe est de regarder autour de lui. Dans un bureau vitré qui communique avec la pièce d’accueil par un guichet (présentement fermé), une dame secrétaire photocopie le formulaire des nouveaux forfaits avec extension jusqu’au Club Med pour les ayants droit des « chers défunts ».

Personne ne m’a entendu. Rasséréné un chouïa, le gars me tend une œillée suppliante.

Il chuchote, désignant la secrétaire du burlingue :

— C’est Mme Lelardon.

— Elle me paraît tout à fait charmante, complimenté-je en embrassant d’un air rugueux ladite personne, femme chevaline, d’un blond de mayonnaise tournée, affublée d’un long nez emmanché d’un long cou.

Je perçois la respiration obstruée de Pépère : il a de l’asthme. J’attends la suite dans le mutisme qu’il subit comme un cilice.

Un seul mot lui sort, pareil à une bulle née d’un cloaque :

— Pourquoi ?

Cette brève question résume son désarroi.

— Cher monsieur, bonhommé-je, vous êtes tout à fait libre de fréquenter tel bordel qu’il vous plairait. Si je mentionne celui-ci, c’est parce que vous y avez fait une rencontre qui n’avait rien à voir avec l’objet de votre visite.

Sa physionomie s’hermétise.

— Je ne vois pas, fait-il d’un ton tellement sincère qu’il filerait la chiasse à un marchand de bagnoles d’occasion.

— Dans l’entrée, le pressé-je, il y avait un homme jeune, d’un blond tirant fort sur le roux. La sous-maîtresse est persuadée que vous le connaissiez.

La luce se fait dans la mémoire clapoteuse du marchand de bières.

— Oui, je comprends ce qu’elle veut dire.

— Vous pouvez me parler de ce type, cher monsieur ?

Pépère a une mimique évasive.

Le connaître est un bien grand mot, assure le gérant d’asticots. En réalité, je ne l’avais rencontré qu’une fois.

— Puis-je savoir où et dans quelles circonstances ?

— Ici même. Il était venu demander des renseignements concernant une exhumation éventuelle.

— Intéressant. Baillez-moi la chose par le menu, je vous prie. D’abord, cela remonte à quand ?

— Il doit y avoir une quinzaine de jours à peine. D’après ce qu’il m’a dit, un sien parent décédé en France (cet homme avait un fort accent étranger) est inhumé au cimetière du Mont-Charognarre qui est celui de notre localité suburbaine. Sa famille de l’étranger songeait à rapatrier le corps. Mon visiteur voulait préalablement se documenter sur les formalités à entreprendre. Je les lui ai communiquées. Il a pris des notes, m’a remercié et s’est retiré en me promettant de renouer le contact très prochainement. J’ai voulu m’informer de son nom, mais il a répondu à ma question par une autre et a pris rapidement congé. Un garçon plutôt étrange, au regard pas commode.

— Et vous n’avez pas eu d’autres rapports avec cet individu ?

— Je l’ai aperçu hier, où vous savez, voilà c’est tout.

J’attends un instant, en réfléchissant. Puis :

— Vous pourriez rendre un service à la Police, cher monsieur.

— Je ne souhaite que cela, fait ce vaillant, ce pur, avec tout de suite les yeux braqués sur la ligne bleue des Vosges.

— Vous avez, je suppose, vos entrées au cimetière. Demandez donc au concierge si quelqu’un d’étranger y a été inhumé récemment.

Il prend une mine apitoyée.

— Oh ! monsieur le directeur, fait-il, mais des étrangers, il n’y a que ça !

Загрузка...